16 août 2009

Encore la malle aux souvenirs...

En parcourant l'excellentissime e-Venise.com de Luca et Daniela, j'ai trouvé cette vue du rio delle Toreselle, à Dorsoduro, qui fut pendant plusieurs années l'épicentre de ma vie vénitienne. A gauche sur la Fondamenta Venier dei Leoni, la boutique devant laquelle passe un couple de touristes était alors la galerie de Bobbo Ferruzzi où je travaillais. C'est maintenant la Fondation Guggenheim qui y a installé sa boutique et les oeuvres du peintre sont présentées en face, juste à côté du magasin d'antiquités de Roberto Ferruzzi (junior), son fils. En face de ce qui fut la galerie existait un petit bar tranquille, où je m'installais dès la bonne saison.

Les tables de la terrasse n'étaient autres que celles du Florian qui furent changées dans les années 60. Attablé devant un caffé macchiato, je pouvais bouquiner tout en surveillant la galerie. Dès qu'un visiteur semblait intéressé et cherchait où pouvait bien être la personne qui s'occupait de la galerie, je l'appelais et selon le degré d'intérêt, je traversais (le pont est tout près sur la gauche, de là où a été prise la photo). 

Un jour, un client avait l'air un peu agacé de ne voir personne dans la galerie. Un client du bar était arrivé avec un sandolo qu'il avait amarré contre une des barques que les riverains laissent le long de la fondamenta, voyant la situation, me proposa gentiment de me servir de la petite embarcation comme d'un traghetto, et en quelques secondes j'étais de l'autre côté. Le client était un jeune homme d'une vingtaine d'années. Britannique, il servait alors dans un régiment de la reine à Berlin. Tombé fou amoureux des peintures de Ferruzzi, il m'acheta plusieurs petites toiles. Peintes sur bois, faciles à transporter, elles étaient alors à des prix encore abordables. Nous avons conclu l'affaire au petit bar après avoir traversé le rio dans l'autre sens, buvant un'ombra avec le propriétaire du bateau, Alessandro - qui allait devenir un ami et travaillerait à ma place à la galerie quelques années plus tard - et le patron du bar, aujourd'hui disparu.

Sous le grand immeuble à gauche s'ouvre un sottoportego. C'est dans cette ruelle, à droite que s'installa l'écrivain Dachine Rainer dont mes lecteurs ont déjà entendu parler. C'est dans ce bel appartement - où je rêvais de m'installer comme je rêvais de me faire embaucher par la dame comme factotum-majordome-secrétaire-et-tutti-quanti - qu'elle écrivit son Giornale di Venezia. Elle se rendait tous les jours de l'autre côté (à droite sur la photo) sur le campiello du rio tera san Vio, près de là où je vivais (j'habitais alors calle Navarro), pour voir les chats orphelins qu'une mammagatta nourrissait et abritait dans l'androne d'un vieux palais décati, au grand dam des voisins que l'odeur parfois un peu forte dérangeait. Quand elle quitta Venise, elle me chargea de remettre à la dame aux chats une assez forte somme d'argent, pour l'aider à nourrir les pauvres bêtes fort nombreuses en ce temps-là.
 
Mille autre souvenirs sont liés à cette fondamenta dans ma mémoire. La galerie de Baci Baïk, tenue aujourd'hui par son fils, où régnait alors Denise, l'épouse anglaise du peintre avec qui j'aimais prendre le thé. Et puis, Peggy Guggenheim quelques mois avant sa mort. Encore aujourd'hui, quand je franchis la grille du jardin, je revois l'agencement de la table garnie de bonnes choses, les salons débordant d’œuvres contemporaines, de livres d'art, de fleurs, les autres invités assis sur des chaises longues, les chiens de la maîtresse de maison et cette femme toute petite, somptueuse et très affable.
 

Je me souviens aussi de l'étrange aventure dont je fus le témoin un matin. Je venais à peine d'ouvrir la galerie et les lumières n'étaient pas encore allumées quand un tapage inhabituel me fit ressortir dans la rue. Un attroupement s'était formé d'où fusaient des rires et des cris de surprise. Un énorme cygne au plumage écarlate volait et nageait en même temps, poursuivant avec fureur un chien qui avait sauté dans l'eau du rio, certainement pour essayer de l'attraper ou pour jouer avec lui. Battements d'ailes, aboiements, l'eau qui giclait tellement le volatile s'énervait, frappait l'eau de ses ailes et remuait ses pattes pour tenter de régler son compte au pauvre chien. Un molosse pourtant mais qui dans l'eau n'en menait pas large. Et le maître qui s'énervait, hurlant à son chien de sortir de l'eau, les passants qui s'en mêlaient, les enfants qui riaient... Le cygne finit par s'envoler et disparut au-dessus du jardin Guggenheim. Le chien en sortant de l'eau s'ébroua en éclaboussant les passants. D'autres chiens aboyèrent, sans doute pour féliciter leur héros. C'était un jeune et beau chien de chasse que son maître promenait chaque matin sur la fondamenta. Après cette mésaventure maître et chien ne passèrent plus par là. Je les ai croisé souvent sur les Zattere. Quant au cygne, personne ne le revit jamais et sa présence ce matin-là à cet endroit reste un mystère.
 
La galerie Ferruzzi dans les années 80
 
 

6 commentaires:

Wictoria a dit…

magnifique évocation de ce souvenir de malle, plus encore que le récit, je reste admirative de ta prose, ignorante que je suis (pauvre de moi !) je pensais que tu étais italien, mais est-ce possible de raconter ainsi un si charmante souvenir dans notre langue si complexe ?

Cordialmente :)

maite a dit…

Je ressens toujours beaucoup de nostalgie (de votre part, mais c'est communicatif!) à la lecture de tous vos souvenirs vénitiens. Ce doit être pourtant bien agréable et enrichissant d'avoir pu ainsi passer votre jeunesse à Venise en côtoyant des gens si divers et intéressants. Bonne continuation

totirakapon a dit…

Nous sommes de grands admirateurs de "Bobo", dont nous nous avons acheté un tableau et qui nous a invités, un jour, chez lui à la Giudecca, à boire un "ombra"...

Lorenzo a dit…

Dans sa magnifique maison-atelier remplie de trésors (J'ai présenté cette charmante maison dans mon billet daté du 27/11/2006)ùais elle se trouve à deux pas de la galerie, entre la calle Navarro et les Zattere. Tramezzinimag a rendu plusieurs fois hommage à Bobbo. C'est à mon avis le dernier vedutiste vénitiens avec un sens inoui du chromatisme tout imprégné de l'atmosphère de Venise. Les créations de Norelène (sa femme Nora et sa fille Hélène) sont aussi des merveilles.
Nostalgiques mes billets-souvenirs ? Peut-être mais autant qu'un souvenir de jeunesse peut l'être pour l'homme mûr qui se souvient. Sans regret si ce n'est celui d'être parti et de ne jamais faire qu'y passer désormais.
Wictoria, sono italiano... e francese. Vivo in Francia purtroppo. Les hasards de la vie des choix imposés mais avant d'être italien ou français, je me sens totalement absolument définitivement vénitien d'où sont tous les miens !

Anne a dit…

Vous décrivez si bien Venise et vos souvenirs! A quand la publication d'un livre qui rassemblerait ces textes que nous avons tant de plaisir à lire?
Anne

Lorenzo a dit…

Ah, la jungle de l'édition ! il y a beaucoup à en dire. Mais vous avez raison, dire que je n'y songe pas serait mentir mais il ne suffit hélas pas de l'encouragement de lecteurs assidus. Tant de contingences président aujourd'hui à la publication d'un livre et peu sont littéraires...