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18 octobre 2016

Un jour lointain, au bar de l'Arsenal

Archives tramezzinimag I : Texte publié le 09/09/2009

Crédits photographiques : http://venise.blogs.sudouest.fr
C'était un jour de septembre comme aujourd'hui. Il faisait très beau mais l'air était frais. Je venais d'arriver à Venise. Enfin. Mes bagages défaits, rangés dans la minuscule chambre que m'avait attribué la Signora Biasin dans son alloggi fantasque, j'avais rendez-vous avec mon destin. C'est du moins ce que mon cœur qui battait la chamade semblait me signifier.

Castello, 2423, Fondamenta di Fronte l’Arsenale, Cours d'italien pour les étrangers de la Dante Alighieri. Le rendez-vous avait été pris pour 9 heures. Je pris le vaporetto. C'était alors la ligne 5, la plus longue, qui partait de la Piazzale Roma et allait jusqu'à Murano en passant par le bassin de San Marco, l'Arsenale et les Fondamente Nuove. 

L'air marin, les senteurs si pures de la lagune au lever du jour me comblèrent de joie. Après des mois difficiles, la mort de mon père, le départ de la grande maison, tous les changements qui marquèrent, sans que je m'en rende compte alors, le terrible passage entre l'enfance et l'âge adulte, j'étais de nouveau dans la joie. La lagune était magnifique ce matin-là, la lumière diaphane pleine encore des teintes de l'aube... J'arrivais avec beaucoup d'avance. Assez pour m'arrêter au petit café de l'Arsenal. Celui qu'on voit sur cette photographie dénichée sur le site d'un autre fou de Venise, bordelais lui aussi. 

Le patron s'affairait derrière son comptoir. Il préparait des tramezzini. Une grande planche en bois, un énorme pot de mayonnaise, un saladier avec du thon haché... Le voir faire me fascina, sa dextérité, la beauté des sandwiches une fois terminés qu'il alignait sur de grands plats de céramique blanche, avant de les recouvrir d'un torchon humide... J'ignorais encore que nous deviendrions des amis et que ma passion pour les tramezzini déboucherait un jour, presque trente ans plus tard sur ce site où j'écris mes souvenirs. Le cappuccino que je dégustais ce matin-là, avec un croissant fourré encore tiède, assis à l'une des tables de la petite terrasse (à cette époque, le bar peu fréquenté par les touristes bien moins nombreux qu'aujourd'hui, ne disposait que de trois ou quatre tables sur le campo). 

C'était un jour sans école, car des enfants jouaient devant l'entrée de l'Arsenal. Un marin au regard triste était en faction en haut des marches. On aurait dit un enfant puni. Peut-être enviait-il ces gens qui pouvaient aller et venir librement quand lui, engoncé dans son uniforme, devait monter la garde. Peu à peu la vie s'insuffla sous mes yeux et la place devint une sorte de scène de théâtre. Un palcoscenico pour la comédie humaine qui pendant des années et aujourd’hui encore fait mon régal à Venise et me fascine. Des ouvriers débarquaient d'une barge bleue des barres de métal destinées à un échafaudage, un peintre chantonnait en peignant des volets dans ce vert si caractéristique qu'on retrouve partout ici. Un groupe de religieuses toutes de blanc vêtues, traversaient en diagonale, des ménagères bavardaient, leur panier sous le bras, un chien reniflait le bas d'un poteau... 

Je savourais toutes ces images mises en valeur par un éclairage parfait. Le soleil était déjà haut, le ciel presque sans nuage. Le bonheur. Peu à peu, le bar se remplissait. Les gens allaient et venaient. Un vieux prêtre lisait le journal au coin du comptoir. Je surveillais les abords de la Dante, située de l'autre côté d'un petit pont qui menait directement à la porte d'entrée. Des gens y pénétraient. Certainement le personnel administratif. Il n'était pas encore neuf heures. 

C'est alors que je les vis. Quatre silhouettes d'abord sombres qui arrivaient du côté de San Martino, la belle petite église du quartier. Trois filles et un garçon. Ils venaient au cours, c'était évident. Le garçon, grand, mince, les cheveux blonds se dirigea vers le pont quand une des filles l'arrêta en lui montrant le café. Ils vinrent dans ma direction. Annette, Anna, Christine et David s'installèrent à la table en face de moi. L'une était rousse avec un visage très fin et les yeux verts, l'autre, un peu plus âgée, était brune avec une peau très blanche, presque maladive. Son sourire était très doux. La troisième était anglaise, cela était certain. Les tâches de rousseur, la moue, les attitudes. Quant au garçon, il devait être anglais lui aussi à cause de ses manières un peu ampoulées comme on en attrape dans les bons collèges d'Albion. 

J'étais à Venise pour six semaines avec pour seul objectif de savoir l'italien que je m'étais toujours bêtement refusé d'apprendre. Une sorte de réaction épidermique d'adolescent contre mon père et notre famille... Mais ma passion pour Venise, cette obsession qui me tiraillait sans cesse, rendait obligatoire la pratique de l'italien. Avant sa mort, mon père aurait voulu m'envoyer à Florence, la ville de sa jeunesse. Je ne voulais entendre parler de rien d'autre que de Venise. Je ne connaissais encore personne en dehors de la matrone qui me logeait sur la fondamenta delle Guglie, son fils le ténébreux Federico et Gabriele, le garçon de Mogliano Veneto qui servait d'homme à tout faire dans la pension. Les vieilles parentes de mon père étaient en villégiature quelque part dans le Haut-Tyrol et ne reviendraient à Venise que bien après mon départ. Cela m’avait rassuré, je n’avais aucunement envie d’aller faire bonne figure auprès de vieilles dames sévères que je ne connaissais pas. 

J'observais ce petit groupe et je redoutais de n'être pas à la hauteur. Ils parlaient apparemment tous l'italien puisque c'est dans cette langue qu'ils discutaient entre eux. J'allais être ridicule avec mon sabir encore mêlé d'espagnol. L'heure arriva. La directrice de l'école nous accueillit avec gentillesse. Une fois les formalités remplies, nous étions tous réunis dans une grande salle dont les hautes fenêtres donnaient sur la fondamenta. Le soleil éclairait les murs blancs et donnait à la salle un petit air de fête. J'étais assis entre Anna l’allemande de Stuttgart et David, le jeune anglais. La première matinée passa, puis les jours.

Nous devinrent des amis. Chaque jour nous nous retrouvions de bonne heure au petit café de l’arsenal pour un cappuccino et un croissant. Tous les clients nous saluaient comme de vieilles connaissances. Nous n’étions plus des étrangers... A la fin du stage, David et sa cousine Christine repartirent en Angleterre. Nous avons entretenu une correspondance un temps, puis nous nous sommes perdus de vue. Anna et Annette, en revanche, restèrent à Venise. L'une était inscrite à l'université et l'autre avait été engagée comme nanny dans la famille d'un magistrat près de l'Accademia. 

La date fixée pour mon départ approchait et cela m'était un déchirement. J'allais devoir quitter Venise et mes nouveaux amis. Il me faudrait repartir et commencer en France une vie nouvelle, sans mon père, sans la grande maison, sans l'insouciance d'avant... Quelques jours avant mon départ, je croisais la signora Biasin sur le pont des Guglie. Elle revenait de je ne sais où et sa silhouette me faisait toujours sourire. Son sac plaqué contre elle, la tête un peu penchée en avant, le buste recourbé comme quelqu'un qui va se mettre à courir, elle semblait toujours di fretta. Je pensais au Shylock de la comédie de Shakespeare, ou à une sorcière de contes pour enfants. "Ah vous voilà" me cria-t-elle essoufflée, " je suis ravie de vous voir. Justement je voulais vous parler. J'ai une proposition à vous faire". Gabriele ne pouvait s'occuper de tout et le jeune étudiant colombien qu'elle employait clandestinement préférait souvent faire la sieste dans une des chambres plutôt que s'affairer à repeindre les volets ou déboucher les canalisations. "Vous parlez l'anglais, l'espagnol, et le français. Vous apprenez l'italien. C'est tout à fait ce qu'il me faut. Si vous voulez, je vous propose de travailler pour moi en échange du gîte et du couvert". Cette offre me fit bondir de joie. Non seulement je pourrai rester à Venise, mais j'aurai un appartement à moi. Je ne songeais pas aux à-côtés qu'il faudrait résoudre tôt ou tard : le permis de séjour, la rémunération, l'avenir. Je ne voyais qu'une chose, j'allais m'installer à Venise !

Je me précipitais chez Anna et Annette vint nous rejoindre. Le juge et son épouse furent sollicités. Pouvais-je accepter ? Devant mon enthousiasme et après s'être renseigné sur la dame-aubergiste, il ne trouva pas d'inconvénient majeur à ce que je fasse un essai jusqu'à Noël, prenant certainement mon enthousiasme pour une foucade d'adolescent. J'écrivis à ma mère pour l'informer de ma décision. Elle m'invita sagement à réfléchir et à rentrer quelques jours pour rassembler mes affaires et prendre un peu d'argent. C'est ainsi que, mal logé, sans un sou, parlant mal l'italien mais heureux comme un pape, je devins vénitien... 


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23 juillet 2016

Les marchands de rêves : considérations dilettantes & autres souvenirs sur les librairies à Venise (1)



Chaque époque à ses usages et ses mœurs. En passant ce matin devant la magnifique affiche de l'exposition consacrée au libraire imprimeur et typographe de la renaissance vénitienne, Alde Manuce, je repensais à cet enfant immortalisé par un ami photographe sur le vaporetto alors qu'il était en train de lire un gros roman quand tout autour de lui des dizaines d'adultes tapotaient nerveusement sur leur smartphone ou leur tablette. On devine combien l'enfant est loin, perdu dans les douces brumes de l'imaginaire, le gros livre à peine commencé, posé sur ses genoux. Vision qui m'émeut toujours que celle de ces jeunes lecteurs gourmands de mots et d'idées pour qui le livre est un compagnon fidèle, un ami, un consolateur parfois...

De là je me suis souvenu de mon enfance au milieu des livres. La grande et riche bibliothèque de la maison où j'ai grandi, celle de ma première école, une simple armoire en pitchpin au fond de la classe, que le maître ouvrait une fois par semaine et qui contenait une centaine d'ouvrages pour la jeunesse, tous recouverts d'un papier au bleu délavé bien assorti à nos tabliers gris et aux tâches d'encre sur nos doigts. Que de découvertes, de joies, de terreurs, de désirs sont nés de ces ouvrages. Puis il y eu la petite bibliothèque des éditions de l’Érable. Un ouvrage reçu par la poste chaque mois avec le Littré en trois volumes en hommage lors du premier envoi... Quelle fierté ce fut pour l'enfant de dix ans que j'étais, de collationner ainsi peu à peu ces petits in-octavo à la reliure élégante de toile beige avec le dos en cuir et les titres dorés. Je pourrais disserter des heures durant sur ma première bibliothèque, mon émotion en revenant de l'école à l'idée qu'un petit paquet de carton libellé à mon nom m'attendait sur la console de l'entrée, mon impatience ces jours-là qui me faisait quitter mes camarades au plus vite, et puis l'angoisse, lancinante terreur de l'enfance, à chaque fois que je défaisais l'emballage ("et si le nouvel ouvrage ne me plaisait pas ?")... Les Trois mousquetaires, François le Champi, l'Homme à l'oreille cassée, Ivanhoé, la Canne de Jonc, les Trappeurs de l'Arkansas, les Derniers jours de Pompéi et mon favori, que j'ai encore et que l'ai lu dix fois, l'Ami Fritz, peuplèrent mon imagination en m'ouvrant aux délices de la littérature. Ils s'ajoutèrent aux romans scouts de la collection Signes de Piste - ah ! les aventures du Prince Éric, la Bande des Ayacks, Yug... - à ceux de la bibliothèque verte, puis vinrent les livres de poche de ma mère, et tout ce que je pouvais subtiliser dans la grande bibliothèque du rez-de-chaussée où s'alignaient des centaines de volumes. Je lisais tout ce qui me tombait sous la main, les romans d'aventure de la bibliothèque de prêt de mon quartier, même les livres cachés dans l'Enfer de la bibliothèque de mon père qui m'ont familiarisé avec un univers qui m'a toujours paru un rien désespéré et sans attrait. J'étais peut-être un peu jeune pour lire de marquis de Sade, comprendre la finesse des contes de Lafontaine mais l'Arétin et Boccace me plurent beaucoup parce que je les savais lié à Venise...

Les livres, combien sommes-nous à avoir été un jour d'enfance pris par leur magie sans jamais plus ne s'en être détachés ?

Je pourrais parler aussi de l'émotion qui s'empara de moi lorsque je pénétrais seul, un peu tremblant, pour la première fois de ma vie, dans une librairie. C'était un des premiers jeudis où ma mère me laissait aller en ville seul... L'odeur mêlée de cire et de papier, les hauts rayonnages remplis d'ouvrages jusqu'au plafond, les vendeurs en blouse blanche, la caissière derrière son haut guichet de bois, le silence des lieux comme un appel au recueillement...

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J'ai l'impression de parler d'un autrefois mirifique, depuis longtemps abandonné à la mélancolie des souvenirs. Trop long bavardage pour en arriver au triste constat, universel hélas, de la lente disparition de ces temples de l'écrit que sont les librairies, et leur remplacement peu à peu par des supermarchés impersonnels réduisant leur offre à des produits markéting conçus pour faire un maximum de ventes. Partout les librairies ferment. Celles qui restent doivent s'adapter et dans bon. Ombre de pays, le livre n'est plus qu'un produit de consommation comme les autres, les fonds ne sont pas renouvelés, des titres disparaissent des catalogues, des éditeurs de qualité jettent l'éponge? Incapables de résister longtemps aux grosses usines. La vente en ligne et le livre numérique donnent le coup de grâce...

Mais je m'emporte en d'ineffables digressions et certains diront qu'une fois encore je le laisse prendre par la nostalgie d'un temps largement périmé. Nostalgie ? Mélancolie plutôt, dont une dose légère en parfumant le quotidien de senteurs précieuses, le rend supportable au vieil homme que je deviens. Il est entendu que nous parlons des vraies librairies, pas des supermarchés discount qui proposent des livres comme ils pourraient offrir au chaland des poires ou des caleçons... Venons-en à notre sujet : Des vraies librairies donc et en particulier de celles de Venise.


J'ai essayé l'autre matin de forcer ma mémoire pour déterminer le nombre de mercante di libri qu'il y avait ici dans ma jeunesse. J'ai dû en oublier. Comme partout, au hasard de la vie ou la mort du libraire, de la conjoncture, certaines baissaient rideau, d'autres voient le jour. Il en a toujours été ainsi. Une de mes vieilles amies - millésime 1923 - grande lectrice et authentique vénitienne, me parlait d'une bonne trentaine de librairies, il y a une cinquantaine d'années... Le chiffre me paraît un tantinet exagéré. Certes Venise alors comptait près de 100.000 habitants et Mestre n'était qu'un gros bourg étranger qui avait sa propre vie, mais le chiffre d'une quinzaine d'enseignes me semble davantage correspondre à la réalité. J'ai essayé de dresser la liste des librairies que j'ai connu, et me suis amusé à en recenser quelques-unes dont il est parfois difficile aujourd'hui de retrouver la trace. Certaines appartiennent à un autre monde, si je devais céder à une stérile nostalgie (voir plus haut!), d'autres ont pris la relève. C'est un miracle que ces marchands de rêve que sont les libraires puissent encore exister. Mais commençons notre promenade.
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Le point zéro.
Il y avait parmi les plus connues de la ville, la Tarantola, sur le campo San Luca. Devenue un magasin de vêtements, elle se tenait à l'endroit exact où se trouve la pierre qui marque le point zéro de la Sérénissime, celui depuis lequel on comptait la distance de Venise jusqu'aux confins de la République. Ses vitrines, toujours remplies de titres alléchants, permettaient aussi au jeune homme timide que j'étais, de surveiller sans en avoir l'air les allées et venues des personnes que je souhaitais rencontrer à la passeggiata. Point zéro de ma vie sociale d'où démarrèrent mille aventures de ma jeunesse vénitienne, mes années d'apprentissage.

En ce temps-là le campo San Luca, à deux pas du Rialto et non loin de la Piazza, était l'endroit où se retrouvaient les étudiants, le campo San Bartolomeo étant davantage le lieu de rencontre des plus jeunes, collégiens et lycéens, comme Santo Stefano qui réunissait les jeunes professionnels adultes, fonctionnaires ou avocats et Sant'Apostoli, comme Santa Maria Formosa et San Giacomo dell'Orio les familles avec des petits enfants. Chaque campo était ainsi une sorte de salon où les communautés naturelles se retrouvaient. A San Luca, il y avait Rosa Salva (bar Marchini aujourd'hui) comme point de ralliement, et puis la Standa, l'un des premiers supermarchés de la ville ; les marches de l'horrible Cassa di Risparmio pour se poser et, à deux pas, qui ouvrait assez tôt et fermait très tard, se trouvait le Cherubin', bar à la mode où toute la jeunesse passait.

J'aimais bien rentrer dans cette petite librairie. Un grand comptoir présentait les nouveautés et les rayonnages étaient couverts de titres classiques. L'odeur était agréable et parfois j'entrais dans la boutique sans intention de rien acheter - j'étais un étudiant fauché et les livres déjà coûtaient cher - juste parce que le silence et la proximité des livres faisaient du bien tant à certains moments il y avait foule sur le campo. C'est à la Tarantola que je me suis réfugié le jour où on m'a appris la mort accidentelle de mon ami Jacopo Foscari.

Jacopo était mon cadet. Nous avions sept ans de différence. Je l'avais rencontré comme beaucoup d'autres vénitiens au hasard d'une soirée je ne sais plus chez qui. Nous avions beaucoup parlé de Londres, de mon expérience des collèges anglais et lui de la Domus Cavanis où il terminait ses études secondaires. Il faisait partie je crois de la même bande que fréquentait Agnès, la fille de notre consul d'alors, elle même préparant son bachot. Il était drôle, rayonnant, beau gosse avec juste ce qu'il faut de morgue pour ne pas paraître suffisant. Indolent plus que paresseux, il était très entouré nos être jamais dupe du prestige que lui conférait son patronyme et son titre de comte. Il vivait la vie facile des jeunes gens de bonne famille mais s'interrogeait beaucoup et son intelligence l'empêchait de tomber dans la facilité au contraire de certains de ses pairs qui étaient déjà imbuvables. Nous nous sommes souvent vus. Je l'aidais parfois en français et en anglais. Il m'était arrivé de le trouver snob, imbuvable les premiers temps puis, au fur et à mesure de nos rencontres, j'avais découvert un garçon drôle, réfléchi, plein de questionnements. Il sortait peu à peu de l'adolescence rempli de projets et d'idées mais aussi de doutes et d'angoisses.

Je passais beaucoup de temps en France cet hiver-là, auprès de ma mère gravement malade. Nous avions prévu une virée je ne sais plus où pour les vacances de Pâques et je n'avais pas pu rentrer. Jacopo me faisait un peu la tête. J'avais rencontré sa grand-mère un peu avant Noël chez la vieille comtesse Marcello, grand-mère de Nicolo, puis à la Fenice. Elle m'avait beaucoup parlé de lui. Il en avait pris ombrage. Bref, nous étions un peu en froid lorsque je me rendis de nouveau à Bordeaux. Je ne devais jamais plus le revoir. C'était en 1985, le 17 exactement. Partout en Italie se succédaient tempêtes et ouragans et le Veneto n'était pas épargné. Pendant La nuit, un orage terrible m'avait tenu éveillé. La foudre éclatait presque continuellement et le vent soufflait très fort faisant craquer l'huisserie des fenêtres. J'habitais encore sur la Fondamenta Coletti, à Sant'Alvise. Je voyais la silhouette des arbres du terrain derrière la maison plier comme de simples brins d'herbe. Épuisé, j'avais fini par m'endormir quand un horrible cauchemar me fit hurler et jaillir de mon lit, en nage. Ma petite chatte Rosa qui dormait toujours à côté de moi sur l'oreiller s'était enfuie le poil tout hérissé. Je ne savais pas ce qui se passait. Dehors la tempête faisait rage. Je pensais aussitôt à ma mère gravement malade et je m'inquiétais pour elle. Était-ce la raison de ce mauvais rêve ? Une des fenêtres était ouverte et l'eau pénétrait dans la chambre.

Retrouvant mon calme peu à peu, des images me revinrent. J'avais vu et senti des flammes, des arbres qui pliaient et tombaient sur une route éclairée par de grands flashes blancs, des trombes d'eau et de grêle et plusieurs visages assez flous, comme entourés de fumée. Parmi ces visages, j'avais vu celui de Jacopo qui semblait me regarder comme effaré et profondément triste, avant de disparaître dans une sorte de jaillissement de formes sombres... Comme dans un mauvais film d'horreur, une fenêtre s'était ouverte avec le vent. Pourtant, je dégoulinais de sueur. Jamais je ne m'étais senti aussi mal. Le lendemain, toujours commotionné par le souvenir de ce mon rêve, j'appelais en France. Ce que me dit mon frère me rassura. Notre mère avait eu les résultats de ces analyses. Si le cancer devait encore être contenu, tout allait aussi bien que possible. Il n'y avait pas lieu de s'inquiéter dans l'immédiat. 

Mais je me sentais vraiment trop mal pour aller en cours. Je passais la journée tant bien que mal, avec du thé brûlant, les Sonates à Pisendel que je venais de découvrir et des pages de lecture. Il s'agissait, je m'en souviens parfaitement du journal de Jean-René Huguenin. La détestation spontanée que je ressentais pour Jean-Hedern Hallier l'infâme, et pour mon concitoyen Philippe Sollers, tous deux simples imposteurs et faiseurs prétentieux à mes yeux, m'avaient porté sur les rives somptueuses de ce grand aîné en qui je me reconnus très vite. « La Côte sauvage » m'avait transporté, des articles découverts dans de vieux exemplaires de Réalité qu'il y avait chez nous et puis ce que Mauriac disait du jeune écrivain mort comme Camus sur une route bordée de platanes, les merveilles de son œuvre à venir terrassées en même temps que lui, tout me portait à aimer Huguenin. Bref, je n'étais pas sorti de la journée, ne sachant rien encore du lien qu'il y avait entre mon cauchemar, ma lecture et ce qui s'était passé pendant la nuit dans la tempête, sur la route de Castelfranco Veneto, et que j'allais apprendre en me rendant sur le campo San Luca. 
 
Ce n'est qu'à la passeggiata ce soir-là que j'appris le terrible accident qui venait de coûter la vie à Jacopo et à son grand ami, Nicolò Marcello. Ils avaient à peine dix-huit ans. Nous avions plaisanté quelques semaines auparavant de tout ce qui pesait de violent sur ce prénom qu'il était le troisième à porter. Lors de notre dernière discussion - celle où nous nous étions un peu disputés - il n'allait pas très bien. Ce soir-là s'interrogeant sur la vie, se remettant mal d'une de ces histoires de cœur qui nous ravagent à l'adolescence, je lui avais cité un texte de son aïeul, le grand poète Ugo Foscolo, que je venais de découvrir. Des notes inspirées à l'auteur par ses lectures (le texte de Pascal notamment), trouvant ces mots parfaitement en parfaite adéquation avec l'état d'esprit de mon ami :
"Io non so perché venni al mondo; né come; né cosa sia il mondo; né cosa io stesso mi sia. E s'io corro ad investigarlo, mi ritorno confuso di una ignoranza sempre più spaventosa. Non so cosa sia il mio corpo, i miei sensi, l'anima mia; e questa stessa parte di me che pensa ciò ch'io scrivo, e che medita sopra di tutto e sopra se stessa, non può conoscersi mai. Invano io penso di misurare con la mente questi immensi spazi dell'universo che mi circondano. Mi trovo come attaccato a un piccolo angolo di uno spazio incomprensibile, senza sapere perché sono collocato piuttosto qui che altrove; o perché questo breve tempo della mia esistenza sia assegnato piuttosto a questo momento dell'eternità che a tutti quelli che precedevano, e che seguiranno. Io non vedo da tutte le parti altro che infinità le quali mi assorbono come un atomo." (1)

Et puis j'étais rentré en France. Le lendemain. Ce jour-là, comme à mon habitude, je restais un moment devant la vitrine de la Tarantola, cherchant dans le reflet ceux de mes amis que je voulais surprendre et puis ceux que je ne voulais pas voir. L'atmosphère semblait différente. C'était perceptible. Là où d'habitude régnait une joyeuse animation, tout n'était que silence et pesanteur. Un malaise commun. Les gens chuchotaient, quelques filles pleuraient... J'avais déjà senti ce malaise en passant sur le campo Santi Apostoli, puis à San Bartolomeo, sans vraiment comprendre... Ce fut Agnès qui m'appris la nouvelle. Elle avait un regard différent quand elle me vit. Elle m'accueillit avec un sourire contraint. Devinant que je n'étais pas au courant, elle me prit le bras et inspira profondément avant de se lancer : "C'est Jacopo. Il est mort. Cette nuit, un accident. La tempête..." et fondit en larmes. C'est tout ce dont je me souviens.

Évoquer ces Images, ces quelques mots d'Agnès avant que nous nous serrions dans les bras sous le regard de nos amis atterrés, tous comme figés par la disparition si soudaine et violente d'un des leurs, me glace encore le sang et l'émotion demeure la même, aussi forte, aussi pénible que ce jour de mars 1985.

Le lendemain, je croisais près de chez moi une vieille dame qu'on disait un peu voyante mais avec qui j'aimais bien parler. Elle avait devant elle la page du Gazzettino entièrement consacrée à l'avis de décès des deux N.H. avec leur photo. Je lui racontais mon cauchemar. Elle eut ces simples mots que j'ai noté dans mon journal tant ils m'ont marqué : « Mais tout c'est normal, Lorenzo. Cela arrive souvent à Venise : il est simplement venir te dire au-revoir...» Vous pouvez imaginer mon état d'esprit en entendant cela. Hugo Pratt avait donc raison, il y a beaucoup d'irrationnel dans cette ville...

La Tarantola è sparita il y a quelques années, mais je ne puis passer devant ses vitrines et traverser le campo sans penser à mon ami, à son intelligence, son humour, son sourire et désormais, à son éternelle jeunesse...

à suivre.


(1) : Ugo Foscolo, Les lettres de Jacopo Ortis (Ultime Lettere di Jacopo Ortis). Extrait de la lettre du 20 mars 1799.(Ed. Giunti, 1997, p.174) 

18 avril 2016

Un parfum de Craven A (3)

Crédit photographique © 2014 - Vagabondanse - Paris Tu Paris
Pour lire les précédents épisodes : 


Jamais il ne pourrait oublier ce jour où il la vit pour la première fois. Non pas qu'il se fut passé quelque chose d'extraordinaire ce jour-là, mais la sensation unique qui s'empara de lui et le bouleversa tout entier, laissa en lui une empreinte si forte qu'il reste, des années plus tard, toujours aussi ému quand l'image de la jeune fille brune qui avançait dans le couloir de la faculté lui revient à l'esprit. En fait, cette image ne l'a jamais plus quitté. Il faisait beau, la lumière était haute, le ciel dégagé. toutes les senteurs du printemps semblaient vouloir se répandre dans l'air pour affoler les cœurs et les sens. Les parois du grand couloir de l'ancien couvent où avaient lieu les cours d'histoire des arts étaient tout imprégnés d'un soleil ardent, un petit vent parfumé jouait avec les rideaux de toile blanche qui dansaient devant les fenêtres. Tout était léger joyeux. Venise s'éloignait de l'hiver. Antoine n'était pas inquiet pour l'examen qu'il allait passer. la professoressa Vitalini était sympathique. derrière son chignon gris et ses lunettes d'écaille, il y avait une femme passionnée par ce qu'elle enseignait et Antoine avait trouvé en elle un soutien pour lever les obstacles que sa maîtrise encore hésitante de l'italien et l'impatience de certains de ses maîtres rendaient depuis des mois insurmontables pour le jeune homme livré à lui-même depuis plusieurs mois, loin des siens, sans aucun appui à l'université jusqu'à sa rencontre avec Lionella Vitalini. Il attendait son tour devant la salle, perdu dans ses pensées, regardant dans le vide quand il aperçut la jeune fille. Placé où il était, il la voyait avancer puis disparaître quand la brise soulevait les grandes tentures de drap blanc.

Une image de film pensa-t-il. Puis soudain un frisson le parcourut. Il ne comprit pas pourquoi ce tremblement qu'il attribua un instant à la tension des examens, à la résurgence de toutes les interrogations qui souvent l'empêchaient de dormir. Il quittait alors son petit taudis de la calle del'Aseo pour arpenter les rues de la Sérénissime, dans le silence de la nuit, coupé du monde par le casque qu'il avait toujours sur les oreilles. Il revenait au petit matin, exténué mais apaisé. il s'endormait alors, ratant les cours du matin. Ses amis le plus souvent le réveillaient en venant frapper à sa porte. Il se redressa et vit de nouveau cette fille qui avançait vers lui. elle parlait avec Betti, une des rares amies vénitiennes qu'il avait réussi à rencontrer. Elles arrivèrent à sa hauteur. sur le banc à côté de lui, posé sur son dossier et ses livres, son paquet de Craven A brillait sous le soleil. Les filles étaient à contre-jour - encore une image de film pensa-t-il - et leur silhouette était toute auréolée de lumière. Est-ce le fait que cette image le fit sourire ou que son rictus pouvait ressembler à une grimace ? mais les deux filles éclatèrent de rire.

-On peut avoir une cigarette ? Lui demanda Betti avant même de lui dire bonjour. Il s'exécuta, se leva et leur tendit le paquet et son briquet. Elles se servirent. Antoine observait la nouvelle venue. Ses cheveux étaient châtains en fait, longs et bouclés, elle les avaient tiré en arrière et un bandana vert les retenait sur sa nuque. Ses yeux aussi étaient verts. elle avait de longs cils, des pommettes saillantes où couraient des tâches de rousseur qui l'attendrirent comme l'avait attendri la manière qu'elle avait eu de donner un coup de tête en arrière pour éviter de recevoir la fumée de sa cigarette dans les yeux quand elle l'alluma. Une deuxième frisson le parcourut. Il sentit ses jambes qui flageolaient et son cœur battit plus vite. Il souriait bêtement, ne regardant que Betti. Une sensation étrange s'était emparée de tout son être. Heureux mais affolé, il ressentit soudain comme une décharge en lui et se rendit compte qu'il bandait. Là, en plein jour devant les autres. Il devint rouge de honte, fit mine de vouloir faire de la place sur le banc et s'assit sans attendre. Cela calma son érection et estompa sa gêne. Il se moquait toujours de ses amis, toujours à parler de sexe et qui, pourtant revenaient le plus souvent frustrés de leurs soirées. Il riait de leur maladresse et de cet empressement qui les renvoyait à ce qu'ils étaient encore finalement, des enfants perdus face à leurs désirs et à la trouille de ne pas savoir assumer. "Assurer" disaient-ils comme les garçons d'aujourd'hui et ils s'inventaient d'incroyables exploits à faire rougir Casanova lui-même... "Des porcs et des ânes" pensait-il en les laissant tartariner. Et voilà qu'à son tour, il ressentait la même excitation animale. Il était donc tombé amoureux de cette fille aux yeux verts. "Quel cliché !" pensa-t-il, furieux de s'apercevoir combien lui aussi était stupide. Il respira profondément. L'air qu'il avala était rempli de senteurs affolantes. Le parfum citronné de la fille - "Mais quel est donc ce parfum déjà ?" se dit-il -, l'odeur délicieuse du tabac blond et tout ce que la brise amenait de l'extérieur, les senteurs de la lagune, les arbres qui fleurissaient sur le parvis de San Sebastiano, l'herbe fraîchement coupée...

20 mars 2016

Commencements d'un roman...

à Ugo, si d'aventure il passait par ce site... 
 

«La nuit tombée, les volets clos et le chat qui s'endort près du feu, tout concourt à bâtir autour de moi cette paix propice aux examens de conscience. Dehors, la pluie, une voiture qui passe, le bruit des pas d'un passant qui s'éloigne. Une sorte de paix. Le silence... Les notes joyeuses du concerto grosso de Corelli me renvoient mon image un peu déformée. Celui que j'étais il y a de nombreuses années. 
C'était un jour d'été. Vers les quatre heures de l'après-midi. La plage encore tranquille semblait artificielle. Rien ne bougeait. La mer était limpide et calme. Quelques cris (des enfants qui jouaient) se mêlaient au chant des oiseaux. Quelqu'un quelque part écoutait cette musique de Corelli. Je revois tout comme les images d'un film. L'air était comme l'eau, limpide, brillant. Un bateau fendait l'horizon, petite silhouette noire qui semblait suspendue dans l'air...»
Il y a trente cinq ans, jeune étudiant encore, je m'installais à Venise. Le hasard ou la Providence ? Les lecteurs de mon modeste Venise l'hiver et l'été, de près ou de loin en savent l'histoire. Improvisé correspondant de presse pour un grand quotidien régional français par la volonté de son rédacteur en chef, apprenti galeriste, drogman du consulat, répétiteur auprès de collégiens doués et capricieux, homme à tout faire dans une pensione, je n'avais qu'une obsession : écrire.
 
Un bouquiniste qui possédait un étal ambulant du côté du campo Santi Apostoli mettait de côté pour moi des ouvrages de littérature. Nous avions discuté souvent, dans la rue, au milieu des passants mais le plus souvent devant un café ou un verre de blanc. Il était passionné par les antiques et en connaissait un rayon sur les romans modernes, français et italiens. Grâce à lui j'ai découvert des textes étonnants qui ont marqué mon style et mes idées. Hélas, combien d'essais, de déconvenues, de désenchantement. Je ne parvenais à rien et le peu que je produisais ne valait pas tripette. Il m'encouragea cependant. 
 
Puis un jour, rejetant toutes les mauvaises raisons, les alibis qui ne servaient en fait qu'à cacher ma peur de découvrir que je n'avais aucun talent et que je perdais mon temps, je me suis enfermé trois longues journées avec une provision de thé et de biscuits.

Il faisait terriblement froid. Brume, vent glacé, pluie battante. Le petit taudis où je vivais était un havre de paix. Ses deux fenêtres donnaient sur un jardin abandonné où venaient jouer des enfants parfois mais qui restait le domaine des chats du quartier. J'aimais l'odeur qui montait des massifs recouverts de mauvaises herbes. il y avait plusieurs lauriers, un romarin de la lavande aussi et de la sauge, cette plante qui se sent tellement à l'aise sur la lagune. Un bout de nature comme décor, c'était du luxe. Un vieux fourneau me servait de poêle. Les parois de bois et de briques étaient recouvertes de tentures et de plaids, partout des cartes postales reproduisant des œuvres d'art, quelques gravures chinées ça et là et deux ou trois petites lampes, donnaient à la pièce un air cosy. Mon lit servait de divan, une planche de bureau et trois étagères servaient de bibliothèque et de commode. Simple, spartiate mais chaud. 
 
Ainsi confortablement installé (je portais tout de même deux gros pulls sous ma vieille robe de chambre et de grosses chaussettes de laine), mon tabac à portée, je pouvais me mettre au travail. On m'avait offert une petite machine à écrire . Une Remington portable. J'en étais fier, avec son écrin blanc bordé de rouge. je l'amenais partout. Nous étions ainsi plusieurs à la terrasse du Cucciolo à travailler face à la Giudecca. Nous nous prenions au sérieux. J'avais récupéré des feuilles de papier à l'en-tête d'un artisan couvreur. Et je me lançais.

Mais ces lignes ne sont pas l'expression d'une quelconque nostalgie. nulle mélancolie dans mes propos. L'esprit ancien-combattant ne présagerait rien de bon. j'ai tout de même quelques prétentions. Bien que l'âge soit venu - mais que veut dire cette expression en vérité ? - et qu'il me semble que bien des choses allaient mieux autrefois, je fais encore partie de ces hommes mûrs - je suis bien obligé de concéder en être - qui croient encore à l'avenir et veulent poursuivre leur chemin. Dieu voulant, j'espère pouvoir encore apporter ma contribution à la vie, au monde.
 
Matzneff écrivait à vingt cinq ans qu'il voulait «faire des enfants à l'humanité» à défaut d'en faire en chair et en os. En dépit de ce que les culs-de-plomb et les pisse-vinaigres peuvent penser, sa progéniture est pour le moins réussie et combien elle contient de trésors qui continueront de dominer longtemps le paysage littéraire francophone. Combien de jeunes gens trouveront dans sa prose ce que j'y ai trouvé, la justification de mes engagements, de mes refus, de ma liberté, cette diététique de la vie qu'il défend depuis toujours, ce comportement aristocratique pétri d'humanisme et de sollicitude pour les misères du monde. Je n'ai jamais espéré atteindre la perfection de sa langue pas plus que je crois pouvoir un jour avoir son talent.

Les différents volumes de son journal en tout cas trônaient sur les rayonnages de ma modeste bibliothèque, à côté de Rilke, Hölderlin, Saint-John Perse, des romanciers et poètes russes  (leur découverte, c'est à Matzneff que je la dois : Chestov, Lermontov, Pouchkine, Dostoïevski, TolstoÏ...), et les classiques, que le bouquiniste de Santi Apostoli m'avait aidé à enrichir avec une superbe édition cartonnée de l'Anthologie Palatine traduite en italien. Tacite figurait en tête de mes favoris. ses Annales furent longtemps mon livre de chevet. il y avait, pêle-mêle : Lucrèce, Pétrone, Salluste, Tacite, La Guerre des Gaules, Horace... La Tour du Pin était mon poète favori, avec Francis Jammes. J'avais du mal avec Baudelaire comme avec Rimbaud. Les deux me troublaient sans que je sache encore bien pourquoi. 
 

Je me régalais à la Querini Stampalia des ouvrages d'Henri de Régnier, Vaudoyer et Barrès sur Venise. Amori et Dolori sacrum fut en même temps que les Cahiers de Malte Laurids Brigge ma lecture de cet hiver. Mais mon ambition était d'écrire un roman. Mon roman. J'avais une idée depuis longtemps qui mêlait les quelques expériences de ma vie de jeune homme ordinaire à une histoire véritable qu'on avait plusieurs fois évoqué dans ma famille. L'histoire d'un lointain parent. Mystérieuse aventure. Brillant, riche, il écrivait, il voyageait. J'avais lu quelques cartes qu'il avait envoyé à ma grand-mère, des feuillets remplis de vers à la Hérédia. On m'avait parlé de son journal tenu pendant des années et qui s'interrompait soudain avant son ultime voyage. Il était parti pour un tour en Méditerranée et ne revint jamais. Sa trace se perd entre Venise et Alexandrie... Ce personnage me fascinait.

Trente-cinq ans plus tard, j'ai toujours une chemise épaisse remplie de mes notes concernant ce projet. Des chapitres entiers écrits lorsque j'avais vingt ans... Des bribes de manuscrits, des lettres, des photos, des cartes postales. Beau matériau en vérité. Mais peut-on reprendre si longtemps après un travail jamais achevé. Suis-je dans le même état d'esprit que celui du garçon plein d'ambition que j'étais à Venise ? Certainement pas. Moins de fulgurance. Davantage de doutes. Alors j'hésite et j'en fais part à mes lecteurs. Pourtant je me dis que laisser tomber reviendrait en fait à faire mourir une deuxième fois ce personnage qui occupa mon esprit et berça mon imagination ma jeunesse durant...  
 
Nicolas Weyss de Weyssenhoff (cf. Tramezzinimag du 23/07/2013 : ICI) ne mérite-t-il pas d'exister à nouveau ? N'a-t-il pas des choses à dire aux jeunes gens d'aujourd'hui ? C'est à moi de le découvrir. D'y réfléchir. Intuitivement, je sais que sa vie, ses choix, ses rencontres et les découvertes faites au cours de ses pérégrinations étaient constitutives d'une blessure. Il avait un but. Ses voyages n'étaient pas une fuite. Ce qu'il en dit dans sa correspondance est comme un perpétuel éclat de joie. on ne peut camoufler longtemps son désarroi sous un enthousiasme feint. Ni avec des paroles ni avec des vers ! Il est peut-être temps désormais de lui redonner la parole, presque cent ans après sa disparition...

15 février 2016

Un parfum de Craven A (2)


Antoine se dirigeait vers le campo. Il y avait peu de monde encore dans les rues. Des retardataires se hâtaient de franchir le portone du Palazzo Recanati, siège du lycée artistique. Il se sentait paisible et détendu. Pas de cours pour lui, aujourd'hui, le professeur avait prévenu de son absence. Après la colazione avec ses amis, ce sera de longues heures à la bibliothèque. Betti préférait celle de Ca'Foscari, Stefano et lui, les hautes salles de la Querini Stampalia. Il se répétait ces vers de Rimbaud découverts la veille en exergue d'un roman médiocre qu'on lui avait offert :
C'est le repos éclairé, ni fièvre ni langueur, sur le lit ou sur le pré.
C'est l'ami ni ardent ni faible. L'ami.
C'est l'aimée ni tourmentante ni tourmentée. L'aimée.
L'air et le monde point cherchés. La vie.
- Était-ce donc ceci ?
- Et le rêve fraîchit.
Je ne sais plus qui a écrit que c'est dans le sombre de la nuit qu'il est beau de croire à la lumière. Propos d'un ravi, d'un fou de dieu ou d'un pauvre illuminé qui ne voudrait pas voir la vie comme elle est, terrible et absurde ? Niaiserie ? Certainement pour bon nombre de nos contemporains dans un monde devenu difficile et où les repères s'effacent rendant nos pas hésitants. Quiconque a vécu assez longtemps à Venise a fait l'expérience de cette rédemption de l'âme. Même sujet au doute, au désarroi ou à la peine, la guérison se fait soudaine des plus douloureuses blessures qu'un cœur peut avoir à endurer. Il suffit la plupart du temps d'aller dans les rues de la Sérénissime, la nuit plus particulièrement et de marcher jusqu'à ce que la fatigue et l'instinct nous pousse à rentrer...


Je ne connais pas de chagrin qui ne s'efface ou du moins reprenne miraculeusement place parmi les simples dysfonctionnements de l'existence, après deux bonnes heures de promenade nocturne des Fondamente Nuove à la pointe de la douane - exception peut-être de l'horrible période où la municipalité avait autorisé un milliardaire iconoclaste à remplacer le lampadaire des amoureux et des pêcheurs qui siège depuis Fançois-Joseph à l'extrême pointe des Zattere, aux pieds de la Fortune dorée des magazzini qui abritent ses collections d'art contemporain, par un adolescent et une grenouille) - quand les touristes ont regagné leurs pénates et que la nuit s'étend sur la ville. Pas un cri, plus un appel, les cloches même se sont tues et l'absence de véhicules à moteur, tout concourt à faire des lieux un monde de silence habité mais vide aussi. Cet endroit unique produit une atmosphère unique, "un cas de beauté, un paysage mental" écrit Paolo Barbaro dans son Lunario veneziano. Nous sommes sur une île et sur une île, on est bien plus seul avec soi-même que sur la terre ferme. cela ouvre au poète un univers de cauchemar ou de rêve. 

Antoine lisait de la poésie la nuit dans son petit taudis de la calle del'Aseo. Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, La Tour du Pin... Mallarmé était son préféré. Quand les vers du poète faisaient remonter en lui mille rancœurs ou des désirs inattendus, il partait le long des ruelles, traversait San'Alvise et arpentait le pas vif le pavé des quais qui font face aux îles. Il avait ainsi besoin de marcher, longtemps. Le casque de son walkman emplissait ses oreilles des mêmes musiques : Après un rêve de Fauré pour les moments de grande nostalgie, le Gloria et le Magnificat de Vivaldi pour les jours de fougue et de détermination, la sonatine de l'Actus Tragicus de Bach ou, plus prosaïquement, les chansons de Simon &Garfunkel ou bien encore le "Walk in the wild side" de Lou Reed dont il comprendra le sens que bien plus tard, arrivé à l'âge adulte et bien loin de Venise...
Je ne viens pas ce soir vaincre ton corps, ô bête
En qui vont les péchés d’un peuple, ni creuser
Dans tes cheveux impurs une triste tempête
Sous l’incurable ennui que verse mon baiser:
Je demande à ton lit le lourd sommeil sans songes
Planant sous les rideaux inconnus du remords,
Et que tu peux goûter après tes noirs mensonges,
Toi qui sur le néant en sais plus que les morts:
Car le Vice, rongeant ma native noblesse,
M’a comme toi marqué de sa stérilité,
Mais tandis que ton sein de pierre est habité
Par un cœur que la dent d’aucun crime ne blesse,
Je fuis, pâle, défait, hanté par mon linceul,
Ayant peur de mourir lorsque je couche seul
.
Il était arrivé en Italie sans vraiment savoir pourquoi. Il fuyait les derniers mois où le deuil et le chagrin s'étaient emparés de sa vie. La mort de son père, son échec à l'université, sa rupture avec celle qu'il avait tant aimé... Rien que de très banal. Pourquoi Venise ? L'appel du sang ? Trop romantique. La facilité ? Il y était venu tant de fois depuis son enfance ? Il aurait été bien en peine de trouver une réponse. Il savait seulement qu'il lui fallait être là. Pour revivre. Pour se construire. Et il avait croisé Anna. Enfin.

à suivre.

10 février 2016

Un parfum de Craven A (1)

Un matin comme les autres. le ciel était gris mais on sentait dans l'air que la journée serait ensoleillée. Antoine n'aimait pas que le ciel fut bleu quand il devait s'enfermer dans la bibliothèque. De toute manière, en ce moment, il n'aimait rien. Il croyait être triste, il n'était que maussade. Jaloux. aigri. Même sa propre image que reflétaient les vitrines ne trouvait grâce à ses yeux. Il se sentait laid, petit. Il était seul. Le vaporetto n'arrivait pas. Il allait être en retard. Assis sur la banquette en bois du pontile, il regardait ses pieds. Il les trouvait ridicules ses pieds. Quelle idée stupide d'avoir mis des chaussettes dans ses baskets. Il allait sûrement transpirer. Il faisait déjà chaud, pourtant 9 heures sonnait à peine au campanile voisin. Un mendiant passa devant lui en maugréant. Des écoliers piaillaient. Una gita scolastica comme il y en a tant à Venise. Une religieuse les rejoint avec un diable chargé de bidons d'huiles d'olive. L'idée le fit sourire : une bonne sœur toute de blanc vêtue transportant un diable sur les eaux de la lagune... Chacun allait vers son destin du jour. Sa vie à lui, que serait-elle aujourd'hui ? Dans ses écouteurs résonnait une chanson de Cat Stevens, "Morning has broken". Tout un programme. Il allait vraiment être en retard. Le vaporetto approchait enfin. Il allait retrouver Betti et Stefano, les deux seuls étudiants avec qui il se sentait bien ou pas trop mal. Ils s'étaient retrouvés après le premier cours de l'année au baretto du campo Santa Margherita. Betti était une habituée des lieux depuis le lycée et Stefano, arrivé un an plus tôt d'Ancône et qui partageait avec elle et deux autres filles le même appartement, avaient ri de retrouver leur camarade français dans la petite salle du fond où ils prirent l'habitude de se retrouver chaque jour ou presque après les cours. Thé chaud et Craven A sans filtre... Lecture aussi, car Antoine n'est jamais sorti sans un livre dans sa poche ou à la main. En ce moment, c'est Mallarmé qui l'accompagne dans son quotidien.
(à suivre)

23 août 2015

I Corrieri Veneti, où quand Venise inventa la poste



"La lettre que j'ai envoyé à mon oncle installé depuis quelques mois à Rome a mis tellement peu de temps à lui parvenir que sa réponse, arrivée en trois jours, a vraiment surpris tout le monde. C'était un peu comme l'avoir croisé sur le campo s'en allant vaquer à ses nobles fonctions de magistrat exécuteur contre le blasphème avec Angelo Legrenzi, son secrétaire et recevoir de sa bouche les réponses à mes questions. Notre service de courrier est le plus efficace du monde et démontre, s'il en était besoin, la grandeur de notre administration et la sagesse du Sénat. Je suis fier d'être fils de la Sérénissime et aussi vrai que Christ est notre roi tout-puissant pour l'éternité, Venise est ma patrie chérie". Ainsi s'exprimait (la traduction est moderne et trahit sans doute un peu l'esprit de son auteur) dans ses mémoires, jamais achevées ni publiées, N.H. Carlo Agostino Ruzzini, futur Procurator de Saint-Marc, fils de Carlo Ruzzini, lui-même procurateur puis brillant diplomate, et futur doge. Le seul que la famille ait donné à la République. 
Carlo Ruzzini procurateur, ambassadeur puis doge de Venise
Carlo Agostino écrivit pendant de longues années à son oncle (sa mère et sa tante étaient sœurs), qui était aussi son parrain. Ces lettres ont fait l'objet d'une publication au début du XIXe siècle. Comme le père de Carlo Agostino, N.H. Alvise Pisani fut membre de cette magistrature née de la Sainte Inquisition (dont l'objectif était de maintenir Venise dans le respect de la Sainte Religion et de prévenir tous les égarements qui pourraient asservir l'esprit des populations dixit le Frère Tommaso Maria Gennari, inquisiteur). puis deviendra doge quelques années après son séjour à Rome, succédant à son beau-frère mort en 1735.
I Corrieri Veneti, dits di Roma, une institution aussi célèbre que les postes des futurs princes Tour et Taxis, famille qui inventa la poste moderne avec un système efficace d'estafettes protégés au fur et à mesure de l'amélioration des routes par des conventions internationales qui n'avaient rien à envier à nos traités modernes. Le prince possédait d'ailleurs un palais à Venise dont le fondaco servait de dépôt postal. Déjà, sous la Rome impériale, le courrier était acheminé d'une manière incroyablement rapide et il fallut l'arrivée des barbares pour que cette organisation s'interrompe, comme furent interrompus les aménagements et l'entretien des routes et des relais. C'est à Venise que s'établit la première administration postale des temps modernes, en 1160 exactement. 
Les Archives de la République possèdent de nombreux agréments, contrats et traités qui permirent le déploiement du système d'acheminement des correspondances dÉtat à État aussi rapidement que les moyens de locomotion le permettaient. A la fin du XVe siècle, la régularité et les délais furent règlementés afin de proposer un service performant et concurrentiel. Il ne faut jamais oublier pour comprendre Venise de comparer l'esprit de ses élites à celui des anglais de la City au XIXe siècle ou des financiers de New York à notre époque. La rapidité des échanges favorise le commerce. C'est ainsi que s'érigea en 1489, une corporation professionnelle avec sa mariegola et sa scuola qui perdura jusqu'à l'invasion française et le saccage des institutions de la République par le corse. Lors de la fondation de la scuola, le métier était exercé par quarante personnes et la charge était héréditaire. 
Ces courriers acheminaient le courrier dans des lieux aussi éloignés que Bruges, Londres, Gênes, Barcelone et valence. La liste des destinations desservies est impressionnante. On la trouve dans un ouvrage de Marin Sanudo comme dans le Coronelli, ce fameux guide des étrangers à Venise, publié pour la première fois au milieu du XVIIe siècle, qui en cite près de 150 à travers l'Europe.
Installée tout d'abord dans la contrada San Cassiano au Rialto, où étaient aussi les bureaux postaux de Portogruaro, (ceux des différentes nations étaient regroupés Riva del Carbon), elle fut déplacée près de San Moïse, Corte Barozzi en 1775, quand le Sénat décida, pour des raisons financières - la crise économique faisait rage - de nationaliser le Courrier. Le bâtiment, transformé en résidence-hôtel, existe encore. En 1541, une délégation de marchands vénitiens vint se plaindre de la lenteur du courrier. Il fallait vingt jours pour qu'une lettre parvienne à Rome... Il fut ainsi décidé d'instaurer un acheminement hebdomadaire, avec garantie de délais. Le prix fut établi selon le poids. Les missives concernant les services diplomatiques et la correspondance avec le Saint-Siège étaient en Franchise et pouvaient bénéficier d'une expédition plus rapide. L'invention de la valise diplomatique en quelque sorte... Les jours de levée furent établis et publiés, et le courrier délivré à heures régulières certains jours de la semaine selon la provenance dans les bureaux postaux. Une livraison à domicile pouvait être effectuée à Venise moyennant un supplément. 

La Scuola, peu connue, disposait d'une chapelle dans l'église San Giovanni elemosinario, surnommée San Zuanepar les vénitiens, église peu connue située au Rialto, et qui était une des églises dogales depuis les temps les plus reculés. L'autel de cette chapelle est ornée d'un retable de Pordenone, représentant la sainte patronne de Corrieri, Sainte Catherine entourée par Saint Sébastien et Saint Roch qu'on peut toujours voir à sa place d'origine, après restauration de l'église qui eut à subir bien des vicissitudes.
Curiosité retrouvée dans les archives de cette famille Ruzzini dont le nom n'est plus aujourd'hui qu'assimilé à un hôtel installé dans un de ses palais - dont TraMeZziniMag vous contera l'histoire mystérieuse - l'un des chefs de service des Postes vénitiennes qui furent maintenues dans leur organisation par les autrichiens jusqu'en 1806, se nommait Agostino Ruzzini (la famille, venue de Constantinople en 1120 à la suite du rapatriement des ressortissants vénitiens décidé par le doge Domenico Michiel), n'apparait dans le Livre d'Or de la République qu'en 1298). Le patronyme disparait définitivement en juin 1916 avec la mort lors de la bataille de Gorizia du dernier héritier mâle de la famille.

15 août 2015

"La canzone dei vecchi amanti" par Franco Battiato

La très belle version en italien de la chanson de Jacques Brel, qui s'échappait l'autre soir d'une fenêtre ouverte, dans une ruelle improbable de Canareggio, du côté de San Sebastiano, comme un retour en arrière... La voix de Franco Battiato résonnait sur les murs hauts et étroits ; les magnifiques paroles semblaient vouloir s'envoler et se répandre dans la ville endormie. Je remontais la rue à la recherche d'un peu de fraîcheur, porté par la musique. Soudain les cloches se sont mises à sonner, se répondant les unes aux autres, puis des mouettes lancèrent leur cri, un volet claqua, une mère appela son enfant qui ne répondait pas. Le vent se leva, doux et parfumé... Je venais de mettre mes pas dans les pas du garçon que j'étais trente ans plus tôt. Qui était le doux, le tendre, le merveilleux amour qui occupait mon cœur cette nuit-là, dans les années 80 ? Plusieurs noms me viennent aux lèvres en même temps qu'un sourire ému... Est-ce à cause de la musique qui accélère ma respiration, est-ce à cause du vent qui soudain s'est levé sur les Fondamente Nuove, mais j'ai comme des larmes dans les yeux ?... 

11 juillet 2014

Paul and Elizabeth, deux américains à Venise. Que sont-ils devenus ?


Je passe beaucoup de temps à trier tous les vieux papiers qui remplissent mes tiroirs. Avant de jeter, j'aime bien me replonger dans tout cela, souvenirs de ma vie vénitienne d'avant, souvenirs de jeunesse... Je cherchais ce matin une coupure de presse dont j'avais besoin. Dans la même enveloppe de kraft jaune, un vieux carnet, sorte de scrapbook où je rangeais pêle-mêle photos et adresses, tickets, cartes postales, mots et dessins des uns et des autres. A l'intérieur, je retrouvais un morceau de papier sur lequel avait été apposé un tampon, que nous donnions aux clients faute de carte publicitaire :
71.72.31 
Alloggi Biasin
Ponte delle Guglie, 1251
30121 - VENEZIA
Inscrites dessus au stylo vert, deux adresses de deux mains différentes : "Elizabeth Elvidge 1929 Plymouth Road 1004 Ann Arbor, Michigan, USA 48105" et, sous le tampon : "Paul Nelson 708 State St. Petoskey, Mi. 49770"... Qui cela pouvait-il bien être ?

Soudain ce bout de papier m'a fait chavirer trente ans en arrière... Juillet 1983, ou bien était-ce en 82 ? votre serviteur travaillait encore alors dans cette petite pension bien connue des étudiants du monde entier, qui savaient combien on y était bien accueilli et pour un prix modique. Ce qu'ils ne savaient pas, c'est qu'une partie des chambres (et des salles de bains) n'avait jamais été déclarée et parfois, lorsque la brigade financière risquait de débarquer, on posait devant les portes, de fausses cloisons faites de panneaux de contreplaqué recouverts du même papier-peint que les autres murs, avec des appliques en faux bronze et des tableaux, pour cacher les pièces supplémentaires où la Signora Matilda entassait clandestinement quatre, voire cinq clients.
Le plus souvent de solides gaillards venus d'Outre Atlantique, le guide Let's Go Europe édité par les presses de Harvard à la main. Ils avalaient l’Europe entière parfois en moins d'un mois. Avec Gabriele et un garçon chilien ou péruvien, je travaillais dans cette pension, au pied du ponte delle Guglie, là-même où se trouve depuis quelques années une station de vaporetto. L'Alloggi Biasin existe encore, mais il n'appartient plus à l'inénarrable Signora, âpre au gain, rusée comme une fouine mais brave et bonne, bourrue mais très maternelle avec nous qu'elle faisait dîner souvent avec son fils cadet Federico, adolescent taciturne devenu depuis le dynamique propriétaire du Cantiere Soccol, pour la grande fierté de sa mère.
Ils étaient arrivés ensemble, une fille et un garçon, sac au dos. J'étais à la réception ce matin-là. Elizabeth Elvidge, d'Ann Arbor et Paul Nelson de Petoskey... Deux villes du Michigan, au-dessus de Detroit. Je me souviens de leurs fiches. Ils avaient à peu près mon âge, peut-être un peu plus jeunes. Étudiants comme moi, mais avant tout musiciens. Ils voulaient devenir chanteurs d'opéra. Si mes souvenirs sont exacts. Paul était à l'Université du Michigan. Nous avons vite sympathisé et je les ai promené un peu partout dans la ville, à pied et en bateau. Je ne sais plus trop grand chose de ce que nous avons pu nous dire. C'était il y plus de trente ans et je voyais tant de monde à cette époque, entre la faculté. Je sais que nous avons beaucoup évoqué la musique et l'histoire.
Un jour que nous étions dans la petite église de Torcello où l'acoustique sonne si bien, j'avais voulu chanter le Crucem tuam de Taizé dont j'aimais particulièrement faire la seconde voix, puis j'entamais le Confitemini. Ces deux œuvres de Jacques Berthier, je les avais souvent chanté plus jeune en France... Paul écoutait. Il ne disait rien, il se contentait de sourire. Je chante juste et sais poser ma voix, mais à cette époque je ne savais pas respirer et je m'en sortais bien qu'accompagné par d'autres. Je réalisais soudain combien il y avait de ridicule à chanter devant un ténor professionnel moi qui avais du mal à tenir mes notes sans chevroter... 

A la fin de mon pitoyable récital, il se mit à fredonner,  d'abord timidement puis déployant toute la puissance de sa magnifique voix de ténor... L'Ave Maria de Schubert se répandit dans l'air, remplissant les lieux d'une lumière nouvelle. Je me sentais un peu penaud avec mes velléités lyriques. Il faut dire que j'avais l'habitude depuis quelques années de me rendre aux JMJ de l'époque, le fameux Concile des jeunes que Frère Roger de Taizé organisait entre Noël et le premier de l'an, dans une grande ville d'Europe. c'est ainsi que j'avais chanté dans le petit chœur à Barcelone, puis à Rome et enfin à Londres, sous la férule de Frère Robert, qui formait sur le tas plusieurs centaines de jeunes voix avec un humour et une patience incroyables... 

Nous sommes restés en silence quelques minutes. Puis, rompant le silence de cet après-midi de semaine, il me dit "c'était pour toi". Je revois parfaitement la scène, les lieux, l'atmosphère un peu magique de cette chapelle vide redevenue silencieuse. Le cri des mouettes à l'extérieur... Que sont-ils devenus après tant d'années ?

Internet est un outil magique. quelques clics et me voilà sur le site d'un périodique de Petoskey. Un entretien avec un Paul Nelson sur le Northern Express, hebdomadaire du Northern Michigan, daté de juin 2007 est la première étape de mon enquête. C'est bien du même Paul Nelson dont il s'agit, ancien chanteur d'opéra, devenu producteur de comédies musicales, professeur de musique dans le très select Trinity Pawling prep School de New York, superbe institution privée située à quelques kilomètres de New York City. De fil en aiguille, je retrouve des traces plus récentes. Paul a épousé Elizabeth avec qui il était venu à Venise ! Ils ont deux enfants, Parker et Ellen. Petite visite sur le site du collège. Aucune trace dans l'annuaire... Lui serait-il arrivé quelque chose ? Une vidéo amateur intitulée Tribute to Paul Nelson me fait craindre le pire. 


Non, fort heureusement, Paul Nelson est toujours en vie. La vidéo date de 2010. Il s'agissait du concert de clôture de l'année scolaire et les élèves ont chanté l'hymne de l'école avec l'assistance pour remercier leur directeur musical qui quittait l'établissement après douze années de présence. Apparemment douze ans de bon travail vu combien professeurs, parents et élèves semblaient l'apprécier. Mais mon enquête s'arrête là. Depuis quelques années, plus rien dans les médias, ni sur les réseaux sociaux. Finalement, je me suis décidé : une lettre est partie à la dernière adresse trouvée sur le net. Comme une bouteille à la mer... Se souviendra-t-il du jeune franco-vénitien avec qui il alla dans les îles et à travers la ville, ses églises et ses musées ? A suivre donc...