21 juin 2021

Coups de Cœur N°56

Venise, la nuit 
par Stéphane Loeber-Bottero 
Editions Gourcuff-Gradenigo, 2009
270 pages, ISBN 978 2 35340 0683
29€ 
Un magnifique parcours nocturne dans la venise que nous aimons. 170 vues de Venise, prises pendant plus de douze ans, par le photographe français Stéphane Loeber-Bottero qui a parcouru le labyrinthe de la Sérénissime pour construire sa vision d’une Venise poétique et insolite.Ses photographies, faites au cœur de la nuit, rendent ainsi compte d’une atmosphère silencieuse rarement troublée par une présence humaine. Le livre s’organise autour de promenades nocturnes qui invitent chacune à la rencontre avec des lieux inspirés, nobles ou populaires, fastueux ou modestes, sacrés ou profanes. Le lecteur est ainsi amené à rentrer progressivement dans le mystère de Venise, et son regard s’en trouve modifié. Une brève anthologie sur la ville la nuit, rassemble en fin d’ouvrage des textes de Goldoni, Boïto, George Sand, Casanova, d’Annunzio, etc. Les plans détaillés des promenades complètent l’ouvrage en invitant le lecteur à ce voyage intérieur mais en lui donnant aussi des idées de promenades... nocturnes.Paru il y a une douzaine d'années, l'ouvrage n'a pas pris une ride comme tous les excellents ouvrages concoctés par la maison d'éditions Gourcuff-Gradenigo fondée en 2003 et qui a la particularité de réunir en un seul lieu l'ensemble des prestations qui permettent à un livre de voir le jour, de sa conception à sa diffusion. 
 
Association Le Pont de Venise 
Les choses bougent et rien n'est jamais vraiment figé à Venise et cela nous réjouit à Tramezzinimag. En 16 ans d'existence, le site a vu bien des initiatives se profiler dans la Sérénissime pour finalement faire long feu. Je pense à cette belle idée lancée lors d'une biennale d'architecture par des professionnels italiens et français qui déjà avaient pris conscience de la nécessité de prévenir la pollution de la lagune, d'aider au développementd'un tourisme raisonné. On peine à en retrouver la moindre trace sur le Net. D'autres heureusement se sont développées et contribuent ainsi chaque jour à maintenir la présence francophone dans une ville où longtemps le français resta la langue de référence des édiles, des intellectuels et des artistes. Tramezzinimag les suit et les soutient. Les remercie aussi pour leur travail. Trois jeunes femmes déterminées et passionnées viennent d'inventer et de bâtir un nouveau pont à Venise. Un lien pour construire, édifier, consolider, développer et faire grandir les liens entre francophones et vénitiens. La mission est clairement expliquée dès leur page d'accueil : « C'est en travaillant et en discutant quotidiennement avec les résidents francophones de Venise que Laure Miedico a réalisé le besoin de créer un pont entre Venise et les francophones du monde. Rejointe par Camille Boscher et Lucie Tournebize, les trois jeunes femmes créent l'association Le Pont de Venise pour faciliter la rencontre entre les francophones qui travaillent à Venise et ceux qui y arrivent.Pour que la barrière de la langue ne soit pas un obstacle à la réalisation des projets et pour mettre en avant l'expertise de ceux et celles qui vivent et travaillent dans cette ville unique au profil international.»
Bravo pour cette initiative qui propose d'aider à la prise de contact entre Venise et les francophones qui ont un projet à Venise. Cette interface permettrait à terme de faciliter la réalisation de ces projets. Tout le monde sait combien la barrière de la langue peut être un handicap, combien les vénitiens, courtisés par le monde entier et parfois échaudés par des forestieri consommateurs, conseilleurs autant que payeurs mais qui n'ont pas toujours su comprendre le modus operandi pas plus que le modus vivendi des habitants de la sérénissime. On retrouve à ce jour dans cette association bien des amis de Tramezzinimag et de Lorenzo. Des personnes jeunes et dynamiques, qui vivent à Venise, la plupart dans le centro storico et ont pris en main la présence française et sont pour la plupart totalement impliquées au quotidien dans la vie et la défense de Venise. Des femmes et des hommes de talent et d'enthousiasme. Tout ce que nous aimons à Tramezzinimag. Rejoignez-les ! Evviva Venezia !
 
Catherine Kikuchi
La Venise des livres, 1469-1530
Préface de Élisabeth Crouzet-Pavan
Éditions Champ Vallon, 2018
360 pages
ISBN 979-10-267-0702-8
26 €
Le Pont de Venise nous amène à recommander à nos lecteurs un ouvrage passionnant (en fait une thèse de doctorat soutenue à la sorbonne en 2016) écrit par une jeune maîtresse de conférence à l'Université Versailles Saint-Quentin en histoire médiévale. L'ouvrage évoque en effet, à travers le monde de l'édition vénitienne, des sujets toujours actuels, notamment l'intégration des étrangers dans la République, les réseaux d'accueil nécessaires à l'établissement comme au maintien de liens  professionnels... Devenue en quelques années la première productrice de livres en Europe, Venise est réellement le berceau d'un métier neuf. Novateur, il se développe hors des cadres institutionnels des corporations. rapidement, les livres produits à Venise, se retrouvent dans toutes les bibliothèques d’Europe. Ces imprimeurs qui ont fait le succès de la Sérénissime étaient pour la plupart d’origine étrangère. Allemands d’abord, avant l’arrivée d’autres communautés dans cette industrie. Marchands et artisans viennent de toute l’Europe mais aussi de la Méditerranée orientale. En dépit de quelques échecs, la plupart se sont intégrés dans la ville, participant de sa géographie, sa sociabilité. Ils ont construit une nouvelle industrie au cœur de l’Europe. Un véritable pont entre Venise et le Monde, contribuant ainsi à l'évolution sociale et culturelle de l'Humanité.
 
Giovanni Gionorvich
London Concertos
Ensemble Illyria Consort, 
direction : Bojan Cicic
CD Label Delphian, 2019
Un petit bijou et une découverte. Bon, il est vrai qu'à Tramezzinimag, nous avons un faible pour les musiciens baroques venus d'Europe centrale et en particulier pour le croate Bojan Cicik, qui dirige l'Academy of Ancient Music, depuis 2016 professeur au Royal College of Music de Londres. Un de ses élèves, qui fait partie de l'Illyria Consort, brillantissime violoniste Conor Gricmanis est un des meilleurs jeunes talents que l'école anglaise ait produit ces dernières années. Nous soutenons avec ardeur son projet d'enregistrement, retardé par la crise sanitaire, des sonates de opus 4 et 5 du compositeur Marco Uccellini, avec son ensemble Noxvode auquel se joindront Timothy Roberts, et Bojan Cicic. Nous reparlerons de lui bientôt. Une rencontre impromptue pendant le premier confinement et des liens de sympathie nous ont donné l'idée d'une manifestation à Venise en 2022 puis en France autour de ce jeune talent. Mais chut, ne dévoilons pas ce projet superbe avant que de l'avoir rendu officiel et certain !

19 juin 2021

Cartolina : Une petite île singulière par Fantine


Comme une nouvelle rubrique, cette série de petits textes, textes courts, demandés à des amis, des inconnus ou à des auteurs connus. Il existe une petite île singulière tout proche de Venise. C'est Fantine, un an après sa première contribution, qui nous envoie cette carte postale de Venise :

Les habitants y sont un peu particuliers, très discrets et très gentils. 
 
Il n’y a jamais un bruit, sauf quelques grincements de portes, quelques conversations d’oiseaux marins, quelques raclements de feuilles sur l’impeccable sol. Il n’y a pas beaucoup de touristes aussi, pourtant elle est très belle avec ses cyprès centenaires et ses milliers d’histoires, ses deux églises et son grand portail en fer forgé qui découpe le premier quai vénitien accueillant les nouveaux arrivants. 
 
Les épais murs qui l’encerclent la protègent des tempêtes et des curieux mais à l’intérieur c’est une petite île aérée qui s’étend vers le ciel.
 
Elle est un cocon de briques pour toutes les personnes qui y entrent et qui s’y reposent.

Elle est si paisible qu’on aimerait bien s’y marier pour y marquer le début de sa nouvelle vie. Mais là bas, il n’y a que des enterrements.

Dans l'église dédiée à Saint-Michel, il y a tellement d’amour qu’on ne sait pas très bien si l’on marie ou si l’on enterre.

L’île de San Michele est un beau cimetière singulier. Les habitants y sont heureux.
 
 
Pour aller plus avant, "San Michele" le récit de Thierry Clermont, paru il y a quelques années (2014) au Editions du Seuil et ma modeste contribution, "Venise l'hiver et l'été, de près et de loin", mon journal vénitien paru en 2010 aux Editions tramezzinimag (pp. 26-28)
 

08 juin 2021

Hommage à Baptiste

Il y a un an aujourd'hui, je perdais un ami, qui lâcha prise après des années de combat contre une terrible maladie bien plus effrayante et répandue que le Covid dont on nous rabat les oreilles. Baptiste Marle était encore un très jeune homme. Brillant, drôle, passionné, naturellement tourné vers les autres et vers le monde, ce jeune Padawan avançait dans la vie avec détermination. Il m'avait demandé de l'accompagner et le préparer à passer des concours alors qu'il achevait une prépa dans un lycée de province. Une épée de damoclès au-dessus de sa tête qu'il abordait le plus sereinement possible mais dont il ne pouvait se départir. Bien vite, les sujets abordés dépassèrent les programmes à aborder. A chacune de nos rencontres hebdomadaires, nos échanges portèrent sur la vie, la spiritualité, la littérature et les arts. De répétiteur, je devins le mentor comme il aimait à m'appeler. L'accompagner fut une joie, ce fut aussi un honneur.

 
 
Il m'avait dit un jour - à Venise - combien il était conscient d'avoir vécu durant sa jeune et encore courte vie bien plus que la plupart des gens. Parmi ces expériences de vie,après son passage par Oxbridge puis à la London School of economics et Sciences Po Paris, il vint quelques mois à Venise pour suibvre un cursus international. Je l'avais précédé dans un appartement que ses parents avaient loué, pratiquement sur le Campo Santa Maria Formosa. 
 
© Baptiste Marle, été 2015
 
C'était son deuxième séjour à Venise. le premier nous l'avions fait ensemble après sa première chimiothérapie. Nous habitions dans cet appartement à l'entrée de la calle degli Avvocati, sur le campo sant'Angelo qui allait devenir, par un incroyable hasard, mon lieu de vie, quelques années après. Bien que fatigué, les entrailles encore secouées par la violence de la thérapie suivie, le crâne rasé, la fatigue jaillissante, il ne s'était jamais départi de son sourire et de son enthousiasme. Il était tombé fou de la Sérénissime. J'en étais ravi. 
 
Les photographies qui illustrent ce billet, de l'extrait du roman de Stendhal au sillage du taxi qui l'amenait à l'éaroport, m'ont toutes été envoyées par lui ou publiées sur son compte Instagram. Des commentaires qu'il y joignait, beaucoup mériteraient d'être publiés tant ils sont fins et drôles aussi souvent. Mais ils n'étaient pas destinés à être publiés. 
 
Je l'ai souvent encouragé à écrire, à tenir un journal. Pour lui bien sûr, mais aussi pour ceux qui, dans la même situation, face à la même injustice, pourraient trouver dans ses notes et ses réflexions un encouragement et la force, comme lui, de lutter et d'avancer, coûte que coûte. Combien de carnets lui ai-je offert qu'il remplissait un temps puis abandonnait. Il avait trop à faire pour perdre du temps. S'il avait vécu, Baptiste aurait été un homme d'action au service de grandes idées qu'il aurait fait avancer avec détermination.
© Baptiste Marle, été 2015
 
Ce jeune Padawan aimait la vie. Sa gourmandise reste légendaire parmi ses amis et sa famille. Comme dans de nombreuses colocations à Venise, comme ailleurs, la cuisine est la pièce commune de la petite communauté. Cela tombait bien ! Ci-dessus, la vue depuis une des fenêtres de la cuisine de l'appartement de la fondamenta dei Preti, près de Santa Maria Formosa, été 2015.  Situé au quatrième et dernier étage d'un palazzo de belle facture, avec une entrée ornée d'une vieille sculpture sur bois usée par l'humidité et des gravures encadrées, l'appartement devint durant quelques mois son home, il y invitait ses camarades, des amis de passage, sa petite amie d'alors, rencontrée à la L.S.E. Il cuisinait pour eux des pastaciutte inventives et mettait beaucoup de soin à choisir les ingrédients au marché du Rialto.
 
© Baptiste Marle, été 2015
 
Baptiste était un fin gourmet. L'esthétique d'un plat avait du sens pour lui, nous en avions souvent discuté. Notre premier séjour avait été gastronomique autant que culturel. J'évoquais avec lui ces deux organisation dont j'étais membre, le mouvement Slow Food (né en Vénétie !) et l'Accademia Italiana della Cucina.
© Baptiste Marle, été 2015

La grande table de la fameuse (et exigüe) cuisine servait de table de lecture autant que pour préparer les repas. Sur le carrelage des sentences en dialecte l'amusaient autant qu'elles m'avaient amusé, comme ce proverbe qui dit "quelle raclée ils vont prendre les curés s'il n'y pas de paradis". Tout ne pêut pas être toujours du meilleur goût.
 

 
Ce deuxième séjour de Baptiste à Venise, il le fit seul et en revint très heureux. J'avais laissé quelques livres et réaménagé un peu la soupente. Nous avons passé quelques jours ensemble, moi occupant une des deux autres chambres dont les occupants étaient en vacances. Il règnait cette chaleur qui recouvre souvent la lagune à cette période de l'année. On y adopte un rythme différent, plus lent et plus "posé". L'appartement ne disposant pas d'air conditionné, nous organisions des courants d'air, mais le plus simple était de vivre à l'extérieur, comme tout le monde ici. Sur la photographie ci-dessus, les habitués reconnaîtront la terrasse du célèbre café Zanzibar, cette vieille baraque de bois qui date de l'occupation autrichienne, l'endroit parfait pour observer les touristes qui arrivent de la Calle del Paradiso et traversent le campo que domine la belle église Santa Maria Formosa et son campanile.
 
 
Baptiste en fit son Q.G. et réunissait souvent ses amis de San Servolo pour  des spritz meeting. Je crois qu'il goûta de l'esprit de ces réunions ludiques en se rendant sur la terrasse de la Guggenheim où se réunissaent régulièrement les étudiants à l'invitation de la Fondation. Il m'en avait parlé avec un enthousiasme juvénile qui me remplit de fierté : le Goût de Venise avait fait un émule une fois encore !
 
© Baptiste Marle, été 2015

© Baptiste Marle, été 2015

© Baptiste Marle, été 2015

06 juin 2021

Hier, nouvelle manifestation de la colère des vénitiens contre les Grandi Navi


Mes amis vénitiens ou étrangers étaient tous sur les Zattere hier où, dès 16 heures une grande manifestation contre le retour des Grandi Navi. Le premier d'une série qui arpentera le canal de la Giudecca et longera la Piazza san Marco et le palais des doges quittait la lagune avec plus d'un millier de passagers à bord. Le canal très large contenait des centaines d'embarcations de toutes tailles, microbes face au géant flottant qui avançait traînés par les remorqueurs. Le navire avait appareillé plus tôt que prévu, ruse grossière pour surprendre les manifestants qui s'étaient donnés rendez-vous pour la plupart à 16 heures. De partout affluaient des familels, des jeunes, écoliers, lycéens, étudiants, des familles au complet, et des personnes âgées, la plupart munis du fanion rouge et blanc que nous possédons tous à Venise et qui flotte aux fenêtres des maisons, qu'elles soient palais où masures. Une atmosphère bon enfant mais pas un esprit de liesse tant il est douloureux pour les vénitiens de voir que les édiles ne respectent ni les décisions gouvernementales, les coups de semonce de l'Unesco, les avertissements des uns et des autres. 

Comme toujours avec la junte municipale, la gouvernance du port, celle de la Région, ce sont les gros sous qui importent, cette illusion qu'il faut encore et encore davantage faire de l'argent. Non pas pour le bien public évidemment, pas pour l'intérêt de Venise et de ses habitants, mais pour les partis politiques, pour les caisses des entreprises et de leurs actionnaires qui ont intérêt à poursuivre la mise à mort du centre historique, le déploiement d'un tourisme de masse et la disneylandisation dela sérénissime, au profit de quelques uns, propriétaires terriens qui ne cessent de s'enrichir et bâtissent partout des complexes hôteliers, des centres commerciaux, tout pour attirer le gogo de passage, agravant jour après jour la désertification du centre historique, l'émigration des populations locales vers la terre-ferme, de plus en plus loin, là où les prix de l'immobilier locatif ou à l'acquisition sont plus abordables. 

 

Et le monde entier qui avait accueilli avec soulagement - et bon sens - l'interdiction qu'on nous disait définitive de ces mastodontes affreux qui avalent et déglutissent chaque jour entre 1000 et 1500 passagers pressés qui ne découvrent en quelques heures que la surface de la cité des doges, ne consomment presque rien (tout est dans leur forfait à bord), ne sont en général pas de fervents amateurs d'art et de vieilles pierres mais plutôt à la recherche des meilleurs spots pour leurs selfies qui prouveront qu'à leur tour, « ils ont fait » Venise comme on fait d'autre hot spots à travers le monde... 

Et au salon nautique de Venise, il y a quelques jours, le Trumplion local (la mèche postiche en moins) paradait sur son luxueux yacht avec quelques happy few triomphants, nouveaux riches qui rappellent les satrapes barbares du temps d'Alexandre, méprisant le peuple vénitien qui décidément ne comprend rien et s'entête à défendre la lagune et la cité de Venise quand pour le sindaco, ce qui compte c'est Mestre et Marghera, là où il y a du pognon à se faire... 

Mais toujours, comme me le rappelait hier soir au téléphone un ami vénitien très engagé dans le collectif contre les Grandi Navi : « la roue tourne et les peuples finissent toujours par reprendre en main leur destinée». Evviva Venezia ! Et comme le dit souvent cette vieille amie au nom glorieux  : «Venise vaut tellement mieux que ces gens vulgaires et incultes qui la gouvernent et ne sont meme pas vénitiens» !


Photographies : © Catherine Hédouin - juin 2021. Tous Droits Réservés