Affichage des articles dont le libellé est Ex-Libris. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Ex-Libris. Afficher tous les articles

23 décembre 2018

La disparition d'une grande dame du livre : Adieu Vilma Bertoni

Vilma Bertoni, propriétaire avec son mari Ezio Tarantol, de la fameuse Tarantola, la librairie du campo San Luca qui fut, pendant huit décennies, un lieu-phare de la vie intellectuelle vénitienne. La dame avait 90 ans. elle s'en est allée paisiblement, dans sa maison de San Zaccaria, entourée par ses deux enfants, Maria Rosa et Bruno, qui géra la librairie avec sa mère  après la mort du père. 

La pétulante signora Bertoni fut pendant de nombreuses années un personnage incontournable du livre de la Cité des Doges. Rentrer dans la Tarantola était un vrai bonheur. Je n'en suis jamais sorti sans un ou deux livres, souvent découvert grâce à la libraire.Nous y allions en bande et c'était toujours un moment formidable. uste en face, de l'aure côté du campo, Le café était tenu par Rosa Salva. le campo était l'un des lieux où nous nous retrouvions le soir, pour la passeggiatta. La Cassa di Risparmio était ma banque. J'ai toujours conservé le livret bleu avec le lion de Saint-Marc en relief. De l'autre côté, habitait l'architecte Michel Regnault de Lamothe. C'est lui qui m'amena pour la première fois à la Tarantola. Il venait récupérer un livre qu'il avait commandé. En l'attendant, je parcourais les rayonnages et découvrit ce jour-là la poésie de Mario Stefani que je devais rencontre chez Graziussi quelques années plus tard. Tout un univers cette libraire, et autour d'elle, ce campo. Après la fermeture de la librairie, la fille de la signora Bertoni ouvrit une boutique d'artisanat de qualité qui ne démarra jamais. Il y eut ensuite une boutique de verrerie faite en Chine, une sorte de bazar, quincaillerie discount qui ne fonctionna pas davantage et baissa rideau au bout de quatre mois... Quelques mois plus tard, en plein mois d'août, la librairie revint, spécialisée désormais dans les ouvrages sur Venise. Là non plus ça n'a pas fonctionné et pour la énième fois, le local a fermé...

30 avril 2018

COUPS DE CŒUR (HORS-SÉRIE 36) : La Venise de Deszö Kosztolányi

J'ai découvert l'année dernière, adressé par un vieil ami et fidèle lecteur de TraMezziniMag, un petit livre agréable et inattendu consacré à Venise écrit par l'écrivain hongrois Deszö Kosztolányi né sous l'empire austro-hongrois et mort en 1936 à Budapest. J'avais l'intention de le citer dans les Coups de Cœur du blog mais l'été est venu et le livre est resté parmi les piles d'ouvrages qui encerclent mon bureau. Je viens de le relire après avoir découvert une note de lecture sur le site Sens Critique dont je recommande ardemment la pratique. Cette critique qui m'aurait donné envie de lire l'ouvrage si je ne le connaissais pas a sa place dans les colonnes de TraMezziniMag. Après avoir sollicité l'assentiment de l'auteur et sans avoir reçu de réponse, je me permets de l'inviter et de transcrire l'intégralité de son texte. Le monsieur est apparemment un lecteur passionné et aussi un libraire dont l'officine se trouve à à Paris, rue du Charolais dans le XIIe. Ce n'est pas un publi-reportage, rassurez-vous, mais si vous êtes intéressé par l'ouvrage, n'hésitez-pas à le commander sur le site de Charybde. autant remercier le libraire pour cette note de lecture gourmande.

Une brève mosaïque d’une Venise au cœur d’un esprit hongrois de 1910 par Hugues, alias Charybde2, libraire et lecteur.

Ils nous firent visiter de bout en bout leur musée, où je vis des fresques représentant des scènes de leur passé, des héros, des saints, des rois, le profil maigre du dernier roi d’Arménie qui, lors d’une bataille, armé d’une sorte de grand cure-dent, embrocha un païen impie. Ils s’entourent de très nombreux souvenirs qui, pour un cerveau étranger, constituent un poids, un triste amphigouri. Leur désespoir est fougueux. Leurs rotatives déversent des imprimés qu’ils expédient à leurs frères par les airs. Dans ce monastère ne vivent que des écrivains et des savants, des poètes anciens et contemporains, des linguistes, des spécialistes de la nature, des astronomes, des mathématiciens, des philosophes, il y a au moins six cent personnes qui travaillent pour la revue arménienne qu’ils impriment sur cette île et qui compte tout au plus trois cents abonnés. Partout où se porte mon regard, je vois des reliques, des plaques et des banderoles commémoratives. Ici, c’est l’île de la mort. Et pourtant, elle bourdonne d’activité comme une baratte. La paresse déprime. J’avance, tête courbée. J’écoute, debout sur la pointe des pieds. Devant moi se dresse le couloir de la mort des nations, le bazar de la peine, la toute dernière station. Que celui qui prend plaisir à goûter les farces de la nature vienne ici.
C’est sans doute à propos du monastère arménien de San Lazzaro degli Armeni que le grand poète et romancier hongrois Dezsö Kosztolányi se fait le plus percutant et incisif, lorsqu’il évoque Venise – dont la préface de cette édition française, publiée en 2017 chez Cambourakis dans une traduction de Cécile A. Holdban, qui en signe aussi l’introduction, nous rappelle la place très particulière qu’occupait la cité des Doges dans un triangle comprenant également Paris et Vienne, dans l’esprit des nombreux intellectuels hongrois souffrant de la domination autrichienne avant 1914. Ce petit ouvrage rassemble ainsi divers textes de fiction ou de poésie et d’hommages (au moyen par exemple de plusieurs longues citations de Byron, de Goethe et de Rilke) consacrés à sa ville italienne d’adoption entre 1910 et 1930. Qu’il évoque une rencontre mystérieuse sur un pont avec un voyageur désormais arrivé, qu’il raconte ses visites à l’île-monastère, qu’il s’amuse d’une pension de famille allemande apportant toute la Bavière ou la Saxe auprès du Rialto, qu’il raconte une illustration de la galanterie hors du commun qu’on pouvait trouver ici, qu’il saisisse certains contrastes aigus entre riches et pauvres, ou qu’il rappelle, à partir de sa fameuse statue, l’importance du dramaturge Goldoni, Dezsö Kosztolányi partage avec nous sa propre communion intime avec Venise, bien loin d’effets spectaculaires, mais comme pour tenter de communiquer ce qui demeure si difficile à analyser de son charme.

Pourquoi est-ce que la mort, à Venise, nous affecte d’une manière si extraordinaire – sans commune mesure – au point d’en avoir la chair de poule ? À présent, alors que la place des reportages dans les journaux se réduit à de minces colonnes, que les enquêtes diffèrent derrière le sensationnel, un écho retentit encore dans la presse européenne. Nos oreilles résonnent encore de la mauvaise nouvelle [NB : un accident de vaporetto ayant fait quatorze victimes en mars 1914].

Je me souviens pourtant que le même jour où la presse hongroise a publié ses premiers articles à ce sujet, dans un entrefilet discret, en tous petits caractères, ce matin-là, on apprenait dans le même temps que l’océan avait englouti les corps de trois mille pêcheurs d’Astrakhan. Ce qui n’avait suscité aucune empathie. Tous tremblaient à l’évocation de la catastrophe vénitienne, alors que le nombre des victimes à déplorer était bien inférieur à l’autre qui, telles de minuscules sardines, furent rejetées sur le rivage par les vagues amères et salées.
Charmant et fringant, le vaporetto blanc est le tramway de Venise, la gondole est son fiacre, le canot à moteur est son automobile. Au fond, il ne s’agissait que d’un tragique accident de tramway.

Pourtant, c’est la catastrophe de la ville des eaux qui m’affecte et me dérange, moi aussi, et lorsque je creuse en moi-même pour en trouver la raison, je sais pourquoi. Il ne s’agit pas que de la proximité géographique ou de son histoire plus ou moins liée à Budapest et à la Hongrie. Ce qui m’a toujours plu inconsidérément, c’est que dans cette ville de carnaval, cette sorte de salle de bal, une forme de vie végétative suit son propre cours ; dans les villas dont la lagune lèche les fondations de ses eaux stagnantes, il y a des ateliers de couture, des fromageries, des hôpitaux, les gens ne vivent pas qu’une existence d’exhibition, de démonstration, de décorum, ils font des affaires, traînent sur des fauteuils trop étroits dans des chambres d’enfants, ils travaillent aussi dans ces châteaux, ces édifices admirables de la Renaissance.
J’ai le sentiment, ici, que tout le monde est de passage, que la vie n’est qu’une pièce de théâtre. Je contemple les verrous, mais je n’ai jamais pensé au fait qu’ils ouvraient des portails.
Telle une divination, l’âme de cette ville s’est révélée à moi lorsque, naviguant en gondole le long du canal, j’ai vu la plaque d’un prothésiste dentaire – avec des yeux d’enfant émerveillé – sur une adorable maison.

Mes lèvres se sont alors crispées en un sourire forcé. Je n’arrivais pas à croire que les Vénitiens pussent avoir mal aux dents.

Depuis, je suis venu ici dix ou quinze fois, et je suis à moitié devenu un autochtone, mais je n’ai jamais pu chasser cette première impression de mon esprit, et je n’arrive toujours pas à croire à l’existence de ces métiers dans cette ville belle, si belle, mille fois belle, tout comme je ne crois pas à l’existence d’un cabinet de poésie. Pour moi, c’est comme la langue italienne : fraîche au palais et à l’oreille, douce comme les dattes, terzina mélodieuse, mais je ne pourrais pas imaginer utiliser cette langue cérémonieuse pour exprimer les choses du quotidien jusqu’à la fin de mes jours.

Si la vie est colorée ici, la mort est tout aussi étrange. J’ai vu leurs cimetières. Ils recouvrent les lampes noires sur les tombes de coquelicots rouge sang. Ici, les acteurs se couchent à la fin de la pièce, après le cinquième acte.

À présent, beaucoup d’hommes meurent sur la scène de la salle de bal, c’est vraiment une foule qui meurt. L’acteur de la commedia dell’arte, le pantaleone, ôte son masque noir et avoue qu’il est le même que celui qui tue dans les hôpitaux. Les funiculaires de Pest, dans les accidents de voitures et dans les guerres, l’indiffèrent, l’effroyable, la barbare moderne : la mort.

L’ouvrage décevra peut-être un peu les amoureuses et amoureux de Venise qui connaîtraient déjà nombre de textes plus amples consacrés à cette ville si singulière. Dezsö Kosztolányi ne révolutionne certainement pas la littérature à ce sujet, mais il lui apporte certainement une petite touche personnelle, hésitant entre une mélancolie bienveillante et une acidité sociale souvent perceptible sous le récit apparent.
Le poète Deszö Kosztolányi dans les années 1910


02 novembre 2017

Ex-Libris : Le Livre du Mois (1)

L'idée est venue d'un courriel reçu il y a quelques semaines. Un jeune lecteur demandait une idée de livre sur Venise qui sorte de l'ordinaire. Sa grand-mère, passionnée par la Sérénissime mais rebelle aux médias modernes ne connaissant pas TraMeZziniMag, il cherchait à lui offrir un ouvrage qu'elle n'aurait pas encore dans sa bibliothèque et n'avait trouvé aucun conseil avisé de la part des vendeurs d'une grande librairie parisienne où il était allé s'informer. Il suggérait au passage la création d'une version papier du magazine en ligne. Ainsi est née l'idée de cette rubrique qui, s'en faire doublon, s'ajoute désormais aux Coups de Cœur, devenus assez rares mais qui retrouverons une présence régulière au sommaire, une fois la nouvelle maquette rodée et améliorée. 

Venise 
Jean-Paul Bota, David Hébert
Éditions des Vanneaux
coll. Les Carnets Nomades
2012

Ce n'est certes pas un ouvrage récent mais il est toujours disponible et c'est un petit bonheur que ce carnet joli comme tout réalisé à deux mains, celle du poète Jean-Paul Bota et celle du jeune illustrateur, David Hébert. C'est le premier opus d'une collection créée par la dynamique et inventive Cécile Odartchenko, qui est à l'origine de la maison d'édition Les Vanneaux, longtemps installée en Picardie et depuis quelques années en Aquitaine. A Bordeaux précisément où elle a ouvert Première Ligne, une librairie-galerie devenue en quelques années le passage obligé de nombreux écrivains et artistes contemporains. Les Vanneaux sont spécialisés dans la poésie on le sait. De merveilleux petits ouvrages où vibre toute la création littéraire contemporaine. A cela s'ajoute une revue tout simplement magnifique au titre éponyme que nous vous recommandons chaleureusement tant cet objet littéraire est beau, avec un contenu passionnant et une présentation élégantissime sans aucune prétention. Un bijou pour votre bibliothèque. La directrice déborde d'idées et son carnet d'adresse permet l'organisation de tas d'évènements culturels, toujours organisés autour des poètes de la Maison et d'artistes croisés sur son chemin. C'est ainsi que Cécile Odartchenko a accueilli Michel Butor déjà fatigué mais rayonnant et drôle. Un grand moment pour votre serviteur qui doit beaucoup à ce grand monsieur. Les lecteurs de TraMeZziniMag s'en souviendront, c'est la lecture de son ouvrage sur San Marco qui orienta mon destin vers Venise... 

Mais revenons au texte de Jean-Paul Bota. Chronique et journal de voyage, le poète nous livre le parfait contenu pour ce genre de petit livre, comme s'il s'agissait de son propre carnet de notes illustré par de charmants dessins à l'encre qui respirent l'électrique passion ressentie par leur inventeur. Rien de mièvre dans ces illustrations. Bien au contraire. Elles répandent sur l'ouvrage une musique qui sied bien au style de l'auteur. On peut juste regretter que dessins et textes se croisent peu puisque, c'est le principe de la collection, écriture et dessins disposent chacun de leur partie, carnet de notes et album. Parfois cependant un dessin s'est échappé et se faufilant sur une page où on ne l'attendait pas, il donne une autre coloration aux mots. D'autres volumes ont suivi, toujours illustrés par David Hébert (voir sur le catalogue des Vanneaux ICI)

23 mars 2017

San Francesco della Vigna

(Billet initialement  paru le 14 mars 2012 sur Tramezzinimag I)
:

30 janvier 2017

Jean Cocteau, Venise vue par un enfant

 "Rien ne saurait décrire mon arrivée à Venise.
J`avais le souvenir de bousculades grinchues dans des gares sonores,
de l`omnibus aux banquettes mouchetées qui traverse avec son fracas de vitres 
et son odeur suffocante une ville aux habitudes heureuses […]"
Jean Cocteau
.

J'ai découvert Jean Cocteau à quinze ans. Les premières pages qui me sautèrent au cœur furent celles de son roman Le Grand écart, d'Opium, a Difficulté d'être qui me fascina et Le Passé défini. C'est dans cet ouvrage que j'ai retrouvé des notes qui ont amené à ce texte publié aujourd'hui. J'ai beaucoup hésité. Qui suis-je après tout pour donner mon avis sur l’œuvre d'un de nos plus grands écrivains modernes ? Tant de textes approximatifs, remplis de contre-vérités et d'erreurs grossières sont propagées sur la Toile... Mais Venise a eu à faire à lui ou bien est-ce le contraire. Comme rien de ce qui touche à Venise ne saurait échapper à TraMeZziniMag, laissez-moi livrer à votre indulgence le premier volet de mes réflexions sur jean Cocteau, son œuvre et Venise.

Les avis sont partagés et plus aucun témoin ne demeure qui pourrait confirmer ce que Jean Cocteau prétendait sur son premier voyage effectué peu après le suicide de son père tant aimé. Aucune preuve non plus, tout semble irrémédiablement perdu. Il ne reste aux exégètes qu'à ausculter les écrits du poète, rassembler les textes qui parlent de ses séjours en Italie et les recouper. Les confronter. Mais que de contradictions évidentes, d'enchevêtrements... Jean Cocteau tout au long de son existence a pris soin à bâtir sa légende. Le mythe est né de sa plume et de ses mots.
"Je me demande comment les gens peuvent écrire la vie des poètes, puisque les poètes eux-mêmes ne pourraient écrire leur propre vie. Il y a trop de mystères, trop de vrais mensonges, trop d'enchevêtrement. [...] Les dates se chevauchent, les années s'embrouillent. La neige fond, les pieds volent. Il ne reste pas d'empreintes." (Jean Cocteau, Opium).
L'écrivain Philippe de Miomandre publia dans les années 80 une biographie (1) du poète qu'il fait parler à la première personne dans un dialogue avec un certain Angelo, double de Cocteau. Venise y est évoquée et c'est par ces pages que j'ai découvert une raison supplémentaire d'aimer l'auteur des Enfants terribles et de La Difficulté d'être, deux ouvrages, bien différents, qui ont marqué mon adolescence : cette nouvelle publiée en 1913 dans la Revue hebdomadaire, Venise vue par un enfant (2) qui m'attendait sur les rayonnages de la bibliothèque familiale et sur laquelle je tombais par hasard.

Cocteau transcrit ce qui serait le souvenir et les états d'âme de l'enfant de quatorze ans qui découvre la Sérénissime, que la pratique de Musset et de Byron rendait familière et attirante, alors qu'il est désormais un jeune auteur célèbre et un poète reconnu. La rencontre avec Venise, qu'elle ait eu lieu une première fois en 1903 ou seulement en 1908 aura sur l’œuvre de Cocteau une influence importante, dont on retrouve la marque dans presque tout ce qu'il a écrit, toute entière contenue dans ce petit texte publié en 1913.

Le biographe règle une fois pour toutes les différentes présuppositions sur la véracité de ce premier voyage avec sa mère. Cocteau a de longue date cherché à aménager la vérité de ses jours, non pas tant pour l'embellir et s'en glorifier, mais parce que sa vie elle-même se devait d'être poésie. et puis qu'importe au lecteur après tout s'il prend plaisir à lire ces lignes....
 
Jean Cocteau en 1908

Vrai ou pas, ce premier voyage en Italie effectué quelques mois - le temps du deuil - après la mort du père, existe désormais. Qu'il soit le produit de l'imagination d'un tout jeune écrivain de 19 ans ou la mémoire d'un enfant sensible emmené par sa mère loin du terrible souvenir de ce père mort sans raison connue, ce texte fait partie de l’œuvre de Cocteau. Il résume la formation intellectuelle du jeune grand bourgeois, la tentation de se ranger dans la lignée des Chateaubriand, Stendhal, Balzac, Gautier . Et puis, c'est un bien joli texte. Voilà ce que Philippe de Miomandre fait dire à Cocteau :
"La Venise de mes quinze ans se noie sous les impressions successives de mes voyages ultérieurs et que dissimule tout à fait l'impression plus vivace que je conserve aujourd'hui de mon voyage de septembre 1950, lorsque le prix international de la critique du festival de Venise fur décerné à Orphée et où je retrouvais, avec quel sentiment d'épousailles, cette Venise dont j'écrivais à vingt ans dans Venise vue par un enfant :"
S'en suit une citation du dernier paragraphe de ce texte de jeunesse :
"Angoisse de la solitude peuplée, mélancolie de ne se jamais sentir natif des lieux que l'on préfère, révolte de n'être pas multiple et de vivre captif dans notre étroite mesure d'espace, lassitude de franchir les phases normales d'une tendresse dont nous désirons l'immédiate réciprocité, c'est alors, je crois bien, que je reçus dans mes veines la première goutte de votre philtre amer, car je demeurais là, inerte, penché sur ce fleuve immobile chargé de lampions, de soupirs et de romances, et pleurant de n'être pas le soliste avantageux, l'auteur de la musique et tous les couples de toutes les gondoles."

Beaucoup a été écrit sur les séjours vénitiens de Cocteau. A commencer par lui-même. L'entreprise d'automythographie (3) que Cocteau débuta très tôt a hélas induit en erreur bien du monde. Ainsi les allégations du génial imposteur ont souvent été reprises sans aucun approfondissement par de nombreux médias, jusque dans des travaux universitaires. Personne n'est à mettre en cause. cela montre seulement combien Cocteau - mais tout le monde sait qu'il ne fut pas le seul : Sartre, Malraux pour ne citer que ceux-là ont agi de même mêlant dans leur œuvre le vrai, le faux et le possible - a été un véritable magicien des mots et des idées et qu'il a su entraîner avec lui le public reconnaissant. Il n'est pas donné à tout le monde de nous faire passer de l'autre côté du miroir. Parler de cette automythographie n'enlève rien à l'admiration que nous pouvons porter à l'auteur. Bien au contraire. D'autant que cela nous offre plusieurs sujets liés à Venise sur lesquels nous nous pencherons dans les semaines à venir.

Notes : 

1-  Philippe de Miomandre, Moi, Jean Cocteau. Ed. Jean-Cyrille Godefroy, 1985) 
2- Revue Hebdomadaire, vol. 18, livraison du 3 maI 1913.
Le texte a été repris dans les Œuvres complètes parues dans la collection la Pléiade. 
On le trouve aussi dans Venise, Histoire, promenades, anthologie & dictionnaire paru chez Laffont en 2016, dans la collection Bouquins (pages 873-879).
3-  Jean Touzot, Cocteau et son automythographie. In-la Revue des Lettres Modernes, 1998.

10 janvier 2017

Le trésor du Cardinal Bessarion

Il y a 614 ans naissait à Trébizonde, sur les bords de la mer noire, celui qui allait devenir le célèbre cardinal Bessarion, théologien, philosophe et scientifique de haut vol qui s'attacha toute sa vie durant à défendre les sciences et la culture, préserva de l'oubli des centaines d’œuvres littéraires et philosophiques antiques qui sans lui auraient été irrémédiablement perdues et tenta de réunifier l'Eglise d'Orient et Rome. Après une vie bien remplie où foi et diplomatie, recherches et réflexions guidèrent ses actions au service de l'intelligence, le cardinal, qui fut un temps pressenti pour devenir pape, légua à Venise sa riche bibliothèque qui donnera  naissance à la Marciana, l'un des fonds les plus riches de manuscrits directement copiés d'originaux antiques. Il lui légua aussi un état d'esprit qu'il serait bon de retrouver.
« Ce 2 janvier, jour de naissance du cardinal, nous avions choisi de nous rendre dans l'antique chancellerie de la Scuola devenue le Musée de l'Accademia, salle dite dell'Albergo (ou dans le langage pratico-fonctionnel, dont notre époque raffole : salle XXIV). C'est là qu'il est possible d'admirer un des plus beaux objets de l'art chrétien jamais réalisés, une staurothèque byzantine de toute beauté, restaurée il y a peu et qui n'a plus de secret pour les archéologues.»


Ce sont les premiers mots d'une lettre (une vraie avec timbre et papier, cela existe encore je vous l'assure), reçue il y a un an d'un ami historien, sorte de journal que nous échangeons depuis de nombreuses années. Douze mois plus tard, et un communiqué de presse retrouvé et enfin lu, ces lignes m'ont donné l'idée d'écrire ce billet sur un homme fascinant et sa flamboyante époque, déterminante pour le monde.

Pour se représenter l'homme que nous allons évoquer, imaginer le décor de sa vie, les modes et manières de son temps, l'iconographie est riche. Par la magie d'une évocation d'Alvise Zorzi, j'ai toujours eu la sensation d'entendre respirer (et penser) Basile Bessarion dans le magnifique tableau de Carpaccio, longtemps présenté comme Saint Jérôme dans son cabinet de travail (1). Cela pourrait être notre cardinal, par un beau matin, à Rome, écrivant à son maître le philosophe Piéthion, débattant avec lui à distance sur Platon et Aristote que les deux opposèrent dans plusieurs écrits qui influencèrent longtemps la pensée byzantine. Mais, on peut le retrouver aussi dans plusieurs portraits, notamment  ceux des fresques - qui subsistent encore de nos jours - de l'église des Saints Apôtres à Rome ainsi que dans l'atrium de la maison de campagne du cardinal, sur la Via Appia il me semble...


 
Le décor et les costumes
Pour compléter décor et costumes, les tableaux de Gentile Bellini aussi sont de merveilleux témoins, tel le Miracle de la Croix où un clerc brandit en majesté le fameux reliquaire qu'il est parvenu à récupérer dans le rio San Lorenzo, devant la foule parmi laquelle Gentile a représenté des illustres de ce temps, notamment Caterina Cornaro, la reine de Chypre,  le peintre lui-même et son frère Giovanni...

L'époque peut paraître arriérée et de fait, le Moyen-âge vit ses dernières années mais Venise et l'Italie sont depuis quelques décades dans la lumière. La stabilité politique de la République de Venise conforte les idées et les mœurs modernes. Les relations commerciales créent depuis longtemps un flux et reflux qui permettent la propagation de modes et d'usages qui se répandent bientôt sur la majeure partie du continent. Les années sombres de la barbarie et de la violence générale sont loin. Le raffinement, la culture, les idées nouvelles, le développement des arts et des techniques ne sont pas encore moyens d'asservissement de l'homme mais outils de libération et de pacification. Pourtant ce monde bouillonne, les idées modernes sont confortées par la diffusion des pensées antiques, la menace des ambitions du Turc renforce l'union des esprits et des âmes derrière l'étendard de la Foi véritable.

C'est ce qui peut aider à comprendre l'extrême  dévotion des vénitiens pour les symboles de cette foi chrétienne qui régit la vie des hommes et lui donne un sens. la Croix du Christ en est un parfait exemple. Cette vénération dont a toujours fait l'objet les reliquaires venus de Jérusalem, les morceaux de la vraie croix, des lambeaux de la tunique du Seigneur, n'est en rien feinte. Particulièrement à Venise, haut-lieu où se mêlent la foi grecque, un décor byzantin et la foi catholique romaine...  



Le reliquaire légué par le cardinal à la communauté dont il fut le protecteur, indique combien celui-ci se sentait proche de la Sérénissime, lien naturel entre l'Orient et l'Occident où le religieux ne pouvait que se reconnaître, lui pur produit de ce mélange de cultures et de civilisations. Venise, maîtresse encore des mers et du destin des peuples de la Méditerranée, du moins dans les esprits demeure, après la chute de Constantinople, témoin et rempart de la tradition byzantine et donc de sa foi et de sa culture. 


Comme Byzance, Venise brillait à ses yeux non pas seulement par son rôle déterminant dans la défense de la chrétienté face aux sarrasins vus comme des sectateurs de Mahomet, mais peut-être surtout dans la volonté de la République de défendre (et d'utiliser) les Arts et les savoirs transmis par le monde antique et dont l'empire romain d'Orient et Byzance furent les gardiens pour mieux défendre la civilisation chrétienne. La chute de la capitale impériale, son abandon par les puissances oublieuses de leurs engagements à défendre la foi véritable face à un Islam honni ne pouvait pas laisser indifférent l'humaniste et le savant cardinal.

Mais avant cela, fait higoumène (2) du monastère Saint Basile de Constantinople, puis Métropolite de Nicée, il arrive à Venise en 1438 avec l'empereur Jean VIII Paléologue pour se rendre à Ferrare où doit avoir lieu un concile, ultime tentative de réconciliation des grecs et des latins, pour réunir les deux Églises, seul moyen qui permettrait de combattre efficacement les turcs arrivés aux portes de Constantinople. 
 

Le concile déplacé finalement à Florence car une épidémie de peste venait de se déclarer à Ferrare, c'est du haut de la chaire de Santa Maria del Fiore, que  Bessarion lit, le 6 juillet 1439, la version grecque du décret d'union des Églises, tandis que la version latinen est lue par le cardinal Giuliano Cesarini (3) qui mourra quelques années plus tard dans la croisade contre les turcs, du côté de Varna. 

Invité à rester à Rome et fait cardinal par le pape vénitien Eugène IV (4), il préfère repartir pour Constantinople afin de faire accepter la réunification que les orthodoxes réfutent. L'échec de ses tentatives pour l'unification va l'oblige à revenir en Italie. Il s'installe à Rome où sa maison devint le rendez-vous de tous les intellectuels humanistes. Il acquiert rapidement une grande influence politique et théologique auprès des papes. À la mort de Nicolas V puis de Paul II, un grand nombre de voix se prononcèrent pour qu'il reçoive la tiare pontificale. On peut rêver à ce que son pontificat aurait pu représenter dans la lutte contre les turcs, la défense de la pensée antique, la protection des lettrés et le déploiement de la culture grecque, hâtant la fin du Moyen-Age et parvenant à réunir catholiques et orthodoxes...

Protecteur des Basiliens, l'ordre qui précéda les Bénédictins et dans lequel il grandit (et qui existe encore chez les melkites d'Arménie et d'Alep), il devient ensuite celui de l'Ordre des Frères mineurs, plus communément appelés Franciscains, avant d'être nommé Légat à Bologne où il restaura l'antique université. La chute de Constantinople fait de lui un émissaire de la lutte contre les turcs. Chargé d'organiser la mobilisation contre les infidèles, il est successivement à Naples et à Mantoue en 1455, à Nuremberg et à Vienne en 1460,de nouveau à Venise en 1463, puis en France en 1472, son ultime mission diplomatique. Après de nombreuses nominations comme évêque, Pie II lui confère en 1463 le titre de patriarche latin de Constantinople (1463).
 
La staurothèque
Mais de quoi s'agit-il ? Parmi les milliers d'objets rares et précieux qui peuvent être admirés partout à Venise, pourquoi consacrer un billet à un reliquaire byzantin ? S'il fallait donner à nos lecteurs une seule raison, ce serait la suivante : Le cardinal Bessarion contribua à la sauvegarde la culture antique et à la préservation de manuscrits fondamentaux pour la civilisation. Ayant vécu à une période charnière pour celle-ci, cet homme ayant vécu entre Orient et Occident, esprit ouvert, humaniste en même temps qu'homme de foi, totalement imprégné de transcendance, L'éminent personnage est un modèle d'intelligence, de culture  et de passion, un de ces témoins qui font avancer l'humanité, symbole de cet esprit de la Renaissance que l'Italie a porté. Tour à tour prêcheur, conseiller, diplomate, sa personnalité, son éloquence et sa grande culture le fit très vite remarquer dans l'entourage du pape. Il fut cardinal, évêque des Saints Apôtres de Rome - où il est inhumé - occupant ainsi l'un des postes les plus importants de la Curie romaine, la voie directe pour le trône de Pierre.

Imaginer un jeune homme à peine pubère, venu d'une province éloignée de l'empire,  issu d'une famille de peu, introduit dans l'univers de la capitale impériale, engloutissant avec gourmandise tout ce que lui apporte l'enseignement qu'il reçoit, digne d'une prince où théologie, philosophie, histoire, science et médecine sont abordés. Il grandit et sa culture augmente chaque jour, passionné, intelligent, vif, charismatique, excellent orateur, le jeune moine est vite remarqué et deviendra l'un des piliers de l’Église byzantine puis de l’Église romaine. Quel destin !

Adolescent, il suivra à Mistra, l'enseignement du grand philosophe néo-platonicien, Giorgios Gemistos, plus connu sous le nom de Piéthion, ami et protégé de l'empereur Manuel II Paléologue, qui le fit engager dans la suite impériale pour le concile de Ferrare-Florence. Le maître, qui s'appliqua sa vie durant à développer le concept d'une filiation directe entre les byzantins et les grecs de l'Antiquité, lui donna le goût de la philosophie et la curiosité intellectuelle qui font de lui un des premiers grands humanistes de la Renaissance. C'est en 1472, l'année de sa mort, que le cardinal offrit à la Scuola Grande Santa Maria della Carità, le fameux reliquaire qu'on peut admirer dans la fameuse salle XXIV.

Fatigué mais toujours ardent, le cardinal est envoyé en France par le pape Sixte IV. Le 29 août 1463, Marco da Costa, le Guardian Grando de la Scuola et la plupart des membres de la confraternité se retrouvèrent dans la grande salle du monastère bénédictin  de San Giorgio Maggiore où, après une messe, pour nommer le cardinal, Confratello d'Onore à la place du cardinal Prospero Colonna, humaniste et archéologue, grand bibliophile aussi, décédé en mars de cette même année et dont la dépouille repose dans l'église des Saints apôtres de Rome où le rejoindra quelques années plus tard le cardinal Bessarion.

Pour marquer sa reconnaissance, Bessarion fit don à la Scuola du précieux reliquaire qui en deviendrait la détentrice à sa mort. Les actes de cette cérémonie, aujourd'hui conservés dans les archives de la République, contiennent la première description détaillée du reliquaire et son histoire. La staurothèque fut la propriété de la princesse Helena Dragas épouse de Manuel II après avoir appartenu à Irène Paléologue, nièce de l'empereur Michel IX et épouse de l'empereur déposé Mathieu Cantacuzène, puis revint  à leur fils, l'empereur Jean VIII qui à son tour en fit cadeau à son confesseur, Grégoire III Mammas, qui deviendra patriarche de Constantinople. Déposé en 1450 par les opposants à l'union avec l’Église romaine, ce dernier se réfugia à Rome amenant avec lui le reliquaire qu'il remit à Bessarion queqlues jours avant sa mort,en 1459, à charge pour ce dernier de le conserver à son tour jusqu'à sa mort. 


C'est parce qu'il sentait que sa fin était proche que, neuf ans après cette cérémonie, et  à la veille de cette mission en France qu'il pressentait devoir être la dernière, le cardinal - il avait presque soixante-dix ans - fit transporter le précieux reliquaire à Venise par trois émissaires. Ainsi, le 24 mai 1472, le fragment de la vraie croix arriva de Bologne à Venise. Tout d'abord exposé dans la chapelle du doge, à San Marco, le reliquaire fut solennellement transporté en procession conduite par le doge lui-même et les corps constitués, jusqu'à l'église Santa Maria della Carità où il fut consigné aux membres de la confraternité qui l'installèrent dans la salle de l'Albergo. A la demande du cardinal, le reliquaire avait été auparavant enrichi d'argent ciselé. Magnifique exemple de l'orfèvrerie de la Renaissance, ce travail est vraisemblablement dû à des artisans de Bologne. 

Pour protéger la donation du cardinal, la confraternité commanda à Gentile Bellini un panneau représentant l'objet, destiné à servir de porte au tabernacle réalisé pour le protéger quand il n'est pas exposé au public comme c'était alors l'usage. Ce panneau, aujourd'hui conservé à la National Gallery de Londres, montre le cardinal agenouillé en compagnie de deux membres de la confraternité au pied de la staurothèque représentée au premier plan telle qu'on peut la voir  encore aujourd'hui mais plus grande que dans la réalité.

Le cardinal légua à la République de Venise plus de trois cents ouvrages provenant de Constantinople, ouvrages rares qui constituèrent le fonds de la bibliothèque Marciana où on peut encore les admirer. Le reliquaire et la bibliothèque du cardinal constituent un trésor lié à l'antiquité grecque, à la foi orthodoxe, à la tradition philosophique humaniste. un trésor venu renforcer l'imprégnation de la Renaissance dans la civilisation vénitienne et scellant le lien naturel et historique entre le défunt empire chrétien d'Orient et la Sérénissime, son successeur naturel. Lecteurs qui passez par Rome, ne manquez pas d'aller vous recueillir devant le tombeau du cardinal dans l'église des saints Apôtres, ni d'admirer, non loin de là, le palais où il vécut et de vous rendre sur la Via Appia, dans la charmante Casina Bessarion, qui a conservé l'aspect que cette demeure champêtre devait avoir du temps de son propriétaire.


_______________

Notes :

(1)  La Vision de saint Augustin, célèbre tableau de Carpaccio, n’est pas seulement la description d’un cabinet d’érudit à la Renaissance. Savante construction d’un espace perspectif, cette peinture repose sur l’acte d’écrire comme support essentiel de la valeur symbolique accordée aux objets qui, multiples et précis, assurent le lien entre les mondes terrestre et céleste, dont la Vision est le cœur. L’Augustin de Carpaccio pourtant ne voit pas : il songe, comme la sainte Ursule d’une autre peinture de l’artiste, avec laquelle celle-ci entretient de singulières relations. Le songe permet à Augustin, par le truchement de la musique, d’approcher le Divin dont l’expression majeure est cette lumière surnaturelle imprégnant tout le tableau. (https://rhr.revues.org/4183)

 (2)  Supérieur d'un monastère orthodoxe ou catholique oriental. Le terme équivaut à celui d'abbé ou d'abbesse dans l'Église latine.

(3)  https://fr.wikipedia.org/wiki/Giuliano_Cesarini_(1398-1444)

(4)  Il s'agit de Gabriele Constant Condulmer, issu de cette famille originaire de Pavie anoblie après la chute d'Acre qui a laissé une superbe villa sur le Brentà et donné trois cardinaux à l'Eglise de Rome.

Pour ceux qui veulent en savoir plus sur le cardinal : https://fr.wikipedia.org/wiki/Basilius_Bessarion

09 décembre 2016

La Venise d'Albert Marquet (1)

Le bordelais Albert Marquet aimait à voyager et il aima particulièrement Venise. Certes pas au point de renoncer à sa vie pour s'installer dans la cité des doges mais suffisamment pour y travailler, remplir ses carnets de notes et de croquis, et réaliser de très belles toiles, toutes empruntes de la sensibilité si particulière que nous lui connaissons. Celui qu'on a baptisé le peintre du temps suspendu a laissé des images de Venise très chères à mon cœur. parce qu'elles émouvait le peintre Arbit Blatas qui l'avait bien connu et qui ne m'a laissé surprendre sa grande sensibilité qu'à deux reprises. Dans l'évocation du pogrom qui l'avait amené à fuir de Lituanie et sa proximité fraternelle d'avec Marquet, avec qui il avait travaillé sur une même toile représentant le Bacino di san Marco je crois bien. Une peinture à deux pinceaux en quelque sorte, de quoi alimenter un jour les experts et les historiens d'art ! ... Les dessins présentés ici sont extraits du carnet du voyage à Venise de l'artiste en 1936.

















 


Albert Marquet
Venise : carnet de voyage.
Préfacé par Marcelle Marquet
Collection Quatre Chemins, Editart. 
2 volumes. 1953

07 décembre 2016

COUPS DE CŒUR (HORS-SÉRIE 38 ) : Pierre Bonnard et Les Exigences de l'émotion

 Rogi André, la palette de Bonnard, 1930
Tramezzinimag reçoit depuis sa création de nombreux services de presse. Grands et petits éditeurs savent l'impact des nouveaux medias sur les ventes de leurs livres et ne manquent pas de nous adresser leurs publications. Parmi les envois, souvent faits à la chaîne par des stagiaires inexpérimentés, certains ouvrages retiennent particulièrement l'attention de notre (petit) comité de lecture. La plupart d'entre eux sont bien sûr en lien avec Venise, d'autres traitent d'art, de littérature ou de philosophie. Tramezzinimag se veut LE magazine des Fous de Venise et en tant que tel, il cherche à trouver un lien avec tout ce qui se publie de bien et de beau - avant tout en langue française - parce ce que nous l'assimilons à la Venise que nous aimons dépeindre et que nous défendons becs et ongles. Nous ne citons pas toutes les parutions, loin s'en faut. 

Parfois, un bijou apparait. A la gourmandise qu'il y a à découvrir ainsi un ouvrage qui nous aurait peut-être échappé - tellement de titres sont publiés chaque semaine - s'ajoute le plaisir du partage avec nos lecteurs. Traitez-moi d'élitiste et de snob si vous le voulez, mais dans une époque aussi sombre, pauvre et monochrome que la nôtre, tenter de faire jaillir les couleurs et les sons qui sont comme un été indien perpétuel pour le cœur, contribue de chasser la pluie et la froidure qui obscurcissent nos jours. Mais laissons la grandiloquence qui en fera se moquer plus d'un et venons en aux faits. 

Nu dans un intérieur, 1912-1914
Tramezzinimag à la prétention de continuer, vaille que vaille, d'être un passeur de ce sentiment permanent de joie et de beauté, parce que c'est de Venise toujours dont il s'agit ; de l'amour immensurable que nous lui portons tous, vous et moi, et parce que nous prétendons que Venise, quoiqu'on en dise parfois dans ces pages, est symbolique de cette union divine de la Joie et du Beau. Le reste n'étant que billevesées. C'est de civilisation dont il s'agit pas de mode. Ainsi, lorsqu'un éditeur prend la peine d'accompagner un service de presse par une carte autographe ; quand non seulement il envoie l'ouvrage dont nous souhaitions parler mais en ajoute un second, complémentaire du premier ; quand, une fois le paquet défait, on a devant soi deux beaux livres, soignés et élégants, on est évidemment séduit. 

L'éditeur en question, beaucoup d'entre vous le connaissent. Il a pour (joli) nom François-Marie Deyrolle (1) et sa maison se nomme L'Atelier contemporain. Les deux ouvrages dont il est question ici : Les Exigences de l'émotion, entretiens et articles du peintre Pierre Bonnard et les Observations sur la peinture de l'artiste, recueil de ses notes et de croquis réalisés dans ces petits agendas de poche que le XIXe siècle a inventé.


Un régal, un vrai que ces deux petits livres dont la très réussie conception graphique est de Juliette Roussel qui travaille avec l'éditeur depuis le début. C'est un bonheur que de parcourir ces pages et de se plonger peu à peu dans la pensée et les réflexions de ce grand artiste. Lorsque j'étais étudiant à Venise, un professeur que j'avais en Histoire de l'Art (2), m'avait conseillé de lire l'ouvrage du neveu de l'artiste, Antoine Terrasse. Je n'avais trouvé qu'une monographie dans le catalogue de la Querini Stampalia où nous passions nos soirées avec mes amies Violaine et Rebecca. Ma mère m'envoya cet ouvrage,  Bonnard, Étude biographique et critique, paru chez Skira, en 1964. 

Gisèle Freund, Pierre Bonnard au Cannet, 1946.
Grande émotion que cette découverte ! L'esprit de l'artiste collait tellement à ce que je ressentais sur l'art et l'écriture et que je n'avais jamais vraiment réussi à exprimer. Je découvris bien plus tard Correspondances, ce superbe ouvrage entièrement dessiné et écrit de la main du peintre paru peu de temps avant sa mort (qui figure en deuxième partie des Exigences de l'émotion), offert par mes parents pour un anniversaire. J'ai conservé mes notes d'alors. En haut de la première page du carnet où je notais en vrac mes cours et mes idées du moment, ces mots de Michel-Ange
"La conception de la Beauté ne doit pas se réduire à une impression sensuelle..." 
Le travail de Bonnard, sa recherche sur la couleur, le mouvement, les formes. ce fut pour moi une de ces rencontres esthétiques fondamentales qui nous font avancer intellectuellement. Si après de multiples essais j'ai laissé dans notre grenier des Chartrons palette et pinceaux, conscient de mon absence totale de talent et que je me suis consacré à l'écriture, c'est en grande partie à la proximité de l’œuvre de Pierre Bonnard et des Nabis (3), et à sa pensée sur l'art. Non pas seulement sur l'art, en vérité mais sur la vie et la conscience de sa finitude, inexorable et qu'il nous faut aborder sans crainte ni mélancolie. 

La palette de Bonnard
Les deux ouvrages sortis en début d'année ont donc trouvé place à côté de l'ouvrage de Terrasse. La lecture de la préface d'Alain Lévêque est un régal, une mise en bouche qui donne envie de courir découvrir ou redécouvrir les peintures de Bonnard. Au fil des mots, on voit s'animer l'artiste et cette silhouette connue, ce visage familier s'animent. L'auteur de ces très belles pages, ancien rédacteur en chef du Courrier de l'Unesco dont j'étais un fervent lecteur du temps de mon passage à Sciences Po, est un habitué de la maison Deyrolle, il y a notamment publié Bonnard, la main légère et un récit qui m'a chamboulé il y a quelques années et que je recommande aussi aux fidèles lecteurs de Tramezzinimag, La Maison traversée, paru en 1999. Texte émouvant à la recherche du pourquoi du besoin d'écrire, ce questionnement qui nous est si familier. "Pour vivre davantage et parler plus juste". Une réelle parenté de pensée existe dans les pages personnelles de l'auteur et celles qu'il consacre au peintre. N'est-ce pas ce qui fait dire d'un auteur qu'il est vraiment écrivain bien loin au-dessus de ceux qui prétendent écrire et il y en a tellement... De même la connivence évidente de l'éditeur avec les auteurs et les titres qu'il choisit de publier. Là encore, ce qui fait la différence entre un éditeur et un producteur de livres... 

Quelle joie donc de lire cet ouvrage rempli de jolis mots, percutants, sensibles et efficaces puisqu'ils donnent au lecteur la sensation de vivre avec l'auteur et son sujet un moment privilégié. Comme si nous avions poussé avec lui la porte de l'univers intime de Pierre Bonnard. Le Lapsang-Souchong qui fume dans la jolie tasse bleue et le chat qui ronronne près de moi, la musique de Johann Johannsson (4), sont-ils complices de cet état d'âme, alors que le jour se lève à peine ce matin sur mes mots à moi ? Forcent-ils mon état d'esprit, donnant à l'émotion que m'ont procurés ces deux livres de l'Atelier contemporain une densité déplacée ? Peu importe. Ce qui compte c'est Bonnard. Ce qu'il était réellement , et puis que ces pages nous montrent comment regarder l'œuvre du peintre. Comme l'a dit Aimé Maeght qui fut son ami en dépit de la grande différence d'âge : "Bonnard est Le Peintre"

Bonnard et Roussel à Venise. Photographie de Vuillard. 1899
Je me suis souvent demandé ce qu'aurait donné dans l’œuvre de Bonnard un long séjour à Venise. A ma connaissance, mise à part la célèbre photo prise par Vuillard, on ne sait rien de l'activité de Bonnard pendant ce court voyage de jeunesse, en 1899. Des croquis, des peintures, des lettres ? L'idée de recherches et d'un texte à venir pour votre (ignorant) serviteur... C'est le midi de la France qui, après la Normandie, a été sa terre d'élection. Les couleurs et la lumière toujours. Qu'en eut-il été des reflets et des formes si Bonnard avait peint Venise ? J'ai lu quelque part qu'il aimait les étoffes à carreaux. On sait qu'il était gourmand des estampes japonaises. Ces détails et tout ce qui est écrit par Alain Lévêque et auparavant par Antoine Terrasse ou Albert Kostenevitch, peuvent aider à imaginer combien Venise aurait gagné à être peinte par Bonnard. Après Turner, Monet, Marquet... Bonnard aimait aussi André Suarez qu'il a beaucoup lu. J'imagine leurs conversations. Sur Venise, sur le Titien (cf Bonnard par André Giverny in- La France Libre, citée dans Les exigences de l'émotion, pp. 68-69) 

F.-M. Deyrolle par Ann Loubert
Tramezzinimag, toujours sur la brèche quand il s'agit de participer au combat de l'art, de la qualité et de la culture, dans un monde de plus en plus étanche à la beauté, à l'Inutile (5) et à l'art, ne peut que se sentir une parenté avec ceux qui ont produit ces deux ouvrages que je vous invite à commander, parfaits cadeaux pour les Fêtes qui approchent à grand pas. Et pour ceux qui le peuvent (mais nous le pouvons tous selon nos moyens), François-Marie Deyrolle et son équipe invitent le public à participer à une opération de crowdfunding pour le financement de son prochain ouvrage. Vous savez combien il est difficile d'être éditeur de nos jours et bien que la France soit mieux placée qu'ailleurs - par rapport à l'édition en Italie notamment - les moyens mis à la disposition des petites maisons d'édition par l’État ne suffisent pas. l'objectif de 6000 € a été atteint, mais davantage d'argent permettra d'autres parutions en 2017... Plus que huit jours. Pour aider l'éditeur, cliquer ICI. Et comme un repas n'est accompli qu'avec un dessert raffiné, laissez-moi vous recommander Le charme indiscret de Bonnard, très bel article de Gérard-Julien Salvy, paru dans la Revue des Deux Mondes (juillet-Août 2006, p.173 et s.), à l'occasion de l'exposition "Bonnard, L’œuvre d'art, un arrêt du temps", au Musée d'art moderne de la ville de Paris.
 
Pierre Bonnard
Les Exigences de l'émotion
Éditions L'Atelier contemporain
2016, 192 pages
ISBN :  979.10.9244.4.346
 
Pierre Bonnard
Observations sur la peinture
Éditions L'Atelier contemporain
2016, 72 pages 
ISBN :  979.10.9244. 4.728

 ________________

Notes :
 
1- François-Marie Deyrolle est né à Agen en 1966. Après des études parisiennes d’histoire de l’art et des débuts dans l’édition, il s’installe à Montolieu, où il crée, à 24 ans, sa première maison d'édition. Sept ans et pas moins de 92 livres plus tard, on le retrouve directeur du Centre régional du livre de Franche-Comté puis de l’Office du livre en Poitou-Charentes, qu’il quitte en juillet 2003. Entretemps, il aura lancé une revue littéraire, L’Atelier contemporain entre 2002 et 2004. en 2003 : il devient directeur de la Bibliothèque des musées de Strasbourg puis chargé de mission pour la création de l’artothèque de la ville. En 2013, L’Atelier contemporain renaît de ses cendres et, tout en projetant d’ouvrir une galerie et de développer une activité d’agent d’artistes, il se relance dans l’édition sur un créneau qui lui tient à cœur : le dialogue entre plasticiens et écrivains.
2- La faculté de Lettres de l'Université de Venise avait son siège dans les années 80,  à San Sebastiano dans un bâtiment revu par l'architecte Carlo Scarpa.
3- Le terme Nabi, prophète en hébreu, a été trouvé par Henri Cazalis, féru de langues orientales, ami de Paul Sérusier qui décida la formation d'un groupe chargé d'annioncer au monde le nouvel évangile de la peinture (Antoine Terrasse in- Bonnard, Étude biographique et critique, Ed. Skira, 1964, p18)
4- Jóhann Jóhannsson est un compositeur islandais. La musique dont il est question dans ce billet est celle qu'il a composé pour le très beau film de James Marsh, The Theory of everything, en 2014.
5- Nuccio Ordine, L'Utilité de l'inutile, manifeste paru aux Éditions Les Belles Lettres en 2012.