A un moment où le monde entier commence à réaliser que la pandémie annoncée qui bouscula toutes nos vies n'a pas fait les millions de morts annoncés et que partout la pression s'allège, que les langues se délient et que bon nombre d'entre nous se disent que finalement, on a un peu surjoué le danger planétaire, il est bon d'imaginer le retour à une vie normale. A Venise, cela passera comme en France ou ailleurs, par l'abandon du masque, par l'arrêt des contrôles et de la défiance et à la fin de cet ignoble passe sanitaire ou vaccinal imposé par des gouvernants largement dépassés et parfois ridiculisés par leurs phrases à l'emporte-pièce. Mais surtout, cela passera par le bonheur retrouvé de la passeggiata entre amis, de tous âges, de tous milieux, des tournées de prosecco, spritz et ombre di bianco (o rosso), en se pourléchant devant les plateaux attireants de ciccheti et des tramezzinini pris debout, sans avoir à se défier de son voisin qui éternue ou parle du nez. On pourra reprendre nos périgrinations selon l'inspiration du moment : faire les magasins, aller au théâtre, au concert, au cinéma, dans les musées, sans avoir à brandir d'ausweis. Et puis tant pis si les touristes sont revenus, tant pis si cela redevient comme avant entre les ignorants qui confondent le ponte des Pailles avec le pont de soupirs, la salute avec San Marco et s'affollent du prix d'un chocolat chaud ou d'un capuccino sur la Piazza.
Commençons donc notre nouvelle promenade par un apéritif à une terrasse. Pourquoi pas le Zanzibar, au pied du campanile de santa Maria Formosa, puisque nous sommes dans le quartier. Après une pensée pour le vainquer de la bataille de Lépante dont les appartements étaient au-dessus du café de l'Horloge, la visite du Palazzo Grimani s'imposait.
Il y a si longtemps. Les yeux remplis de toutes les merveilles que ces deux palais contiennent, après un passage par la librairie de la Querini Stampalia qui présente de bien belles choses, le café au pied de l'église est le meilleur endroit pour entamer la passeggiata. Le spritz y est amoureusement prépare et servi avec le sourire, tout le monde se connait ou presque, les enfants jouent autour sans gêner les parents et les autres. Quelques patatine, et beaucoup de choses à se raconter. les vénitiens adorent les potins et les échangent vont bon train. Un régal permanent que d'entendre mêlées les conversations autour de soi, en dialecte ou en italien mais toujours avec cet accent délicieux qui me rappelle toujours combien nous sommes différents en France où Louis XIV, qui rrroulait les rrr pourrrtant nous a privé du délice gourmand de la musique des dialectes, les « langues régionales» comme on disait à Science Po - avec un léger mépris dans la voix - quand ici, quelque soit son origine sociale, on s'exprime dans la langue qu'utilisait Goldoni et Casanova. Nulle condescendance chez les italiens.
Cela me remet en mémoire un épisode assez drôle vécu avec mon ami Antoine Lalanne-Desmet qui travaillait alors pour RFI et la RTS. Nous étions sur un tournage consacré à la Venise décrite depuis des années dans Tramezzinimag, celle de mes années de jeunesse, celle qu'évoque aussi un autre ami très cher, Francesco Rapazzini dans un livre paru chez Bartillat en 2018, que je recommande aux lecteurs dont il fera les délices. Ils auront certainement lu dans les chroniques de l'époque mes commentaires sur l'ouvrage de Francesco.
J'ai déjà raconté l'anecdote. L'enfant aujourd'hui a grandi. il ne se souviendrait certainement pas de notre échange si je ne lui en parlais pas à chaque fois que je le rencontre. Sa famille n'habite plus la corte del Milion, mais non loin des Schiavoni. L'entreprise familiale de restauration semble florissante et l'adolescent grandit comme tous les vénitiens de sa génération, skate et promenades en barque, la musique à tue-tête avec ses aînés.
Mais retournons dans la fameuse corte. Nous nous promenions le nez au vent, Antoine brandissant son micro chaque fois que je trouvais des choses à dire sur les lieux que nous traversions. Parfois, il s'adressait à des passants. L'idée était de remplir sa machine de sons et de paroles afin de préparer son montage. Près du puits, un groupe d'enfants jouait, sans se péoccuper le moins du monde des passants. Appuyé sur la margelle, je les observais avec délice, pensant à ces vers de Mario Stefani qui s'adaptaient si bien au spectacle que j'avais sous les yeux :
I zoga i fioi nel campo
no, no i me disturba
go imparà ad amor sto' ciasso
sto' rumor
fato de amor. * (Mario Stefani)
Le groupe d'enfants s'amusait à un de ces jeux que les enfants des villes ont délaissé partout ailleurs depuis longtemps, chassés par la circulation automobile, la foule toujours pressée et les mirages de la télévision et aujourd'hui des jeux vidéos. A Venise, rien n'a vraiment changé bien que la population des moins de quinze ans ait diminué ces dernières années de plus de 70%. Comme les chats, les enfants ont disparu dans beaucoup d'endroits où on les croisait par nuées, comme des volées de moineaux, au sortir des écoles, sur les campi, les ponts et dans les rues. Venise est un rêve pour les enfants. Aucun danger, même un bain forcé dans l'eau d'un canal sales et boueux mais peu profond, ne comporte pas d'autre risque qu'une crise d'urticaire. Les enfants jouaient donc comme ceux que décrit le poète. Des gamins du quartier. Parmi eux un petit bonhomme au joli visage de pierrot souriant reprenait son souffle à côté de moi en regardant les autres poursuivre leu partie endiablée. Nos regards se croisèrent. Je lui demandais
- Tu habites ici ?
Après m'avoir observé de haut en bas, il me répondit dans un sourire :
- Oui, Juste là » en pointant son doigt vers la maison à la façade ornée de vestiges très anciens, la maison - présumée - de Marco Polo. Sa petite voix d'enfant chantait avec l'accent vénitien. Antoine s'était approché et sentant en bon professionnel qu'il fallait enregistrer, il tendit son micro. Cela ne sembla pas impressionner le petit.
- Cette maison-là ?».
Il haussa les épaules comme pour marquer l'évidence.
- Ben oui, c'est la que je vis avec ma famille et là-bas c'est ma grand-mère». Une vieille femme un peu ronde était assise avec d'autres personnes sur des chaises du café voisin.
- C'est la maison de Marco Polo !»
- Oui» dit-il.
- Et tu sais qui c'était, Marco Polo ?
- Ben oui ! C'est le monsieur qui a inventé la Chine !»
Je restai bouche bée devant ce magnifique mot d'enfant. Un petit chinois parlant le vénitien qui habite à l'emplacement de la maison et des entrepôts de la famille Polo et a tout cadré dans une présentation de la réalité d'une incroyable efficacité. Cela ne s'invente pas. Antoine me jeta un coup d'oeil entendu. Nous avions envie de rire mais l'enfant n'aurait pas crompris. Nous ne pouvions pas nous moquer de lui. Après tout par le récit de ses voyages et par tout ce qui en a découlé, on peut après tout suivre l'avis péremptoirement annoncé en vénitien par un petit garçon chinois pas plus haut que trois pommes.
Mario Stefani aurait adoré cet échange. Le poète aurait su en faire quelque chose de bien joli. Nous sommes rentrés Antoine et moi, sous le charme de cette rencontre et de ce bon mot que nous nous répétions en chemin. Les enfants, et particulièrement les enfants de Venise savent les sortilèges qui rendent tout unique sur les bords de la lagune. Hugo Pratt avait raison, il y a quelque chose de plus qu'ailleurs dans l'air de Venise...
* « Les enfants qui jouent sur le campo/ne me dérangent vraiment pas/j'ai appris à aimer ce vacarme/ce bruit/tout rempli de joie. » (traduction Tramezzinimag)