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Non pas que ma vie à Venise soit hors du quotidien. A part le fait
d'être en chair et en os, et non plus seulement par la pensée, dans l'un
des plus beaux lieux du monde, mes séjours dans la lagune sont certes
autant de petits bonheurs retrouvés, mais j'y vis comme ailleurs. Le
quotidien y prend seulement une autre couleur. Celle des reflets sur
l'eau des canaux, des murs peints, des ciels si changeants et tellement
beaux... Mais d'autres savent mieux que moi parler de tout cela.
De quoi s'agit-il donc dans ce petit livre inspiré ? Deux personnages
que tout oppose – un critique d'art, la cinquantaine, qui vient de
perdre sa femme et sa fille dans un accident, et une jeune romancière
italienne qui connaît un succès inattendu avec un petit livre consacré à
Venise – se disputent un tableau déniché dans une brocante parisienne :
lui parce que le style évoque Vuillard, elle parce qu’il porte la
signature de son grand-père.
Après cette rencontre inattendue, ils vont partir ensemble pour Venise,
où le critique doit étudier une version peu connue d’un tableau de
Tiepolo, "Le Nouveau Monde", conservé dans une villa palladienne.
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Lorsqu'on visite la Ca'Rezzonico, après les salles gigantesques au
mobilier imposant, les damas de soie sur les murs, les plafonds peints
et sculptés, c'est un plaisir que de se retrouver dans de longs
corridors aux tons pastels, donnant sur de jolies petites pièces très
intimes couvertes de stuc rose, vert ou bleu ciel. C'est là, dans un
parfum d'huile de lin et de cire d'abeille, que sont installées les
fresques de Tiepolo. Souvent la lumière, dansant sur les miettes de
marbre poli qu'on appelle ici le terrazzo, donne à ces salles un
délicieux air de maison de famille. J'ai ressenti la même atmosphère un
après-midi d'été au petit Trianon à l'étage des enfants, un couloir
peint à tempera éclairé par le soleil, les portes ouvertes sur de
petites
salles presque humbles mais très belles de proportion. Une noble
simplicité. Ce que le XVIIIe siècle a su produire d'harmonie et de grâce
est contenu dans ces minces espaces qu'un soleil joyeux éclaire dans le
silence du jour, arrachés comme par faveur au luxe et à l'ostentation
du reste du palais. C'était bien le meilleur écrin possible pour
présenter cette série de peintures joyeuses et fantasques qui, à chaque
fois que je leur rend visite, me donne l'impression d'être à une autre
époque et rend l'illusion quasi parfaite : ces êtres vus de dos semblent
vivants. Les polichinelles dans la pièce à côté vibrent et frémissent.
On entend presque la musique de leurs instruments et le son de leurs
voix. Enfant, je rêvais de demeurer là après que le musée soit fermé.
J'étais convaincu que la nuit tout ce monde s'animait pour de bon et,
descendant des parois, dînait, s'amusait, dansait jusqu'au petit matin.
Parfois le lendemain, une coupe de champagne renversée sur le sol, un
peigne d'écaille, des miettes intriguaient les gardiens et ils
maudissaient à chaque fois les femmes de ménage trop pressées qui
n'avaient pas bien nettoyé ces petites salles éloignées. Il est de ces
mystères à Venise...
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