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15 septembre 2017

COUPS DE CŒUR N°53

Les aléas de l'informatique, la chaleur accablante de l'été, les nombreux déplacements ont retardé la publication de ce 53e coups de cœur initialement prévu pour le 25 août. Que nos lecteurs veuillent bien nous excuser pour ce contretemps. Au passage, s'il y a parmi les lecteurs de l'ancien TraMeZziniMag des gens qui auraient eu l'idée géniale d'enregistrer sur leur disque dur des numéros précédents de cette rubrique (entre 2005 et le fatidique mois de juillet 2015), nous serions ravis de pouvoir en obtenir copie afin de les ajoutes aux archives du nouveau blog comme cela nous est souvent demandé.  

François Lerbret
Le Labyrinthe et le rêve
Venise, Rome
Le Temps qu'il fait.
2017. 96p.
TraMeZziniMag voit ses antennes se dresser dès qu'un titre apparait se référant à Venise. Lorsqu'un ouvrage vient au monde par la volonté d'un éditeur que nous apprécions particulièrement et dont la ligne éditoriale correspond tout à fait à ce que nous aimons lire, dont jamais aucun livre ne nous a déplu (le catalogue ICI et que le soin apporté à la mise en page, à l'impression, à la ouverture comme c'est le cas des éditions Le Temps qu'il fait, que dirige avec maestria Georges Monti, nous ne pouvons que le mettre en avant et tenter de contribuer avec nos faibles moyens, à sa promotion. Le premier livre de François Lerbret, professeur de lettres classiques à Lyon est de ceux-là et si j'avais le bonheur et l'opportunité de faire renaître la présence du livre français à Venise, il occuperait le centre de la vitrine. Musicien de jazz et amoureux de l'Italie. On imagine le bonheur de l'avoir pour enseignant si du moins les lycéens ont encore un peu de jugeote. Son livre ? Il évoque tout ce que avec Lo Spirito del Viaggiatore, nous défendons depuis la création du site. Mais de quoi s'agit-il ? Laissons l'auteur s'expliquer : «Il ne s’agira pas ici de figer telle ou telle vision pittoresque par l’écriture ni même de proposer un itinéraire inédit à un éventuel voyageur, mais plutôt de suggérer ce que l’on a cru voir circuler dans une contemplation plus ou moins attentive. C’est ce résidu visuel qui fait de l’impression confuse une certitude poétique que le lecteur pourra peut-être glaner çà et là. Et puisque la culture classique (histoire, mythes, langues) tend à s’effilocher au point de devenir imprécise à beaucoup, puisque l’on voit à notre époque les explosifs ou l’abandon venir à bout de Palmyre, Hatra, Pompéi ou Leptis Magna, il m’a paru important de perpétuer d’une manière ou d’une autre la polysémie de lieux familiers dont la précarité m’était précieuse.»Avec ce livre, qui devrait être considéré comme un indispensable pour le voyageur - n'employons plus le mot touriste qui, à Venise en particulier, a pris un sens péjoratif voire vulgaire que Stendhal n'aurait pu imaginer. Il s'agit au fil des pages de faire émerger une "sensation poétique plutôt que de plagier la réalité, cette manière de confronter l’immuable et le renaissant en cherchant à vivre le déplacement comme une traversée du temps". TraMeZziniMag ne pouvait pas ne pas recommander ce bel ouvrage qui s'avère bien plus qu'une contribution àl’ordinaire littérature de voyage mais l"a version personnelle d’un thème déjà beaucoup joué, une narration rêvée «contredisant la chronologie fougueuse du monde» La quatrième de couverture en dit long, mais les deux premières lignes de l'avant-propos déjà parlèrent à mon cœur : "Il y a aujourd'hui autant d'intérêt à écrire sur Rome et Venise que d'ajouter un mot de trop à une phrase trop longue." Mais l'auteur en rajoute pour m'atteindre dans le mille : "J'espérais que le déplacement dans l'espace fût également un voyage dans le temps et, ici ou ailleurs, cette impression ne m'a jamais quitté"... Voilà donc un ouvrage qui s'inscrit totalement dans notre vision du Voyage en général et de Venise en particulier. Tout le livre est ainsi un bonheur, l'auteur nous invite à contempler ce qu'il contemple et nous offre la clé de ce ressenti que nous pensons être les seuls à percevoir, ce sentiment surprenant d'une proximité immédiate avec la ville, "intimité immédiate et inconditionnelle" qui permet aux âmes les plus pures de découvrir les portails magiques comme celui par lequel Hugo Pratt fait s"échapper de l'histoire Corto Maltese  à la fin de Fables de Venise. François Lerbret connait bien l'alchimie qui nous rend Venise indispensable. Et quand il nous amène à Rome, le charme, loin de se diluer ou se rompre, s'intensifie et nous le suivons au fil des mots, tenus en haleine par la poésie de ses phrases et la sincérité de son amour pour ces lieux. En le lisant, j'entendais dans ma tête cet air magnifique d'Arvo Pärt, Spiegel im Spiegel pour violon et piano. Faites l'expérience lisez le beau petit ouvrage de François Lerbret en écoutant cette musique et la magie opèrera, et comme moi vous aurez envie sur le champ de remercier l'auteur et son éditeur pour ce joli cadeau...

Bernard Mandon
Belleville tropical
L'Harmattan. 2017
C'est un quiproquo qui a mené ce livre jusqu'à la rédaction. Un bar à vin parisien bruyant comme le sont hélas trop souvent ce genre d'établissements, quelques verres d'un délicieux nectar et le discours enthousiaste d'un type à la table voisine m'ont amené à lire un roman policier que je n'aurai jamais ouvert si je n'avais pas entendu la vénitienne quand il s'agissait en réalité de la vietnamienne... Parmi les services de presse, il y a tant d'ouvrages qu'on ne parvient pas à lire. Pour TraMeZziniMag, la tâche est relativement simplifiée. Nous ne parlons en général que de ce qui a trait à Venise en langue française, parfois en italien ou en anglais. Mais là, cherchant le moment où apparaitrait cette fameuse vénitienne, votre serviteur s'est pris aux mots et le rythme très cinématographique du roman, le caractère des personnages principaux, l'énigme en elle-même, tout fonctionne tellement bien que, non seulement on prend un plaisir fou à suivre le héros, policier banal dans un Paris méconnu, mais on y rentre vraiment. Tout se passe à Paris, dans le quartier de Belleville. Plusieurs agressions de femmes asiatiques se produisent. Des tensions inhabituelles et des manifestations de la communauté asiatique inquiètent les pouvoirs publics. Au départ, le cadavre d'une jeune Vietnamienne déposé sur un trottoir au milieu des poubelles... Assassinée. Brochard et ses collègues de la PJ sur le pied de guerre, l'enquête peut débuter. Différentes communautés se croisent, s'affrontent, le racisme n'est pas loin et la mort rôde. Ce livre offre une vision sociale de la réalité à travers des personnages souvent dépassés par les péripéties auxquelles ils sont confrontés. Classique mais cela fonctionne du début à la fin. Un excellent roman policier. La dernière page terminée, il m'a semblé intéressant de faire profiter les lecteurs de TraMeZziniMag de cette sympathique découverte.

Las Hermanas Caronni 
Baguala de la siesta
Label CD. 2017
Navega Mundos
Les Grands Fleuves / L'Autre Distribution, 2015
Une révélation au sens le plus sacré du terme. Deux sœurs, deux voix, une clarinette, un violoncelle. Une merveille que ces disques le premier paru en 2011 et réédité cette année. et le second sorti en 2015. Laura et Gianna, deux jumelles, nées en Argentine, le pays du tango, ont accosté sur les rivages européens dans les années 90 et la magie de leur musique ne fait que grandir.  sont deux musiciennes qui jouent ensemble depuis toujours et qui ont développé un répertoire musical très original qu'elles ont glané aux quatre coins du monde et ça swingue. Pourtant leur jeu comme les morceaux interprétés  respirent leur formation classique et la mayonnaise prend parfaitement. Les deux sœurs sont des passionnées, elles chantent les poètes qui leur sont chers : Rainer Maria Rilke, Gabriel Garcia Marques… Et on entend au loin leur affinité première et toujours présente avec la musique classique. Leurs voix se mêlent au son des instruments avec la magie de la langue espagnole tellement appropriée pour ce genre de musique. De belles émotions avec ces deux CD dont ion ne se lasse pas. Écoutez et vous serez vous aussi sous le charme !

David Hockney, 
82 portraits et une nature morte
exposition du 24 juin au 22 octobre 2017
Ca'Pesaro, Galleria d'Arte Moderno
Tous les jours sauf le lundi, de 10 à 18 heures.
Depuis juin, on peut voir à Venise, dans les salles du musée d'art moderne de la Ca'Pesaro, une série de peintures du célèbre artiste britannique, la première exposition de cette envergure jamais organisée dans un musée italien. Inaugurée sans tambour ni trompette, voilà une mostra à ne louper sous aucun prétexte. Parce qu'il s'agit d’œuvres originales de David Hockney, parce que ses peintures ne sont pas visibles partout et qu'il s'agit d'une série de portraits réalisés toujours de la même manière par le peintre. Même fauteuil, même décor réduit au maximum et même délais de trois jours pour la pose. Plus qu'une série de portraits, cette présentation s'avère être un catalogue de l'univers privé de l'artiste, mais aussi une taxonomie des types humains, réflexion sur la peinture en tant que medium de première importance. L'exposition est tout cela en même temps. Incroyable Unicum d’œuvres qui présente un extraordinaire intérêt artistique,  clin d’œil à la Biennale voisine. C'est aussi une magnifique leçon de peinture où comment peindre un fauteuil bridge , toujours le  même sur lequel Hockney fait s'asseoir pour trois jours de pose, ni plus ni moins, des amis, des connaissances, des personnes avec qui il travaille. On y voit Larry Gagosian, le galeriste de Los Angeles, le grand artiste américain John BaldessariLord Jacob Rothschild, Barry Humphries... La muséographie particulièrement soignée et colorée pour s'associer aux couleurs des tableaux présentés, les formats, le parcours, tout concourt à faire de cette exposition un des évènements artistiques de l'année en Europe. Tout cela est dû au talent de la curatrice Edith Devaney (elle-même portraiturée par Hockney). Un atelier-laboratoire permet aux visiteurs de réaliser leur autoportrait à la manière du peintre à l'aide d'une série de modèles, papier et feutres fournis. Catalogue de l'exposition édité par Skira. La genèse de l'exposition expliquée ICI

08 juillet 2017

COUPS DE CŒUR (HORS-SÉRIE 35) : "Vedro con mio diletto" interprété par Jakub Józef Orliński, Vivaldi chanté comme en rêve...


c'était ce matin dans l'atmosphère unique, à la fois détendue et très concentrée d'une émission de France Musique, en direct et en public depuis Aix en Provence, sous la férule de l'inénarrable Patrick Lodéon, le jeune contre-ténor en bermuda se nomme Jakub Józef Orliński. il est accompagné par le tout aussi jeune et brillant pianiste Alphone Cemin. Un moment de pur bonheur partagé comme entre amis. Grande émotion. Le jeune polonais, solaire et passionné est l'un des cinq Lauréats HSBC de l'Académie 2017 du Festival. 

Une découverte émouvante que cette nouvelle voix dont on m'avait parlé à Venise, mais que je n'avais jamais eu le bonheur d'entendre da vivo. Une fois encore l'Académie va au-delà de l'attente de son public et c'est une grande joie que de sentir cette complicité qui lie ces jeunes musiciens et se transmet au public du festival. que cela est bon et doux dans ce monde de barbares. 
Józef Orliński est en train de se frayer de manière fracassante une place de tout premier rang  sur la scène internationale. Avec un timbre superbe et percutant, une maîtrise stylistique irréprochable et une présence scénique à couper le souffle, ce jeune artiste humble et très simple s'excuse presque d'avoir autant de talent et de facilités. C'est un bosseur, un passionné et un pur et nous n'avons pas fini d'entendre parler de lui. 
Je n'ai pas été autant ému dans ce répertoire depuis James Bowman. est promis à un avenir glorieux. Hâte de l'entendre de nouveau. Il sera à Paris en janvier prochain avant une tournée en Espagne, en Angleterre et à New York. Ne pas le manquer !

14 décembre 2016

COUPS DE CŒUR (HORS-SÉRIE 34) : Venise, le miracle permanent du Giardino delle Maraviglie


Hugo Pratt en aurait fait un chapitre d'une des aventures de son Corto Maltese. En d'autres temps Casanova, Rousseau, Byron ou d'Annunzio n'auraient pu ignorer ces lieux. Tramezzinimag invite ses lecteurs à une promenade dans un lieu méconnu, caché. Derrière de hauts murs, un jardin reclus qui n'abrite pas des nonnes mais des femmes privées de liberté par la justice : le jardin merveilleux de la prison des femmes de Venise.

Mai 2016. Par une superbe journée, chaude et ensoleillée, nous débarquons du vaporetto à Sant'Eufemia, pour compléter le tournage du reportage que la RTS a commandé pour son émission Détours en juillet prochain. Depuis plusieurs semaines, nous tentons en vain de contacter des responsables de l'administration pénitentiaire italienne afin d'obtenir l'autorisation de visiter la prison pour femmes de la Giudecca. Notre objectif : suivre ces femmes qu'une association accompagne pendant leur détention pour les aider à conserver ou à retrouver leur dignité. La prison, un ancien couvent, abrite un grand jardin potager, l'un des derniers vestiges de la Giudecca d'antan, où fruits et légumes, vignes et pâturages étaient nombreux. Les détenues entretiennent le jardin, récoltent et cueillent ce qu'il produit et vendent chaque semaine, devant l'entrée de la prison, la récolte du moment. Elles fabriquent aussi des produits cosmétiques à base de plantes qu'elles cultivent ici-même.
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Le centre de réclusion comme on dit dans le langage officiel, est installée dans un ancien monastère fondé au XIIe siècle. En 1600, le couvent devient un hospice dévolu à l'accueil des prostituées repenties. D'où le nom de la fondamenta sur laquelle donne la façade principale du couvent et celui de la calle delle Convertite. A première vue, lorsqu'on arrive sur le petit campo San Cosma (ou Cosmo) avec sa petite église Renaissance, et qu'on passe le pont qui enjambe le rio de San Eufemia. rien ne permet d'imaginer qu'on approche d'une prison... L'endroit est bucolique et silencieux. De l'herbe partout, des arbres, un filet de pêche et une vieille vigne au tronc noueux... Quelques mètres le long du quai , et le promeneur se retrouve devant un bâtiment austère, plus haut que les autres précédé d'une église. Une plaque ancienne évoque Marie-Madeleine qui donna son temps au couvent, et les femmes converties à Dieu. Soumises à la règle de Saint Augustin, les ex-filles de joie vivaient des bénéfices d'une imprimerie qui fonctionna jusqu'en 1561. Sous la domination autrichienne, les religieuses furent chargées, dès 1859, de l'accueil et de la surveillance des femmes incarcérées, la supérieure devenant ainsi directrice de la prison. 
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On parle beaucoup de nos jours des jardins partagés. L'idée de mettre à disposition un espace de culture a pris d'année en année tout son sens dans les villes, au milieu de communautés souvent dépareillées, aux liens sociaux instables ou inexistants.Mais un jardin partagé, c'est aussi un lieu où l'on respire un air différent de son propre quotidien. la définition de l'organisation internationale des jardins partagés est claire :
"Un jardin partagé ne se décrète pas, il prend tout son sens parce qu'il répond aux attentes et aux besoins des habitants d'un lieu. Réunis en association les habitants gèrent le jardin au quotidien et prennent les décisions importantes collectivement."
A la prison de femmes, la nécessité du milieu carcéral a obligé les initiateurs du projet, il y a un peu plus de vingt ans, à faire quelques aménagements au principe de base de ces jardins. En prison on paye pour une faute commise. L'impérieux dénominatif commun pour toutes ces femmes est la privation de leur liberté. Elles n'ont pas d'autre option que l'assumer. L'association les aide non pas à le supporter, mais à conserver leur identité, à préserver leur dignité et à se reconstruire en partageant un projet commun autour de la vie du jardin. 
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Chaque jour, encadrées par les membres de l'association, ces dames jardinent. Tout au long de l'année, elles binent, sarclent, ratissent, plantent arrosent et cueillent selon le principe de la biodynamie un terrain de 6000 m². Tout au long de l'année, tôt le matin de chaque jeudi, les bénévoles de l'association et quelques détenues sortent par la grande porte du vieux bâtiment. Elles installent un bancarello, comme tous les fruttivendoli de tous les marchés du monde, et installent leur marchandise. légumes et fruits, des fleurs parfois, des herbes, le tout en abondance.


Le jour de notre première visite, trois détenues étaient derrière le comptoir. Des femmes venues d'Europe centrale, âgées de 25 à 40 ans. Sur une table, à côté de la caisse, un rayon de produits cosmétiques, des crèmes et des lotions labellisées bio, comme l'ensemble de la production du jardin qui a reçu le label de l'agriculture biologique en 2007. Souvent, les ménagères de la Giudecca, avec leur chariot font la queue, se disputant presque les bottes de poireaux ou les belles salades... Il faut dire que les serres du potager produisent de nombreuses variétés typiques de légumes de la lagune : radicchio (chicorée) de Trévise, de Vérone ou de Castelfranco, brocolis de Creazzo, artichauts violet de Sant'Erasmo, olives, poivrons et piments, plantes aromatiques anciennes... Les prix sont très bas. Directement du producteur au consommateur ; pas d'intermédiaire, pas de coût de transport ; pas d'engrais ni de conservateurs. Ces dames font leur compost, récupèrent les eaux de pluie et utilisent les semences issues de leur production. La biodynamie dans toute son essence et de depuis des années !



Et parfois, quand le cageot se vide et qu'il n'est pas trop tard, on va chercher pour la cliente habituée quelques pommes de terre de plus, ou des tomates. Comme dans tous les marchés, on papote, on rit, on échange des recettes... Une atmosphère bonne enfant qui semble beaucoup plaire aux détenues présentes qui, si elles restent très réservées devant notre micro et ont un peu peur de parler d'elles, nous révèlent en off ce qui leur a valu d'être enfermées là, leurs attentes et leurs espoirs. L'une d'entre elles parle un peu français. Sa famille est à Marseille. Elle est un peu triste car ses enfants sont là-bas et elle est ici pour encore pas mal de temps. Une autre nous pose des questions sur nos vies, d'où nous venons, combien de temps nous restons. Mais une cliente, une vieille dame joliment pouponnée, vient d'arriver et il faut la servir.



Les autorisations pour la visite du jardin et les prises de son avec les détenues ne nous sont jamais parvenues. Une autre fois peut-être. Nous avons heureusement pu nous entretenir avec des membres de Rio Terà dei Pensieri, la coopérative qui gère les activités de la prison, la production maraîchère, le laboratoire de cosmétique, mais aussi l'atelier de confection de vêtements avec sa boutique de Castello. Un petit film réalisé pour une chaine privée montre les détenues et les bénévoles de la coopérative dans le fameux Giardino delle Maraviglie :

07 décembre 2016

COUPS DE CŒUR (HORS-SÉRIE 38 ) : Pierre Bonnard et Les Exigences de l'émotion

 Rogi André, la palette de Bonnard, 1930
Tramezzinimag reçoit depuis sa création de nombreux services de presse. Grands et petits éditeurs savent l'impact des nouveaux medias sur les ventes de leurs livres et ne manquent pas de nous adresser leurs publications. Parmi les envois, souvent faits à la chaîne par des stagiaires inexpérimentés, certains ouvrages retiennent particulièrement l'attention de notre (petit) comité de lecture. La plupart d'entre eux sont bien sûr en lien avec Venise, d'autres traitent d'art, de littérature ou de philosophie. Tramezzinimag se veut LE magazine des Fous de Venise et en tant que tel, il cherche à trouver un lien avec tout ce qui se publie de bien et de beau - avant tout en langue française - parce ce que nous l'assimilons à la Venise que nous aimons dépeindre et que nous défendons becs et ongles. Nous ne citons pas toutes les parutions, loin s'en faut. 

Parfois, un bijou apparait. A la gourmandise qu'il y a à découvrir ainsi un ouvrage qui nous aurait peut-être échappé - tellement de titres sont publiés chaque semaine - s'ajoute le plaisir du partage avec nos lecteurs. Traitez-moi d'élitiste et de snob si vous le voulez, mais dans une époque aussi sombre, pauvre et monochrome que la nôtre, tenter de faire jaillir les couleurs et les sons qui sont comme un été indien perpétuel pour le cœur, contribue de chasser la pluie et la froidure qui obscurcissent nos jours. Mais laissons la grandiloquence qui en fera se moquer plus d'un et venons en aux faits. 

Nu dans un intérieur, 1912-1914
Tramezzinimag à la prétention de continuer, vaille que vaille, d'être un passeur de ce sentiment permanent de joie et de beauté, parce que c'est de Venise toujours dont il s'agit ; de l'amour immensurable que nous lui portons tous, vous et moi, et parce que nous prétendons que Venise, quoiqu'on en dise parfois dans ces pages, est symbolique de cette union divine de la Joie et du Beau. Le reste n'étant que billevesées. C'est de civilisation dont il s'agit pas de mode. Ainsi, lorsqu'un éditeur prend la peine d'accompagner un service de presse par une carte autographe ; quand non seulement il envoie l'ouvrage dont nous souhaitions parler mais en ajoute un second, complémentaire du premier ; quand, une fois le paquet défait, on a devant soi deux beaux livres, soignés et élégants, on est évidemment séduit. 

L'éditeur en question, beaucoup d'entre vous le connaissent. Il a pour (joli) nom François-Marie Deyrolle (1) et sa maison se nomme L'Atelier contemporain. Les deux ouvrages dont il est question ici : Les Exigences de l'émotion, entretiens et articles du peintre Pierre Bonnard et les Observations sur la peinture de l'artiste, recueil de ses notes et de croquis réalisés dans ces petits agendas de poche que le XIXe siècle a inventé.


Un régal, un vrai que ces deux petits livres dont la très réussie conception graphique est de Juliette Roussel qui travaille avec l'éditeur depuis le début. C'est un bonheur que de parcourir ces pages et de se plonger peu à peu dans la pensée et les réflexions de ce grand artiste. Lorsque j'étais étudiant à Venise, un professeur que j'avais en Histoire de l'Art (2), m'avait conseillé de lire l'ouvrage du neveu de l'artiste, Antoine Terrasse. Je n'avais trouvé qu'une monographie dans le catalogue de la Querini Stampalia où nous passions nos soirées avec mes amies Violaine et Rebecca. Ma mère m'envoya cet ouvrage,  Bonnard, Étude biographique et critique, paru chez Skira, en 1964. 

Gisèle Freund, Pierre Bonnard au Cannet, 1946.
Grande émotion que cette découverte ! L'esprit de l'artiste collait tellement à ce que je ressentais sur l'art et l'écriture et que je n'avais jamais vraiment réussi à exprimer. Je découvris bien plus tard Correspondances, ce superbe ouvrage entièrement dessiné et écrit de la main du peintre paru peu de temps avant sa mort (qui figure en deuxième partie des Exigences de l'émotion), offert par mes parents pour un anniversaire. J'ai conservé mes notes d'alors. En haut de la première page du carnet où je notais en vrac mes cours et mes idées du moment, ces mots de Michel-Ange
"La conception de la Beauté ne doit pas se réduire à une impression sensuelle..." 
Le travail de Bonnard, sa recherche sur la couleur, le mouvement, les formes. ce fut pour moi une de ces rencontres esthétiques fondamentales qui nous font avancer intellectuellement. Si après de multiples essais j'ai laissé dans notre grenier des Chartrons palette et pinceaux, conscient de mon absence totale de talent et que je me suis consacré à l'écriture, c'est en grande partie à la proximité de l’œuvre de Pierre Bonnard et des Nabis (3), et à sa pensée sur l'art. Non pas seulement sur l'art, en vérité mais sur la vie et la conscience de sa finitude, inexorable et qu'il nous faut aborder sans crainte ni mélancolie. 

La palette de Bonnard
Les deux ouvrages sortis en début d'année ont donc trouvé place à côté de l'ouvrage de Terrasse. La lecture de la préface d'Alain Lévêque est un régal, une mise en bouche qui donne envie de courir découvrir ou redécouvrir les peintures de Bonnard. Au fil des mots, on voit s'animer l'artiste et cette silhouette connue, ce visage familier s'animent. L'auteur de ces très belles pages, ancien rédacteur en chef du Courrier de l'Unesco dont j'étais un fervent lecteur du temps de mon passage à Sciences Po, est un habitué de la maison Deyrolle, il y a notamment publié Bonnard, la main légère et un récit qui m'a chamboulé il y a quelques années et que je recommande aussi aux fidèles lecteurs de Tramezzinimag, La Maison traversée, paru en 1999. Texte émouvant à la recherche du pourquoi du besoin d'écrire, ce questionnement qui nous est si familier. "Pour vivre davantage et parler plus juste". Une réelle parenté de pensée existe dans les pages personnelles de l'auteur et celles qu'il consacre au peintre. N'est-ce pas ce qui fait dire d'un auteur qu'il est vraiment écrivain bien loin au-dessus de ceux qui prétendent écrire et il y en a tellement... De même la connivence évidente de l'éditeur avec les auteurs et les titres qu'il choisit de publier. Là encore, ce qui fait la différence entre un éditeur et un producteur de livres... 

Quelle joie donc de lire cet ouvrage rempli de jolis mots, percutants, sensibles et efficaces puisqu'ils donnent au lecteur la sensation de vivre avec l'auteur et son sujet un moment privilégié. Comme si nous avions poussé avec lui la porte de l'univers intime de Pierre Bonnard. Le Lapsang-Souchong qui fume dans la jolie tasse bleue et le chat qui ronronne près de moi, la musique de Johann Johannsson (4), sont-ils complices de cet état d'âme, alors que le jour se lève à peine ce matin sur mes mots à moi ? Forcent-ils mon état d'esprit, donnant à l'émotion que m'ont procurés ces deux livres de l'Atelier contemporain une densité déplacée ? Peu importe. Ce qui compte c'est Bonnard. Ce qu'il était réellement , et puis que ces pages nous montrent comment regarder l'œuvre du peintre. Comme l'a dit Aimé Maeght qui fut son ami en dépit de la grande différence d'âge : "Bonnard est Le Peintre"

Bonnard et Roussel à Venise. Photographie de Vuillard. 1899
Je me suis souvent demandé ce qu'aurait donné dans l’œuvre de Bonnard un long séjour à Venise. A ma connaissance, mise à part la célèbre photo prise par Vuillard, on ne sait rien de l'activité de Bonnard pendant ce court voyage de jeunesse, en 1899. Des croquis, des peintures, des lettres ? L'idée de recherches et d'un texte à venir pour votre (ignorant) serviteur... C'est le midi de la France qui, après la Normandie, a été sa terre d'élection. Les couleurs et la lumière toujours. Qu'en eut-il été des reflets et des formes si Bonnard avait peint Venise ? J'ai lu quelque part qu'il aimait les étoffes à carreaux. On sait qu'il était gourmand des estampes japonaises. Ces détails et tout ce qui est écrit par Alain Lévêque et auparavant par Antoine Terrasse ou Albert Kostenevitch, peuvent aider à imaginer combien Venise aurait gagné à être peinte par Bonnard. Après Turner, Monet, Marquet... Bonnard aimait aussi André Suarez qu'il a beaucoup lu. J'imagine leurs conversations. Sur Venise, sur le Titien (cf Bonnard par André Giverny in- La France Libre, citée dans Les exigences de l'émotion, pp. 68-69) 

F.-M. Deyrolle par Ann Loubert
Tramezzinimag, toujours sur la brèche quand il s'agit de participer au combat de l'art, de la qualité et de la culture, dans un monde de plus en plus étanche à la beauté, à l'Inutile (5) et à l'art, ne peut que se sentir une parenté avec ceux qui ont produit ces deux ouvrages que je vous invite à commander, parfaits cadeaux pour les Fêtes qui approchent à grand pas. Et pour ceux qui le peuvent (mais nous le pouvons tous selon nos moyens), François-Marie Deyrolle et son équipe invitent le public à participer à une opération de crowdfunding pour le financement de son prochain ouvrage. Vous savez combien il est difficile d'être éditeur de nos jours et bien que la France soit mieux placée qu'ailleurs - par rapport à l'édition en Italie notamment - les moyens mis à la disposition des petites maisons d'édition par l’État ne suffisent pas. l'objectif de 6000 € a été atteint, mais davantage d'argent permettra d'autres parutions en 2017... Plus que huit jours. Pour aider l'éditeur, cliquer ICI. Et comme un repas n'est accompli qu'avec un dessert raffiné, laissez-moi vous recommander Le charme indiscret de Bonnard, très bel article de Gérard-Julien Salvy, paru dans la Revue des Deux Mondes (juillet-Août 2006, p.173 et s.), à l'occasion de l'exposition "Bonnard, L’œuvre d'art, un arrêt du temps", au Musée d'art moderne de la ville de Paris.
 
Pierre Bonnard
Les Exigences de l'émotion
Éditions L'Atelier contemporain
2016, 192 pages
ISBN :  979.10.9244.4.346
 
Pierre Bonnard
Observations sur la peinture
Éditions L'Atelier contemporain
2016, 72 pages 
ISBN :  979.10.9244. 4.728

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Notes :
 
1- François-Marie Deyrolle est né à Agen en 1966. Après des études parisiennes d’histoire de l’art et des débuts dans l’édition, il s’installe à Montolieu, où il crée, à 24 ans, sa première maison d'édition. Sept ans et pas moins de 92 livres plus tard, on le retrouve directeur du Centre régional du livre de Franche-Comté puis de l’Office du livre en Poitou-Charentes, qu’il quitte en juillet 2003. Entretemps, il aura lancé une revue littéraire, L’Atelier contemporain entre 2002 et 2004. en 2003 : il devient directeur de la Bibliothèque des musées de Strasbourg puis chargé de mission pour la création de l’artothèque de la ville. En 2013, L’Atelier contemporain renaît de ses cendres et, tout en projetant d’ouvrir une galerie et de développer une activité d’agent d’artistes, il se relance dans l’édition sur un créneau qui lui tient à cœur : le dialogue entre plasticiens et écrivains.
2- La faculté de Lettres de l'Université de Venise avait son siège dans les années 80,  à San Sebastiano dans un bâtiment revu par l'architecte Carlo Scarpa.
3- Le terme Nabi, prophète en hébreu, a été trouvé par Henri Cazalis, féru de langues orientales, ami de Paul Sérusier qui décida la formation d'un groupe chargé d'annioncer au monde le nouvel évangile de la peinture (Antoine Terrasse in- Bonnard, Étude biographique et critique, Ed. Skira, 1964, p18)
4- Jóhann Jóhannsson est un compositeur islandais. La musique dont il est question dans ce billet est celle qu'il a composé pour le très beau film de James Marsh, The Theory of everything, en 2014.
5- Nuccio Ordine, L'Utilité de l'inutile, manifeste paru aux Éditions Les Belles Lettres en 2012.

30 novembre 2016

COUPS DE CŒUR (HORS-SÉRIE 38 ) : Livia Tivoli, une vénitienne de coeur et une artiste de talent



Livia Tivoli était l'épouse de Guido Cadorin qu'une magnifique exposition, inaugurée il y a quelques jours, célèbre au Palazzo Fortuny. TraMezziniMag reviendra bientôt sur ce couple d'artistes et sur toute leur famille, ascendants et descendants qui occupent une place de choix dans le paysage artistique vénitien de la fin du XIXe à nos jours. Voici, en guise d'amuse-gueules, deux peintures de l'artiste que j'ai toujours beaucoup aimé et qui sont visibles jusqu'en mars prochain au Fortuny.

19 octobre 2016

COUPS DE CŒUR (HORS-SÉRIE 37 ) : Venise, paradis musical contemporain...

Difficile d'écrire de nouveaux billets tout en allant jour après jour à la pêche aux articles publiés depuis 2005 et que je récupère dans les archives du net mais aussi parmi ceux que m'envoient les lecteurs. Bienheureux ceux et celles qui ont fait des copies d'écran ou des tirages papier de TraMeZzinimag de temps à autres. Soyez-en remerciés ! La création est donc un peu laissée de coté. Plus assez de temps pour les recherches, l'iconographie, les vidéos. J'avoue tâtonner : dois-je laisser l'ancien blog dans les limbes de Google et entamer une nouvelle ligne éditoriale avec ce Tramezzinimag numéro deux ? Faut-il au contraire rassembler le maximum d'archives, tout ce contenu qui a fait la richesse du blog, sa notoriété, et les délices de tant de lecteurs qui on manifesté leur désappointement et nous apportent chaque jour leur soutien ? Le nouveau blog est un peu brouillon, des republications anciennes, des nouveautés, des commentaires non enregistrés qui faisaient aussi l'intérêt du site avec vos désirs et vos demandes, vos suggestions, vos précisions et vos apports, tout cela se mélange... Faites-moi part de vos attentes en la matière. Je suis preneur de vos idées en attendant que Google veuille bien remettre en ligne mon compte et le blog originel, si par bonheur cela doit arriver...

Archives du blog Tramizzinimag I. Billet initialement publié le 28 décembre 2011 :



Vos commentaires m'ont donné envie de parler à nouveau de musique sur TraMeZziniMag en ces temps de vacances. Des amis bordelais qui vont visiter le conservatoire Benedetto Marcello m'ont fait pensé à ce magnifique concert donné le 17 octobre dernier par l'Ex Novo Ensemble dirigé par Claudio Ambrosini et dont je voulais vous parler. 

Avec le titre alléchant de "Maraviglia udirai, si me secondi" (Des merveilles tu entendras si tu m'aides), le programme comportait six créations dont celle du compositeur britannique Geoffrey King, qui fut élève à Venise d'Ernesto Rubin de Cervin et du regretté Giuseppe Sinopoli. Ce fut un très intéressant rappel de l'originalité de ce que les critiques ont appelé la Nouvelle École de Venise où, sous l'impulsion de l'éminent pédagogue qu'est le baron Rubin de Cervin, une génération de compositeurs prolongea et développa le sérialisme en y ajoutant les acquis du jazz et de la polyphonie moderne. Né au conservatoire Benedetto Marcello, ce mouvement reconnait l'influence de la musique vénitienne traditionnelle autant que celle du mouvement post-serialiste de l’École de Darmstadt rendu célèbre par Stockhausen. Un monde musical inventif et grouillant que la plupart des touristes qui passent par le campo Santo Stefano sont loin d'imaginer. Venise a formé Luigi Nono, Bruno Maderna, Ambrosini, etc... Autant de compositeurs qui continuent de marquer la création musicale actuelle. 

Le compositeur anglais qui vit et enseigne à La Haye depuis quelques années est un Fou de Venise lui aussi. Sa musique en a subi l'influence. J'aime chez lui ce mélange de l'esprit anglais (il est né à Croydon juste après la guerre) et de l'âme vénitienne. Thé au lait et scones autant que prosecco e tramezzini tonno-uova. C'est peut-être pour cela que sa musique me touche...

L'entendre exécutée dans la belle salle de concert du conservatoire Marcello est un bonheur. Après la jolie promenade qui nous amène de San Barnabà à Santo Stefano, en passant par la ruelle qui longe l'ancien cinéma et le marchand d'art ancien, pour déboucher sur le campo de l'Accademia, le vieux pont de bois, la vue merveilleuse qu'on a en traversant le canalazzo, puis le campiello San Samuele - qui était rempli de chats de mon temps -, le joli puits, Santo Stefano, immense terre-plein puis sur la droite, après le somptueux palazzo Franchetti, le majestueux palazzo Pisani qui jaillit devant nous. Dès le cortile, règne dans ces lieux une atmosphère à la fois légère et très sérieuse. légère car la musique éclate de partout et les lieux sont remplis de jeunes gens rieurs et tapageurs, mais sérieuse aussi car on pénètre dans une école où l'on travaille dur... 



Une salle comble, beaucoup d'élèves, de nombreux vénitiens et pas des moindres. Venise n'a jamais cessée d'être une capitale musicale. Le nombre de fondations et d'associations liées à la musique le prouve, comme l'Istituto Antonio Vivaldi et l'Istituto per la Musica de la Fondation Cini, la Fondation Lévi ou la Fondation Bru Zane

Une musique parfois difficile mais jamais ennuyeuse ni pesante, toujours très enclavée dans notre temps, pleine de citations venues du jazz ou de la musique populaire, des grandes œuvres classiques aussi. L'occasion de se souvenir qu'aux musiciens cités plus haut, il faut ajouter les noms de Ermanno Wolf-Ferrari, Gian-Francesco Malipiero, Goffredo Petrassi, >Bruno Maderna... Riche portée de génies pour une petite ville de province qui n'a jamais cessé d'être une capitale musicale.

Geoffrey King pensif sur les lieux de sa jeunesse, se souvient de son passage au conservatoire dans la classe du baron Ernesto Rubin de Cervin 


Le compositeur hollandais Roderick de Man pose sur le pont San Moïse, 
à côté du Bauer Grunewald où logeait Igor Stravinsky 


Geoffrey à la terrasse de Montin, la Gelataria San Stefano. 
Pause cappuccino avant le début de la répétition au conservatoire voisin. 


Rudy aux fourneaux chez les Rubin de Cervin 


Dîner chez le maestro Rubin de Cervin 
qu'on voit ici entouré de ses petits-enfants


2 commentaires:

Anonyme a dit…
Claudio Ambrosini est un ami ; sa "Passione secondo Marco" est une merveille. Son opéra : "Il Killer di Parole" donné à la Fenice en décembre 2010, a été très apprécié et je lui souhaite une reconnaissance au combien méritée.
Merci, Lorenzo, de rendre hommage aux artistes qui continuent à faire de Venise une ville de l'Art vivant.
Que cette année 2012 vous permette de continuer à nous régaler avec vos billets si bien écrits.
tanti auguri.
Cordialement Gabriella
Lorenzo a dit…
Mille mercis pour votre fidélité, Gabriella e tante auguri anche a lei.

31 août 2016

San Marco décrit par Michel Butor

Republication d'un article du 01/03/2014
Archives du blog original © TraMezziniMag-2014
 
"Ville picturale s'il en est, à laquelle je suis profondément attaché."
Michel Butor


J'avais quatorze ou quinze ans quand, par un horrible jour d'ennui, un de ces épouvantables après-midis où on ne sait que faire et que tout semble nul, et j'errais dans la grande maison. La pluie au dehors, la grisaille d'un ciel trop bas pour nourrir l'imagination, que faire ? Je poussais la porte à double battant de la bibliothèque. C'était une de mes pièces préférées. Située au rez-de-chaussée de la vieille bâtisse, c'était une salle ronde et voûtée, un ancien corps de garde de l'époque de Louis XIV autour duquel on avait construit le bâtiment aux alentours de 1780. Il restait de sa fonction originale un mur de refend tellement épais que nous pouvions nous tenir à trois entre les deux portes qui séparaient la grande salle du corridor. Combien j'aimais cette maison, elle est pour beaucoup dans l'adulte que je suis devenu. Particulièrement cette fameuse bibliothèque. Elle avait abrité jusque dans les années cinquante, une des plus admirables collections de livres anciens de France, avec notamment de nombreux Elzévirs, ces ouvrages des typographes hollandais du XVIIe dont j'ai la chance de posséder encore quelques exemplaires, maigres vestiges de cette imposante collection qui donna lieu à plusieurs jours de vente à Drouot dans les années 30 puis de nouveau à la fin des années 50... Souvent, dans les débuts de mon adolescence, quand le monde m’effrayait encore et que la précipitation des adultes, leur effarement permanent, l’inanité des buts qu’ils s’acharnaient à poursuivre, tout autant que l’exagération et l’excitation qui semblait prévaloir à chacun des mouvements de mes camarades, j’aimais me réfugier dans cette grande salle tranquille. Les bruits du monde qui y pénétraient semblaient toujours avoir été triés auparavant. Le chant des oiseaux dans les arbres du jardin, les cloches de l’église Saint-Louis voisine, des babillages d’un enfant qu’une nounou promenait dans sa poussette, je n’ai retenu que ces sons-là quand pourtant, les trois grandes fenêtres donnaient à l’intersection de deux rues fort passantes. Mon esprit sélectionnait ce qu’il y avait à garder de ce monde bruyant. Je restais là des heures, protégé par les deux portes que je refermais toujours soigneusement. Il y avait l’univers entier sur les rayonnages. Bien des livres qui ont compté pour moi et forment aujourd’hui encore mes indispensables, livres que je lis et relis, que j’offre aussi à ceux que j’aime et qui, pour beaucoup, ont trouvé une nouvelle place chez mes enfants, presque tous grands lecteurs, c’est dans cette bibliothèque familiale que je les ai découvert. J’ai souvent agacé mes maîtres en prétendant que ma véritable instruction je l’ai acquise avec ces livres. J’étais rétif aux séances de versions latines, la science et les mathématiques m’ennuyaient, entendre ânonner des vers de Ronsard ou les fables de Lafontaine par mes camarades qui les massacraient me mettait en pétard. Rentré à la maison, mes tartines posées à côté du vieux fauteuil Louis XIII recouvert d’un aubusson fatigué où je me lovais, je dévorais Tacite, Homère, Virgile. Sur la grande table, je déployais les grands in-folios de l’Encyclopédie et j’apprenais la physique et l’architecture, la méthode pour construire les carrosses ou monter un habit. Je récitais en roulant les R, des élégies, mascarades et bergerie de Ronsard qui n’étaient pas au programme du Lagarde & Michard, que je déchiffrais dans une édition de 1565. J’avalais, en vrac et dans le plus grand désordre, Marie Noël, Orages de Mauriac, Hérédia, les poètes russes jamais relus depuis mais que j’insistais à lire en cours de français quand il nous fallait choisir un poème de notre choix. Je savais par cœur une poésie intitulée Poussière dont l’auteur était une femme dénommée Zénaïde Hippius, ce qui impressionna madame Bréhant, notre professeur de français-latin.

Et ce fameux jour pluvieux, ne sachant pas de quoi serait fait mon butin du jour, faisant traîner mes doigts le long des étagères, je tombais sur un livre plus grand que les autres qui dépassait de la rangée devant moi. Il n’était pas comme les autres recouvert de ce papier cristal que je continue d’utiliser pour protéger les livres brochés de la poussière. On avait rangé là des ouvrages modernes, des revues. Je n’avais encore jamais farfouillé dans ce coin. Le volume au format in-quarto dépassait de quelques centimètres les autres ouvrages du même auteur. San Marco de Michel Butor. Je n’avais encore jamais entendu ce nom qui me plut aussitôt et que je répétais à voix haute, Michel Butor, Michel Butor… Quelque chose de déterminé, de franc et de fort, mais aussi de tranquille semblait jaillir de ces quatre syllabes. J’allais être littéralement bouleversé par ce que contenait le livre. En guise de marque-pages, une carte postale des années 60 représentant une mosaïque tomba à mes pieds. Par la magie de l’auteur, je pénétrais soudain sur la Piazza San Marco, au pied de la basilique. Ces pages allaient changer ma vie…

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Ah ! - La gondola, gondola ! - Oh ! - Grazie ! - Il faut absolument que je lui rapporte un très joli cadeau de Venise ; pensez-vous qu’un collier comme celui-ci lui ferait plaisir ? Mais oui, c’est lui ! C’est bien lui ! Décidément, on rencontre tout le monde ici ! Garçon ! Garçon ! Cameriere ! Un peu de glace s’il vous plaît ! - Oh ! - Et vous, où êtes-vous logés ? Vous n’avez pas eu trop de difficultés ?
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Bien des monuments religieux à travers le monde ne sont plus aujourd'hui que de vastes halls de gare où la foule déambule en désordre, plus ou moins ahurie par toute la beauté de ces lieux nés de la ferveur des hommes et devenus des musées trop bruyants. Le visiteur à Venise qui se doit de visiter la basilique San Marco, n'aura pas cette sensation désagréable qu'on ressent désormais à Notre-Dame de Paris, à Sainte-Sophie ou à Westminster. Une autre magie s'empare de lui. Est-ce le contraste entre la lumière de la piazza et l'obscurité des lieux ? Les pavés de marbre antique qui composent le sol incliné ? l'omniprésence de l'eau qui surgit par tous les interstices et laissent quand elle se retire un parfum d'iode et d'évasion ? La splendeur des mosaïques et des pierres anciennes ?

Tout cela à la fois, mais aussi - et surtout -  la magie d'une résonance, les voix des visiteurs, qu'on entend comme autant de litanies qui s'entrecoupent, se complètent et s'harmonisent. Les chuchotements se fondent dans le le silence qui sied à la prière et au recueillement, deviennent un élément artistique constitutif des lieux, au même titre que les glorieux vestiges de pierre et d'or. Et soudain, lorsque les cloches se mettent à sonner sur la piazza puis partout ailleurs dans la ville, de la pénombre qui règne dans la basilique semble jaillir mille rayons de soleil. Notre corps s'impatiente alors, comme celui des enfants qu'on a trop longtemps retenu dans un espace clos, et veut se désincruster de tous ces trésors pour retrouver l'air et la lumière. C'est ainsi qu'on a souvent l'impression, en sortant de la basilique, d'une remontée, comme après un plongeon dans les profondeurs d'une eau sombre, le nageur retrouve la surface... Remontée vers le monde et la vie, après cette descente au plus profond de la vie mystique qui suinte des murs de la vieille chapelle dogale...

Michel Butor a traduit cette atmosphère. Non, soyons plus précis : il a su traduire cette atmosphère. Cette sensation unique qui nous prend quand, éblouis par le soleil qui se réverbère sur les dalles de l'immense piazza, le bruit de la foule, des cloches, des pigeons, des bateaux nous étourdit un instant avant de nous aspirer tout entier à notre tour. Un étourdissant mélange de sons et de bruits qui fait qu'on ne peut lire son livre sans être projeté au milieu de la foule qui prennent vie par les mots du poète. Le murmure, banal tout d'abord, prend soudain une ampleur qui partout ailleurs qu'à Venise pourrait déranger. C'est un vacarme qui envahit les pages et donne le vertige. On a la même sensation qu'avec la première ivresse, quand on a suffisamment bu pour tout ressentir avec une acuité nouvelle, une sensation qui nous rend joyeux et attentif à ce qui est autour de nous. Tout nous semble plaisant. Quand on a l'impression de flotter au-dessus de ce qui était la réalité l'instant d'avant. Une musique incroyable qui se fond totalement dans un ensemble imposant, la basilique, ses trésors, la piazza, son pavement, ses cafés, les orchestres, la foule des touristes, les pigeons, les cloches, les bateaux sur le môle... Ivresse oui. Complètement. Ivresse d'être là, sous le soleil et le ciel bleu, face au spectacle sans cesse renouvelé de la Piazza, par la simple magie des mots et la lumineuse invention d'un magicien.
- tu as vu cette femme aux ongles rouge-brun ? - Oh ! - Vous voyez où elle est la scuola san Rocco ? - How do you say church in italian ? - Nous venons de rencontrer olivier. - enchanté. - Fotografia, mademoiselle ? - La lumière de juin. - Do you really like that, doctor ? Well, you know... - Je vous croyais à Lisbonne...

La basilique, consacrée en 1094, qui est le point d’ancrage des touristes sur la place Saint-Marc, flanquée du campanile érigé jusqu’à 96m de hauteur au IXe siècle, est abondamment dépeinte et scrutée dans les guides pour voyageurs de toutes sortes. L'ouvrage de Michel Butor édité en 1963 pourrait tout à fait servir de guide touristique pour voyageur passionné. "Le regard exact, consciencieux de Butor à "San Marco", évoque et explique fort bien la basilique vénitienne et le nom de cet écrivain fera lire à des gens, qui ne s'en soucient guère d'habitude, un excellent guide." écrivit Philippe Jullian dans la revue Candide (n°137, décembre 1963).

Description de San Marco se donne une autre ambition. Elle met tout l’édifice en musique, érige les lieux en palcoscenico pour mieux rendre la basilique à son histoire qui devient poème mythologique. Il redessine son architecture jusqu’à la faire tenir, comme en réduction, dans un livre au format de catalogue. Un plan dépliable est même fourni en annexe... Par le découpage même du livre en cinq chapitres, qui figurent à la fois les piliers de l’œuvre (La Façade, Le Vestibule, L’Intérieur, Le Baptistère, Les Chapelles et Dépendances) et l’architecture en forme de croix du monument construit en cinq parties, Michel Butor nous entraîne dans une découverte où les mots deviennent des sons, où les paroles s’apparentent à des notes, où l’espace de l’édifice imposant, surmonté de ses cinq coupoles byzantines, est parcouru en quadriphonie par les mille réflexions qu’il suggère en raison de sa beauté qui a traversé le temps, et qui se réfracte toujours sur les mosaïques de marbres polychromes qui enrichissent le pavement. Replongeons-nous dans l'atmosphère de la piazza, sur le parvis de la basilique :
Où êtes-vous logés ? Vous n'avez pas eu trop de difficultés ? - Regardez cette énorme bouteille sombre, sur la première étagère, non, pas celle-ci, un peu plus loin.  - Ah !
Car l'eau de la foule est aussi indispensable à la façade de Saint-Marc que l'eau des canaux à celles des palais. Alors que tant de monuments anciens sont profondément dénaturés par le touriste qui s'y rue, nous donnent l'impression d'être profanés, même par nous, bien sûr, quand nous n'y venons pas dans un esprit de stricte étude, ces lieux réservés, secrets, fermés, interdits, brusquement éventrés, ces lieux de silence et de contemplation brusquement livrés au jacassement, la basilique, elle, avec la ville qui l'entoure, n'a rien à craindre de cette faune, et de notre propre frivolité ; elle est née, elle s'est continuée dans le constant regard du visiteur, ses artistes ont travaillé au milieu des conversations des marins et marchands. Depuis le début du XIIIe siècle, cette façade est une vitrine, une montre d'antiquités. Les boutiques sous les arcades sont en vérité son prolongement.


Pièce maîtresse de la collection : les quatre chevaux de bronze au dessus du portail principal, le seul quadrige antique subsistant, œuvre grecque, pense-t-on, du IVe ou IIIe siècle avant Jésus-Christ, pièce disputée au long des âges, déjà repérée sans doute par Néron pour couronner son arc de triomphe, transportée par Constantin dans sa nouvelle Rome où elle couronnait l'hippodrome, et raflée en dernier lieu par Napoléon où elle resta jusqu'à ce que le congrès de Vienne en eût ordonné la restitution.
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Ceci n'empêche point le secret. Même les boutiques ont des arrières, des resserres. La place fait déjà partie de la basilique. De très savants passages amèneront ceux qui voudront jusqu'à son cœur.
- Monsieur ! Monsieur! Voulez-vous une jolie photographie;? Mademoiselle;! Eh! Mademoiselle ! - Prego. - Comment dit-on en italien un jus d'orange? - Et voici la colonne de Saint-Théodore. - Una bella fotografia, Mademoiselle! - Nous avons pu trouver une chambre très convenable à l'hôtel Terminus...
La façade doit donc être étudiée non point comme un mur de séparation, mais comme un organe de communication entre la basilique et sa place, une sorte de filtre fonctionnant dans les deux sens, et que le vestibule complétera. j'ai retrouvé cette idée dans un texte de Mario Praz consacré à Palladio et à l'église du Redentore. Déjà la place est un espace fermé, avec ses pores tout autour, mais une seule grande  fenêtre, celle qui donne sur l'ouverture du Grand Canal. La façade de la basilique va émettre des avant-postes pour bien marquer la continuité. Lorsque nous tournons autour du Campanile pour aller à la piazzetta, lorsque nous passons devant la tour de l'Horloge, nous avons bien le sentiment d'être déjà, dans une certaine mesure, à l'intérieur de l'église. Et le fait que ces deux édifices ont été engendrés par la façade pour assurer sa domination sur la place, la tour de l'Horloge étant prise dans le périmètre, le Campanile en faisant partie autrefois, est considérablement souligné par ces deux pseudopodes, ces deux flèches de part et d'autre, constitués par les arches externes qui n'ont évidemment aucun rôle dans la structure propre de l'édifice, mais un considérable dans sa liaison avec l'ensemble.


La Description de San Marco que propose Michel Butor s'adresse en effet à l'oreille autant qu'à l'œil. L'intention est soulignée par la disposition du texte où se mêlent trois registres. Le premier, imprimé en italiques, occupe toute la largeur de la page : propos d'autres visiteurs saisis à la volée, par bribes, comme enregistrés sans faire exprès; le second, en caractères romains, est aligné en retrait : c'est la voix de l'auteur, qui s'attache à décrire et, parfois commente; le troisième, toujours en caractères romains, voit son retrait accentué : c'est en apparence le plus "objectif", dévolu exclusivement à la description et à l'information (contexte historique ou esthétique). L'effet de polyphonie est souligné, dans le cours de la partie médiane - L'Intérieur - par la possibilité accordée à l'auteur de poursuivre sa visite sur plusieurs niveaux ; à mi-hauteur d'abord, sur les galeries où ont résonné les œuvres d'Andrea Gabrieli, de son neveu Giovanni, celles de Monteverdi et plus tard de Stravinsky; puis plus haut encore, "à ce troisième niveau, dont nous n'avons vu jusqu'à présent que quelques passages, … dans ces coupoles qu'il faut si longtemps pour voir en entier - là, bien avant qu'une nouvelle série de prophètes fût insérée dans les marbres de la nef, toute une ronde parlait déjà (…) au-dessus du chœur." Dans la lumière d'or vieilli des mosaïques, cette polyphonie spatiale fond le présent et le passé, ouvre la basilique sur ses abords, s'étend aux parages marins, vise au-delà … Avant même que s'achève le troisième trajet et, par la grande baie, ce qui devrait être une figure de la Jérusalem céleste, Venise, le ciel de Venise". En écho, au terme du parcours, avant l'ultime retour du flux des voix éparses :"Un dernier rayon sur l'or./ L'eau/ Nuit d'eau d'or."

En ouverture du livre, la dédicace "à Igor Strawinsky pour son quatre-vingtième anniversaire". Était-ce présomptueux de la part de Michel Butor ? Mais le Dialogue avec 33 variations de Ludwig van Beethoven sur une valse de Diabelli, paru chez Gallimard en 1971 - la même année que la mort de l’auteur du Sacre du Printemps - a la puissance de l’aimant que représente la musique pour Michel Butor : défi de l'unir à la littérature, de transformer les notes en caractères et les portées en lignes d’écriture, de transformer un livre en une partition littéraire, qui se scande, se module et se rythme. Partition musicale mais aussi division, éclatement, séparation : chacun joue en effet sa propre partition, et l’harmonie naît de la manière dont l’écrivain agence alors ces multiples voix, regards, mosaïques, statues, peintures qui se mélangent pour aboutir à une cosmogonie instantanée et fugace, retranscrite sur le papier dans un désir de "fixation", au sens photographique du terme.
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 L'hommage à Stravinsky est accompagné sur la quatrième page de couverture, "dalle du tombeau provisoire que devient un livre au moment où on le referme", d'un salut à deux prédécesseurs, Marcel Proust,"le luxueux forçat dans sa fameuse cellule de liège", dont il cite quelques lignes (du Temps retrouvé),  et "le méconnu" John Ruskin, suivi d'une adresse au lecteur qui cherche à entendre et à voir". Comme lcrira Michel Foucault :

"La description ici n'est pas reproduction, mais plutôt déchiffrement: entreprise méticuleuse pour déboîter ce fouillis de langages divers que sont les choses, pour remettre chacun en son lieu naturel, et faire du livre l'emplacement blanc où tous, après dé-scription, peuvent retrouver un espace universel d'inscription. Et c'est là sans doute l'être du livre, objet et lieu de la littérature."
Littérature ciselée, précise autant que poétique, qui donne à voir au lecteur cette liaison fondamentale et tellement directe, évidente, entre la basilique et Venise et son histoire. Le contraste, l'ambiguïté même, manifestes à tous les échelons de la lecture, page après page : entre le piaillement innocent et superficiel des touristes et le commentaire archéologique, entre celui-ci et l'image décrite tellement en détail et les textes qui l'accompagnent, comme le soulignait Anne Villelaur dans sa note de lecture. Ce qui rend précieux ce livre, c'est aussi la manière dont l'auteur suggère cette idée de l'éphémère et "des transformations effectuées par le temps sur les pierres, l'architecture, les mosaïques, mais aussi sur les hommes." Ce décalage, magnifié par le côté visuel du livre, pourrait en faire la matière d'un scénario bien plus que d'un livre d'art, comme semble le suggérer le prière d'insérer.
 "Personne n'avait encore comme Michel Butor, par le mystérieux et concerté agencement des perceptions brutes rendues dans une langue banale, atteint cette force poétique où l'épique côtoie le religieux. Cette fois, je crois, le pari est gagné : intégrer à l'intérieur de la banalité la plus plate les pouvoirs de la poésie'."
Jacqueline Piattier
Le lecteur comprendra l'emprise qu'a pu ainsi prendre sur le jeune garçon rêveur et passionné que j'étais. Hormis les Trois Mousquetaires, qui avec L'Ami fritz, L'Homme à l'oreille cassée et la série des Princes Eric, La bande des Ayacks et les Aventures de Tintin composaient ma bibliothèque personnelle, je n'avais encore rien lu. Ces pages dévorées dans la grande bibliothèque furent pour moi une double révélation. Je pénétrais pour la première fois dans le monde magique des mots et des sons (je n'ai cessé depuis de lire à haute voix les livres que j'aime dès que j'en ai le loisir) et Venise commençait de m'apparaître comme l'île où il me fallait impérativement accoster un jour. Mon Ithaque... Pour à jamais "transformer mes deuils en fanfare"...
"Voici la foule sur la place Saint-Marc à Venise. Mêlé à elle, vous la regardez et vous l'écoutez.
Vous approchez de la basilique.
Vous entrez dans la basilique. Vous commencez à déchiffrer les inscriptions, texte de cet immense livre solide ; vous examinez ses illustrations, non certes dans tout leur détail - il y faudrait plusieurs volumes - mais avec suffisamment d'attention pour que s'élève en votre esprit tout un monument d'histoires et de pensées.
À l'intérieur, le bruit de la foule s'atténue, change, se tait un moment devant la musique.
Vous visitez le baptistère et jetez un coup d'œil sur les chapelles et dépendances, puis vous vous retrouvez au milieu de la foule de la place que vous regardez et écoutez autrement." 
Michel Butor
Collage © Max Partezana pour Michel Butor, Lai du Chevrier, 2011