21 septembre 2009

Mes itinéraires vénitiens


On me demandait l'autre jour de parler des endroits où j'ai vécu à Venise quand j'étais étudiant. Cette petite rétrospective (que je vais essayer de rendre le moins nostalgique possible pour ne pas donner l'impression de trop vivre dans ce passé vénitien qui continue d'orienter toute mon existence, et pour ne pas inquiéter certaines de mes lectrices qui finissent par penser que je suis un homme bien triste !), m'amuse en fait. N'y voyez ni regret ni introspection. C'est un petit jeu de piste qui ramène à la surface bien des souvenirs, le plus souvent heureux.
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En arrivant à Venise, mon premier chez moi ne faisait même pas 15 m². Il s'agissait d'un petit réduit fraîchement blanchi à la chaux meublé d'un lit étroit, d'une penderie et d'une chaise. Baptisée chambre par la propriétaire de l'auberge, la pièce donnait sur un puits de jour d'où remontaient à heures régulières des remugles d'égouts assez désagréables. Mais c'était chez moi. J'y ai séjourné deux mois. La signora Biasin m'avait laissé décorer les murs de cartes postales et de photos. Il y a avait cette madone de Bellini qu'on peut admirer à San Zaccaria, une reproduction de la Tempête de Giorgione, le plan de Venise, et quelques photos de ma famille et de mes amis. J'ai passé là des heures merveilleuses. Mon premier logis vénitien, mais aussi mon premier lieu de vie hors du giron familial !
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Puis j'ai commencé à travailler dans la pensione. L'université allait commencer, j'avais décidé de rester à Venise. En échange des heures passées à l'accueil et à aider pour le ménage des chambres, on avait mis à ma disposition un magazzino au 1875 calle dell'Aseo, au rez-de-chaussée de l'immeuble où les Biasin avaient leur appartement - transformé en annexe officieuse -. La belle façade de briques moulurées avait une certaine allure dans cette rue étroite qui part de la Strada Nova, juste à l'angle du Teatro Italia. Mon logis possédait deux fenêtres qui s'ouvraient sur un jardin rempli d'oiseaux et où les enfants venaient jouer après l'école. Cela sentait bon. Je n'étais pas encore installé dans un véritable appartement. Loin de là. Pourtant je m'y sentais bien. Il fallait pour y accéder, suivre un long couloir encombré par les poubelles de toute la maison. C'était une pièce carrée avec un évier de buanderie et une cuisinière qui servait aussi de chauffage. Un recoin avait été aménagé avec des toilettes et un lavabo. J'allais au premier pour me doucher. Un canapé-lit, un fauteuil, un bureau, deux chaises et une bibliothèque composaient mon mobilier. J'y ajoutais tapis, tentures, quelques lampes de-ci- de-là et le magazzino se transforma en quelques semaines en un sympathique studio d'étudiant.
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Vous pouvez imaginer mon bonheur. Je restais là près de deux ans jusqu'à ce que je rencontre Giuliano G., alors galeriste à la Fenice. Avec l'appui du peintre Arbit Blatas et le soutien du consul de France de l'époque, je fus embauché dans la galerie. Ce ne fut pas une sinécure - j'en reparlerai - mais cela me valut l'usage d'un appartement plus grand, Fondamenta delle Capuccine, près de Sant'Alvise. L'immeuble fort ancien abritait autrefois l'atelier d'un artisan. L'appartement qui me fut dévolu avait trois grandes fenêtres situées assez haut qui donnaient sur les terrains de sport de la paroisse. Après le chant des oiseaux, je vécus au rythme des parties de foot et de basket. Après mon joli petit taudis du ghetto, le "chalet" représentait le luxe. Je partageais l'entrée de la maison avec un vieux monsieur terriblement sourd qui ne parlait qu'en dialecte. Très haut de plafond, tapissé de lambris comme un chalet de montagne, mon appartement avait une vraie cheminée, des poutres apparentes et un mobilier très confortable. J'avais une vraie cuisine et une vraie salle de bain ! La chambre était juste assez grande pour contenir un grand lit. Il y faisait doux en hiver et frais en été. Tout était ingénieusement agencé et joliment décoré. C'est dans cet appartement que la petite Rosa, ma jolie chatte grise a fait ses premiers pas de chat indépendant... Les mois ont passés. J'ai vécu dans mon petit chalet suisse deux hivers agréables. Puis mes relations avec mon employeur devenant assez difficiles, j'ai déménagé pour Dorsoduro. Des amis persans, étudiants en architecture quittaient l'appartement qu'ils occupaient en collocation. Je visitais les lieux.
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La maison située calle Navarro, entre les Zattere et San Vio, me plut dès que j'en franchis le seuil. L'appartement était situé au dernier étage. Appartenant à Federico A., étudiant en médecine, il était occupé, outre son jeune propriétaire, par les deux persans et une étudiante en lettres, prénommée Betti. Une vaste cuisine à l'ancienne, pièce commune de la tribu, trois grandes chambres bien éclairées et le grenier aménagé qui servait de tanière à Federico. Après un grand nettoyage (mes deux amis fumaient beaucoup et n'ouvraient jamais les fenêtres de leur chambre), mon nouveau logis pris pimpante figure. Une armoire et une commode pour mes vêtements , un divan pour dormir, un fauteuil, un bureau, et des étagères pour mes livres. Je venais d'acquérir la première pièce de ma petite collection d'art contemporain, un magnifique bronze d'Augusto Mürer, ce faune à la flûte qui m'a depuis suivi dans tous mes déménagements. C'est calle Navarro que j'ai découvert mon désir d'écrire et ma passion pour Venise. Installé devant la fenêtre de ma chambre, face aux toits du quartier, avec le campanile de Santo Stefano en face, les oiseaux qui pépiaient sur les rebords des toitures de l'autre côté de la rue, ce décor inspira mes premières nouvelles et aussi les articles que le journal Sud-Ouest me commanda, à l'époque où Pierre Veilletet en était le rédacteur en chef.
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Puis ce fut le retour en France. La manifestation que je décidais d'organiser à Bordeaux en hommage à Venise ne devait me retenir que quelques semaines. Noël passa et j'étais encore à Bordeaux. Celle qui allait devenir ma femme me mit en demeure de choisir. Il me fallait décider. Nous aurions pu nous marier et partir vivre en Italie. Le consul m'y encourageait, persuadé qu'avec mes connaissances, mes compétences et n'importe quel concours du quai d'Orsay qu'il m'aurait aidé à préparer, je deviendrais un jour per forza consul, quand ce poste qui ne demeurerait pas éternellement politique, serait confié à des enseignants ou à des attachés culturels. Ce visionnaire avait vu juste. Quelques années après son départ, c'est l'attaché culturel, et le lecteur d'italien, qui occupèrent tour à tour la charge, bien dénudée et version allégée, de représentant de la France à Venise... 
 
Mais ce ne fut pas mon destin. La vie, les habitudes, quatre merveilleux enfants, allaient m'éloigner définitivement de la Sérénissime. Fort heureusement les liens du sang me permirent de ne jamais m'en éloigner trop longtemps et la jolie petite maison de la Toletta permit pendant quelques années ma cure vénitienne. Mais des impératifs patrimoniaux et la disparition de notre dernière parente nous fermèrent définitivement la porte de cette maison et de son merveilleux jardin. Je retourne toujours à Venise mais je n'ai plus de lieu où poser mes affaires, déballer mes livres, qui soit mien. Je sais que ce n'est que temporaire, "Dieu voulant" comme on dit chez moi...

9 commentaires:

maite a dit…

Voilà qui n'est pas trop nostalgique...Vous devriez vraiment publier vos "mémoires" ; je ne suis pas la première à vous le dire. Je vous souhaite de retrouver un nid douillet dans ce lieu qui fait partie intégrante de vous. A presto !

Evelyne a dit…

Tout à fait d'accord avec Maïté, j'ai beaucoup aimé les débuts de votre vie à Venise.Dans mon carnet j'ai noté: "Il est des paysages peints qu'on traverse ou qu'on contemple, d'autres dans lesquels on peut se promener, d'autres encore où l'on voudrait demeurer ou vivre. Tous ces paysages atteignent l'excellence. Toutefois ceux où l'on voudrait vivre sont supérieurs aux autres." Bonne journée.

AnnaLivia a dit…

Merci pour ce beau texte Lorenzo! Parlant de vos anciens quartiers, je suis passée au campo S. Vio qui est en ce moment complètement chamboulé. Ils refont toute la surface, le puits est caché, et la casa Pinto inaccessible. D'ailleurs très peu nombreux sont les campi qui n'étaient pas en travaux. Venise avait des airs de chantier... Ça brise un peu le charme, mais j'imagine que c'est nécessaire.

VenetiaMicio a dit…

Bravo Lorenzo, je n'ai pas ressenti de nostalgie aujourd'hui. J'ai apprécié le petit jeu de piste
(j'adorais cela quand j'étais petite fille)à la recherche de vos petits billets glissés dans des cachettes secrètes et c'est toujours avec autant de plaisir que je vous lis.
Bonne soirée

Anne a dit…

J'aime vraiment beaucoup lire vos textes souvenirs écrits avec sentiment et délicatesse. S'il y a de la nostalgie, elle s'accompagne d'un doux sourire. Publiez-en d'autres, s'il vous plaît, sur votre blog ou rassemblés dans un livre.
Anne

Venise86 a dit…

Vous aurez compris... depuis le temps que nous vous pressons d'écrire, pour notre bonheur, vos impressions de Venise... Je ne vais être qu'une de plus parmi les autres... Merci Lorenzo.

autourdupuits a dit…

A quand un livre?
C'est chaque fois un plaisir que de vous lire.

Myriam a dit…

A quand la suite ?
C'est toujours avec beaucoup de plaisir que je lis votre prose.

Lorenzo a dit…

Que de compliments chères lectrices que de compliments ! A mon tour laissez-moi vous remercier pour votre fidélité et votre enthousiasme !