09 avril 2020

Sous le soleil de l'exil, Venise et Bordeaux (2) : Témoignages de vénitiens

Rédigé le 2 avril 2020.

© Catherine Hédouin - mars 2020
Le confinement en Italie où les mesures prises sont très dures, tout le monde en parle et les opinions divergent, sur place comme parmi nos lecteurs. Parfois, cela crée des polémiques. C'est que le sujet non seulement ne laisse pas indifférent, mais suscite un certain nombre d'angoisse et pour certains, le rappel de situations violentes dont le souvenir refait surface.

Ainsi, le témoignage de mon ami Flavio Cogo, historien, écrivain et chercheur qui vit à Venise. Très engagé dans la la défense de l'environnement et dans la vie sociale italienne, il m'écrivait récemment : 
"Qui c'è un silenzio spettrale, tutto chiuso, meno che tabaccherie, edicole, supermercati e negozi di alimentari, par di esser in guerra... già m'han fermato i questurini, dobbiamo girare con i moduli e scrivere perché siamo fuori di casa, ammesso solo lavoro (ovvio!!), cure mediche, far la spesa e andare in farmacia, e portar a spasso per poco il cane, non si può andare a spasso, non si possono fare assemblee anche in luoghi privati... in compenso son scomparsi i turisti, non girano barche da trasporto e taxi, mega traghetti dalla grecia, grandi navi da crociera, taxi e lancioni, aerei oramai pochi, l'aria è pulitissima, è scomparso il moto ondoso... una situazione surreale, perché al lavoro ci devi andare e rischi - eccome se lo rischi!!! - il contagio nei bus affollatissimi negli orari di punta (prima lo erano , grazie ai turisti , a tutte le ore, è già qualcosa)"
"Ici, il y a un silence fantomatique, tout est fermé, sauf les buralistes, les marchands de journaux, les supermarchés et les épiceries, On se croirait en guerre ... les policiers m'ont déjà arrêté, on ne peut pas sortir sans son formulaire qui justifie pourquoi nous sommes sortis de la maison : pour le travail (bien sûr !!), les soins médicaux, le shopping et aller à la pharmacie, et promener le chien pendant un certain temps sont les seuls motifs tolérés. On ne peut plus se promener, ni faire de réunions dans des lieux privés... Les touristes ont disparu, il n'y a plus de bateaux de transport ni de taxis, plus de méga ferries en provenance de Grèce, ni les grands paquebots de croisière, de taxis et de vedettes, peu d'avions. L'air est très propre, la houle a disparu ... surréaliste. On doit aller travailler et on risque  - et comment  !!! - la contagion dans les bus bondés aux heures de pointe (avant, avec les touristes c'était à toute heure, c'est déjà quelque chose)... "
Ce message m'était parvenu une semaine avant que nous aussi, nous nous retrouvions dans cette situation inattendue et fort curieuse dans laquelle peu à peu, par la force des choses, nous nous sommes installés. Cela s'est fait de la même manière qu'en Italie, per forza, avec résistance et mauvais volonté. puis, comme en Italie, la grande majorité des gens a compris que nous n'avions pas le choix et qu'il valait mieux quelques semaines de quarantaine plutôt qu'une catastrophe généralisée. Comme en Italie, les gens se sont précipités sur les pâtes et le papier toilette (une bonne partie de ce qui se sont précipités - et le font encore chaque matin après le réapprovisionnement des super-marchés - n'étaient pas saisis de panique mais de ce vieil instinct de charognards qui les pousse à faire des stocks qu'ils pourront revendre au prix fort si jamais...). L'angoisse pour les autres, la peur de manquer et surtout une réaction naturelle à la peur, un placard plein dans la cuisine aide à avoir moins peur.

Photo Franck Beloncle / ©BELONCLE/Leextra via Leemage
Et puis ce très beau texte d'Ottavia Cassagrande, l'auteur de "l'Espion inattendu" paru chez Liana Levi, qui n'est pas vénitienne mais dont l'article m'a été signalé par une amie vénitienne. Il a été publié par le Nouvel Observateur (26 mars 202) et nous le reproduisons ci-dessous (emprunt exceptionnel lié aux circonstances exceptionnelles que l'humanité vit en ce moment ) :

Notice optimiste sur les effets secondaires et imprévus du virus

Ce virus, sournois et virulent, est une saloperie. Il se faufile dans les accolades, dans les poignées de main et, à ce qu’il paraît, jusque dans l’air que nous respirons. C’est un petit microbe insignifiant, et pourtant, après avoir semé la désolation et la mort en Asie, il est parvenu à mettre à genoux le système sanitaire d’une région entière comme la Lombardie. Il a paralysé la septième puissance industrielle mondiale. Il a suspendu le temps, les vies, le travail, les amours. Il a mis sous cloche une nation entière, puis rapidement tout un continent, privant ses citoyens des libertés fondamentales qu’ils avaient conquises au fil des siècles. Il est responsable de la fermeture des écoles dans toute l’Europe. Personne n’y était parvenu jusqu’à présent, pas même Hitler ! Il a fait fermer les parcs, les usines, les plages, les bureaux, les salles de sport, les cinémas, les théâtres. Il a verrouillé jusqu’aux portes des églises, des synagogues, des mosquées.

Chaque jour, il fait fondre en larmes des infirmières, des médecins, des chefs de service qui tombent malades et meurent l’un après l’autre. Il met sur la paille des entrepreneurs, des commerçants, des libraires, des restaurateurs, des acteurs. Il enchaîne aux masques à oxygène des milliers de malades, les étouffant lentement ou à une vitesse impressionnante. Il peut transformer chacun de nous en porteur asymptomatique qui s’ignore, bombe à retardement prête à envoyer indifféremment à l’hôpital ou ad patres les personnes les plus chères comme de parfaits inconnus.
Il a tué et continue imperturbablement à tuer des milliers de personnes, choisissant les plus faibles et les plus vulnérables. Il oblige l’armée à transporter les cercueils au cimetière parce que les pompes funèbres sont débordées. Il empêche d’honorer les morts par des rites funéraires. Ce virus est une saloperie. Une véritable saloperie, qui en ce moment même, se répand en toute liberté, faisant fi des frontières, dans le monde entier. Il épargne les jeunes et les enfants. C’est la seule pitié qu’il semble manifester à l’égard de notre espèce.
A dire vrai, il a aussi un autre mérite. Il démontre chaque jour qu’Albert Camus avait raison : « Et pour dire simplement ce qu’on apprendra au milieu des fléaux, qu’il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser. » Pendant ce premier mois – un mois, déjà ! – de pandémie, voilà ce que j’ai appris. A Dalmine (à quelques kilomètres de Bergame, l’une des régions les plus touchées), j’ai vu trente travailleurs volontaires maintenir en activité un service de la société Tenaris pour continuer à fabriquer des bombonnes d’oxygène, ô combien vitales ces temps-ci.
J’ai vu des maisons de couture, telle Miroglio, abandonner en l’espace de quelques jours la production d’étoffes et de tissus pour fabriquer 100 000 masques par jour, en grande partie offerts par Giuseppe Miroglio à la direction sanitaire de la Région du Piémont. J’ai vu beaucoup d’acteurs de la mode italienne suivre l’exemple de Giorgio Armani et faire des dons généreux aux structures sanitaires (Prada, Moncler, Versace, tout comme Kering et le groupe LVMH en France). J’ai vu les parfums de Dior, Guerlain et Givenchy se transformer en gel hydroalcoolique. J’ai vu Chiara Ferragni (styliste et animatrice du blog « The Blonde Salad », 17 millions d’abonnés sur Instagram. NDLR), figure incontestée de la vie insouciante, devenir une activiste contre le virus en sensibilisant ses followers et en récoltant des millions d’euros.   
J’ai vu des parterres de spectateurs qui, déployant le hashtag #iononchiedoilrimborso (#jenedemandepasleremboursement), ont renoncé au remboursement de billets de théâtre, concerts, opéras, déjà durement éprouvés par la fermeture forcée. J’ai vu des politiques, des bureaucrates et des fonctionnaires au-delà de tout soupçon admettre que le néolibéralisme et l’austérité ne constituent pas la seule réponse possible. Parfois même, ils ne sont pas la réponse « tout court ». J’ai vu les eaux de la lagune redevenir aussi limpides qu’elles ne l’avaient jamais été depuis l’époque de Thomas Mann et de sa « Mort à Venise ». J’ai vu les géants du Web modifier leurs algorithmes pour mettre en avant une information de qualité et endiguer les fake news (alors, c’était donc possible!). J’ai vu les polémiques stériles, les bavardages inutiles, les agitateurs populaires les plus factieux et les plus opportunistes se taire et finalement garder le silence. J’ai vu pointer malgré tout le printemps, incongru, absurde – et la cruelle frustration de ne pas pouvoir en profiter
J’ai vu aussi de l’imagination, un esprit d’adaptation inventif et enviable. J’ai vu mes enfants converger vers l’ordinateur pour le chat vidéo quotidien avec leurs compagnons de classe, comme ils convergent vers la cours de récréation lorsque la cloche sonne. J’ai vu le rideau de fer baissé du restaurant « Dalla Clemi », qui depuis quarante-cinq ans n’a jamais fermé en dehors des jours de repos réglementaires. Elle est pourtant aux fourneaux et son petit-fils fait les livraisons à bicyclette en les laissant sur le pas de la porte. J’ai vu des professeurs de piano donner des leçons à distance sur Skype. J’ai vu des personal trainers entraîner des gens par le biais des écrans. J’ai vu des théâtres offrir des spectacles en streaming ; des bibliothèques, des cinémathèques, des éditeurs mettre leur catalogue en ligne gratuitement ; des musées, leurs chefs-d’œuvre. J’ai vu souffler sur les bougies d’anniversaire en réunion virtuelle.
J’ai vu une petite entreprise comme Isinnova développer une technique qui transforme des masques de plongée en imprimant en 3D les valves d’adaptation aux respirateurs dont l’hôpital de Chiari (Brescia) avait un besoin urgent et désespéré. J’ai vu des médecins et des infirmières soigner des patients sans protections adéquates. J’ai vu des jeunes apporter leurs courses aux personnes âgées. J’ai vu des réseaux d’amis prendre soin à distance des personnes seules, enfermées à la maison depuis des semaines au risque d’une dépression nerveuse. J’ai vu les Italiens danser, chanter et applaudir à leurs balcons alors que dans d’autres endroits de la planète certains faisaient la queue pour acheter des armes.
J’ai vu des mèmes et des traits d’humour pulluler sur le web, preuves évidentes de l’éclatant état de santé de cet art italien de la dédramatisation. J’ai vu, je vois et je verrai bien d’autres choses. Il y a deux choses que je voudrais voir encore. Trois, plutôt. Et pas forcément dans cet ordre. 1) Je voudrais voir les Italiens applaudir de leur balcon les mères, les épouses, les femmes qui depuis maintenant un mois font tourner ces maisons, dernier rempart contre le virus. 2) Je voudrais voir les Italiens, toujours de leur balcon, observer une minute de silence pour les morts. 3) Je voudrais voir le vaccin. Je voudrais le voir au plus vite. Et gratuit pour tous.
Bien sûr, j’ai vu tout cela en étant enfermée à la maison. J’ai simplement choisi où regarder. Si vous regardez entre les civières, les lits alignés aux urgences, les bulletins d’information désastreux, les appareils respiratoires, les rubriques nécrologiques qui s’allongent de jour en jour, les files de cercueil et les masques qui sont désormais notre quotidien, je suis certaine que vous les verrez vous aussi.
J’ai vu tant de choses que vous, humains… A la fin, quand tout sera fini, lui aussi, ce maudit virus qui se niche dans nos poumons en aura vu, tant de choses. Il veut nous couper le souffle, mais il ne parviendra pas à nous priver d’esprit. Parce que ce n’est pas le plus fort ou le plus intelligent qui survit, mais celui qui s’adapte le mieux. C’est Darwin qui l’a écrit.
(Librement traduit de l’italien par Véronique Cassarin-Grand. Le texte original est ici.)

Le grand canal pendant le confinement