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22 novembre 2024

Une fois encore, l'heureux temps de la Festa della Salute

Un grand moment pour les vénitiens, ce jour festif où toute la population traverse le Grand canal pour rendre hommage à Notre Dame de la Salute. tous empruntent le pont votif qui part du campo devant le palazzo Gritti pour aboutir à la basilique, tous recueillis plus peut-être par la solennité et la tradition que par une foi active et véritable, mais qu'importe, il se passe quelque choses entre toute cette population, tous milieux et âges confondus, qui chemine en procession derrière le patriarche et les autorités d'aujourd'hui, moins chamarrés et respectés que du temps de la République, mais tout est semblable, l'emplacement du pont flottant, la ferveur, la bonne humeur, les rites et usages. 

Et puis il y a ce sentiment d'appartenance, cette fierté de mettre nos pas dans ceux qui nous ont précédés. Vénitien de sang, je ne suis pas né à Venise - peu s'en est fallu - et si les deux générations d'avant moi étaient davantage liées à Constantinople, Milan et Florence, cette fierté, ce sentiment d'être chez soi, al posto giusto, dans un moment tel que cette fête rituelle, je l'ai toujours ressenti avec force en moi.

Je me souviens de la toute première fois où, étudiant, je décidais de me joindre à la procession. Une grande émotion s'était soudain emparée de moi. Dans mon journal, j'ai retrouvé ces notes :

«J'ai senti vraiment comme une présence invisible. Joyeuse elle m'accompagnait... En fait, je sentais quil s'agissait de l'âme des miens, mes anges comme disait ma grand-mère, tous ceux qui vécurent ici avant moi et qui ont fait que je vive là à mon tour, mettant à mon tour mes pas dans les leurs...»

Ce jour-là, je vous assure que la sensation était très forte, presque palpable physiquement, comme un souffle, une présence... 

«ils marchaient tous avec moi, le long de l'étroite calle del Traghetto où débouche le pont votif. Ils m'ont transmis leur foi et leur enthousiasme, tous ceux dont le sang coule dans mes veines, marchands, soldats, marins, médecins, celui qui fut drogman du sultan, l'aïeule qui refusa de quitter Venise quand l'attendait un mariage princier à Candie, [illisible],diplomates, interprètes, poètes, musiciens...  D'eux aussi, cette passion pour tout ce qui touche à Venise. Et puis cette impression depuis mes premiers pas sur les "masegni" de la Sérénissime, celle d'être ici depuis toujours, de n'appartenir qu'à ces lieux, ces monuments, ces canaux, ces îles, cette lagune, ma patrie !»

Ces propos maladroits pleins d'emphase, je les ai écrit dans mon journal à dix-sept ans. Je ne m'exprimerai guère différemment aujourd'hui, les lecteurs de Tramezzinimag ne peuvent que le confirmer... Cette Solanità della Madonna della salute ravive à chaque fois ma passion, mon amour pour la cité des doges.

J'ai perdu hélas, une photo qui était rangée dans ce cahier retrouvé. c'est l'amie qui m'accompagnait ce jour-là qui l'avait prise. Elle donnait à voir une figure d'adolescent extatique, la tête un peu penchée comme j'apparais toujours sur les clichés de cette époque. Quand je savais l'objectif pointé sur moi, le regard que j'avais souvent joyeux, se faisait soudain taciturne. Timidité d'adolescent ou coquetterie de celui qui se sait séduisant ? On pouvait croire à mes sourcils froncés qu'être pris en photo me gênait. Il y avait des deux, je pense.  

« Tu es encore absent ! » me disait-elle souvent, agacée mais bienveillante. Je devais la rassurer à chaque fois : « Non, non, je suis là avec toi, ce n'est rien. Je pensais». Absent, oui je l'étais, et je le suis resté, surtout au milieu du monde, au milieu des autres. Absorbé en réalité par mille pensées, j'avais du mal à être vraiment là où mon corps se trouvait, avec les gens qui m'entouraient. 

Difficile à expliquer, je n'étais plus un jeune garçon que la vie et le monde effarouchaient et pourtant... La mèche en désordre sous le bonnet de laine, ce bonnet aux couleurs vives unies que nous portions tous, selon la mode d'alors, roulé sur le haut du crâne sur nos cheveux longs, imitant sans le savoir les garçons de Carpaccio (ignorions-nous vraiment cette ressemblance après tout ?), je m'étais accoudé à une barrière. L'évasion de mes sens et de mes pensées ne traduisaient ni l'ennui ni la tristesse. Juste la contemplation d'un ailleurs qui pourtant avait tout à voir avec l'endroit précis où nous trouvions.

 
Ma foi, très active à cette époque, avait trouvé son équilibre dans le culte réformé, j'étais de tout cœur calviniste avec les calvinistes du temple des Chartrons à Bordeaux, puis naturellement vaudois avec la Comunità valdese qui m'avaient ouvert ses portes quand je m'installais à Venise. Pourtant la proximité avec Taizé restait très forte et là - comme chez mes chères diaconesses du Brillac - les rites inspirés des communautés monastiques dominicaines et bénédictines mais aussi de l'église orthodoxe me transportaient. 

 
Le dimanche bien souvent j'assistais aux vêpres chez les Bénédictins de San Giorgio prégnante. M'installer pour un temps dans la communauté de Frère Roger pour y éprouver mon engagement et peut être  y rester dans cet engagement complet qui me tentait tellement alors. En suivant la procession des fidèles, en pénétrant dans la basilique bondée, avec les milliers de cierges dont les flammes semblaient flotter autour de nous, les volutes d'encens, avait surgi soudain dans ma tête les quatre voix qui se répondent sur le texte «Cum vix justus sit securus» du Turba mirum, dans le Requiem de Mozart. Ce fut un grand moment de ferveur dont il me semble ressentir encore la force, comme les sons et les parfums de ce jour de fête, près de cinquante ans après.
 

Mais la fête rituelle, avec sa procession, son pèlerinage et sa messe solennelle, c'est aussi un autre rituel, matériel et gourmand celui-là : le traditionnel chocolat chaud dans l'un des grands cafés historiques de la Piazza, le zabayon caldo.
 
Mais le plat traditionnel de la fête est une sorte de pot au feu typique, la Castradina.
Ce plat roboratif est consommé à Venise depuis le XIIIe siècle. Il est à base de cuisse de mouton séchée salée et fumée au soleil cuite religieusement, avec du chou de Milan. Ce plat est consommé à Venise depuis le XIIIe siècle et il a des origines dalmates. La Sérénissime s'approvisionnait en viande séchée - aliment parfait pour les longs voyages en mer - dans sa colonie d'Albanie  avant d'entreprendre des expéditions commerciales vers l'Orient. Il faut goûter à cette soupe riche et savoureuse, la viande est cuite avec des feuilles de chou de Milan. La préparation est tout un rituel qui obéit à des canons très anciens. Chez tous les vénitiens, le plaisir de la partager pour la Fête de la Salute se renouvelle ponctuellement chaque année.
 
Recette familiale de la Castradina 
 
Ingérdients (pour 6) :
  • 1,5 kg de viande de mouton préparée,
  • 1 beau chou de Milan frisé
  • 1 céleri-branche,
  • 250g de pommes de terre
  • 2 carottes
  • 3 beaux oignons,
  • 1 gousse d'ail
  • herbes & aromates : thym, laurier, romarin, baies de genièvre
  • Huile d'olive,
  • sel et poivre
  • Bicarbonate de soude
Faire tremper la castradina pendant une journée,d'abord dans de l'eau bouillante, puis tiède en changeant l'eau plusieurs fois. 
Le lendemain, dans une grande casserole ou marmite, faire roussir l'oignon coupé en tranches avec l'huile d'olive. Ajouter les légumes sauf le chou, pour obtenir un bouillon de légumes.
Ajouter la viande et laisser cuire pendant environ 90 mn.
Retirer la viande du feu et laisser refroidir dans un endroit frais.
Retirer la graisse du bouillon quand elle se fige sur le dessus.
Quand le bouillon est prêt, rajouter la viande refroidie découpée en morceaux. Laisser cuire le tout à petit feu pendant cinq heures  pour obtenir le ragoût.
Pendant ce temps, laver le chou, enlever les feuilles blanches et le couper en morceaux.
Faire revenir oignon et ail hachés dans une casserole. Quand l'oignon est fondu verser le chou. Laisser cuire environ six à sept minutes, assaisonner avec du sel et du poivre fraîchement moulu, en arrosant régulièrement le chou avec du bouillon de légumes si nécessaire.
Enfin, ajouter la viande au chou, laisser ce dernier finir de cuire.
Quand le chou est cuit, le mélange doit être moelleux. 
Pour parfaire le résultat, j'ajoute une cuillerée de bicarbonate de soude.
On sert à l'assiette les morceaux de castradina sur les légumes coupés en morceaux et on arrose de bouillon.
 
Bon Appétit et Bonne Fête de la Salute ! Pour conclure : Extraits du Requiem de Mozart (Rex Tremendae), dans l'interprétation de Jordi Savall.
 

« Rex tremendae majestatis, (Ô Roi de majesté redoutable), qui salvandos salvas gratis, (qui ne sauvez les élus que par la grâce), salva me, fons pietatis, (sauvez-moi force d'amour) ».  
 
 
« Cum vix justus sit securus» (Quand le juste est à peine certain)
 
 
Lire sur le sujet :  
Bonne fête de la salute (Tramezzinimag billet du 21/11/2007)


 


06 novembre 2024

Fortuny, un prince de l'esthétique à Venise

Début des années 80, le commencement de l'hiver à Venise. A l'époque les étudiants ne disposaient pas d'autant de lieux qu'aujourd'hui pour se retrouver après les cours et le soir tout fermait rapidement. Dès 18 heures une chape de brume et de silence recouvrait la ville. C'était envoûtant mais parfois désespérant pour les jeunes gens que nous étions. Quelques établissements cependant restaient ouverts tard, mais au vu du public qui les fréquentait, l'addition était vite salée. Le Haig's, près du Gritti, le Cherubin' à San Luca... Il y avait aussi - plus abordable - le Corner pub, à San Vio, qui existe toujours. Ailleurs, les bars baissaient leur rideau dès la tombée du jour. Je connaissais encore peu de monde, quelques étudiants, surtout ceux de mon cours à la Dante Alighieri pour parfaire mes connaissances en italien. Surtout des étrangers. Je désespérais de frayer avec mes condisciples italiens et je n'avais encore aucune relation avec des vénitiens en dehors de Gabriele avec qui je travaillais chez Biasin et du plus jeune fils de l'aubergiste, Federico. 
 
C'est au Cherubin que je rencontrais par hasard un groupe de vénitiens de mon âge. A l'époque je fumais des Craven A, cigarettes de tabac blond au goût délicieux munies d'un faux-filtre qu'on vendait dans un emballage de carton renforcé rouge et blanc que je trouvais fort élégant. C'étaient déjà les cigarettes que fumaient mes parents. Je ne sais pas ce qu'un psychanalyste en déduirait, mais cela avait attiré l'attention du petit groupe. 
 
Ils étaient quatre ou cinq dont deux filles ravissantes déjà croisées du côté de Santa Margherita. J'avais remarqué leur allure, nonchalante autant que décidée, qui me rappela aussitôt ma bande d'amis laissée en France, Nicolas, Antoine, Didier, Marie-Laure et les autres... Ceux que nous appelions à Sciences-Po la bande de Cognac car ils venaient tous de Charente, filles et fils de familles liées à la production de ce nectar.
 
Ils n'avaient plus de cigarettes, j'avais un paquet à peine entamé. J'en offris. Ils me payèrent un second verre. La soirée fut drôle, mes nouveaux amis sympathiques. Parmi eux, l'une des filles et son copain étaient en Histoire de l'Art à San Sebastiano. Tous deux travaillaient au Palais Fortuny que je n'avais visité qu'une fois. Quand il fallut partir, rendez-vous fut pris le lendemain pour visiter cet endroit magique, à l'époque peu connu.  C'est ainsi que j'eus droit à une visite du palazzo de fond en combles. Dès lors, je ne ratais plus aucun vernissage. 
 
J'ai eu ainsi la chance de pouvoir me promener partout comme quelques années plus tard nous le ferions au Mocenigo - prenant le thé dans l'un des salons - avant que les lieux soient finalement ouverts au public. Privilège dont je n'avais pas conscience à l'époque. Mais cela est une autre histoire.
 
Palazzo Dario. © Gunter Derleth /Venice,Camera Oscura, 2000.Tous Droits Réservés

...Raconter que nous restions parfois très tard à papoter au début de l'été assis sur les marches de l'escalier intérieur...Que nous avions la possibilité d'ouvrir toutes les portes, de visiter mêmes les lieux non ouverts au public... Cela parait impossible aujourd'hui, où tout est verrouillé, clos, protégé, surveillé à l'image du monde et des esprits... La plupart des pièces sentaient la poussière, les tiroirs étaient gorgés d'objets abandonnés, témoignages d'une vraie vie, « une vie d'avant » comme disait ma fille Alix petite pour parler des lieux qui la faisaient rêver... Beaucoup trouvèrent depuis un nouvel emplacement, plus cinégénique quand le palais prit vraiment l'allure d'un musée. J'ai eu la même impression en visitant un jour la Ca'Dario et son jardin. Il restait peu de mobilier à l'époque, mais certaines pièces étaient encore garnies avec des meubles hétéroclites, quelques coussins de velours fanés ou de soie brûlée et le jardin très encombré. Il y avait un système pour actionner la porte au grillage de bois qui permet d'accéder à la petite allée qui mène au ponton sur le grand-canal, entre le palais Dario et son voisin la Ca'Barbaro-Walkoff. Le gardien du Dario nous laissait rentrer, trop heureux d'avoir de la compagnie. Je ne sais plus par qui ou pour quelles raisons nous avions pu disposer de ce privilège, banal certes, mais qui me semblait précieux alors. Nous y allions souvent. Une autre époque, nous abordions les années 80 où tout allait changer. Je raconterai un jour les nombreuses fois où nous nous sommes faufilés dans des lieux abandonnés ou fermés, des étages interdits et des greniers fantastiques...
 
By Courtsey of © Vittorio Sgarbi, edizione FMR, 1984.

Mais revenons à Mariano Fortuny, (1871-1949), cet esthète hors-pair. Comme son père il peignait, comme son père il était plein de talents et d'idées, et... d'entregent. 
« Les hommes et les femmes de la Renaissance» sont rares qui vécurent après le XVIe siècle jusqu'aux temps modernes. Et lorsqu'ils honorent le siècle de leur présence, ils sont exceptionnels ! C'est le cas de Mariano Fortuny y Mandrazo, de l'entreprise éponyme Fortuny. Artiste, designer, photographe, graveur, architecte et peintre, il est arrivé à Venise en provenance de Grenade, à la fin du XIXe siècle, à l'époque où la ville était l'une des plus riches du monde, et il a fini par créer un empire textile.»
La légende veut qu'à son arrivée dans la Sérénissime, le jeune artiste ait été instantanément séduit par la lumière magique de la ville, par sa palette de couleurs époustouflantes. Il passait des heures terré dans le grenier du Palazzo Martinengo (depuis Palazzo Fortuny) à expérimenter les pigments, les couleurs, à étudier la lumière , les ombres et la photographie. Ces jeux combinés et le fait de suivre les traces d'une longue lignée d'artistes familiaux, (son arrière-grand-père, son grand-père, son oncle et son père), ont permis à Mariano Fortuny de créer une usine de textile et d'impression sur soie à qui il donna son nom. Les lecteurs de Tramezzinimag savent tous que l'entreprise existe encore aujourd'hui. 
 

Venise était sa muse, la haute société devint vite son terrain de jeu et la plupart de ses acteurs - dont les meilleurs, tous célèbres et brillants comme Gabriele D'Annunzio, l'actrice Eleonora Duse et l'écrivain Hugo von Hofmannsthal - étaient ses amis. Sa créativité s'enrichit ainsi de tous leurs échanges. L'une de ses inspirations les plus lyriques est venue du concept de Gesamtkunstwerk de Richard Wagner, cette synergie fondamentale qui regroupe tous les arts que le créateur doit maîtriser pour élaborer un opéra, l'écriture et la musique bien évidemment, mais aussi les techniques scéniques, les décors, les costumes, l'éclairage et la conception architecturale du théâtre... Fortuny, enhardi par cette idée qui s'alignait également sur les pratiques esthétiques de la Grèce antique, a supervisé les moindres détails de ses créations, du développement des couleurs exactes de ses propres pigments à la création de ses propres chevalets, en passant par la conception de ses propres blocs pour l'impression des motifs textiles, des motifs uniques et facilement distinctifs qui peuvent être imitées mais n'ont jamais la perfection des créations pures du maître.. 
 
 
Les teintures et les pigments caractéristiques de la marque (impossibles à reproduire) ont été créés grâce à des techniques traditionnelles, inventées par les tisserands vénitiens, en tenant compte aussi des conditions climatiques uniques de la cité des doges. Fortuny a été fortement influencé par la lumière, les reflets et les couleurs hypnotiques de la ville, ces tons qui passent du jade à l'émeraude en passant par le bleu unique des eaux des canaux au printemps, ces effets de clair-obscur de l'hiver vénitien, en passant par les teintes chaudes et scintillantes des ciels d'été vénitiens... À l'époque, les Vénitiens superstitieux racontaient que le créateur avait recours à la magie et à la sorcellerie pour réaliser ses créations oniriques. Inventeur infatigable, l'artiste a déposé plus d'une douzaine de brevets pour ses tissus, ses papiers peints, ses lampes et ses créations vestimentaires, dont le fameux tissu plissè. Il est l'inventeur d'un système d'éclairage théâtral indirect et son fameux lampadaire crée en 1907 demeure un must. (1) 

La fameuse robe Delphos, créée en 1920

La robe Delphos, la plus célèbre création de Fortuny avec son épouse Henriette Negrin, a choqué le monde de la mode lors de sa sortie en 1930. Décrite par Marcel Proust comme « fidèlement antique mais nettement originale », cette robe plissée, simple et ajustée, était aussi scandaleuse que douce. Réalisée en soie ou en velours dans une gamme de couleurs chatoyantes, Fortuny a enfilé des perles de verre de Murano sur des fils de soie pour donner du poids à la robe et maintenir sa forme en place. Mais où est le scandale, vous demandez-vous ? Il voulait que la robe soit portée sans corset ni gaine, à même le corps. « seulement le strict nécessaire », à la Rose McGowan. La valeur actuelle d'un modèle original tourne autour de 30.000 dollars... La robe a été adorée et ornée par de nombreuses personnes au cours du siècle dernier, dont Peggy Guggenheim, l'actrice Lauren Bacall et l'intellectuelle Susan Sontag pour ne citer que les plus célèbres. 
 
Quelques conseils de lecture pour ceux qui veulent aller plus loin que ce long verbiage, voir Note 2, ci-dessous.
 
 Isadora Duncan et sa fille adoptive Irma,  en robes Delphos, en compagnie deSergei Yesenin 1922.

Aujourd'hui, les visiteurs peuvent découvrir l'incroyable talent de Fortuny et ses chefs-d'œuvre dans les salles du Palazzo Fortuny, son ancienne maison et son atelier dans un cadre datant du XIIIe siècle. L'usine et la salle d'exposition des établissements Fortuny, situés sur le canal de la Giudecca,  continuent de présenter au monde entier des tissus luxueux en utilisant les mêmes machines et les mêmes méthodes secrètes employées il y a plus d'n siècle. Bien que les visiteurs ne soient pas autorisés à pénétrer dans l'usine (secret de fabrication oblige !), ils peuvent visiter la salle d'exposition, le magasin et les jardins adjacents sur rendez-vous. 
 

© Montage Tramezzinimag 2022 - Tous Droits Réservés.


Notes :
 
1 -  Considéré par beaucoup comme l'un des produits d'éclairage les plus innovants et les plus remarquables de son époque, le lampadaire Fortuny est monté sur un trépied et conçu pour diriger la lumière vers l'intérieur de l'abat-jour (les designers faisaient l'inverse avant l'invention de Fortuny), ce qui permet d'obtenir un effet de projecteur de lumière et d'obtenir un doux flot de lumière. Aujourd'hui encore, cette lampe est considérée comme une icône contemporaine et intemporelle.
 
2 - Pour en savoir plus :
    - Gérard Macé, Le Manteau de Proust, éditions Le Bruit du Temps, 2014.
    - Marcel Proust, La Prisonnière, Gallimard.
    - Venise, Histoire, Promenades, Anthologie & Dictionnaire sous la direction de Delphine Gachet et Alessandro Scarsella, Robert Laffont, coll. Bouquins, 2016. (pp.552-562, 975-976, etc.)
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21 juillet 2024

Redentore 2024 : un joyeux millésime

Pour Anne L. dont c'est le premier Redentore

Pour les médias internationaux et les touristes, la Fête du Redentore, c'est avant tout un gigantesque feu d'artifice. Quelques uns évoquent le pont votif qui enjambe traditionnellement le canal de la Giudecca. Mais rares sont les journalistes qui soulignent l'importance de cette fête pour les vénitiens.


D'autres pays aussi, ont leur tradition de feux d'artifice, d'illuminations et de parades nautiques. Je me souviens de la première fois qu'il m'a été donné d'assister à Oxford au  May Day appelé aussi May Morning, quand juste avant l'aube le premier jour de mai, tout le monde se presse au pied du campanile de Magdalen College, pour écouter le chœur d'enfants du collège chanter en latin des madrigaux et recevoir la bénédiction solennelle. Même rituel depuis 1695... Étudiants, professeurs, visiteurs, familles, il y a foule sur le pont et sur les rives de la rivière Cherwell. Il y a plein de barques, remplies d'étudiants joyeux, et les abords du collége sont noirs de monde. Parfois certains plongent ensuite du pont, puis on assiste aux danses folkloriques avant d'aller boire et se restaurer. Les pubs et les cafés ouvrent très tôt ce jour-là. Certains existaient déjà du temps du roi Henri VIII !  Réminiscence de la Floralia, cette belle fête romaine pour célébrer le printemps revenu. Souvent à Oxford il pleut ce jour-là mais lorsque j'y assistais, le beau temps était de la partie !

A Venise, il y a lurette qu'on ne saute plus des ponts pour plonger dans les eaux de la Lagune. Quelques enfants, des adolescents provocateurs parfois, s'y baignent encore bien que cela soit interdit parce que dangereux à cause de toute la pollution invisible des eaux. Comme eux, je l'ai fait dans les années 80, depuis certains ponts de Cannaregio, du côté nord de la Giudecca, à Sacca Fisola aussi du temps où il y avait encore des semblants de plage.

Mais mon meilleur souvenir est du côté des Fondamente Nuove, au bout de la passerelle. Là on y allait la nuit, en barque le plus souvent et souvent une vedette de la police éclairait soudain nos ébats dans l'eau, nous nous faisions sermonner. C'était bon enfant, les policiers tous vénitiens, eux aussi avaient été jeunes...

Mais revenons à notre fête du Redentore. Tout commence par un pont, le pont votif,, une longue passerelle montée sur des barges, le chemin qu'emprunteront le jour J les pèlerins, avec en tête le patriarche et les autorités civiles et militaires bientôt suivis par la foule des vénitiens, tous redevenus très pieux pour ce jour-là. Les rives des deux côtés sont décorées de lampions. 


Un peu partout les riverains installent des tables, des chaises et des bancs. depuis quelques années, les emplacements sont marqués au sol et attribués en priorité aux habitants devant chez eux.

Les bateaux aussi sont décorés, fleuris, aménagés. Il y en aura sur tout le bassin de San Marco et à l'entrée du canal de la Giudecca. Le soir de la fête, on y fait ripaille entre amis, en famille. L'ambiance est joyeuse en attendant le feu d'artifice, l'un des plus beaux d'Europe dit-on ici. 

 

C'est vrai qu'il est toujours impressionnant, avec les mille reflets qui font pousser des cris d'admirations au public. Quand vient le bouquet final, tous les bateaux ou presque se précipitent vers le Lido où il est d'usage de se rendre pour continuer la fête sur les plages du Lido en attendant le lever du soleil. 

 

Une bien belle fête qui, une fois encore, montre combien les vénitiens sont attachés à leurs traditions lorsqu'elles ne sont pas dénaturées par les marchands du temple ou grossièrement déformées comme le carnaval tellement éloigné de ce qu'il fut lors de sa renaissance dans les années 78/80, une série de fêtes et d'évènements spontanés où l'esprit de la Sérénissime n'était pas encore souillé par la « disneylandisation » de la ville lagunaire... et la pollution permanente du tourisme Unesco.

21 juin 2024

L'ultime dogaresse ou la Narcisse magnifique

L
es lecteurs de Tramezzinimag ont déjà souvent entendu parler des Morosini, cette vieille et importante famille patricienne de Venise. Une légende familiale les fait descendre du célèbre roi des huns, Attila. Des généalogistes affirment qu’ils sont issus de marchands venus de Mantoue. Leur fortune fut immense et leur gloire, comme leur réputation furent très tôt reconnues et ils participèrent en 697 à l’élection du tout premier doge, Paolo Lucio Anafesto. Mais ont-ils entendu parler de l'impressionnante Annina Morosini ? Une histoire à faire étouffer de rage un lecteur du nom de personne ! (1)
 
Ils participèrent donc très tôt à la vie publique de la Sérénissime et lui donnèrent pas moins de huit doges ! : Domenico en 1147, Marino en 1249, Michele en 1382, qui mourut de la peste et ne régna que quatre mois et Tommaso en 1414,  Pietro en 1474, Giovanni en 1478, lui aussi mort de la peste et qu’on enterra dans la plus grande clandestinité par peur de la contagion. Le XVIe siècle vit monter sur le trône de San Marco, en Alvise Ier, grand intellectuel, sous le règne duquel eut lieu la fameuse bataille de Lépante et qui reçut en grande pompe le roi Henri III revenant de Pologne pour coiffer la couronne de France, son descendant Alvise II fut le premier doge du XVIIIe siècle qui parvint à faire vivre la république en paix tout au long de son règne en dépit de la guerre entre les espagnols et les français. Alvise III, communément appelé Sebastiano, fut élu en 1722. Lui aussi grand pacifiste, qui sut maintenir la neutralité de Venise. On lui doit le pavement de la Piazza et la construction du dernier Bucentaure, la somptueuse galère dogale que Buonaparte fera brûler, non pas pour détruire un symbole (contrairement à la légende tellement surfaite du caporal corse), mais pour en récupérer l’or qui recouvrait la coque et les sculptures du navire. Le dernier de la famille à coiffer le corno, antépénultième souverain de la République (il y en eut 120 entre 697 et 1797, soit 11 siècles !), le transparent Alvise IV, régna de 1773 à 1778. La famille donna aussi au cours des siècles à l’Église, un grand nombre de prélats, dont trois cardinaux et un patriarche de Constantinople. (2)
Le palais Morosini Da Mula sur Canalazzo
Longtemps après la chute de la République dépecée et ruinée par Buonaparte et par les autrichiens, un autre membre de l’illustre famille fit briller à nouveau le blason de la famille. C’est par son mariage avec le N.H. Michele Morosini, comte de l’Empire d’Autriche, que Anna Sara Nicoletta Maria Rombo est devenue une Morosini. Dite Annina en famille, elle était issue d’une famille de la grande bourgeoisie génoise et naquit à Palerme en 1864. Son père était un des principaux actionnaires de la Banque d’Italie. La petite fille grandit dans le deuil de ses deux aînées, mortes très jeunes, l’une de diphtérie, l’autre de consomption, avec une mère dépressive qui reporta ses attentes et ses soins sur la seule enfant qu’il lui restait.

C’est avec ce poids que l’enfant débarqua avec ses parents à Venise, son père y ayant été nommé gouverneur de la Banque d’État. Elle raconta souvent bien plus tard combien ces années furent difficiles, avec une sorte de chape de tristesse et de silence qui recouvrait la demeure familiale. Cela renforça son caractère et fut peut-être la cause de sa détermination d’être heureuse et l’origine de sa forte personnalité. « Je voulais faire tout mon possible pour satisfaire les ambitions de ma chère mère » écrivait-elle à dans une lettre à une amie qui devait devenir mon aïeule.

Annina devint une des plus jolies jeunes filles de Venise. Gracieuse, elle était élancée, très claire de peau, elle était brune avec des yeux verts qui ne laissèrent indifférent aucun jeune homme. Ils avaient la réputation de changer de nuances selon la lumière. La grâce personnifiée. Très vite, les calle qui entouraient la demeure familiale devinrent un but de promenades des jeunes messieurs de la bonne société vénitienne. Les jours de réception de sa mère, bon nombre des dames venaient accompagnées de leur fils. Les prétendants se firent nombreux.


Celui qu’elle choisit – avec ses parents – était un beau jeune homme issu d’une des plus grandes et nobles familles de la noblesse vénitienne. Michele Morosini, dit Gino en famille, descendait en ligne directe (la famille Morosini eut de nombreux ramages) du doge Francesco dit le Péloponésiaque (1618-1694). Il avait peu de fortune, mais le titre et le rang, ce qui manquait aux Rombo, très riches mais seulement (grands) bourgeois. 
 

robe de mariée maison Worth
Le mariage eut lieu en 1885. Annina avait 21 ans. Ce fut le mariage de l’année dont le monde entier parla. Un mariage royal, mais après tout Gino  ne descendait-il pas des doges, deux femmes de son sang ne furent-elles pas reines à la fin du Moyen-Âge, l’une coiffant la couronne de Hongrie et l’autre de Serbie ? La mariée portait une somptueuse robe dessinée à Paris par Worth, Venise    était en liesse comme aux heureux temps de la République. C’était bien le mariage d’une dogaresse, surnom dont elle fut affublée très vite, sans aucune nuance péjorative. Elle était tellement jeune, tellement jolie. Le jeune couple s’installa à la Ca' d'Oro. De cette union naquit une fille, baptisée Morosina. Mais en dépit des meilleurs auspices, ce ne fut pas un mariage heureux. Gino Mosorini supportait mal les mondanités, c’était un bel homme, cultivé, intelligent mais très réservé, timide qui n’aimait pas les fêtes et les relations superficielles. Ma grand-mère disait que le sang de bien des familles vénitiennes était fatigué et l’esprit des descendants des valeureux fondateurs de la Sérénissime affaibli. Morosini quitta femme et enfant pour s’installer à Paris.
 
Restée seule, elle quitte la Ca d’Oro pour le très agréable palazzo Da Mula, dont la façade a été immortalisée par Claude Monet. Appelée la Dogaressa, seule et libre de toute attache, se mit à vivre et à agir comme telle, participant activement à la vie sociale de la ville. Son salon devint rapidement le point de mire de la vie mondaine de la Sérénissime. Elle organisa jusqu’à la seconde guerre mondiale des fêtes restées légendaires. Ses grands bals costumé, celui de la Saint-Sylvestre, comme celui de la fête du Rédempteur étaient courus par toute la société vénitienne et beaucoup d’étrangers s’y pressaient. Elle y faisait se produire les plus grands artistes européens, les meilleurs orchestres européens jouèrent à ses soirées.
 
Parfaite hôtesse, elle tenait son rang avec grâce et rigueur, se comportant toujours comme une reine sait le faire. C’est ainsi qu’elle s’attira l’amitié et le respect des monarques du monde entier. La liste est longue de toutes ces têtes couronnées qui vinrent chez elle, de l’empereur d’Autriche au Shah de Perse... « Devant son charme, des hommes importants s'inclinaient, parmi lesquels l'empereur allemand Guillaume II et Gabriele D'Annunzio. » explique un biographe : en 1894, elle rencontre le Kaiser, de passage à Venise où il rencontra le roi Umberto Ier. L’empereur passant sous son balcon fit arrêter le bateau des souverains pour monter la saluer ; Il eut cette phrase impériale « Je m’incline devant le soleil » en claquant ses talons comme les allemands savent le faire. Il s’attarda et avec sa suite sortit sur le balcon en compagnie de la comtesse. Fervente monarchiste, elle ne pouvait qu’en être ravie et son amitié pour le kaiser ne se démentit pas, même après la chute de l’Empire des Hohenzollern.
 
En 1896, elle fit la connaissance de Gabriele d’Annunzio, le Vate. Pris à son charme, lui vouant une admiration sans bornes, il l’appelait « La Beauté vivante ». Avec l’écrivain aussi, une profonde amitié naquit qui dura et a duré jusqu'à la mort de D’Annunzio. Ils échangèrent de nombreuses lettres. Pourtant, bien que parlant plusieurs langues, lisant beaucoup et sachant se tenir et parler, Annina avait la réputation de n’être pas très cultivée ni curieuse intellectuellement. Il faut bien que chez les sots et les envieux, on trouve à redire devant autant de perfection.


Ma grand-mère me raconta qu’en 1913, la comtesse, aidée par sa fille et son gendre, organisa dans sa villa de Trévise, un grand dîner en l’honneur de la duchesse douairière d’Aoste, Son Altesse Impériale et Royale était arrivée quelques jours auparavant. Parmi les invités, toute l’aristocratie vénitienne, mais aussi la grande-duchesse Vladimir et le grand-duc et la grande-duchesse Cyrille de Russie, le duc et la duchesse de Manchester, des artistes, des écrivains. Le dîner fut joyeux. Il y eut le lendemain une bagarre entre des ouvriers sardes ou génois et des vénitiens sur un campo. Les ouvriers s’étaient moqués de la comtesse et de tous ces aristocrates prétendant que la rumeur courait qu’ils faisaient des choses peu convenables lors de ces diners. Les vénitiens témoins de ces propos virent rouge et tombèrent comme un seul homme sur ces types qui se permettaient de critiquer « leur » comtesse. De tout temps, les vénitiens adorent ces fêtes qui rappelaient une époque révolue comme du temps où la pompe et la magnificence de la République était affaire d’État et cause publique. Les ouvriers sardes auraient mis en pièce sans l’intervention des carabiniers ! On ne voyait rien d’injuste dans ces fêtes. Narcissique et fière de sa liberté et de son rang, la Dogaressa ne se montrait jamais arrogante ou méprisante.

 La fantasque marquise Casati
Elle avait pourtant des tas d'occasions pour se montrer cassante. Comme avec la célèbre marquise Casati. C’est à la Casetta Rossa, chez D’Annunzio que la comtesse Morosini fit sa connaissance. Bien que voisines, les deux femmes n’avaient jamais eu l’occasion de se rencontrer. Lorsque le maître de maison fit les présentations, la Casati, de vingt ans plus jeune que la Dogaressa, lui dit: « Quand j'étais enfant, mon père me parlait de votre célèbre beauté ». Ce à quoi la comtesse répondit calmement, en souriant : « Sans remonter aussi loin, ma chère, votre mari me parlait de la vôtre tous les soirs ». Ce qui montre à quel point elle est restée belle –  - jusqu'à un âge avancé ;
mais aussi combien elle avait de l’esprit et qu'il restait très vif... Elle confiait volontiers à son entourage que son secret consistait de rester une fois par semaine 24 heures d’affilée dans son lit et de pratiquer un jeûne complet. Elle prétendait avec un certain humour que le fait d’avoir eu de nombreux amants tout au long de sa vie contribua à lui conserver plus longtemps que de raison, sa jeunesse... Ces propos renforcent l’idée que cette femme était d’un narcissisme éhonté ! De jeunes officiers, des nobles, des hommes de lettres, des artistes sont passés dans sa vie. Pourtant, elle avouait avoir rarement vécu une vraie relation amoureuse. « Ce que j'aimais le plus, c'était le goût de la conquête et d'être courtisée par de beaux hommes » lui fait dire son biographe.
Elle resta jusqu’à la fin une grande dame. Dans une Venise devenue indifférente, elle se laissa rattraper par la vieillesse, ne recevant plus que quelques intimes, sortant peu et ne se montrant plus du tout en société. Un matin, sa femme de chambre la trouve immobile dans son lit, paralysée et incapable d’articuler une phrase, Elle survécut une semaine à cette attaque d’apoplexie, ne prononça plus un mot, même à la comtesse Louis de Robilant, sa fille venue à son chevet. La plus belle femme de Venise s’éteint le 10 avril 1954. Elle avait 89 ans. La Dogaressa repose au cimetière de San Michele, dans la chapelle de sa famille.
 
 

Notes :
1  Pendant la rédaction de ce billet, j’ai repensé à un lecteur inconnu qui, en 2006, avait laissé un commentaire assez négatif et méprisant. Sous le pseudonyme de ich bin niemand (je ne suis personne), il critiquait les chroniques de Tramezzinimag mais le lisait quand même. je me demande parfois ce qu'il est devenu presque 20 ans après nos échanges qui furent assez virulents. Je n'ai jamais découvert qui se cachait derrière ce je ne suis personne. Je me demande ce qu'il a pu devenir. Toujours vendeur de pizza cultivé, arrogant et méprisant ? Tout le contraire de la comtesse Morosini. Je dédie donc ce billet à ce nessuno qui a pris vingt ans lui aussi mais lit peut-être encore et toujours notre misérable site, avec la même colère et la même hargne. Lui rappeler que Tramezzinimag existe toujours et garde des lecteurs fidèles, en rien agacés par «mon édifiante weltanschauung». Les improbables duchesses le saluent.
 
2  voir le billet sur les doges de Venise :

18 mai 2024

La part de la beauté

Je parlais à ces jeunes alumni, que j'accompagne comme je peux dans une société en train de se défaire, de l'importance de l'esthétique, et en particulier de la beauté. De sa part dans le réel. L'esthétique, cette science du sensible, longtemps désignée comme science du beau et de nos jours réduite à n'exister que comme philosophie de l'art. 
 
Les échanges sont riches, chacun évoque ce à quoi il pense immédiatement quand le mot «beauté» est prononcé. Très vite, ils sont d'accord entre eux pour dire que, comme l'argent dans un autre domaine, la beauté n'est pas une fin en soi ; qu'il s'agit d'un moyen, d'un outil. Ils peinent à définir un ordre dans la liste des choses belles. On en vient aux paysages et aux constructions humaines. Il y a des milliers de lieux dans le monde où la beauté règne, j'avance le nom de Venise bien sûr. Où mieux qu'à Venise peut-on pérorer sur le sujet ?  La Sérénissime possède quelque chose d'unique dont bon nombre de grands lettrés, écrivains ou poètes ont parlé mieux que je ne le ferai jamais. 
 
J'évoque donc Venise avec mes télémaques, après l'avoir fait avec mes propres enfants. Je me sers depuis toujours de la ville de Saint-Marc comme modèle de LA Ville, comme exemple ou mieux encore comme preuve de ce que j'essaie de leur expliquer. Lorsque cela s'avère possible, les leçons ont lieu sur place. C'était du moins en train de devenir un rite auquel la pandémie et les aléas qui suivirent ont mis un terme.
 
N'entendez pas dans ces propos, chers lecteurs, que je me prétende enseignant (Un de ces jeunes un jour m'a qualifié avec beaucoup d'esprit et sans forfanterie d'enseigneur [en-seigneur...]). Trop dilettante depuis toujours pour pouvoir m'astreindre à la discipline nécessaire, le travail de préparation et la méthodologie obligée pour donner un enseignement, je ne suis qu'un humble passeur, passionné par ce qu'il cherche à transmettre. 
 
Apparemment ce mentorat fonctionne. A une exception près, il a même donné de surprenants résultats. Je n'en tire ni fierté ni arrogance. Plutôt de la joie. Celle de transmettre l'amour de ce que j'ai appris. Comme le font les professeurs, mais aussi les artisans, tous ceux qui par leur métier font office de passeurs. 
  
Dans je ne sais plus quel texte, Kenneth White citait Buchanan l'écossais de Saint Andrews qui enseigna à Bordeaux, au Collège de Guyenne et fut le maître apprécié - moqué aussi - de latin de Montaigne. L'auteur des Essais a aimé son maître qui ne faisait que transmettre ce qu'il avait appris et qui l'avait aidé à devenir ce qu'il était. Le disciple et le maître trouvaient du bonheur dans cet échange.  
 
Il ne s'agit pas que de contenu, pas seulement de techniques et de ficelles - il y en a forcément mais elles sont communes à toutes les disciplines - il s'agit d'aider ces jeunes gens à appréhender le monde et les autres, à se connaître, à se passionner, à être curieux, inventifs... Les aider à vivre en les mettant sur la voie, la leur qui n'est pas forcément celle que la société, la famille trace pour eux...