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29 novembre 2019

Rejetant la tristesse... Cheminer avec Franck Venaille

Le Moine au bord de la mer (Der Mönch am Meer) Caspar David Friedrich
J’ai combattu jusqu’à l’extrême. Maintenant il me reste à
rejoindre mon hôtel, palace pour fêtes légales & là, allongé
sur un lit, chaussures encore boueuses aux pieds, à regarder
l’eau du canal tressaillir, frémir, s’allonger, s’ouvrir !

Je ne fréquente pas les églises et leurs chefs-d’œuvre. La la-
gune s’en moque. Elle laisse la porte ouverte sur le tout petit
jour quand passe devant moi un remorqueur au moteur sans
âge. Debout. Droit, face au vent se tient l’homme gouvernail.
Sa silhouette attise le sentiment de beauté solitaire.

Ainsi suis-je à la fois celui qui écrit mais également cet autre
qui prend sur lui de lire des manuels militaires à l’usage du
bataillon de mouettes de l’infanterie de marine.
Ces vers de Franck Venaille, formidable et rutilant poète récompensé par le prix Goncourt en 2017, disparu en août dernier, je les récite souvent lorsque j'observe un résident de la maison de retraite dont je suis l'un des administrateurs. Voir l'inexorable glissement, ce tassement au début peu visible qui s'amplifie parfois d'un coup, la lassitude dans le regard qui semble chercher au loin une image, un souvenir auxquels se raccrocher quand monte en nous la certitude du naufrage. Cela ne peut laisser indifférent et les mots du poète m'aident un peu pour cacher mon désarroi et la souffrance qui griffe mon cœur devant l’inéluctable défaite de ces vieillards qu'on voudrait soutenir, accompagner bien mieux que nous parvenons à le faire.

© Jacques Sassier
Je n'ai jamais vraiment connu Franck Venaille si ce n'est par l'intermédiaire de Micha son épouse, fidèle, attentive et indulgente lectrice de TraMeZziniMag, mais les livres du poète ont accompagnés bien des voyages du solitaire que je suis comme il le fut aussi, lui qui a toujours « marché dans la fêlure intime du monde ». 

Son écriture mélancolique et pure sied magnifiquement aux couleurs de Venise en hiver, surtout en ces temps malheureux où la nature semble vouloir s'acharner sur la ville. Ses ciels bas, ses eaux noires, comme le sont certainement les ciels et les eaux des Flandres d'où venait ce poète qui commença son dernier livre par cette phrase très belle : 
« Ensuite je suis parti à la recherche de mon enfance.»
Jolie parentèle d'avec l'auteur de la Recherche qui me donna l'envie de tout lire d'une traite L'Enfant rouge. J'ai découvert le poète par hasard en me plongeant dans C'est à dire publié par le Mercure de France qu'un ami m'avait donné. Je cherchais ce matin le livre que je n'ai plus trouvé. Il aura été emprunté et jamais ramené hélas. J'aurai aimé relire les pages consacrée à la lagune. L'ouvrage est difficile à trouver désormais. Venaille était plus triestin que vénitien. A cause d'Umberto Saba dont il partit retrouver les marques. Mais à Venise comme à Londres ou dans le Paris de son "Moi de onze ans", sa plume emporte et accompagne comme seule la plume des grands poètes sait le faire.  
Filippo de Pisis. Collection privée.
Il y a eu dans l'excellent En attendant Nadeau, cette revue littéraire en ligne - qui devrait être lue aux enfants des écoles pour leur apprendre à comprendre, à réfléchir et à aimer les Lettres -, un hommage au poète (ICI). Norbert Czarny y conseillait, bien mieux que je ne saurai le faire, la lecture des livres laissés par Venaille, « On lira cela et le reste, et tout ce qui a fait une œuvre, dans ce petit livre bleu qui rappelle la voix mélodieuse, grave et narquoise du dandy Venaille et de l’enfant qui ne le quittait pas.» C'était l'écho qu'il fallait pour que je reprenne mes vieux projets de livres d'artistes bilingues, pour donner à lire, comme avec la galerie que j'ai tenu pendant quelques années mon objectif était de donner à voir. Traduire Venaille en italien et le publier est une idée à laquelle je pense depuis longtemps, Le publier comme je souhaiterai publier le vénitien Mario Stefani ou Sandro Penna en français... Il y a une douce harmonie dans ce lignage que rejoint La Tour du Pin dans mon panthéon personnel. La collection trouverait ainsi son fil conducteur avec évidence. L'enfance, l'amour, la beauté et la simplicité...

22 juillet 2019

Altritaliani après le Nouvel Obs, La Vestale de Venise continue de faire parler d'elle

 
Pour ceux qui ne savent pas encore quelle lecture emporter en vacances cet été, Tramezzinimag recommande chaleureusement le roman de l'ami Robert de Laroche, La Vestale de Venise, ce polar historique dont tout le monde parle depuis quelques semaines(voir ICI).

De quoi - du moins je l'espère mais je n'ai aucun doute en réalité - vous donner encore davantage l'envie de vous plonger dans les aventures du NH Flavio Foscarini et son ami Gasparo Gozzi, comme déjà bon nombre des lecteurs de Tramezzinimag (et surtout lectrices) l'on fait. Un XVIIIe siècle flamboyant où les femmes sont montrées comme très modernes, souvent bien plus avancées intellectuellement et culturellement que les hommes trop occupés à défendre principes et valeurs qui les empêchent de sentir la chute imminente d'un monde corrompu et dépassé.

Après l'article du Nouvel Obs (11/07/2019), une vidéo de RHLD. TV réalisée à Paris, lors de la signature du livre organisée par l'éditeur au Campiello, la boutique d'artisanat vénitien de l'amie Paola Pellizzari dans l'île saint-Louis.



Sur la photographie en exergue, Robert de Laroche avec la charmante Anna Rita Panebianco, directrice commerciale du Florian en juin dernier.

15 juin 2019

Chroniques de ma Venise en juin. Journal (1)


Mardi 11 juin
Court séjour ce mois-ci. Molti impegni dans mon quotidien français. Pourtant, l'appel de la Dominante reste le plus fort et me pousse à tout laisser pour courir vers elle et regonfler mon énergie, mon entrain et ma joie. Nécessité absolue que ces échappées belles. Question d'oxygène, de survie mentale. Je ne puis m'éloigner de Venise trop longtemps sans quoi je perd pied, je m'ennuie. Je me lasse de tout ce qui m'occupe et que je fais avec passion et enthousiasme. Recharger mes batteries comme d'autres le font en marchant sur les santi camini, en s'isolant à la campagne ou en naviguant en pleine mer. Le prétexte était incontournable : finaliser le lancement de la maison d'édition, matérialiser plusieurs années de réflexion, d'études. D'atermoiements aussi. Une belle aventure à coup sûr mais une grande peur aussi. Un nouveau commencement, un grand saut à l'âge où la plupart de mes amis aspirent à une retraite paisible et méritée. Impossible de dételer quand des idées et des rêves nous trottent dans la tête et nous secouent tout entier.

Joli temps ici, loin des frimas bordelais. 12 degrés de différence entre le temps sur le tarmac de Bordeaux-Mérignac et celui de Venezia Marco-Polo. Autre différence qu'il est impossible de ne pas remarquer, cette détente générale des gens ici, cette impression de sérénité tellement opposée à cette crispation générale qui règne dans l'hexagone et me donne envie de fuir mes concitoyens. Il y a longtemps que je me sens davantage italien - et plus encore vénitien - que français. Inconfortable constat qui m'attriste beaucoup et tentation contre laquelle je lutte, mais jusques à quand ?

Mercredi 12
Ma venue à Venise, c'était aussi pour rencontrer Robert de Laroche, l'éditeur-écrivain. Ancien chroniqueur et journaliste, personnification de l'Honnête Homme comme les temps d'avant en produisaient, nous ne nous étions encore jamais rencontrés en dépit de quelques échanges. Avoir son avis, recueillir ses conseils et, pourquoi pas, faire un bout de chemin ensemble avec le fondateur des éditions de la Tour Verte dont le catalogue est rempli de trésors. Nous nous sommes longtemps croisés, fréquentant les mêmes lieux, sans que jamais le hasard nous fasse nous rencontrer. C'est enfin arrivé. Une reconnaissance mutuelle, cette impression de nous connaître déjà et d'avoir seulement interrompu une conversation des années ou des siècles auparavant. Et puis cet indéfectible lien qui nous lie tous deux à la Sérénissime et aux mots. Le monsieur vient souvent à Venise qu'il connait comme sa poche et où il a beaucoup d'amis, la plupart sont de vrais vénitiens, des gens simples et authentiques, dont l'histoire comme le quotidien sont incrustés dans la matière même dont est constituée la ville. 

Ce passionné après avoir écrit une soixantaine d'ouvrages sort ces jours-ci  un livre qui aura, c'est certain, un vrai succès. La Vestale de Venise : une enquête de Flavio Foscarini vient à peine de sortir que déjà les libraires demandent un réassort au distributeur. Visiblement l'auteur s'est régalé. L'action se situe sous le règne du doge Pisani, au moment où déjà tout se délitait et où la Dominante se savait gangrénée mais ne voulait croire à son agonie déjà en gestation. le monde allait changer. Le NH Flavio Foscarini, brillant jeune patricien et son ami, Gasparo Gozzi vont vivre une étrange aventure qui tient le lecteur haletant tout au long des 265 pages du roman. Est-ce un roman policier, un polar historique ? Un roman fantastique ? Robert de Laroche a travaillé plusieurs mois pour que rien ne cloche ni ne choque dans sa description de la Venise du carnaval dans les années 1740. Aux personnages nés de son imagination se mêlent des femmes et des hommes qui ont vraiment existé et que nous voyons s'animer comme dans la réalité. Et le rythme enlevé, la finesse des descriptions, la lumière très particulière de Venise, l'atmosphère unique de son carnaval, la pesanteur de son administration figée et déliquescente, le lecteur en est vite imprégné et dès les premières pages, on voudrait en lire davantage. 

Une fois commencé, il m'a été impossible de poser le livre. Une longue nuit et quasiment une journée sans rien faire d'autre que suivre l'enquêteur, son jeune ami Gasparo Gozzi et sa splendide jeune épouse sorienne. Comment laisser pour des activités triviales de notre époque insipide la flamboyante compagnie de tous les personnages du roman, ceux nés dans l'imaginaire de l'auteur mais aussi ceux qui ont vraiment existé, que l'on voit s'animer au fil des pages comme si, par un charme secret, emportés à travers les fibres du papier, nous étions réellement  dans cette Venise palpitante qu'il décrit à merveille. Les lieux, l'atmosphère, les sons, les odeurs et les parfums, tout devient vrai, palpable. On sursaute, on a peur, on rit, on s'agace avec les personnages. Tout se tient, tout est plausible. N'est-ce pas à cela qu'on reconnait un vrai roman policier ? 

Et puis Robert de Laroche, Fou de Venise comme nous tous, qui connait bien cette Venise a poussé le souci du lecteur jusqu'à se plonger pendant des mois dans des ouvrages documentaires, des récits authentiques, pour mieux décrire ce qu'il maîtrisait un peu moins. Cela donne un travail très élaboré, digne de ces historiens qu'il a bien connu et parmi lesquels sa connaissance de Venise ne déparerait pas.

La dernière page tournée, difficile de retourner à ses occupations. Le hasard de mes occupations ici m'a fait passer dans des endroits où se situent des scènes du roman. Incroyable sensation, certes liée à la magie de Venise et à son atmosphère unique : partout je m'attendais à croiser les nobiluomini inséparables qui mènent leur enquête mais aussi les figurants qu'on croise au fil des pages tout au long du livre... Vivement la suite des aventures du brillant Flavio Foscarini, l'époque ne manque pas de sujets possibles à lui mettre sous la dent. Mon petit doigt me dit que l'auteur s'est d'ores et déjà attelé à un second opus...

Vendredi 14
Mais la rencontre d'où je reviens et qui avait lieu à l'Alliance Française, dans le sublime décor, délicieusement décati mais portant beau encore, du fameux casino Venier, n'impliquait pas l'auteur Robert de Laroche, mais l'éditeur. En effet, la nombreuse assistance formée de français résidant à Venise mais aussi de vénitiens francophiles passionnés - il en reste assurément - venait entendre Gabrielle Gamberini, qui présentait son opus consacré à la librairie française de Dominique Pinchi, qu'il avait créé en 1977 avec sa compagne Ornella. Une bien belle aventure que cette librairie-maison d'édition dont la disparition il y a deux ans déjà, laisse un vide qui demeure une souffrance pour tous. Pour ses fondateurs, bien que tous deux continuent leur route avec sérénité et bonheur. Pour les nombreux clients, anonymes ou célèbres, qui fréquentèrent les lieux pendant quarante ans.

à suivre.......

Robert de Laroche
La Vestale : une enquête
de Flavio Foscarini
Editions du 81
ISBN 2915543542 
 juin 2019

27 mars 2019

Cees Nooteboom écrit sur Venise et j'écris sur Cees Nooteboom écrivant sur Venise...

« J’ai acheté une immense carte de la lagune de Venise pour essayer de ramener la ville à sa juste proportion. Curieux exercice. Je sais que j’arriverai par avion demain mais, cette fois, c’est par la mer que j’aborderai cette ville que j’ai si souvent visitée. Sur la carte, le rapport entre l’eau et la ville est de l’ordre de mille pour un et, dans ce bleu infini, la ville est devenue village, petit poing serré posé sur un grand drap, si bien que tout ce vide semble avoir engendré, dans un moment de colère, la ville qui plus tard allait le dominer. L’auteure mexicaine Valeria Luiselli voit au lieu de mon poing une rotule brisée et, à mieux y regarder, je crois qu’elle a raison. Depuis les hauteurs de Google Earth, l’analogie est encore plus évidente, le Grand Canal est la fracture du genou ; le labyrinthe granuleux désagrégé tout autour représente l’os de la ville où je vais me perdre demain comme tous ceux qui viennent de l’extérieur doivent s’y perdre : c’est la seule manière d’apprendre à la connaître.»


« J’ai séjourné à plusieurs adresses en ce lieu, parfois dans de vieux hôtels, la plupart du temps dans d’étroites ruelles obscures, dans des parties de palais qui n’évoquaient jamais un palais, des cages d’escaliers en piteux état, des petites chambres sordides avec tout juste une fenêtre donnant sur l’arrière d’une maison qui paraissait inhabitée, alors que dehors étaient pourtant suspendues à un fil à linge précaire deux culottes gelées, dans le froid glacial et silencieux. Parfois aussi une vue sur l’eau d’un canal latéral inconnu où, tous les jours à la même heure, un bateau passait, chargé de fruits et de légumes. Cette fois, ce n’est pas l’hiver, nous sommes en septembre, et tout rêve d’une ville déserte s’est volatilisé dès mon arrivée : Venise appartient au monde entier, et le monde entier est au rendez-vous. S’il y a un Proust ou un Thomas Mann, un Brodsky ou un Hippolyte Taine parmi eux, ils se cachent bien. Des armées entières montent en ligne à cette époque de l’année, l’armée chinoise, l’armée japonaise, l’armée russe. Pour découvrir sa Venise, il va falloir faire preuve d’obstination et d’esprit de décision, revêtir une cuirasse invisible, et se dire humblement que pour tous les autres, on fait tout simplement partie de ceux qui se mettent en travers de leur chemin et se serrent désagréablement contre eux dans la partie ouverte du vaporetto où il n’y a rien pour se tenir... »
 
Pensieri e riflessione.
10/09/2018
C'est dans un avion justement que je reprends cet extrait d'un ouvrage de Cees Nooteboom, qui est resté pendant des semaines un de mes livres de chevet. Pour le commenter, pour comparer le sentiment de l'auteur à mon propre ressenti. 

Arriver à Venise, s'y rendre, n'est pas une mince chose en réalité. Elle demeure pour beaucoup d'entre nous un lieu mythique, un objectif intérieur. Pour ma part, elle est mon Ithaque et pourtant jamais je ne suis parvenu à y rester pour vraiment bâtir quelque chose. Mes enfants qui l'aiment aussi, n'y sont pas nés. Contre toutes mes attentes, mes rêves et mes aspirations, en plus de trente ans, je n'y ai rien construit. J'y ai abandonné (trahi donc) bien du monde, des projets et des idées, quand j'ai choisi de ne pas lutter et que je suis parti. Je pense surtout à Francesco, à ce qui s'annonçait, se bâtissait. Je ne suis pas responsable de son entrée en écriture, mais je sais que l'avoir laissé a modifié son chemin. Comme le mien aussi... Mais je ne saurai regretter mes années d'homme marié. Elles furent joyeuses. Le mariage m'attendait et les perspectives joyeuses qu'il annonçait. 

Ce fut joyeux en effet, tant de nouveautés. Ce bonheur de construire avec la femme que j'aimais, une vie nouvelle, avec l'espérance de bâtir une famille en même temps que d'élaborer une œuvre dans la paix d'un mariage que j'espérais heureux. Mais les années montrèrent combien difficile était le chemin, combien cette union devenait lourde à porter. Les crises se succédaient. Les enfants grandissaient, leur mère et moi aurions dû être à l'unisson, comblés par la naissance de notre première fille, puis de la seconde. Mais déjà parfois je songeais à fuir avec les petites. Je rêvais d'un avenir de joie et de rire, de beauté et de plénitude tous ensemble, mais le rêve n'était pas partagé par leur mère. Elle n'était jamais qu'insatisfaction et mépris pour les valeurs qui depuis toujours présidaient à ma vie... Je la pensais folle, elle était seulement malade d'une enfance tronquée, de parents incapables de bâtir cette chape de couleurs et de joies qui fait les adultes heureux et confiants, et qui épanouit les enfants. Je n'ai pas su l'aimer comme elle le méritait, comme elle en avait besoin. 

Marido et Lorenzo, Galleria Ferruzzi, San Vio, 1985. Violaine Laveaux, 1985. pastel et crayon. - Coll. Part.
 
Pourtant combien je l'ai aimée... Au lieu de ça, crises et angoisses se succédaient, des mots toujours plus hauts, souvent des larmes et des grincements. Puis la hargne et le silence rageur. "Votre mère est folle" disais-je trop souvent aux enfants. j'étais convaincu de cela. Après la paix et la sérénité qui caractérisa mon enfance, je découvrais l'enfer d'un couple quand il ne parvient pas à se cimenter ; quand son quotidien n'est plus que l'affrontement de deux mondes inconciliables. J'aurai dû me taire et faire comme si de rien n'était. J'ai essayé mais bien trop tard en réalité...

Et puis je suis retourné à Venise. Sans illusion, conscient que rien ni personne là-bas n'avait dû m'attendre. Pourtant, secrètement, je gardais l'espoir de retrouver ma vie comme je l'avais laissée trente ans plus tôt. Bien sûr il n'en fut rien ou presque. Mes anciens colocataires avaient depuis longtemps la place à une autre génération d'étudiants. Ma bibliothèque avait été pillée depuis longtemps, Rosa ma jolie petite chatte grise avait été adoptée par une gattara quelque part du côté de Cannaregio... Lors de mon premier "vrai" retour, j'avais rendez-vous avec mon ami Roger au Cucciolò - je l'ai raconté ailleurs. J'étais en avance, très excité à l'idée de revoir cet ami très cher que j'avais laissé lui aussi. Étudiant, ce café avec sa terrasse sur l'eau du canal de la Giudecca, était notre quartier général. Les serveurs nous connaissaient bien. Il y en avait un en particulier, plus très jeune, avec qui j'avais sympathisé. Nous bavardions souvent et il connaissait parfaitement mes goûts et savait à l'avance selon la période du mois où nous étions qu'elle serait ma commande. Plus de cinq ans nous séparaient de ma dernière venue sur les Zattere. À peine étais-je installé qu'il arriva pour prendre la commande en me gratifiant d'un surprenant : - Bondi, Sior Lorenzo, come sta oggi ? (Bonjour, Monsieur Laurent, comment allez-vous aujourd'hui ?), avant d'ajouter le visage plein de cette jovialité qui m'était si familière et que je retrouvais soudain : - Un macchiato come di solito ?" ("une noisette, comme d'habitude ?"). Interloqué, j'acquiessais en rougissant. Je revois les lieux, le canal de la Giudecca aux eaux vertes, un vaporetto au loin qui quittait la fermata de Santa Eufemia, les silhouettes des passants sur la fondamenta de la Giudecca, les mouettes dans le ciel et les Zattere, silencieux, encore vides.
Il était tôt encore et Venise n'était pas encore beaucoup fréquentée en dehors de la période estivale et du carnaval.Comme un rêve, comme si je n'étais jamais parti. Tellement à l'image de Venise où tout change sans que rien vraiment ne change. des années plus tard, évoquer cela m'émeut toujours autant...
 
Aborder Venise m'apparaît donc à nouveau depuis ce que nous avions appelé avec les enfants "La Catastrophe", comme Ulysse exilé aborda enfin les rivages d'Ithaque : Un retour à tous les possibles... Mais à part ce bel épisode sur les Zattere et les gentils mots de mon ami Roger à qui je racontais l'anecdote et qui me gratifia en suivant d'un "tu n'as pas changé", avec son regard aiguisé de peintre et de coloriste, rien dans la lagune ne m'a attendu. Aucun flash-back durable n'est possible hormis par l'écriture. Je ne verrai jamais jouer mes enfants sur les campi, puisqu'ils sont grands désormais, je n'irai jamais le matin rejoindre mon bureau, le Gazzettino sous le bras, croisant les mêmes visages familiers, échangeant à chaque fois quelques paroles insignifiantes sur le temps comme le font les gens heureux, ceux qui sont là où ils doivent être et qui le savent...

Des regrets ? Évidemment mais bien peu finalement. Vieillir rend le chemin plus court qui nous porte à ne garder que l'essentiel, à regarder le chemin qu'il reste à parcourir sans perdre du temps dans les regrets, les remords et le ressentiment. Passer au-dessus des Alpes à 16.000 pieds d'altitude avec une lumière radieuse et se sentir tout petit, heureux d'être une infime partie de cet univers, joyeux de participer humblement à cette merveilleuse aventure qu'est la vie. C'est ainsi que, revenant une fois encore de la Sérénissime, toujours un peu triste certes, je me sens apaisé. De nouveaux projets, Dieu voulant, sont en parturience : A Venise, la maison d'édition s'apprête et tout se précise un peu davantage chaque jour, à Bordeaux, aussi, tout ce que j'ai contribué à mettre en place prend forme et s'affirme peu à peu. Ce n'est pas de résilience dont il s'agit ou pas seulement. Bien plus de la conjonction de rencontres, de rêves étudiés et parfois partagés et de la magie que la beauté de Venise distille en ceux qui lui étant restés fidèles, ne l'ont finalement jamais abandonnée. Venise est dans mon sang et mes gènes. Elle nourrit mon âme et je lui dois beaucoup de ce que je suis devenu. Il en est ainsi pour beaucoup d'autres dont je perçois la familiarité qui nous lie à elle. 

Corrigé et complété dans l'avion qui me ramène de Venise. 26/04/2019.

31 janvier 2019

COUPS DE CŒUR N°54 : Serge Bassenko, une plume, un regard

© Serge Bassenko
Serge Bassenko est écrivain et photographe. Il a passé 20 ans à photographier Venise et sa lagune. Ses images, plusieurs fois exposées, montrent la Venise méconnue et émouvante des Vénitiens : ruelles tranquilles, petits canaux qu'on ne peut découvrir qu'en barque, lagune sauvage et solitaire, nuit profonde doucement illuminée par de faibles réverbères... Tramezzinimag qui suit son travail depuis plusieurs années vous invite aujourd'hui à une exposition virtuelle des œuvres de ce photographe qui est aussi un écrivain de talent avec presque une vingtaine de romans à son actif ! Notre amie du site Venetiamicio a rendu avant Tramezzinimag un hommage à cet artiste de talent. Voilà ce qu'en dit N.H. Marino Zorzi, ancien directeur de la Marciana et directeur de la revue Comprendre fondée par Umberto Campagnola :
"« La Venise de Bassenko est tout ensemble authentique et métaphysique. Sa main experte sait saisir des instants irréels, des lumières mystérieuses, en créant une atmosphère d’attente, de suspension, de rêve. La beauté des lieux, pleine d’histoire, se charge d’une valeur nouvelle, il n’est pas de forme humaine qui trouble le silence onirique des places et des ruelles immobiles. Le sens du mystère domine aussi les images de la lagune : Bassenko saisit l’attrait fascinant de cet espace unique, ni vraiment terre ni vraiment mer, qui a été le berceau d’où Venise est née et qui aujourd’hui encore l’entoure de ses bras. Moi, vénitien, je ressens que Bassenko a su fixer dans ses images l’essence de notre monde, dont le caractère semble se perdre dans le vacarme moderne mais qui aujourd’hui encore se manifeste à celui qui sait le voir. Il est impossible d’oublier les photographies de Bassenko, car elles nous redonnent cette Venise que nous portons en nous. »"
C'était un vieux projet que cet hommage dans Tramezzinimag à un homme voué en entier au beau et dont les mots sont pareils à ses images, l'œil sait remarquer en un instant ce que les mots décrivent avec l'acuité qui sied aux poètes véritables. On devine au fil des images qu'il propose à voir une sensibilité exacerbée, une capacité d'aimer et de souffrir toujours retenues. "De la belle ouvrage" disait en me parlant de lui un vieil ami vénitien qui m'a donné l'idée de reprendre les clichés de Bassenko pour les proposer à nouveau à nos lecteurs qui comprendront mon enthousiasme pour cette manière de traduire l'âme de la Sérénissime. Il y a dans les propos de l'artiste une nostalgie certaine. Le regret d'une Venise qu'il considère comme définitivement disparue ? Allusion au temps qui passe et nous fait percevoir les choses différemment ou simple constat que Venise aussi et périssable et que l'esprit nouveau qui fait se mouvoir les gens n'entend pas Venise comme il l'entendait - comme nous l'entendons - et que les hordes qui l'envahissent de février à décembre (il nous reste encore le silence et la tranquillité de janvier...) piétinent ses rues et ses campi comme s'il s'agissait d'un vaste et vulgaire parc d'attractions qu'on ne regarde qu'à travers son smartphone fixé en haut d'une perche fluorescente ?

La cloche de Santo Stefano sonne midi. Le ciel est d'un joli bleu. Il continue de faire froid mais le soleil donne envie de traîner. Des gens bavardent sur le campo sous mes fenêtres. Derniers jours tranquilles. dans quelques semaines ce sera le carnaval et l'invasion... Je sors rejoindre une amie pour déjeuner et laisse à une amie blogueuse et lectrice fidèle, le soin d'exprimer son approche du travail de Serge Bassenko. Qu'elle soit remerciée de cet emprunt. Elle a su, bien avant Tramezzinimag, parler de cet artiste qu'elle découvrit à l'occasion d'une exposition parisienne :


La Venise de Serge Bassenko

..... Les étoiles brillent doucement dans le petit jardin d'eau sous ma fenêtre. J'entends le moteur de Zo ; il vient me prendre pour aller "voir la nuit", comme nous l'avions dit la première fois. Nous tournons dans le rio qui longe sa maison et par-dessus lequel s'élance un grand pont massif dont les briques sont de braise. Est-ce lui le plus beau pont de tous ceux d'ici ? Oui, j'en suis sûr ! Mais n'allez pas le répéter, on se moquerait de vous ! Allez plutôt le voir, par une belle nuit sans lune...[extrait du roman de Serge Bassenko, Il pleut, Venise en 1973, Edilivre]

La Venise de Serge Bassenko©Serge Bassenko (1973)La Venise de Serge Bassenko©Serge Bassenko (1973)

La Venise de Serge Bassenko©Serge Bassenko rio San Boldo depuis le sotoportego de la Ca'Mariani
La Venise de Serge Bassenko ©Serge Bassenko depuis le ponte Storto sur le rio S.Boldo
 
Le héros du livre " Il pleut" habite le Campo San Boldo... et c'est grâce à lui que j'ai fait une belle rencontre il y a quelques mois.

Il y a un an, grâce à notre petit univers des amoureux de Venise, j'apprends qu'une exposition de photographies se déroule dans le 13e  arrondissement de Paris, et s'intitule "Par amour pour la Venise d'hier", de Serge Bassenko.
Je consulte le site et commence quelques jours plus tard, la lecture du roman " Il pleut "...
Au fil des mois, j'ai appris à connaître Serge Blassenko à travers ses photos et ses textes, mais aussi grâce à sa compagne Eléonore. Je laisse parler Serge maintenant :
Avant d'aller à Venise, je n'en savais pratiquement rien. Je me souviens de mon "visiting tour" de la ville - projet assez amusant, à vrai dire.
J'avais décidé d'arriver de nuit - parce que j'aime la nuit - de faire le tour de la ville et de passer sur le Pont des Soupirs... en voiture.
La réalité a été quelque peu différente. D'abord, j'ai dû laisser la voiture dans un endroit impossible à définir. Puis, voguer sur une eau d'un noir d'encre, craignant à chaque instant de couler. La nuit était noire, tout alentour était si noir, seules quelques pauvres lumières luisaient çà et là.
En descendant sur le quai, je me suis précipité dans les ruelles et après un moment, j'ai débouché sur la Place St Marc, sans même oser lever les yeux, tellement j'étais effrayé. De nouveau, j'ai couru vers les ruelles et me suis finalement arrêté auprès d'un pont. Je me rappelle le canal - si sombre, silencieux et tendre - et la pensée qui m'est venue : "Venise est une ville où on peut pleurer".
Faire des photos exige une bonne santé et de l'entraînement.
En arrivant, courir par les rues et les ponts pour prendre le moteur de la barque, le réservoir, les cordes et le diable ; puis courir pour attraper le bateau de la lagune ; enfin, tirer à deux personnes tout ce chargement, les bagages, les appareils photographiques et le trépied, par une route pleine d'ornières et sous une pluie battante .... Ensuite, marcher de jour, de nuit, manger debout, ramer, et à la fin, la nuit, quand on se gèle dans le vent après une difficile mise au point, arrive une barque inattendue qui trouble le calme du canal pour une autre attente de vingt minutes...
Pourtant, pour moi, cela a toujours été une promenade, tranquille et sereine, seulement une promenade. J'aimais à dire : "Allons nous promener à Venise"....
... Faire des photos exige aussi de la patience.
... Je photographie ce que je regarde et regarder ne s'apprend pas.
... Ainsi, malgré les apparences, je n'ai pas photographié Venise, mais ce qu'elle contenait, et qui n'est plus.


(Extrait du Cd-Rom de Venise et sa Lagune/Histoire de mes photos)
Site officiel de Serge Bassenko : ICI


Serge Bassenko
Il pleut, Venise en 1973
Ed. Edilivre
Un roman très agréable à lire tant il nous touche par les petits riens qu'il évoque au fil des pages. L'auteur nous fait partager la vie du héros du livre et de ses jeunes amis vénitiens. On découvre les petits métiers de l'univers vénitien, et le quotidien sans histoire d'un peuple qui continue de vivre comme il l'a toujours fait en dépit du monde qui change. Apprendre à ramer à la vénitienne, accompagner un vieil homme vendre sa production de légumes au marché du Rialto, se régaler de cette cuisine casalinga qui n'a pas son pareil, et puis le lien qu'on découvre et qui passe par le dialecte, cette "si caressante langue vénitienne". "Toute une vie ignorée des touristes pressés par le temps – si simple mais si pleine" que les lecteurs de Tramezzinimag connaissent où dont ils ont si souvent entendu parler dans nos colonnes. La vie à Venise au quotidien. Paisible, unique, normale mais pourtant tellement différente des autres lieux urbains du monde de'aujourd'hui.
"La marée monte et descend, l’eau clapote contre les barques de bois, les palais se reflètent dans l’eau calme, le brouillard vient envelopper la lagune. Peut-être, comme le jeune héros, tomberez-vous amoureux de ce monde si attachant, mais déjà si dangereusement menacé par la vie moderne ?"(le texte en italiques d'Eléonore Mongiat, la compagne de l'auteur a été écrit pour la revue Altritaliani, 27/XI/2017)







Clichés ©Serge Bassenko - Tous Droits Réservés.

26 janvier 2019

Le cueilleur de papillons, Chronique de ma Venise en janvier (1)

où quand l'esprit des lieux sollicite la mémoire des poètes.


Mardi 22 janvier.
[...] Parfois le désir du « donner à voir » me reprend. Montrer, faire découvrir, partager mes coups de cœur, transmettre, autant de postures qui s'imposent en moi depuis qu'il m'a été donné de « prendre un enfant par la main pour lui montrer le chemin ». 
 
Je ne connais rien de plus gratifiant, de plus joyeux que de voir une étincelle dans les yeux d'un enfant qui apprend et s'approprie le trésor qu'on dépose dans ses mains. L'enseignement aurait dû être le meilleur terrain pour développer ce goût et en faire un talent utile. 
 

C'est sûrement pour cela que l'écriture est très tôt devenue une part de moi-même. Mes lecteurs le savent bien qui connaissent mon parcours. Peu savent combien ce besoin m'est nécessaire. Un coucher de soleil qui m'émeut, un tableau, une musique, la page d'un livre qui résonne soudain, je voudrais pouvoir tout partager. Lorsque la magie opère et que la transmission se fait, j'ai la sensation d'être plus riche et cela me rend heureux. « Le bonheur de donner est le plus nourrissant pour l'âme » disait ma chère grand-mère. 
 
Mercredi. 
Long moment de lecture et d'écriture attablé dans la librairie-café Sulla Luna sur la fondamenta della Misericordia. La musique y est douce, la lumière au dehors très belle. Peu de monde. Lecture et Lapsang Souchong. Le bonheur. Un bonheur cuicuicui pour certains, mais peu m'importe.
 
Holocene de Bon Iver en fonds sonore. Impeccable. 

J'étais ce matin dans un café près du campo San Barnaba. Attendant des amis qui devaient me rejoindre pour une promenade, je relisais les premières pages du carnet que j'emporte toujours avec moi. Des notes écrites il y a quelques semaines en France. Un prétexte pour entreprendre cette chronique et nourrir Tramezzinimag en janvier sur la joie qu'on ressent quand en donnant à voir, on offre une part de bonheur en partageant notre découverte...
Donner à voir... 
De mes années d'apprentissage, mes études en France puis à Venise, puis mes premières expériences professionnelles, somme toutes privilégiées, je ne surprendrai personne en disant qu'elles ont laissé une forte empreinte et ont imprégné à jamais ma vie, déterminant mes choix, réussites et échecs mêlés. Je pense notamment à ces années passées dans la galerie de Giuliano Graziussi à la Fenice puis dans celle de San Vio aux côtés de Bobo Ferruzzi. j'ai gardé longtemps la nostalgie. C'est ainsi que longtemps après mon retour, mon mariage, les enfants, le divorce et pas mal de pataugeage, j'ai ouvert la Galerie Blanche. Une petite galerie associative aux parois immaculées comme le suggère son nom. Un lieu sans prétention mais construit avec beaucoup de passion. L'aventure dura seulement trois ans. Trois belles années où je cherchais avant tout à « donner à voir ». La rue était fréquentée par de nombreux étudiants, d'abord parce qu'il y avait en face les Archives Municipales, dans un bel hôtel du XVIIe dont la salle tranquille accueillait de futurs historiens, et un peu plus loin une bibliothèque ouverte tard le soir. La rue abritait aussi plusieurs cafés et un pubs, tous très fréquentés. Les jeunes qui s'y retrouvaient envahissaient plusieurs soirs par semaine les trottoirs pour fumer leurs cigarettes et boire leurs chopes de bière. Souvent ils venaient s'asseoir sur le rebord de la vitrine. Je restais souvent tard dans la galerie (j'étais en plein naufrage matrimonial) et je voyais depuis mon bureau tous ces jeunes gens qui bavardaient et riaient. Parfois, ils regardaient ce qui était accroché sur les cimaises. Un jour, je décidais de laisser la porte ouverte. Bien m'en prit : ils s'engouffrèrent jour après jour. Le lieu était joli, l'espace confidentiel et chaleureux et mon sourire avenant. Filles et garçons prirent alors l'habitude de venir voir les expositions. Lieu associatif, j'outrepassais les interdits concernant la tabagie et les laisser entrer avec leurs cigarettes et leurs verres d'alcool. Bientôt passer un moment dans la galerie devint un des rites des fins de semaine pour bon nombre d'étudiants. Beaucoup devinrent des amis et même des clients. J'avais réalisé mon projet de donner à voir à un public en majorité peu familier de l'art et des galeries. La galerie tournait bien mais il fallait vendre de plus en plus pour pouvoir payer nos charges, notamment le loyer qu'un propriétaire avide et peu honnête augmentait chaque année. Bref, l'aventure s'est arrêtée, mais le désir de montrer reste toujours aussi fort. C'est ainsi que je suis ravi lorsque Cécile Odartchenko, éditeur et écrivain me demande de la remplacer dans sa jolie petite galerie du Vieux Bordeaux. Cela lui rend service et j'aime ces moments passés C'est de là que j'écris ces lignes. 
Je retrouve ici l’atmosphère qui était celle de la galerie de Ferruzzi en hiver. Des livres, de la musique, un mug de thé fumant, et autour de moi sur les cimaises, des petites huiles intéressantes et belles de l'américain Michael Pierce. Le temps passe. Simplement : je rêvasse en écoutant Pierre HantaÏ dans la Canzona terza de Frescobaldi. Peu de visiteurs mais qu'importe. Le soleil joue avec les nuages, les cloches de l’église voisine qui viennent de sonner sont comme un rappel de ma vie vénitiennes. Les gens passent, ragaillardis par un ciel bleu. Parmi eux, des enfants tout pleins de la joie du mercredi après-midi. Les passants vont par vague. Il n'y a soudain plus personne dans la rue.
C'est sur un palcoscenico vide et silencieux que trois jeunes lascars sont entrés en scène, me tirant de ma rêverie. Beaux et purs comme des anges, innocents encore, ces trois petits bonshommes d’une douzaine d’années à peine se sont arrêtés devant la galerie pour je ne sais quelle raison n'appartenant sûrement qu'à leur monde. L’un d’entre eux, peut-être attiré par la musique, a levé les yeux vers la vitrine et a remarqué les peinture qui sont exposées, puis il m’a vu et m’a lancé un joli sourire en s'approchant de la vitrine, puis, curieux, il m’a regardé. J’étais en train de ranger des livres. En leur disant bonjour, je les ai invités à rentrer. Ils m’ont salué à leur tour mais sans faire un pas, hésitants. Nous sommes restés ainsi quelques secondes, moi avec mes livres à la main, amusé par ces trois enfants à l’air espiègle mais qui soudain apostrophés par un adulte avaient perdu toute faconde et eux, intimidés semblaient attirés aussi. Celui qui m’avait souri, le plus grand des trois, le plus joli aussi, en culottes courtes comme les autres, a décidé ses camarades d’un « allons-y, ça a l’air chouette », et ils sont rentrés.
« C’est la première fois que je rentre dans une galerie de tableaux » a dit le plus petit, à la frimousse couverte de tâches de rousseur comme un poulbot, « ce n’est pas une galerie a dit le grand, c’est une librairie, tu vois bien que c’est plein de livres aussi ». Le troisième, pour ne pas être en reste a lancé à mon attention, « mon frère, il m’a lu l’histoire du Petit Prince. Vous l’avez ce livre ? ». Je lui explique que la galerie-librairie est aussi une maison d’édition spécialisée dans la poésie et que le livre de Saint-Exupéry n’est pas en vente ici. Ce court échange a délié les langues. Nous avons ainsi parlé de peinture, d’art moderne, de poésie, d’écriture, et l’échange était passionnant. Ces trois-là ne manquaient pas d’à-propos ni de jugement. Visiblement éveillés par des parents attentifs et cultivés, ils savaient utiliser le vocabulaire adéquat et leur savoir m'a paru surprenant. Le plus grand parla de Prévert et de Baudelaire que lit son père. Ils aimèrent les petits formats de l’américain, les couleurs du crépuscule.
« C’est comme les nuages à l’océan » me dit le plus petit. « C’est cela même », lui ai-je répondu, expliquant que le peintre aimait à peindre sur des carnets les couchers de soleil sur l’océan où il habite une partie de l’été… Les deux autres aimèrent les paysages d’Irène Mamantova, qui vont être exposés dès la semaine prochaine. Je leur raconte que la dame, encore jeune fille (elle avait vingt ans à peine) eut la vie sauve grâce à un domestique qui la cacha dans un placard quand les bolchéviques (je leur expliquais ce que cela voulait dire) envahirent la datcha familiale pour la piller et massacrer tout ce qu’ils trouvaient d’aristocratique donc honni. Objets, meubles, gens, animaux. Les trois garçons furent captivés par l’histoire. La fuite d’Irène, son arrivée à Nice où sa famille finalement se réfugia, sa vie ensuite, la musique au conservatoire (le blond m’apprit qu’il était en classe de hautbois), les rencontres avec les émigrés, la misère matérielle mais la richesse intellectuelle. En partant, ils me remercièrent et promirent de ne jamais passer devant la galerie sans rentrer voir ce qu’il y avait sur les cimaises. « On viendra avec nos parents » dit le plus grand. « Ah oui, on leur montrera les tableaux et on racontera l’histoire de la fille russe qui les a peints » répondit le plus petit.
Leur sourire radieux et satisfait, sans aucune feinte, tout rempli de sincérité et de reconnaissance, me réchauffa le cœur. Le ciel avait beau être passé au gris, les nuages se faire menaçants et la lumière triste, les adultes pressés et hautains au regard indifférent, que je vis passer tout au long de l’après-midi et qui ne rentraient jamais en dépit de la porte ouverte, tout s’effaçait devant la magie de cet instant où trois jeunes garçons, beaux et espiègles, vinrent à ma rencontre et repartirent joyeux, paisibles, satisfaits et contents, tout comme moi. Il n’y a de vraie joie que dans ces rencontres, toujours inattendues qu'il nous est parfois donné de faire avec la pureté vraie, la candeur, la simplicité et l’innocence. Le Largo du concerto en sol majeur pour flûte traversière de Vivaldi, Sul Modo Antico, accompagna leur sortie, digne et sympathique. Il sera bientôt l’heure de fermer. Une bien belle journée.
24 janvier
Ces notes vieilles de quelques mois me font repenser à un texte de Diego Valeri sur les poètes français qu'il affectionnait. Fatigué de travailler à une traduction qui s'avère  insatisfaisante et sur laquelle je peine depuis mon retour à Venise, j'avais là un bon prétexte pour sortir un peu. La promenade fut de courte durée :  je suis allé fouiller à la Querini-Stampalia dans le Fonds consacré à l'auteur. 
 
Dehors, le ciel bas n'a pas encore livré la neige que tout le monde annonçait. Les cloches de Santa Maria Formosa répondent à celles de San Zanipolo. Il fera bientôt nuit. En dépit du chauffage, il ne fait pas vraiment chaud dans les salles. J'aime quand mon souffle se transforme en buée et que mon haleine soudain participe aux mouvements de la nature en se faisant brouillard...  
 
J'ai vite retrouvé ce que je cherchais. L'ouvrage que j'avais si souvent feuilleté du temps de mes années d'étudiant en Histoire des Arts à San Sebastiano, est toujours là. Intitulé Poeti Francesi del nostro tempo. Comme il porte une dédicace de l'auteur, il est maintenant classé parmi les manuscrits, autographes et ouvrages rares. Une édition bien ordinaire pourtant, qui ne date que de 1924. Certes, la page de garde comporte une  signature autographe du maître mais elle semble avoir été apposée là bien distraitement... La consultation ne peut donc se faire que dans une petite salle sans âme, située à proximité de l'accueil - j'ai même dû laisser ma carte d'identité... Je ne pourrai donc pas repartir avec l'ouvrage ni m'installer dans ma salle préférée, celle qui donne sur le jardin, avec les murs couverts de tableaux anciens et meublée des lourdes tables de bois sculpté (hélas, la plupart des lampes des années 1910 ont été remplacées par des machins modernes.Le lieu idéal pour lire du Diego Valeri, le poète comme le critique.

Diego Valeri qui concevait la critique artistique comme partie intégrante de sa recherche créative – il a écrit de nombreux commentaires et préfaces sur les peintres modernes et publia beaucoup sur l'art et la littérature -, écrit dans son commentaire sur le poète béarnais :  
« Toute l’œuvre [de Jammes] est la transcription immédiate de ses sensations, de ses sentiments comme de ses pensées. Son sublime est totalement spontané et inconscient, Ça et là  surgit quelque chose qui est plus qu'un sourire ou un sanglot.[...] Il ne sait pas ou plutôt, ne veut pas savoir ce qu'est l'Ars Poëtica. »
Cette spontanéité, pareille à celle de ces trois petits bonshommes venus dans la galerie l'autre jour, me touche terriblement. Elle résonne en moi bien plus que les mots d'un Sollers ou d'un Houellebecq, ces représentants d'un crépuscule parfois splendide et rayonnant? mais qui n'en demeure pas moins un crépuscule, l'illustration pathétique d'une fin, l'odeur déliquescente d'un monde qui s'achève et qui meurt. Un peu comme ce que Debussy disait de la musique de Wagner dont le sublime n'a rien d'une aube joyeuse mais bien plutôt d'un crépuscule. La « la disgrâce de la nuit qui engloutit » écrivait René Char... 

La poésie de Francis Jammes rayonne ainsi comme l’innocence des enfants. Et Diego Valeri de citer le poème Cette personne, qu'il qualifie de « Poesia profumata della più pura essenza francescana » (poésie embaumant la plus pure essence franciscaine) :
Cette personne a dit des méchancetés 
[…]
Alors j'ai été révolté.
Et j'ai été me promener près des champs 
où les petits brins d'herbes ne sont pas méchants
avec ma chienne et mon chien couchants. 
Là, j'ai vu des choses qui jamais 
n'ont dit aucune méchanceté, 
et de petits oiseaux innocents et gais. 

Je me disais, en voyant au-dessus des haies 
s'agiter les tiges tendres des ronciers : 
ces feuilles sont bonnes. Pourquoi y a-t-il des gens mauvais ? 

Mais je sentais une grande joie 
dans ce calme que tant ne connaissent pas, 
et une grande douceur se faisait en moi. 

 Je pensais : oiseaux, soyez mes amis. 
Petites herbes, soyez mes amies. 
Soyez mes amies, petites fourmis. 

Et là-bas, sur un champ en pente, 
auprès d'une prairie belle et luisante, 
je voyais, près de ses bœufs, un paysan. 

Qui paraissait glisser dans l'ombre claire 
du soir qui descendait comme une prière 
sur mon cœur calmé et sur la terre.
D'aucuns aujourd'hui hurleraient à la niaiserie - l'esprit bisounours, injure suprême - en entendant ces vers. Je les laisse à leurs aigreurs de pisse-vinaigres patentés ! Ils le classent dans les simples. Pas assez morbide, malsain ou pessimiste à leur goût... Virgile et Saint Jean de la Croix aussi je suppose, ne trouvent grâce à leurs yeux. Pour ma part, je trouve comme Diego Valeri, une belle profondeur dans la poésie de Francis Jammes. Pas de faux-semblants, de tics, d'effets chez le béarnais. Rien d'artificiel, tout émane de son cœur et résulte du vécu et le plus souvent du quotidien. C'est ce que j'aime chez le Cueilleur de papillons comme le nomme Diego Valeri, faisant allusion à ces lignes extraites du court roman écrit par Jammes en 1899, Clara d'Ellébeuse, qui fit mes délices d'adolescent un jour d'été pluvieux, dans le grenier de la maison où nous passions nos vacances  dans un village des Pyrénées :
« Prends ce petit livre. Il est fait sans art. Mais je souris parce que je l'aime à cause de toi, et que tu n'as jamais su, ô cueilleuse de papillons, pas plus que moi, selon quelle formule il faut aimer en vers, il faut pleurer en prose ».
C'est avec toutes ces réflexions dans la tête que je me hâtais d'aller retrouver ce couple d'amis venus passer quelques jours à Venise. Ils logent dans un rez-de-chaussée trop sombre à deux pas du Ponte dei Pugni. Bonheur de longer la fondamenta qui fait face au campo San Barnaba encore vide de ses terrasses en ce mois de janvier finissant. Une pensée pour Katherine Hepburn barbotant dans l'eau du canal, dans la fameuse scène de Summertime,, le film de David Niven.


Je découvre au passage que la boutique du marchand bellâtre dont Jane, la vieille fille américaine qu'interprète l'actrice, tombe amoureuse, est à céder. 
 
Il y a longtemps que ce n'est plus un magasin d'antiquités. L'endroit reste un des lieux mythiques de Dorsoduro, avec sa vitrine ouvrant directement sur le pont de fonte qui conduit par la rue des antiquaires et des libraires à la Ca'Foscari.

Me voilà aussitôt rêvant y installer là une librairie française, qui serait aussi galerie et salon de thé. Ainsi, à deux pas de la Ca'Rezzonico, proche de la fermata du vaporetto, de l'Université, lieu de passage de milliers de touristes et d'étudiants, quel bonheur ce serait. Et puis, sauver ce lieu qui risque de devenir un énième bar  ou une boutique de faux artisanat vénitien Made in Bengladesh tenu par des chinois maffieux qui y blanchiront leur argent sale avec la bénédiction de l'équipe municipale actuelle... Mais le prix demandé doit être faramineux ! 
 
J’appellerai tout de même pour me renseigner. Sait-on jamais... Une librairie française avant que le Signor Pinchi s'installe Barbaria delle Tolle, existait sur la fondamenta, juste au débouché du Ponte dei Pugni. A côté d'une mensa* très bon marché où se côtoyaient étudiants et ouvriers. Il n'y a plus désormais aucune librairie de langue étrangère à Venise. le livre s'y porte relativement bien pourtant avec plusieurs nouveaux espaces ouverts depuis un an : la Marco Polo de la Giudecca (première librairie dans l'histoire millénaire de ce quartier), Sullaluna à la Misericordia, joyeuse librairie-salon de thé, Zazà, la librairie de Bande dessinée...

San Barnaba, l'église de Joseph de Chypre, l'ermite juif que les apôtres appelèrent Barnabé  - littéralement Fils de la consolation ou de l'exhortation - me fait penser toujours - trivialement - à  Fernandel et à la chanson éponyme :  "J’ai plus d’un truc pour réussir / Car je possède en vérité / Un nom qui plaît / Barnabé, Barnabé / C’est assez facile à épeler !" - avec son campanile qui a plus de mille ans dont le sommet ressemble à celui des minarets anciens avec sa pointe en forme de pigne, est un point de rendez-vous pour les vénitiens, comme naguère (avant que les lieux soient envahis en permanence par les hordes de touristes), la loggia du campanile de San Marco ou la statue de Goldoni à San Bartolomeo.

Qui se souvient qu'à cet endroit, le 29 janvier 1441, se déroula une fête extraordinaire qui marqua l'esprit des vénitiens d'alors ? C'était un dimanche et on célébrait dans l'église une messe d'action de grâce pour le mariage de Jacopo Foscari, le fils du doge alors en fonction, avec la belle Lucrezia Contarini dont c'était la paroisse  Les deux époux sont restés dans la mémoire universelle avec l'opéra de Giuseppe Verdi, I due Foscari.

De nombreux cavaliers arrivèrent sur la place grâce à un pont de bateaux, partout des tentures et des oriflammes ornaient les fenêtres et les balcons. Le doge lui-même vint chercher sa belle-fille qui venait de recevoir l'eucharistie, pour l'accompagner ensuite jusqu'au Bucintoro qui avait accosté non loin de là, à l'emplacement de l'actuelle fermata du vaporetto, où attendaient cent cinquante dames choisies pour escorter la jeune épousée jusqu'au palais ducal. On fit de belles révérences, le parvis de l'église était couvert de splendides bouquets, et la foule subjuguée par tant de faste, applaudissait à tout rompre. Pompes et parades, fêtes et réjouissances furent tout au long des siècles des outils de communication très utilisés par la Sérénissime, pour séduire le monde extérieur et s'assurer l'adhésion du peuple... Ce Jacopo eut une fin terrible comme tous ceux qui portèrent ce nom depuis. Mais c'est une autre histoire et elle reste bien douloureuse pour moi.

* Restaurant universitaire et ouvrier.