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11 septembre 2017

Reste avec nous car le soir tombe


Il n'y a rien de mieux en ces périodes de forte chaleur que de se retirer derrière les murs épais d'un bâtiment séculaire, après s'être levé à l'aube, quand la fraîcheur de la nuit qui s'achève demeure dans l'air et que la ville dort encore. A Venise, ces petits matins d'été sont particulièrement délicieux. Les rues sont vides, seules les mouettes se promènent à la recherche de détritus abandonnés. On s'entend penser et marcher. Nul besoin de faire de grands détours pour éviter la foule, aucun touriste n'est levé. C'est un bonheur de traverser la piazza absolument silencieuse, une joie d'arpenter la riva dei Schiavoni vide elle aussi. 

L'endroit où je vais n'est pas ouvert au public et si je puis y rentrer aussi tôt, c'est par un privilège auquel je tiens et qui m'honore. Le rituel s'est installé depuis plusieurs années déjà. Je préviens la veille par correction et le lendemain, je me rends à Castello, non loin de la maison natale de Tiepolo pour récupérer les clés d'une antique demeure située tout à l'opposé, du côté des Gesuiti. 

Une fois les clés récupérées, je me glisse dans le labyrinthe de venelles qui entourent San Marco, chargé de ce trousseau de clés séculaires. Un macchiato et un croissant fourré au comptoir d'un café sur un campo retiré derrière l'Ospedale, quelques mots échangés avec les rares clients et la barmaid qui chantonne et je repars vers mon havre de paix et de sérénité, libre de mes mouvements et seul. L'endroit est désert. En face du portone, de l'autre côté de la rue le rideau bouge un peu, la vieille dame qui vit là surveille les allers et venues. les cloches voisines sonnent matines. Des volets claquent, une poulie grince, du linge qu'on tend entre deux fenêtres. Le vent léger porte des remugles d'herbe coupée et de senteurs marines, la lagune n'est pas loin. 

C'est un ancien gardien qui conserve les clés et vient de temps  à autre entretenir les lieux. J'ai promis de ne jamais révéler le nom ni du palazzo ni de ses propriétaires, pas plus que l'emplacement exact où il se trouve. Cette antique demeure reste un espace privilégié, hors du temps et à l'abri de l'appétit des agents immobiliers. Mais quand mes vieux amis disparaîtront, qu'en adviendra-t-il ?

Une clé, la plus grosse dans la première serrure. Deux tours. la deuxième clé, plus récente, deux tours aussi et la troisième qui actionne le loquet antique. La lourde porte s'ébranle sans grincement mais toujours en résistant un peu. J'aime le bruit solennel qu'elle émet lorsqu'elle se referme. l'atrium exhale le parfum qu'on retrouve dans toutes les vieilles demeures ici et qu'il est tellement difficile de décrire. Les dalles roses et blanches du sol sont un peu brillantes. La poussière sur le vieux banc et les statues rendent l'endroit encore plus magique. La minuterie enclenchée, tout reprend forme et vie. 

La porte qui mène à l'étage est fermée par deux clés. Je vais au deuxième, dans une bibliothèque toute en boiseries anciennes aujourd'hui bien dégarnie qui reçut des générations d'étudiants. Près de la grande fenêtre entourée de rideaux en lambeaux, une grande table et des chaises. C'est là que je m'installe pour lire et écrire. J'ai souvent été perturbé dans mes lectures par des bruits étranges et la sensation d'une présence. au début, j'arpentais toutes les pièces du palais, mais le mauvais état des lieux a obligé les propriétaires à condamner toute une partie du bâtiment. L'électricité ne fonctionne plus à l'étage noble. Les deux autres étages qui ont été vendus il y a longtemps ont été transformés en appartement dans les années 50. On y accède par une autre entrée. La partie la plus ancienne qui donne sur un canal et ce qui reste du jardin autrefois célèbre appartiennent à une dame anglaise. Le cortile et les deux premiers étages sont restés dans la famille de ces vieux amis qui vivent près d'Asolo. 
Dans cette bibliothèque, lorsque j'étais étudiant, combien souvent j'ai travaillé en pensant ne plus être dans ce siècle. Rien, hormis les lampes électriques et le son de la télévision dans le salon où je retrouvais les maîtres de maison avant de rentrer, ne rappelait notre époque. L'odeur des livres, le mobilier, les tentures fanées qui se détachent en lambeaux mais conservent un aspect noble... Parmi les livres d'art, dans le silence de la grande demeure que troublait à peine le battement régulier d'une vieille pendule, j'ai beaucoup plus appris que sur les bancs de l'université. 

C'est dans ce lieu magique que j'ai découvert - un jour d'avril dans les années 80 - un commentaire passionnant sur ce merveilleux tableau de Mantegna et sa proximité d'avec celui de son beau-frère, Giovanni Bellini. Les deux amis travaillaient ensemble dans l'atelier des Bellini. Tous deux ressentaient la même attirance pour la peinture flamande, avec ses couleurs très fortes et les détails qui fourmillent.

Mantegna en remplit son tableau : petits lapins arrêtés par le bruit de la troupe qui s'approche ou surpris par Jésus qui prie à haute voix dans le jardin, roseaux qui semblent vibrer sous le vent, ruches... Toute la nature participe au préambule du drame qui se joue sous nos yeux. L'arbre brisé souligne le terrible de cette scène qui pourrait sembler paisible à un regard distrait. Pour le peintre, le paysage est avant tout un palcoscenico, le décor où se déroule la scène qu'il veut raconter.

Andrea Mantegna aime les paysages escarpés, les hautes montagnes et les plantureux rochers. Jamais autant que dans ce tableau ces formes déchirées n'illustreront avec autant de force les émotions qu'on prête à Jésus à ce moment précis où sachant que tout va s'accomplir, Jésus a dû être saisi par un sentiment de crainte et de solitude absolue... Tout est calme, harmonieux mais un seul regard à la scène et quelque chose nous glace et trouble en nous cette paix qu'apporte toujours l'harmonie et l'esthétique. Deux hommes dorment tranquillement et le Christ médite. En fait, ses trois disciples n'ont pu résister et ils se sont laissés aller au sommeil, incapables de prendre la mesure de ce qui est en train de se passer, de ce quil va arriver... Et Jésus s'adresse à son père. Il sent de toutes les fibres de son corps sa fin prochaine. Au loin, déjà les soldats s'avancent conduits par Judas. A droite du tableau le ciel s'éclaircit. Un nouveau jour, mais quel jour pour l'humanité...



Chez Bellini, dans un paysage lunaire, ce sont les nuages gris et le coucher de soleil rougeoyant, qui nous annoncent le drame. La passion du Christ est imminente. On retrouve Pierre, Jean et Jacques qui semblent, pour deux d'entre eux du moins, davantage assoupis que profondément endormis, Alors que Mantegna les représentent installés pour la nuit et plongés dans un profond sommeil. Le peintre dans son choix des positions de ses compagnons, de montrer que peut-être ils ont lutté pour rester éveillés mais que l'inconscience du danger imminent ne les atteignait pas comme elle atteignait Jésus qui est en prière sur la montagne. ces mots terribles adressés à son père : "Abba, Père, toutes choses te sont possibles, éloigne de moi cette coupe! Toutefois, non pas ce que je veux, mais ce que tu veux." (Marc XIV, 36). Un ange est là pour lui donner force et courage. On aperçoit au loin Judas et les soldats qui approchent. 

Les styles sont différents mais ils expriment tous deux la même foi. Ils parviennent chacun à nous faire ressentir la solitude de Jésus, son trouble et ’acceptation finale de son destin donnée à son Père. Aucun témoin de l’agonie elle-même. Les trois seuls apôtres présents dormaient. Personne n’a pu entendre ce que Jésus aurait dit à son Père. N'est-ce pas cela que l'on ressent en regardant ces deux tableaux ? Des deux jeunes artistes, Mantegna est le plus moderne et son beau-frère, qui modifiera son style sous son influence, découvre à son contact la perspective. Il parvient à exprimer l'atmosphère mystique de la scène, s'éloignant des représentations figées héritées du Moyen-âge et de Byzance. Son style reste plus tranquille que celui de Mantegna, comme détaché sans pour autant faire de la représentation de cette scène des Évangiles quelque chose de commun. Bellini traduit la foi de son époque, il n'envisage pas de décrire ce qui peut se passer dans la tête du Seigneur. Il ne commente ni n'interprète, il présente la scène en image. S'il y met beaucoup de tendresse et de respect, il ne s'avise pas d'y ajouter son ressenti intime. Ce qu'il fait ressortir, avec ce ciel clément, le souffle tranquille des disciples, l'attitude même du Christ, c'est l'espoir que véhicule sa foi. Au-delà du désarroi, de la proximité de la souffrance et de la mort, il y a Dieu qui console, récompense et sauve à la fin... Bellini peint comme un scribe transcrirait la scène avec ses mots ; comme le scribe, se voulant le plus fidèle possible aux textes sacrés, il refuse de montrer les prémisses d'un désastre annoncé. Mantegna, libéré de tout cela, peint avec ses tripes, ouvrant ainsi l'école vénitienne à la modernité.

Venise, le 18/08/2017

30 août 2017

Quand Goethe revint à Venise (1)


"Ainsi, Dieu soit loué, Venise aussi n’est plus pour moi un simple mot,un nom vide de sens."
Lorsque le jeune Johann Wolfgang Goethe reçoit des mains de son père la maquette d'un bateau aux formes bizarres, il ne sait pas encore combien ce jouet sera porteur de sens et qu'il permettra d'ajouter au patrimoine intellectuel de l'Humanité une œuvre magnifique, les fameuses Épigrammes vénitiennes dont on n'a compris le sens que bien après leur publication. Venise rappelait hier la mémoire du grand poète avec la pose d'une plaque sur la façade de la maison qu'il habita lors de son second séjour en 1790. 

La gondole miniature oubliée depuis longtemps par le conseiller du prince devenu un écrivain célèbre, poète renommé et philologue respecté dont la réputation dépasse depuis longtemps les frontières d'Allemagne, lui revint en mémoire ce jeudi 28 septembre 1786. Il décrit l'émotion très proustienne qui s'empara de lui lorsque, le navire sur lequel il avait voyagé sur le Brenta déboucha dans les eaux de la lagune de Venise, il vit s'approcher les gondoles venues prendre les voyageurs pour les mener jusqu'à la cité des doges. Un mois exactement après son anniversaire (Il a eu 37 ans un mois auparavant jour pour jour) et deux mois après celui de son père, Johann Caspar Goethe qui ramena de son périple italien cet objet dont rêva le fils. Une certaine manière de se retrouver chez soi. 

Ce voyage tant désiré et longtemps préparé, qu'il remit déjà à deux reprises, le voilà enfin qui s'accomplit. Dans la tradition établie depuis une centaine d'années qui veut que tout jeune homme de bonne famille fasse ce Grand Tour sans lequel son éducation resterait incomplète, le Voyage en Italie du poète dont il publiera le récit dans les années 1815 - pratiquement en même temps que le Rome, Naples et Florence de Stendhal - est un peu une fuite. Goethe est une célébrité en Allemagne et sa renommée fait de lui un personnage très en vue. A la manière des people d'aujourd'hui, invité et fêté partout. ses faits et gestes sont suivis et commentés en permanence. C'est donc une personne publique qui part en catimini de Karlsbad où viennent d'être organisées de grandes réjouissances pour son anniversaire. 

Début septembre, fatigué de tout cela, sollicité voire harcelé, il part enfin pour ce voyage tant désiré. A chacune de ses précédentes tentatives et pour des raisons diverses, il n'avait jamais dépassé le col du Saint Gothard. Cette fois, il part pour de bon et le périple durera plusieurs mois. Comme le souligne Eric Leroy du Cardonnoy, Goethe se doit aussi de mettre ses pas sur ceux de son père qui fit le même voyage en 1740.  Les gravures et les objets que Johann Caspar Goethe ramena avaient frappé l'imagination du fils qui en resta fortement marqué. La maquette de gondole qu'il lui était interdit de toucher notamment...


Mais compte-tenu de la personnalité de Goethe, ce voyage parfaitement préparé autant qu'on pouvait le faire à son époque, tant matériellement que d'un point de vue culturel, doit parfaire et dépasser celui du père. Et c'est le coup de foudre pour la Sérénissime. Sa découverte de la République des Castors le remplit d'enthousiasme et de joie. Son Volkmann sous le bras comme le feront cent ans plus tard les voyageurs avec leur Baedeker (et aujourd'hui le Guide Bleu ou le Routard), il arpente les ruelles étroites et les campi, visite palais et couvents, assiste à des séances du Tribunal, se promène au marché et le soir sur la Piazza, va au spectacle... Mais le plus important pour lui est le retour en enfance que provoque l'arrivée à Venise vécue comme un nouveau départ.

"Ainsi il était écrit dans le livre de la Destinée, à ma page, qu'n 1786, le 28 septembre à cinq heures du soir, heure de chez nous, j'apercevrais pour la première fois Venise, en débouchant de la Brenta dans les lagunes, et que peu après je débarquerais dans cette merveilleuse ville insulaire, dans cette république de castors, et que je la visiterais. Ainsi, Dieu soit loué, Venise aussi n'est plus pour moi un simple mot, un nom vide de sens, qui m'a si souvent tourmenté, moi l'ennemi mortel de toutes les paroles qui ne sont que de vains sons.
Lorsque la première gondole vint accoster le bateau (cela se fait pour transporter plus vite à Venise les passagers pressés), je me souvins d'un ancien jouet de mon enfance, auquel je n'avais plus songé depuis vingt ans. Mon père possédait un beau modèle de gondole qu'il avait rapporté ; il y tenait beaucoup, et c'était une grande faveur pour moi quand l'une ou l'autre fois on me laissait jouer avec elle. Les premiers éperons de tôle brillante, les cages noires des gondoles, tout cela me saluait comme une vieille connaissance, et je jouis d'une agréable impression d'enfance dont j'avais longtemps été privé."

Comme le souligne Eric Lroy du Cardonnoye, ce retour à l'enfance et la jubilation d'avoir pu enfin braver en quelque sorte, même plus de vingt cinq ans après, l'interdiction parentale de ne pas toucher à la gondole rapportée de voyage expliquent l'état d'esprit de Goethe quand il arrive à Venise. "Il s'agit d'une certaine manière d'une renaissance après les années passées à Weimar où il se sentait de plus en plus exilé, en un exil intérieur, où il devait toujours effectuer une séparation étanche entre vie privée et vie publique."

Cette arrivée, avec la découverte de la mer et la prise de conscience admirative du combat des hommes pour lutter contre les dangers et les ravages de la mer. cette adéquation qui s'accomplit entre les mots et la réalité se révèle dès son arrivée dans les eaux de la lagune, "la parfaite coïncidence entre le monde des signes et les référents, une certaine manière de se retrouver chez soi".

à suivre

21 août 2017

Belle promenade du côté de Sant'Elena avec Claudio

© Claudio Boaretto - 2017.
En revenant de Venise l'autre jour, j'ai partagé ma cabine avec un jeune étudiant aux Beaux-Arts de Paris venu passer trois jours dans la cité des doges pour la Biennale. Que peut-on voir en trois jours de la ville ? 

Beaucoup certes, mais tellement en surface. L'infestation des lieux par les hordes de touristes empêche le plus souvent de se faire réellement une idée de ce qu'est Venise. Les lecteurs de TraMeZziniMag connaissent la ligne éditoriale qui a mené à ce site : Venise est bien plus qu'une cité historique joliment conservée et en danger. C'est une Civilisation qui peut servir de repère et de modèle au système urbain contemporain.

Son histoire, ses usages, son mode d'organisation deux fois millénaire est toujours le même. A l'époque de la globalisation - terme que nous préférons à celui de Mondialisation, trop marqué par son acception négative -, tout cela pourrait inspirer le fonctionnement de toute les s communautés urbaines. Installées dans des lieux hostiles qu'elle a toujours cherché à préserver tout autant qu'elle a su l'utiliser d'un manière optimale au fil des siècles. 

Venise est unique. On peut se lasser d'entendre ces mots, et pourtant qui peut rester indifférent aux beautés qu'elle nous livre quand on sait regarder. Mais pour cela, il faut prendre le temps. Il faut aussi aller voir ailleurs que du côté du Rialto ou de la Piazza... C'est ce que propose Claudio Boaretto dans ses balades nocturnes dont il fait généreusement profiter ses lecteurs. Jetez-y donc un coup d'oeil ICI; Gageons que Clément, comme des milliers d'autres jeunes, lorsqu'il reviendra tombera vraiment amoureux de la Venise authentique, de son rapport naturel à la nature autant qu'à sa transcription dans les arts. Et, selon ses mots, combien ce sera joli cette vision de Venise.

25 juillet 2017

San Cristoforo e il Santo bimbo decollato


L'une des maisons que j'ai eu le bonheur de fréquenter puis d'habiter à Venise, à deux pas de Santa Maria Formosa abrite dans son androne, une de ces entrées souvent majestueuses des palais vénitiens, une très belle statue de bois sculpté. Usée par le temps, c'est un travail qu'on peut situer entre 1650 et 1700. L'enfant Jésus a perdu la tête. Et le saint qui le porte sur son épaule en semble marri. Sa contrariété a toujours eu un sens pour moi. Cette tristesse convient bien à notre temps. Son regard et sa tête un peu penchée n'expriment pas vraiment de la mélancolie, ni un chagrin qui ne sied pas à un homme de Dieu. Il s'agit bien plutôt du regret de constater la faiblesse des hommes, leurs erreurs sans cesse répétées et rarement assumées. 

Quant à l'Enfant-Roi, on peut penser qu'il a perdu la tête en voyant jour après jour défiler devant lui notre bêtise. Nous courrons sans cesse après des chimères, prétentieux et veules à la fois, nous bâtissons des édifices sur du sable et lorsque, par un prodige - qu'enfant je ne m'expliquais qu'en pensant à l'intervention bienveillante du Père céleste -, nos ancêtres édifièrent Venise avec patience et détermination sur de l'eau et du rêve, il entendait leurs chants de louange et de joie monter vers le ciel. Puis soudain l'esprit de lucre, l'envie, la passion, l'égoïsme prirent le dessus. L'innocence des premiers temps bafouée a fait perdre la tête à ce Jésus dont le visage devait être éclairé par un merveilleux sourire, pareil à celui de sa sainte mère, proche aussi de celui de son cousin en sagesse, ce merveilleux prince-bouddha qui sourit quand le cœur de celui qui le contemple est pur ou simplement apaisé. 

Plus prosaïquement, j'enrage à l'idée que des mains indélicates aient pu oser arracher cette tête innocente. Élégamment montée sur un socle de marbre  avec une tige de laiton, elle aura attiré bien vite la convoitise d'un amateur d'art ancien à la vitrine d'un antiquaire sans scrupule. Il y en a moins qu'avant à Venise mais il en reste quelques uns qui ne sont jamais très regardants sur l'origine des objets qu'on leur propose... Mais une fois encore ces propos n'engagent que votre serviteur. 
 

01 juillet 2017

La Véritable Venise. Journal juillet 2016 (extraits)

© Benefica Biribiri, Venezia 2016
Avez-vous jamais ressenti cette emprise des sens qui soudain surgit et nous inonde en un instant de pensées biscornues et terrifiantes ? Plus rien n'est clair dans notre esprit et pourtant, derrière ce  fatras d'idées et d'images un peu floues qui nous  envahit, une grande lumière demeure, prête à jaillir. On ne la sent que peu à peu, prémices d'un renouveau de la joie après les fureurs de la tempête. Quand les éclairs jaillissent de partout et font trembler la terre, que la pluie tombe drue poussée dans tous les sens par le vent furieux, on aperçoit toujours quelques tâches discrètes de bleu  entre les nuages, puis soudain  tout redevient clair et lumineux ; le grondement de l'orage laisse la place aux oiseaux qui s'égaient ; l'horizon délavé s'encadre d'un arc en ciel somptueux... C'est cette image qui m'est venue l'autre jour au détour d'un campo éloigné du parcours des hordes.  

J'avais fui cette foule que j'essaie de ne pas condamner et qui autant que vous ou moi, a le droit d'être ici, mais j'avais terriblement besoin de calme. Revenu depuis peu, je retrouvais la ville écrasée par une chaleur étouffante comme en août. J'avais du mal à reprendre mes marques. Était-ce le souvenir encore proche d'une série de déconvenues et d'ennuis difficiles à gérer en France ? Je ne me sentais pas bien. Pourtant tout aurait dû soigner ma peine et effacer ma tristesse. Mon statut de résident était enfin validé J'avais deux mois devant moi à Venise, l'appartement de Sant'Angelo m'attendait tel que je l'avais laissé et j'allais revoir bon nombre des contacts connus à l'occasion du reportage pour la radio suisse (Voir ICI). Huit longues semaines à partager entre le farniente et l'écriture...  Je ne suis pas du genre insatisfait. Un rien me rend heureux et aucun de mes chagrins ne dure vraiment. On parle aujourd'hui d'une forte propension à la résilience. Pour moi, c'est simplement de foi dont il s'agit et donc de confiance. Mais là, rien n'y faisait.

Tout est parti de cette longue conversation avec un ami vénitien, la première de ce séjour. Le vin était bon et les ciccheti délicieux. Nous avons parlé de la Véritable Venise. Je venais de passer en revue tout ce qui à mes yeux montrait un renouveau proche et je lui détaillais toutes les initiatives qui allaient dans le sens d'une reprise en main de leur destin par les vénitiens. Il me répondit en dialecte, avec un mélange de colère et de chagrin, que tout cela n'était qu'illusion. Don Quichotte contre les moulins et le compte-à-rebours depuis longtemps enclenché. La véritable Venise... Pour moi l'excellent travail des associations et des individus pour changer le destin de la ville montrait bien que tout était en train de changer. Pour lui, on assistait "à l'enlisement définitif et la mort de la Sérénissime n'était plus qu'une question d'années. Peut-être même est-elle déjà morte cliniquement" me dit-il en me resservant un verre de ce Soave merveilleux qu'il m'a fait découvrir quelques années auparavant.

"D'un côté certes, tout est réuni pour que les choses changent en mieux. l'argent est là, la menace aussi et le bon sens, la colère du peuple, l'effarement des gens de bien qui appréhendent autre chose que la tentation de faire facilement du schei ! (le fric en vénitien). Ils n'hésitent plus à agir et résister face à des édiles corrompus ou sots (il a employé un terme beaucoup plus imagé). Certains craignent pour leur vie et ne se déplacent plus qu'entourés par des gardes du corps comme dans un film de gangsters des années 50 (nous ne nommerons personne mais les lecteurs vénitiens de TraMeZziniMag et les Fous de Venise qui vivent ici ou fréquentent régulièrement la cité des Doges sauront de qui mon vieil ami voulait parler), Sauf que dans la réalité quotidienne, la réalité vraie, le scénario est minable [...] Une poignée de privilégiés auto-célébrés bloque toute évolution - malgré tout ce qui peut se dire au Quirinale ou au Palais Chigi - et dispose encore de réseaux alléchés par les cadeaux et autres générosités que ces messieurs et ces dames savent dispenser généreusement et toujours au bon moment, toujours à bon escient... Bref, la corruption à Venise et la bêtise - son meilleur allié - des mafieux de tout poils qui veulent que rien ne change mêlées au désir de certaines élites locales de rester entre soi suscitent des solidarités mal placées qui bloquent tout toujours et partout..."  


Même en relativisant ses propos et en faisant la part des choses, le constat de mon vieil ami est tristement vrai : "Lo sai benissimo," me lança-t-il sur le chemin du retour, "Venise est officiellement la ville d'Italie où vivre coûte le plus, presque un point ! (0,6% pour être précis). La ville se vide tous les jours de ses habitants les moins fortunés, ceux qui n'ont pas la chance d'être propriétaires et même, depuis quelques temps, ceux qui le sont aussi tant il devient difficile de vivre au quotidien dans le centre historique. Ainsi les plus âgés encore valides, les jeunes ménages avec des enfants s'en vont même s'ils y travaillent. Pour la première fois, il y avait des places libres dans les crèches à la dernière rentrée et certaines classes des écoles sont loin d'être remplies, on en ferme aussi dans certains quartiers... Tout est plus cher que sur la Terraferma, les services nécessaires à la vie quotidienne se font de plus en plus rares... Tu dois faire des kilomètres pour trouver un boulanger ou un cordonnier ! L'invasion permanente des touristes, l'arrivée des chinois venus blanchir l'argent des mafias d'Asie et d'ailleurs, l'inaction des pouvoirs publics, tout concourt au désastre [...] Paradoxalement, les plus nantis se retrouvent aussi avec des difficultés quand ils veulent vendre leurs maisons. A plus de 10.000 euros le mètre carré sur le Grand Canal, va trouver un repreneur sauf à ce que le palazzo soit somptueux et chargé d'histoire et puisse être transformé en hôtel de luxe ! On dit que Johny Depp, qui aurait besoin de liquidité, ne parvient toujours pas à vendre son palais Donà, pourtant un petit bijou ! Ce sont les acheteurs désormais qui font les prix, autre exemple qui prouve que Venise n'appartient déjà plus aux vénitiens ! Il fulminait.

Mon ami, dont l'allure distinguée et la haute taille contrastent avec les gesticulations qui accompagnent ses propos m'énonçait tout cela avec une vois de stentor. Il laissa peu à peu tomber sa colère et ses yeux se firent tristes. Nous avons croisé peu de vénitiens, surtout des étrangers qui nous dévisageaient avec perplexité. 
"Demande donc aux agences qui s'en rongent les ongles ! Le marché immobilier ne présente une image dynamique que par le fait que certains immeubles qui appartiennent à la Ville ou à la Région ont trouvé preneurs. Toujours des institutions ou de riches fondations. Cela dope les chiffres mais la réalité vraie montre un marché moribond. Seul le produit exceptionnel finit par trouver acquéreur. Combien de maisons vides, tu as vu le nombre de volets fermés et de rideaux baissés. Il y en a de plus en plus. Le désert cette ville. Impossible de trouver à l'achat un bien en dessous de 4500€ le m² ! Si cela continue encore à ce rythme  dans les prochaines années, il n'y aura plus de marché immobilier à Venise. Même de grandes compagnies hôtelières vendent leurs biens ici, comme Hilton qui a mis les Mulini Stucky en vente ! Ah oui, tu as raison, le monde change à Venise mais pas en bien, pas en bien !"

Comme les touristes croisés quelques minutes auparavant, c'est rempli de  perplexité que j'ai quitté mon vieil ami au seuil de sa maison. Rempli de doutes aussi. Situation est-elle grave au point que rien ne puisse être entrepris pour renverser la tendance ? Est-il vraiment trop tard et la chute inéluctable ? Venise a toujours su rebondir et je passe ma vie à répandre l'idée-force qui est comme le générique de TraMeZziniMag : Venise est depuis toujours un laboratoire d'innovations et d'inventivité qui peut servir au reste du monde ! Je veux continuer d'y croire et contribuer, modestement, avec mes pauvres moyens  à ce renouveau. La part du colibri n'est-ce pas. Pourtant cette discussion m'a réellement ébranlé. La Véritable Venise, c'est le nom auquel j'avais pensé pour une des futures collections de la jeune maison d'édition. Publier des textes courts, inédits ou déjà parus en Italie et ailleurs, sur la Venise des vénitiens, qu'ils soient de sang, de souche ou de branche. Mais si tout ce qu'a décrit mon ami et que reprennent de plus en plus souvent les médias, est vrai et que rien n'est entrepris, cette collection ne sera-t-elle pas plutôt un ensemble de récits archéologiques, In Memoriam ? 

En me promenant chaque jour dans cette Venise que j'aime depuis toujours, je sens bien que quelque chose ne va plus vraiment. La Véritable Venise où je suis chaque jour est tellement différente de ce qu'elle fut il y a quelques années encore. Période bizarre où tout semble rester comme avant mais où beaucoup de choses disparaissent, avec des situations qui s'enveniment ou régressent ; où les initiatives les plus inventives et prometteuses  sont interrompues ou combattues ; où plus personne ne semble croire à un futur viable et soutenable. Faut-il se résoudre à baisser les bras et remettre les clés à Disney, aux mafias chinoises ou à d'autres pire encore. Tout semble se mêler pour étouffer mon enthousiasme et tiédir ma foi : les quatre kilomètres de bouchon aujourd'hui sur le pont de la Liberté et la Piazzale Roma prise d'assaut par les autocars et les voitures des touristes, l'ultimatum de l'Unesco qui promet de retirer la Sérénissime du Patrimoine de l'Humanité si une véritable réflexion et des propositions sérieuses assorties d'effet ne sont pas engagées avant février prochain... Register écrivaient mes ancêtres huguenots sur les parois de la Tour de Constance où Louis XIV les avait fait enfermer. Register ai-je envie de crier aux vénitiens de tous âges. 

C'est ce mot qui m'est venu à l'esprit quand j'ai entendu ces jeunes voix qu'accompagnaient plusieurs instruments.  Les murs des immeubles du campiello San Cassiano renvoyaient joliment cette musique joyeuse. Les campi de Venise ont souvent une acoustique très chaude.  L'absence de ce fonds sonore mêlant bruits de moteurs automobiles et klaxons qui  étouffe tous les autres sons dans les villes modernes permet que se déploie sans décibels superflus et dérangeants la musique en Live. Cet agréable moment fut mon arc-en-ciel après l'orage et la tempête. Un signe d'espoir jailli au détour du chemin. Les jeunes gens qui donnaient cette aubade a l'aperto sont tous vénitiens. Le public présent l'était aussi en majorité. Quelques touristes égarés s'étaient arrêtés. Puissent-ils avoir ainsi pris la mesure de La Véritable Venise ! 
(Journal de Venise, 17/07/2016)

© Benefica Biribiri, Venezia 2016.

05 mai 2017

Aux pieds de Santa Maria del Rosario, par un matin d'avril...


"19 avril 2014. Levé tôt ce matin pour profiter du silence de la ville et retrouver mes lieux d'autrefois. Il fait frais encore et je rencontre peu de monde. Devant l'Accademia, quelques passants pressé de monter dans le vaporetto, un balayeur, le marchands de journaux qui ouvre son kiosque. Quelques barques qui passent. Mes pas me portent vers le ponton-terrasse du Cucciolo, devenu aujourd'hui celui du restaurant de la Calcina. Envie de retrouver cette vue que j'aime tant. Les Zattere.Les Gesuati où si souvent je retrouvais Rebecca, Violaine, Stefano, Pippo, Pier..." (Journal. Extrait)


Santa Maria del Rosario, plus connue à Venise comme l'église des Gesuati. On passe devant, en marchant le long des Zattere, ces quais qui longent le canal de la Giudecca. Les jours de grand soleil, les jeunes s'installent sur ses marches, face au soleil. Parfois hélas, l'ombre d'un de ces maxi navi monstrueux fait passer le flamboyant fronton du jour à la nuit, l'espace d'un instant. Quelques étudiants lèvent leur poing en direction du paquebot. Les passagers agglutinés sur les ponts face à la ville, la dominant, ne comprennent pas ces gestes ni ces cris et prennent des photos, agitent leurs mains en signe de bonjour ou d'au-revoir selon la direction du plantureux navire. 

L'église des Gesuati est construite sur l'emplacement de la chapelle conventuelle de l'ordre des Jésuates de Saint Jérôme installés à Venise depuis 1400. Cette communauté occupa les lieux jusqu'à la dissolution de l'ordre en 1668. Les dominicains les remplacèrent. Ce sont eux qui firent ériger à partir de 1726 l'église actuelle avec sa somptueuse façade, par l'architecte Giorgio Massari


L'intérieur, de conception classique, abrite quelques merveilles, à commencer par le somptueux plafond de G.B. Tiepolo (1696-1770), constitué de trois fresques : l'Institution du Rosaire, La Gloire de Saint Dominique et Saint Dominique agenouillé bénissant un frère. Ces trois chefs-d’œuvre qui marquent les débuts du peintre, sont entourés de fresques plus petites  quasi monochromes dépeignant les épisodes des Mystères du Rosaire, que la tradition dominicaine fait naître d'un don de la vierge à Saint Dominique.

Une autre œuvre de Tiepolo mérite l'attention du visiteur. Il s'agit d'une toile représentant la Vierge en compagnie de Sainte Catherine de Sienne, Sainte Rose de Lima et Sainte Agnès, toutes les trois dominicaines. 


Giambattista Tiepolo est certainement le plus grand peintre vénitien du XVIIIe siècle, meneur de l'école rococo, sans jamais aucune faiblesse aucune démission ni concession. Il a donné le meilleur de son œuvre dans une Sérénissime en pleine décadence économique et politique qui venait de perdre avec la Morée toute influence géopolitique sur la Méditerranée et commençait de se replier sur elle-même et son glorieux passé. Succédant au mélancolique Piazzetta, peut-être davantage marqué que lui par cette déliquescence de leur patrie qui commença de son temps, Giambattista amplifia la dimension dramatique et réaliste introduite par son maître dans ses scènes de genre puis dans ses tableaux religieux, faisant de leur style une suite sublimée de l’œuvre du Caravage, en donnant plus de solidité, de présence charnelle dans la peinture des personnages aériens. Je me souviens avoir lu quelque part que Tiepolo "apporta à la pose théâtrale typique du rococo une grandeur olympienne"...  


Tout le monde sait qu'il eut un fils, Giandomenico (1727-184) qui resta fidèle à son père tout en inventant une tonalité différente, parfois inquiétante pour ne pas dire inquiète à ses sujets en apparence frivoles comme celles conservées Ca'Rezzonico, dans les petites salles du 2e étage et qui proviennent de la villa des Tiepolo à Zianigo, près de Mira. Acquises par la ville en 1910, elles ont été remontées dans ces délicieuses petites salles qu'on croirait avoir toujours été décorées ainsi. Le Monde nouveau et les saltimbanques sont les deux plus connues. Sur l'une, datant de 1791, GianDomenico s'est représenté ainsi que son père.

Mais revenons à l'église. L'architecte s'est largement inspiré des plans du Redentore, situé juste en face, à la Giudecca. Ordre corinthien de la façade, chœur imposant surmonté d'une coupole et mêmes campaniles jumeaux ,tout comme la disposition intérieure, tout rappelle l'église de Palladio. En pendant des peintures de Tiepolo, on peut admirer des toiles de Piazzetta et notamment l'un de ses chefs-d’œuvre, datant de 1739, qui représente des saints dominicains. On peut aussi admirer dans l'église un ensemble de sculptures et de statues toutes de G.M. Morlaiter, l'un des artistes rococo les plus talentueux de son temps.


Combien de fois me suis-je assis sur les marches des Gesuati, au soleil. C'était un de nos points de rencontre quand, le portefeuille vide, nous n'avions pas de quoi nous offrir un gianduiotto ou même un macchiato sur la terrasse du Cucciolo ou de Nico. On y révisait nos cours, on fumait, on discutait, refaisant sans cesse le monde, entre deux cours, épiloguant aussi sur nos amourettes. Là c'était le lieu de rendes-vous du jour. celui de la nuit était sur le campo San Fantin, sur les marches de la Fenice. A l'époque, le bar Al Teatro était aussi tabacs et marchand de journaux. Les prix étaient plus que raisonnables et nous allions y chercher nos verres de vin ou de bière que nous sirotions en groupe sur les marches du théâtre. entre ces deux lieux, celui du jour et celui de la nuit, nous avions San Lucà et San Bartolomeo pour la passeggiata. Là nous étions sûrs de retrouver tous les amis. Plus tard, surtout en début de mois quand notre bohème était mieux nourrie et nos portefeuilles encore fournis, nous allions au Cherubin, puis au Haig's, en face du Gritti, tous deux disparus. 

Plus tard encore dans la nuit, il n'y avait que l'embarras du choix, si tous les cafés et les bars étaient fermés depuis longtemps, la ville entière était à notre disposition. Cortile et sottoporteghi abritaient bien des moments forts et fervents de nos petites vies. Et dans le silence absolu de la nuit vénitienne nous rentrions chez nous, seuls le plus souvent, cohabitation oblige.  Parfois, quand le temps se faisait clément, seul ou en bonne compagnie, nous allions rêver sous le lampadaire de la Pointe de la Douane. Face à San Marco, san Giorgio et la Giudecca, les baisers étaient plus doux et les pensées plus belles...


15 avril 2017

La Venise mineure et ses trésors méconnus (1)

"Squero San Andrea", Dessin de Andrew Fisher Bunner, 1885.
Encore un titre redondant. Certainement l'effet de l'hiver qui pointe son nez et peu à peu embrume l'horizon et donne à la Sérénissime un aspect magique et mystérieux. Le froid dehors, un thé fumant et de bons muffins anglais à côté de l'ordinateur, Pagina 3 à la radio, avec la voix chaude du passionnant Paolo Faustini pour accompagner la mise en route matinale... Tout concourt n'est-ce-pas à l'activation empressée et joyeuse des neurones. Et l'idée est venue : lancer une série de sujets qui peu à peu reprendront ceux qui avaient été traités sur l'ancien blog et dont il ne reste que le titre et des bribes dans mes carnets. L'idée aussi d'en faire un jour une suite de Venise de près et de loin. Les lecteurs jugeront au fil des parutions si cela en vaut la peine. 

En attendant, et pour le bonheur de me promener avec vous dans notre chère città, si nous allions du côté de San Giovanni e Paolo. Plus précisément dans un lieu peu connu et pas souvent visité mais qui pourtant garde dans ses murs  le témoignage de cette Venise authentique qui peu à peu s'efface et que nous sommes nombreux à vouloir protéger et à tenter de faire renaître avec nos mots. Il s'agit du squero vecio sur le rio dei Mendicanti.


Occupé depuis de nombreuses années par la Remiera Generali, c'est un lieu très vivant où se déroulent souvent des manifestations de qualité, présentations d'ouvrages consacrés à Venise et à la plaisance, soirées, dîners. Le club est actif et organise de nombreuses randonnées nautiques sur la lagune et participe à toutes les compétitions,  des grandes régates aux courses moins connues des visiteurs. 

le squero est très ancien. On en voit déjà l'emplacement dessiné dans le grand plan de Venise réalisé par De Barbari dont on peut voir les nombreuses plaques de bois qui servirent à l'imprimer, au Musée Correr. A deux pas, avec ses deux façades sur le rio et l'autre sur la fondamenta, se dresse un des palais Bragadin qui a perdu son jardin etr ses dépendances. Il fut la demeure de l'inénarrable comte Emilio Targhetta d'Audiffret dont nous avons souvent parlé dans Tramezzinimag. Il n'en occupait qu'une petite partie mais son talent avait fait de son appartement un palcoscenico somptueux. C'est en sortant de cette maison que Casanova se fit interpeler par la police d'Etat. En face du squero, c'est Vivaldi qu'on devait voir passer quand il se rendait à la Scuola dei Mendicanti, aujourd'hui insérée dans l'hôpital

01 avril 2017

Ce petit pan de mur jaune...

Venise, 29 juillet 2016
Le plus beau tableau du monde dont le pauvre Bergotte emporte le souvenir en mourant effondré sur son canapé, chacun pourrait prétendre avoir le sien n'est-ce pas, sans pour autant se croire un nouveau Proust. Ver Meer et sa vue de Delft, le sable rose et les petits personnages bleus, Le Greco avec sa vision très contemporaine de Tolède, Canaletto ou Guardi exprimant leur amour inconditionnel pour l'incroyable esthétique, la lumière exquise de Venise ou Panini nous offrant une Rome brillante et chaleureuse... Une vision parfois suffit à nous rappeler l'évidence : ce qu'un regard distrait parfois fait jaillir en nous n'est autre que la certitude que nous sommes bien là où nous devons être. l'harmonie est totale. L'évidence absolue.

Vue de Tolède par Le Greco

"Ce petit pan de mur jaune", je ne pouvais qu'y penser l'autre matin, alors que je m'apprêtais a quitter le petit appartement de la calle delle Muneghe où j'avais pu me réfugier suite au malentendu qui m'obligea de quitter celui de Sant'Angelo et de confier le chat a mon amie Véronique qui le gâta comme un petit roi oriental. j'arrosais les géraniums l'esprit occupé par un texte que je n'arrivais pas à terminer quand le soleil soudain, s'échappant de l'emprise capricieuse des nuages, s'empara de l'immeuble d'en face, cet ancien couvent récemment transformé en auberge... 

Le jaune orange du mur aveugle rendu pâle par le gris du ciel se fit en un instant d'une nuance ocre vif, brillant et velouté comme un de ces somptueux velours de Fortuny qui ornent les fenêtres du palais du campo San Beneto voisin. Chaque parcelle de la paroi s'animait. le mur semblait vivant et on voyait bien que le soleil en s'attardant, s'amusait à le chatouiller. je restais là, l'arrosoir à la main, contemplant la scène. Non pas une nature morte comme on désigne ces peintures dans notre langue, mais a still life, le nom que les anglo-saxons donnent a ces peintures qui représentent des fruits et des objets et que j'ai toujours trouvé plus approprié que le vocable utilisé en français. Le fait qu'ils soient inanimés - "objets inanimés avez vous donc une âme ?" n'a-t-il été écrit par un poète français... 

Les anglais, eux aussi poètes pourtant, ne se sont jamais posés la question car la réponse est évidente. Le jeu du soleil avec les imperfections du mur dont je suis le témoin confirme que les objets vivent d'une vie dont l'essence nous échappe la plupart du temps. Seuls les poètes savent cela. je l'ai toujours su. Serai-je un poète ? pour en fréquenter beaucoup, des illustres comme des inconnus, j'en suis hélas bien loin même si leurs œuvres me nourrissent depuis longtemps. Ce n'était pas grand chose en vérité ce soleil cette lumière, et pourtant j'ai ressenti a ce spectacle inattendu une grande émotion pour laquelle il me fallait rendre grâces. Comme de la reconnaissance pour ce miracle renouvelé d'être à Venise et d'assister à ce genre de miracles chaque jour. 

L'eau, les reflets, la lumière, les couleurs, les parfums même se mêlent à Venise dans une incroyable complicité pour produire à qui sait regarder et entendre de fabuleux moments de paradis. le plus souvent hélas, tout cela n'est que fortuit et, comme le dessin fait sur le sable est vite effacé par la vague, ces moments sont avales par le flux des touristes, hordes pressées qui ne savent pas que ce qu'il y a de plus précieux est la, devant leurs yeux mais qu'aucun guide n'en parle. Cette leçon, je l'ai reçue d'Hugo Pratt un jour ou venu l'interviewer pour le journal, il m'amena déjeuner derrière San Marco. il m'expliqua et me montra plein de choses. Je me souviens de ses dernières paroles avant que nous nous séparions : "mais je vois bien que tu sens déjà toutes des choses !" Il aurait été satisfait d'entendre l'histoire du petit pan de mur de la calle delle Muneghe. 

23 mars 2017

San Francesco della Vigna

(Billet initialement  paru le 14 mars 2012 sur Tramezzinimag I)
:

30 janvier 2017

Des reptiles d'une espèce nouvelle à Venise dans la série "il vaut mieux en rire"...

© Photographie dz Venessia.com.

Vision d'horreur : des serpents sur le ponte Calatrava (pont de la Constitution) ? Non, mais un genre tout aussi horrible - et surtout ridicule - vision quasi en temps réel des rubans adhésifs anti-glissade que les services municipaux passent leur temps à remettre sur les marches ultra dangereuses de ce pont à l'esthétique (et à la solidité) douteuse. Honteux quand on se targue de recevoir plus de 25 millions de visiteurs par an...

A la question "pourquoi un quatrième pont sur le Grand Canal ?", les vénitiens avisés, et en chœur, vous répondraient : Pour amener les masses de visiteurs, les hordes de touristes affamés de souvenirs Made in China, de faux Vuitton et de pizza, directement vers le centre commercial de Santa Lucia qui les accueille avant même qu'ils pénètrent dans la gare.  

Interminablement, la foule suit la foule et tous ou presque se répandent dans la galerie marchande. Un pont décidé par les bottegai de moins en moins vénitiens. Bref une affaire d'argent pour l'utilité première du pont et de manque d'argent (et d'idée) pour les édiles qui chargent les employés municipaux de coller des bandes adhésives qui se décollent aussitôt... 

Spectacle bien peu esthétique. attristant aussi. Mais notre époque, à Venise comme ailleurs après tout, vit sous le règne de la médiocratie et les imbéciles à courte-vue sont rois. 

Lascia stare e andemo a ber un'ombra !