Affichage des articles dont le libellé est Récits et Nouvelles. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Récits et Nouvelles. Afficher tous les articles

15 octobre 2018

La Mésange et le petit garçon

Il nous arrive parfois d'être témoin d'évènements dont nous ne pourrions admettre la véracité si nos yeux n'avaient pas vu et nos oreilles n'avaient pas entendu. Peut-être est-ce cela magie de Venise... J'ai souvent pensé que l'air y est traversé d'ondes mystérieuses, des sortes de courants invisibles qui permettent une préhension des êtres et des choses bien plus limpide et profonde que partout ailleurs, dans la vie normale. Laissez-moi vous conter une petite anecdote qui est devenue pour nous une sorte de mythe familial...

Un jour de printemps, il y a plus d'une dizaine d’années maintenant, j'étais à Venise avec les plus grands de mes enfants. Il faisait très doux et les glycines embaumaient dans toute la ville. La nôtre était particulièrement plantureuse. Mon fils qui n'avait pas dix ans, jouait sur l'herbe avec des petits soldats. Il n'était plus parmi nous mais quelque part sur une île lointaine que prenait d'assaut la barbaresque. La garnison vénitienne y défendait avec peine l'oriflamme de Saint Marc, attendant avec espoir les galions qui devaient venir à leur secours. Des échos de Lépante et de Morée emplissaient le jardin. Il faisait doux. J'étais assis sur la terrasse, contemplant mon petit bonhomme plein d'imagination. Les concertos brandebourgeois accompagnaient nos deux rêveries. 

Soudain un petit oiseau a surgi au milieu des branches fleuries de la glycine. Son ventre brillait d'un joli jaune pâle et le reste de son corps était d'un gris-bleu très distingué. on eut dit qu'il portait une redingote de satin. Sa tête blanche s'ornait d'un bleu sombre qui tirait presque noir au-dessus des yeux. Il n'y avait aucun doute, il s'agissait d'une petite mésange bleue. Présence plutôt inattendue à Venise où elles viennent rarement. Elle semblait vouloir rester là, pour se chauffer au soleil et profiter du merveilleux parfum au milieu de cette débauche de couleurs. Mon fils la regarda. Elle s'immobilisa un instant, tournant la tête dans tous les sens comme un petit clown, puis soudain elle se mit à chanter. Son chant se fit de plus en plus fort, mais jamais criard. Comme l'enfant, cette petite présence jaune et bleue au milieu de toutes ces fleurs parmes m'enchantait. Et là, un de ces miracles dont Venise a le secret s'opéra devant nous : Le chant de l'oiseau et la musique de Bach devinrent une seule et même mélopée. Magique. L'oiseau dont le plumage se gonflait et se dégonflait, exprimait avec le même rythme, dans l'exacte tonalité, les notes qui jaillissaient des hauts-parleurs. Bouche bée je cherchais à déterminer si ce que j'entendais était bien réel ou le fruit de mon imagination quand l'enfant exulta : "papa, papa, l'oiseau chante comme dans le disque !"

Lorsque la musique s'arrêta, la petite mésange se tut à son tour, tournant de nouveau sa jolie tête dans tous les sens puis, visiblement satisfaite de l'effet produit, elle s'envola et disparut derrière les arbres. J'ai su bien plus tard qu'il n'était pas rare autrefois de trouver dans les maisons vénitiennes des passereaux que l'on dressait à chanter les airs à la mode. Ils accompagnaient ainsi les musiciens pour le plus grand bonheur des invités. Cela surprenait à chaque fois les étrangers. C'est ainsi que l'empereur de Chine et le Sultan ottoman n'étant jamais parvenus à faire accomplir ce prodige par leurs dresseurs, se firent construire par dépit de petits automates dont un ingénieux mécanisme parvenait à reproduire le chant des oiseaux. Notre petite mésange avait peut-être traversé le temps pour retrouver la glycine parfumée de notre petit jardin de Dorsoduro...

A Venise, je vous l'assure, on ne sait jamais où se termine la réalité et où commence le rêve... 


14 octobre 2018

Le crayon de Lord Byron (2)

...Suite et fin du billet paru le 10/10/2018 (ICI

Jeune et encore peu expérimenté, Théodore, à l'époque des évènements que je vais vous raconter, n'a pas encore tout à fait dix-huit ans, mais il est mousse depuis trois ans et l'enseignement reçu en mer à forgé son caractère. Ce qui va suivre laisse entrapercevoir la personnalité de l'homme qu'il deviendra, et la vie qu'il mènera quarante ans durant sur les océans.

William Gray
Revenons dans la grande salle voûtée où s'entassent des marchandises de toutes sortes. Café et cacao, épices d'Orient, tissus précieux, peaux, pigments, ivoire, objets de cuivre, d'étain ou d'argent... On trouve de tout dans l'entrepôt de l'oncle de Théodore. les lieux sont très animés, on décharge des tombereaux venus du port, on reçoit des marchands, les comptables et les commis arpentent les allées, comptant et recomptant les lots de marchandise. C'est au milieu de cette ruche que Théodore va rencontrer un matin le célèbre Lord Byron. ce jour-là, le poète a rendez-vous avec son oncle. Une affaire d'exportation de marchandises précieuses achetées par l'anglais et revendues par l'intermédiaire de l'oncle, lié depuis des années à William Gray, marchand anglo-américain ami de Byron.

Un problème de douane a rendu Byron furieux, et il s'est déplacé en personne pour tenter d'obtenir de l'ami marchand sa médiation, mais surtout pour éviter que l'affaire ne lui coûte trop d'argent. Le poète est un génie, mais c'est aussi un pingre et un homme d'affaire avisé et retors. Les deux hommes sont en pleine discussion, inspectant les caisses d'objets précieux. On compte et recompte. Personne ne semble d'accord sur le montant exact à déclarer, les taxes et les intermédiaires qui ont été payés en route. Lord Byron réclame du papier et un crayon. Le jeune Théodore qui assistait à la scène, sortit spontanément de sa poche le beau porte-crayon en argent que son oncle venait de lui offrir. Le poète le prit sans même remercier et se lança dans de longues annotations. L'affaire durait. On envoya le jeune homme chercher des boissons. Quand il revint, la voiture de l'anglais sortait de la cour. L'oncle de Théodore soufflait. Les commis semblaient bien abattus. 

 - Puis-je reprendre mon crayon, mon oncle ? demanda Théodore. 
 - Ton crayon, mais quel crayon ? 
-  Celui que j'ai prêté à Lord Byron mon oncle, celui que vous m'avez offert. 
- Ah oui, mon enfant, il te faudra aller le chercher chez le grand homme car il a dû l'emporter avec lui par mégarde. 

Théodore serra les poings, mais salua respectueusement son oncle et les commis qui l'entouraient. Il décida d'aller lui-même chez le poète pour récupérer son bien. Comme la nuit tombait déjà, il remit son expédition au lendemain. Fils d'un capitaine-trésorier des armées napoléoniennes mort à Waterloo, il avait hérité de son père une aversion pour les anglais que la réputation du poète n'atténuait qu'à peine.

Ville Delle Rose Dupouy
Le lendemain matin, c'est quasiment à l'aube que le jeune homme sonnait à la grille de la villa delle Rose (ou Villa Dupouy). "Vu l'heure matinale, j'eus beaucoup de peine à être introduit" écrira-t-il bien plus tard au sujet de cette visite dans ses mémoires. Devant le refus des domestiques, Théodore se fit insistant, disant qu'il y avait urgence et qu'il était envoyé par son oncle. 

Ayant eu raison de l'opposition du serviteur, il fut introduit. Lord Byron était dans sa chambre et encore dans son lit. Souvent d'humeur acariâtre, le poète détestait être dérangé dans ses habitudes. Il toisa le garçon qui n'avait même pas pris la peine de se recoiffer et tordait sa casquette dans ses doigts. d'un ton rude et impatient, il lui demande ce qu'il voulait à pareille heure. Théodore répondit avec respect et le plus poliment possible, expliquant qu'il lui avait prêté son porte-crayon d'argent la veille à l'entrepôt, appuyant bien sur le mot argent. 

 - Sa Seigneurie aura oublié qu'il ne lui appartenait pas et l'aura emporté par mégarde. 

Lord Byron réfléchit un instant puis déclara l'avoir rendu sur les lieux mêmes après l'avoir utilisé. Théodore nia le plus poliment possible mais fermement, bien décidé à récupérer son bien. Byron resta sur sa position et le ton monta. Furieux qu'un enfant de quinze ans lui tienne tête, il montra la direction de la porte et ordonna à Théodore de sortir. Le jeune homme s'exécuta. Il traversa lentement la chambre, regardant le plus méchamment possible le poète avec l'audace de l'enfant en colère. Il ouvrit la porte mais au lieu de sortir, il se retourna et cria en français, avec toute la rancune des rivalités nationales :"cochons d'anglais !"  


La querelle avait eu lieu en italien. Ces deux mots de français à peine prononcés, Lord Byron bondit de son lit - "dans le plus simple appareil" prétendra plus tard Théodore dans son livre - en deux enjambées, il rejoignit notre jeune justicier et le saisit par le col, le secoua violemment puis, se rendant certainement compte de sa nudité, il se calma. L'instant d'après assis sur une banquette, ils discutaient très pacifiquement du malheureux crayon d'argent. On reprit l'affaire depuis le début et Byron reconnut qu'il avait très bien pu croire déposer le crayon et l'avoir bien plutôt glissé dans sa poche. Il chercha dans ses poches et ne trouvant rien, il donna à Théodore son propre crayon d'or. Il voulut savoir comment un jeune garçon italien l'avait injurié en français. 

 - Mon père était français, Milord. 
 - Et votre mère ? 
 - Elle est italienne. 
 - Alors je ne m'étonne plus que vous m'ayez traité de cochon d'anglais. La haine est dans le sang ; vous n'y pouvez rien. 

Il resta un moment silencieux. Il se leva et marcha vers l'une des fenêtres qu'il ouvrit, écartant vivement les persiennes qui claquèrent contre le mur. Il resta là un instant. Son regard se perdait vers l'horizon. le soleil s'était levé sur la mer et la lumière s'était faite éclatante. Théodore s'était levé lui aussi par correction, tenant à la main sa casquette et le magnifique porte-mine en or. Le poète allait et venait dans la chambre en vêtement de nuit. 

- Vous n'aimez donc pas les anglais, mon enfant ? 
- Non, Milord, non, répliqua Théodore en serrant sa casquette dans ses poings.
- Et pourquoi ? 
- Parce que mon père est mort en les combattant ! 
- Alors, jeune homme, vous avez le droit incontestable de les haïr !" répliqua le poète. 

Prenant Théodore par l'épaule, il le raccompagna jusqu'à la porte et la referma à clé derrière lui. 

Dix jours plus tard, un des manœuvres de l'entrepôt de l'oncle mettait en vente à un prix exorbitant ce qu'il appelait le crayon de Lord Byron, qui selon ses dires lui avait été offert par le poète. l'oncle de Théodore allait le lui acheter quand il aperçut gravé sur le crayon d'argent ses propres initiales qui étaient aussi celles de Théodore. C'était le cadeau reçu et perdu. Lord Byron avait raison quand il avait prétendu l'avoir aussitôt redonné. Il l'avait en fait remis par distraction à l'homme de peine qui crut à un cadeau. l'ouvrier fut indemnisé et on rendit à Théodore son bien. L'oncle, "enthousiaste des célébrités de son temps" comme l'écrira son neveu, s'appropria le crayon d'or de Byron. Théodore Canot dût se contenter du sien.

Les deux objets sont restés dans la famille et l'anecdote s'est transmise de génération en génération. le jeune homme qui n'avait déjà pas froid aux yeux rejoignit peu de temps après la Galatée et le capitaine Solomon Towne, de Salem dans le Massachusetts, qui lui fera découvrir l'Amérique - Théodore vivra un temps à Salem - et une vie d'aventure. Il deviendra célèbre par le récit qu'il publia sur le commerce terrible dont il était un des plus fameux spécialistes, la traite des noirs. Comme l'a écrit Malcolm Cowley, la vie de Théodore fut un épisode international. Élevé à Florence par une mère italienne, veuve d'un officier français et dont les deux frères furent des marins au service l'un de la Sérénissime l'autre du roi de Naples, il devait son éducation au capitaine d'un navire américain, et servit indifféremment sous les pavillons hollandais, anglais, portugais, espagnol, brésilien et colombien. "Au temps de Galeas Visconti ou de Francesco Sforza, un homme de son espèce aurait conquis quelque part un petit duché transalpin. Pendant les guerres napoléoniennes, il aurait pu être un général de cavalerie harcelant les autrichiens, ou bien commander l'une de ces frégates qui infligèrent de si grandes pertes à la marine marchande britannique" et finir baron d'empire...

12 octobre 2018

Le crayon de Lord Byron (1)

Il y avait dans notre grande maison mille trésors qui ont nourri chacun à leur manière mon imagination d'enfant, souvenirs d'un passé flamboyant qui paraissait à l'enfant solitaire que j'étais bien plus merveilleux que l'époque moderne dans laquelle il allait me falloir vivre. Les nombreuses salles de la vieille demeure avaient toutes leur secret. il y avait le grand salon avec le piano de Wagner, la rotonde avec le placard secret qui me faisait un peu peur, recoin camouflé derrière les boiseries qui avait dû abriter un escalier vers les communs. La bibliothèque, elle aussi en rotonde avait un vieux coffre-fort caché par plusieurs rangées de faux livres, en fait les dos des cent dix volumes de l"Histoire Universelle parue au milieu du XVIIIe dont on n'avait conservé que les cartes qui me servirent quand je jouais aux pirates ou à la conquête des Indes... Un couloir plein de placards datant d'avant la révolution contenait mille paperasses.

Ailleurs, c'était une armoire creusée dans un mur qu'on découvrit en refaisant les plâtres et qui contenait jouets et livres d'enfants, rangés là après la mort de leur jeune propriétaire... Une chambre me parlait de l'infortunée reine Marie-Antoinette parce qu'on y conservait dans une vitrine une panière de vannerie qui aurait été utilisée par les infortunées princesses dans leur prison du temple et un bonnet de dentelle et de linon entouré d'un ruban de velours noir qui avait appartenu à la reine et qu'elle portait après la mort du roi... De vieux soldats de plomb et des boîtes de jeux anglais, allemands ou italiens, un gramophone avec ses aiguilles comme neuves et de vieux disques 78 tours dont le premier enregistrement de Yehudi Menuhin enfant avec sa dédicace au crayon blanc sur l'étiquette circulaire imprimée en lettres dorées...

Tellement de livres aussi, des dizaines d'albums de photos et de cartes postales, de scrapbooks et d'herbiers, dont celui rempli par une de mes aïeules qui contenait des plantes séchées prélevées dans des tas de lieux historiques dans les années 1830, au pied de tombes de personnages célèbres, mais aussi dans les jardins de Trianon, de Compiègne, de Vienne ou de Fröhsdorf. Une des chambres du second était décorée de dessins anciens. l'un d'entre eux montrait une salle du palais Loredan qu'habitait alors Don Carlos, neveu du Comte de Chambord, notre dernier roi de jure qui déjà me faisait rêver de la ville que je ne connaissais pas encore... 

Même la vieille cuisine avec son énorme fourneau de tôle peinte en noir et ses cuivres rutilants, le monte-charge dans lequel je me cachais enfant, espérant qu'un domestique me hisse jusqu'à l'office du premier étage par inadvertance. La fleurerie, petite pièce construite au-dessus de l'office et où on faisait les bouquets destinés à orner les pièces de la maison. De là, recoin secret et tranquille, d'où on pouvait observer la grande salle à manger voisine par un œil pratiqué dans les boiseries d'acajou, j'aimais regarder la grande tapisserie des Flandres qui ornait un mur et semblait s'animer. Je me retrouvais cachés dans les buissons, avec les sangliers faisant fuir un chasseur que protégeaient ses chiens, au loin le château qu'on apercevait abritait mille trésors somptueux et une belle princesse attendait que je vienne la délivrer... Cette grande et belle verdure à l'odeur de poussière fut décrochée pour être vendue à la mort de mon père, laissant sur la paroi un grand rectangle noir que j'imaginais être un écran de cinéma ou une ardoise géante pour une école de géants...


La lingerie avec sa grande panière d'osier que je possède encore où la lisseuse déposait le linge à repasser... Tour à tour traîneau, tombeau égyptien, sous-marin insubmersible, elle me terrorisa le jour où un cousin plus âgé m'avait fait croire qu'elle avait servi pour transporter les malheureux guillotinés qu'on y déposait, la tête fraîchement tranchée entre les jambes avant de les jeter dans une fosse commune qu'on recouvrait de chaux vive... Dans la pièce appelée le studio, sûrement parce que du temps de ma grand-mère on y lisait et on y dessinait, un vieil écritoire trônait sur une table. Il était garni de stylos et de crayons. il y en avait un en laque bleue dont le capuchon servait aussi de flacon de sel ou de parfum. Le bouchon était en bronze doré. un autre en métal argenté orné de feuillages gravés avait un mécanisme ingénieux que j'aimais activer. il s'agissait en fait d'un porte-mine anglais. Un bouton permettait de faire glisser la mine à volonté et une gomme se cachait sous le capuchon. mais celui que je préférais trônait dans un bel écrin en écaille dont le couvercle était en verre. Il partageait la boîte avec un coupe-papier en ivoire dont le manche était orné de roses très finement sculptées. Le crayon en or me fascinait car on disait qu'il avait appartenu à Lord Byron. Bien sûr ce n'était pas vraiment de l'or ou juste un placage...

La légende qui entourait ce crayon était pour moi un grand objet de fascination. Lié, comme beaucoup d'objets de la maison jamais déménagée, au passé de notre famille mais aussi à l'histoire, la grande comme la petite, celui-là chantait une musique un peu différente. Je ne peux m'empêcher de penser aujourd’hui que toutes ces choses inanimées, placées là par ceux qui vécurent avant moi, m'ont fait ce que je suis bien plus que les choses apprises pendant mes années d'étude ou pendant mes voyages. Elles étaient l'âme de la vieille maison que j'ai tant aimé, mais aussi des témoins discrets d'un passé dont je suis rempli et qui m'a façonné. 

L'histoire du crayon remonte aux années 1820. Lord Byron a quitté Venise depuis quelques mois. il s'est installé près de Livourne, à Montenero, Via dei Terrazzini (aujourd'hui Via Lord Byron), à la Villa Dupouy, appelée aussi villa delle rose. Un de nos aïeux avait un comptoir à Livourne. Il était en affaire avec le poète et portait des lettres de Venise pour lui. Les deux hommes se voyaient souvent, se connaissant depuis l'époque où l'anglais séjournait chez le marquis de Brême à Turin, ou à Milan, je n'ai jamais bien su. Stendhal, quelque part raconte les soirées à l'opéra dans la loge du marquis où tous les jeunes gens de la société locale venaient pour rencontrer le poète anglais.


Le négociant avait avec lui un neveu qui rêvait d'aventures. Théodore était le fils de son frère qui vivait alors à Florence. Sa mère était la cadette d'une famille vénéto-livournaise. Comme cela se pratiquait couramment à cette époque, les jeunes garçons appelés à reprendre les activités familiales, étaient envoyés comme simples garçons de bureau dans les comptoirs de parents ou d'associés, pour se former au négoce. Le jeune Théodore Canot ne voulait pas être négociant, pas plus que banquier ou avocat comme le devenaient tous les hommes de la famille. 

L'adolescent voulait naviguer, explorer des mondes inconnus. Il sera servi puisqu'il devint un aventurier, célèbre en son temps - surtout grâce au récit de ses aventures qu'on commente encore de nos jours. Il est plus connu sous le surnom de "Capitaine Poudre-à-canon". Ses mémoires se lisent comme un roman d'aventures sans aucune tartarinade, car tout est véridique dans ses années de pérégrinations en tant que négrier. Mais le jeune Théodore n'a pas encore seize ans et il n'est encore qu'un jeune mousse servant d'apprenti dans le bureau de son oncle en attendant de pouvoir embarquer... 

Livorno à telle que la voyaient Théodore et Lord Byron
... à suivre

26 août 2018

L'enfant inconnu qui disait Venise en vérité

Dédié à la mémoire de Paolo Barbaro et de son épouse.


Cet enfant, rouge encore de s'être dépensé sous le soleil à jouer au ballon, belle frimousse et chevelure bouclée. Il s'assoit en face de moi sur le banc pour remettre ses chaussures que sa grand-mère lui tend. Il me regarde en silence. Soudain il me sourit, montrant de jolies dents écarlates.

"C'est un livre sur Venise ?" me demande-t-il.  

Sa grand-mère aussitôt rugit : « Louis, on n'interpelle pas les gens ainsi, voyons ! » et se tourne vers moi visiblement désolée. Elle me sourit. Je souris à mon tour. 
« Pardon » poursuit l'enfant en penchant la tête derrière sa grand-mère, « mais c'est bien sur Venise votre livre ? ».
 
Je lui réponds par l'affirmative. Il continue d'ignorer sa grand-mère qui soupire et poursuit : « C'est beau Venise. J'y suis allé l'été dernier avec mes parents. ». 
La vieille dame est retournée s'asseoir, mais elle reste aux aguets et me lance des regards gênés comme pour s'excuser d'avoir un petit-fils aussi culotté. 
« C'était magnifique ! ». 

Il mord goulûment dans la brioche que la vieille dame lui a tendue. Il continue de me regarder. Je recommence à lire.
« Je ne crois pas qu'elle s'enfonce, moi » ajoute-t-il après avoir jeté un regard du côté de sa grand-mère qui s'était remise à tricoter. 

Je lève les yeux vers lui, tenant le livre d’une main.
« C'est à cause des gens, en vérité. Ils viennent à Venise comme on se jette sur un gâteau au chocolat. Ils ne veulent pas en laisser un bout, alors la ville, elle s'abîme. »
Ce raisonnement tellement exact me laissa pantois. L'enfant ne devait guère avoir plus de huit ans et d'instinct, il semblait jouer avec le sens du verbe s'abîmer. 
"Tous ces gens partout, c'est comme s’ils l'écrasaient". 

 Il termine son goûter et se lèche les doigts. Un peu de Nutella a coulé sur sa main. Il le lèche et s’essuie les lèvres d’un revers de manche. La grand-mère plie ses affaires.  

« Louis, il faut aller prendre ta sœur. » lance-t-elle à l’enfant, sans se retourner.
L’enfant, semble très concentré. Les sourcils froncés, il a remis ses chaussures et s'est levé. Sa belle frimousse éclairée par un sourire, il m'a fait un signe de la main auquel j'ai répondu en agitant mon livre. La vieille dame m'a fait un salut poli de la tête et ils ont quitté le parc. 

« Au-revoir Monsieur » m’a-t-l lancé spontanément.
Resté seul à l'ombre du magnifique micocoulier où j'aime venir lire, J'ai senti soudain se mêler aux parfums du jardin, comme un souffle parfumé.  Celui des senteurs de la lagune...
L'esprit de Venise venait de passer devant moi. Il avait l’allure et le rire de cet enfant.



Ecrit en lisant le "Petit guide sentimental de Venise" de Paolo Barbaro,
Bordeaux, Jardin Public, mai 2012.
 

La lettre reçue



"Mi sono innamorato di te" chante Luigi Tenco à la radio ce matin. Avec cette lettre reçue hier qui traîne sur la table, l'odeur du café et des brioches dans la cuisine, le vent qui souffle derrière les fenêtres closes, le ciel gris qui recouvre la ville, cette voix me ramène loin dans le temps ; dans ces années 80 où je vivais ici mes années d'étudiant sans projet précis, sans savoir que faire ni quoi choisir. Je me revois assis à mon bureau, calle Navarro, la fenêtre rendue presque opaque par les gouttes d'une pluie comme aujourd'hui, dense, rendue sauvage par la force du vent. Se superpose aussi l'image du jeune homme indécis et un peu confus devant la cheminée du petit appartement de la Fondamenta Coletti, à San Gerolamo. Les lambris et le tapis ancien qui donnaient à ces lieux un petit air de chalet alpin, la photo de cette fille que je ne cessais de fuir et vers qui pourtant je revenais sans cesse, le jour quand je m'interrogeais sur les choix qu'il me faudrait bien finir par faire, la nuit dans mes rêves dont elle faisait toujours partie. L'avenir m'effarait. 

J'avais déjà l'intuition qu'il ne serait pas comme je l'imaginais. Je sentais que rien plus jamais ne pourrait être comme avant. Ce n'était pas cette perspective qui me terrorisait mais l'idée que peut-être toutes ces années durant, je m'étais fourvoyé en refusant de me préparer à devenir un homme, à rentrer dans le rang et que mon adolescence sans révolte ne fut qu'une suite de moments paisibles et heureux, sans aucun contrainte, sans angoisse ni peurs. Il y a aussi l'image très claire de ces après-midis de fin d'été où ivres de soleil et de mer, nous étions soudain surpris par les premiers gros orages qui annoncent ici la fin de l'été, ciels noirs et nuages bas qui recouvrent en quelques instants la ville, rendent l'eau de la lagune d'un vert sombre, avec la pluie et le vent qui chassent les passants. Ma chambre calle dell'Aseo, près du Ghetto, et ses deux fenêtres basses sur le jardin, le poêle qui ronronne, la voix de Luigi Tenco... Et parfois, souvent, la nostalgie de tous ceux que j'avais laissé en venant ici, poussé par cet impérieux désir qui m'avait tout fait quitter pour vivre ici. 

Et puis il y eut la rencontre avec Luisa... Cette longue promenade sous la pluie, son rire, notre course à travers la ville pour rentrer chez moi nous sécher et prendre un thé bouillant... Une évidence nouvelle qui effaçait toutes les autres. puis son départ. L'absence qui ramena mes démons, mes doutes, ma confusion. J'ai retrouvé cela bien des fois dans des livres et des films. rares sont ceux qui disent ce qu'il advient du héros pris dans les filets du doute et de la peur de grandir. Cela aurait pu aider alors. Ne pas avoir à choisir. Savoir, spontanément, la porte qu'il faut refermer, celle qu'il faut ouvrir. Aller son chemin, sans regret. Spontanément. Après son départ, dévasté je retournais en France quelques semaines pour tenter d'y puiser parmi les miens du réconfort et les distractions qui m'auraient permis d'oublier. A mon retour, plusieurs lettres de Luisa m'attendaient, un livre, des photos aujourd'hui égarées. Et la vie me reprit et la joie d'aller simplement vers demain, conscient du privilège et du bonheur qu'il y a çà vivre ici.

C'est Ornella Vanoni qui chante Dettagli maintenant à la radio. Une réponse aux paroles de Luigi Tenco. Même mélancolie, mais sans dépit, sans tristesse. juste la vie qui va. Et c'est bien. Cette chanson comme pour me rappeler que toutes ces années sont derrière moi.  Années d'apprentissage, elles ont fait celui que je suis devenu. Peut-être - certainement même - étais-je déjà, ai-je toujours été celui-là. Alors tout est bien. Apaisé. Tranquille. Mais parfois, un air d'autrefois qu'on entend par hasard nous est comme un rappel de celui que nous fûmes et que nous aurions pu être davantage... Il faut alors sourire à ces images qui nous reviennent en mémoire, à ces êtres qui ont quitté notre vie, au temps perdu qu'on ne peut rattraper...  

11 septembre 2017

Reste avec nous car le soir tombe


Il n'y a rien de mieux en ces périodes de forte chaleur que de se retirer derrière les murs épais d'un bâtiment séculaire, après s'être levé à l'aube, quand la fraîcheur de la nuit qui s'achève demeure dans l'air et que la ville dort encore. A Venise, ces petits matins d'été sont particulièrement délicieux. Les rues sont vides, seules les mouettes se promènent à la recherche de détritus abandonnés. On s'entend penser et marcher. Nul besoin de faire de grands détours pour éviter la foule, aucun touriste n'est levé. C'est un bonheur de traverser la piazza absolument silencieuse, une joie d'arpenter la riva dei Schiavoni vide elle aussi. 

L'endroit où je vais n'est pas ouvert au public et si je puis y rentrer aussi tôt, c'est par un privilège auquel je tiens et qui m'honore. Le rituel s'est installé depuis plusieurs années déjà. Je préviens la veille par correction et le lendemain, je me rends à Castello, non loin de la maison natale de Tiepolo pour récupérer les clés d'une antique demeure située tout à l'opposé, du côté des Gesuiti. 

Une fois les clés récupérées, je me glisse dans le labyrinthe de venelles qui entourent San Marco, chargé de ce trousseau de clés séculaires. Un macchiato et un croissant fourré au comptoir d'un café sur un campo retiré derrière l'Ospedale, quelques mots échangés avec les rares clients et la barmaid qui chantonne et je repars vers mon havre de paix et de sérénité, libre de mes mouvements et seul. L'endroit est désert. En face du portone, de l'autre côté de la rue le rideau bouge un peu, la vieille dame qui vit là surveille les allers et venues. les cloches voisines sonnent matines. Des volets claquent, une poulie grince, du linge qu'on tend entre deux fenêtres. Le vent léger porte des remugles d'herbe coupée et de senteurs marines, la lagune n'est pas loin. 

C'est un ancien gardien qui conserve les clés et vient de temps  à autre entretenir les lieux. J'ai promis de ne jamais révéler le nom ni du palazzo ni de ses propriétaires, pas plus que l'emplacement exact où il se trouve. Cette antique demeure reste un espace privilégié, hors du temps et à l'abri de l'appétit des agents immobiliers. Mais quand mes vieux amis disparaîtront, qu'en adviendra-t-il ?

Une clé, la plus grosse dans la première serrure. Deux tours. la deuxième clé, plus récente, deux tours aussi et la troisième qui actionne le loquet antique. La lourde porte s'ébranle sans grincement mais toujours en résistant un peu. J'aime le bruit solennel qu'elle émet lorsqu'elle se referme. l'atrium exhale le parfum qu'on retrouve dans toutes les vieilles demeures ici et qu'il est tellement difficile de décrire. Les dalles roses et blanches du sol sont un peu brillantes. La poussière sur le vieux banc et les statues rendent l'endroit encore plus magique. La minuterie enclenchée, tout reprend forme et vie. 

La porte qui mène à l'étage est fermée par deux clés. Je vais au deuxième, dans une bibliothèque toute en boiseries anciennes aujourd'hui bien dégarnie qui reçut des générations d'étudiants. Près de la grande fenêtre entourée de rideaux en lambeaux, une grande table et des chaises. C'est là que je m'installe pour lire et écrire. J'ai souvent été perturbé dans mes lectures par des bruits étranges et la sensation d'une présence. au début, j'arpentais toutes les pièces du palais, mais le mauvais état des lieux a obligé les propriétaires à condamner toute une partie du bâtiment. L'électricité ne fonctionne plus à l'étage noble. Les deux autres étages qui ont été vendus il y a longtemps ont été transformés en appartement dans les années 50. On y accède par une autre entrée. La partie la plus ancienne qui donne sur un canal et ce qui reste du jardin autrefois célèbre appartiennent à une dame anglaise. Le cortile et les deux premiers étages sont restés dans la famille de ces vieux amis qui vivent près d'Asolo. 
Dans cette bibliothèque, lorsque j'étais étudiant, combien souvent j'ai travaillé en pensant ne plus être dans ce siècle. Rien, hormis les lampes électriques et le son de la télévision dans le salon où je retrouvais les maîtres de maison avant de rentrer, ne rappelait notre époque. L'odeur des livres, le mobilier, les tentures fanées qui se détachent en lambeaux mais conservent un aspect noble... Parmi les livres d'art, dans le silence de la grande demeure que troublait à peine le battement régulier d'une vieille pendule, j'ai beaucoup plus appris que sur les bancs de l'université. 

C'est dans ce lieu magique que j'ai découvert - un jour d'avril dans les années 80 - un commentaire passionnant sur ce merveilleux tableau de Mantegna et sa proximité d'avec celui de son beau-frère, Giovanni Bellini. Les deux amis travaillaient ensemble dans l'atelier des Bellini. Tous deux ressentaient la même attirance pour la peinture flamande, avec ses couleurs très fortes et les détails qui fourmillent.

Mantegna en remplit son tableau : petits lapins arrêtés par le bruit de la troupe qui s'approche ou surpris par Jésus qui prie à haute voix dans le jardin, roseaux qui semblent vibrer sous le vent, ruches... Toute la nature participe au préambule du drame qui se joue sous nos yeux. L'arbre brisé souligne le terrible de cette scène qui pourrait sembler paisible à un regard distrait. Pour le peintre, le paysage est avant tout un palcoscenico, le décor où se déroule la scène qu'il veut raconter.

Andrea Mantegna aime les paysages escarpés, les hautes montagnes et les plantureux rochers. Jamais autant que dans ce tableau ces formes déchirées n'illustreront avec autant de force les émotions qu'on prête à Jésus à ce moment précis où sachant que tout va s'accomplir, Jésus a dû être saisi par un sentiment de crainte et de solitude absolue... Tout est calme, harmonieux mais un seul regard à la scène et quelque chose nous glace et trouble en nous cette paix qu'apporte toujours l'harmonie et l'esthétique. Deux hommes dorment tranquillement et le Christ médite. En fait, ses trois disciples n'ont pu résister et ils se sont laissés aller au sommeil, incapables de prendre la mesure de ce qui est en train de se passer, de ce quil va arriver... Et Jésus s'adresse à son père. Il sent de toutes les fibres de son corps sa fin prochaine. Au loin, déjà les soldats s'avancent conduits par Judas. A droite du tableau le ciel s'éclaircit. Un nouveau jour, mais quel jour pour l'humanité...



Chez Bellini, dans un paysage lunaire, ce sont les nuages gris et le coucher de soleil rougeoyant, qui nous annoncent le drame. La passion du Christ est imminente. On retrouve Pierre, Jean et Jacques qui semblent, pour deux d'entre eux du moins, davantage assoupis que profondément endormis, Alors que Mantegna les représentent installés pour la nuit et plongés dans un profond sommeil. Le peintre dans son choix des positions de ses compagnons, de montrer que peut-être ils ont lutté pour rester éveillés mais que l'inconscience du danger imminent ne les atteignait pas comme elle atteignait Jésus qui est en prière sur la montagne. ces mots terribles adressés à son père : "Abba, Père, toutes choses te sont possibles, éloigne de moi cette coupe! Toutefois, non pas ce que je veux, mais ce que tu veux." (Marc XIV, 36). Un ange est là pour lui donner force et courage. On aperçoit au loin Judas et les soldats qui approchent. 

Les styles sont différents mais ils expriment tous deux la même foi. Ils parviennent chacun à nous faire ressentir la solitude de Jésus, son trouble et ’acceptation finale de son destin donnée à son Père. Aucun témoin de l’agonie elle-même. Les trois seuls apôtres présents dormaient. Personne n’a pu entendre ce que Jésus aurait dit à son Père. N'est-ce pas cela que l'on ressent en regardant ces deux tableaux ? Des deux jeunes artistes, Mantegna est le plus moderne et son beau-frère, qui modifiera son style sous son influence, découvre à son contact la perspective. Il parvient à exprimer l'atmosphère mystique de la scène, s'éloignant des représentations figées héritées du Moyen-âge et de Byzance. Son style reste plus tranquille que celui de Mantegna, comme détaché sans pour autant faire de la représentation de cette scène des Évangiles quelque chose de commun. Bellini traduit la foi de son époque, il n'envisage pas de décrire ce qui peut se passer dans la tête du Seigneur. Il ne commente ni n'interprète, il présente la scène en image. S'il y met beaucoup de tendresse et de respect, il ne s'avise pas d'y ajouter son ressenti intime. Ce qu'il fait ressortir, avec ce ciel clément, le souffle tranquille des disciples, l'attitude même du Christ, c'est l'espoir que véhicule sa foi. Au-delà du désarroi, de la proximité de la souffrance et de la mort, il y a Dieu qui console, récompense et sauve à la fin... Bellini peint comme un scribe transcrirait la scène avec ses mots ; comme le scribe, se voulant le plus fidèle possible aux textes sacrés, il refuse de montrer les prémisses d'un désastre annoncé. Mantegna, libéré de tout cela, peint avec ses tripes, ouvrant ainsi l'école vénitienne à la modernité.

Venise, le 18/08/2017

24 juillet 2017

Comme une source d'eau vive : Enchantements. Ebauche 2



Pourtant à l'entendre, c'était plutôt de  l'Ange dont il fit la rencontre. Pour être plus précis, j'oserai dire qu'il fut longtemps persuadé d'avoir été, comme Tobias, confronté à un envoyé des dieux... Antoine soudain fut subjugué. Cela aurait pu l'anéantir. Il ressortit de l'épreuve régénéré et transfiguré. Je ne l'avais pas revu depuis cette fameuse lettre retrouvée par hasard. Il était en France pour voir sa mère qui n'allait pas bien. Nous avions convenu de nous retrouver dans notre café d'autrefois. Il était assis à la place habituelle et lisait. Quand il leva les yeux, sans même me saluer, il me montra le livre et me lut un passage :

"Depuis longtemps je me vantais de posséder tous les paysages possibles, et trouvais dérisoires les célébrités de la peinture et de la poésie moderne. 
J’aimais les peintures idiotes, dessus des portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires ; la littérature démodée, latin d’église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l’enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs.
Je rêvais croisades, voyages de découvertes dont on n’a pas de relations, républiques sans histoires, guerres de religion étouffées, révolutions de mœurs, déplacements de races et de continents : je croyais à tous les enchantements."
Nous nous retrouvions là, comme avant. Comme si nous ne nous étions jamais éloignés l'un de l'autre. Comme si Venise n'existait pas entre nous et que nous nous étions quittés la veille. Curieux de savoir ce qu'il avait vécu depuis notre dernier échange, je lui posais ùmille questions. Par bribes ce soir-là et les jours qui suivirent, j'appris combien sa vie avait été bousculée, ses certitudes impitoyablement malmenées. Je m'attendais au récit des aventures flamboyantes d'un jeune étudiant gourmand de connaissances nouvelles, il me raconta l'épopée d'un rêveur découvrant des terres inconnues. Il avait changé. Plus mûr, plus posé. un peu triste aussi. était-ce la santé de sa mère ou des faits qu'il ne voulut pas mentionner ?

Il m'expliqua que ces mots de la Lettre du Voyant avec lesquels Rimbaud se raconte, le ramenaient de longs mois en arrière, quand son chemin croisa celui d'un flamboyant voleur de feu. Il ne fut pas le premier à pénétrer sa vie et en piétiner les plates-bandes trop bien alignées, mais il fut celui qui arrivant au moment juste, le révélant à lui-même. Dans la fulgurance de son passage, pareil au ressenti du pilote perdu dans le désert quand il croise le Petit Prince, sa vie en fut chamboulée. Les questions que posait l'intrus, les constats qu'il faisait et tous les moments vécus ensemble le nourrissent encore à chaque instant. La comparaison est d'Antoine pour qui l'ouvrage de Saint-Exupéry a toujours été une sorte de manuel. Il me parla de l'Ange. Bien plus tard, en lisant les premières pages du roman qui le fit connaître et lui valut le prix Fémina, je retrouvais les paroles qu'il prononça ce soir-là.

Depuis son départ, je reviens souvent à l'endroit où je l'ai rencontré. Était-ce un rêve ? Un fantasme d'écrivain en mal d'inspiration, une illusion jaillie de désirs inconnus ou depuis longtemps oubliés ? Certains dans mon entourage qui furent témoins de ces jours de fulgurance, où la joie et la plénitude se mêlaient de cris et de douleur aussi parfois, furent soulagés quand il sortit de ma vie. Ils n'avaient pas compris. Ils ne pouvaient comprendre. Comment pouvaient-ils croire à cette fulgurance quand je tentais maladroitement d'en raconter les conséquences et atténuer leurs dommages collatéraux. Peu m'ont vu souffrir autant que rayonner de joie. Car c'est bien de joie et de douleur dont il s'est agi des jours durant. Une de ces expériences intérieures qu'on pourrait qualifier de mystique si elle n'avait pas été incarnée dans chacune des minutes passées avec une densité telle qu'il m'était impossible distinguer la douleur du plaisir, la frustration de l'abondance, l'aberration de la vérité... Cet enfant de septembre m'a mis en face de réalités que je ne parvenais pas à voir. Il m'a aiguillé autant qu'il m'a révélé.
 
Autant d'évidences montrées du doigt par un jeune poète un peu perdu lui-même qui pansa ses blessures dans la paix de mes jours,  mais dont la lucidité extrême réveilla ouragans et tempêtes. Pareil à l'Ange avec Tobias, il m'a ouvert les yeux et tout a pris sens. Ma difficulté d'être a trouvé son remède. Avec la ferveur, j'ai aussi retrouvé le chemin de l'écriture. Dans mon univers faussement ordonné, il a semé le désordre et tout fichu en l'air. D'excès en excès, j'ai découvert un autre monde. Celui de l'art sans concession, de la douleur de créer, de la séparation d'avec les évidences et les affirmations, les faux choix   qui tiédissent l'âme et les sens... Mon cœur et mon âme trop longtemps asphyxiés, rancis par mille certitudes infécondes qui m'encombrèrent depuis trop longtemps. L'Ange ne se trompait jamais quand il m'assénait ses vérités. Douloureuse révélation mais qui m'a permis de grandir. L'Ange, en fait m'a sauvé !
à suivre 

06 mai 2017

Comme une source d'eau vive. Ebauche 1 (extrait)

A la demande de plusieurs lecteurs, voici quelques extraits d'un travail en cours dont de précédents extraits ont déjà été présentés sur TraMeZziniMag. Il s'agit d'un work in progress comme disent nos amis anglo-saxons. Rien encore d'abouti que ces quelques lignes que je vous livre aujourd'hui. Une ébauche...

Relire de vieilles lettres n'est jamais anodin. Celles qu'il retrouva par hasard dans une vieille valise abandonnée sur le haut de son armoire, dans la chambre qu'il occupait autrefois dans la grande maison. Il y revenait assez peu. Rien n'avait vraiment changé. Seules les peintures du couloir et de l'escalier avaient été refaites. Meubles, tableaux, bibelots, tout y rappelait la vie d'avant, quand la famille entière se réunissait l'été autour des grands-parents. A la mort de sa mère, quand il avait fallu vendre l'immeuble où il avait grandi, une grande partie de ses affaires avait été entreposée dans le grenier de La Fontanelle. Il en avait disposé aussi dans sa chambre et les avait ensuite oubliés. La valise contenait des photos, des lettres, des souvenirs de voyage. bribes d'une vie ancienne, perdue, dont le souvenir peu à peu s'efface et que remplace, souvent avantageusement, les évènements du quotidien. Le paquet de lettre qu'il choisit datait du temps où il poursuivait ses études en Italie. Quelques mois avant la mort de sa mère. La plupart étaient de Pierre, son ami d'autrefois, son frère d'âme et de cœur. Pierre avait trouvé la mort dans un accident de voiture quelques années après son mariage. Odile sa veuve lui avait remis les lettres qu'il avait écrites à Pierre, et tout un tas de petits souvenirs de leur amitié. Antoine n'avait jamais vraiment fouillé dans ces vestiges d'une vie d'avant. Il prit une enveloppe timbrée de Venise qu'il avait envoyé, en avril 1981 à Pierre.
Merci, mon Cher Pierre, pour la longue lettre qui m'attendait ici à mon retour. J'avais emporté avec moi tes cartes d'Athènes et j'aurai dû y répondre depuis Bordeaux; mais tu sais dans quel état je traverse les veilles d'examen. Contraignant sans férir ma torpeur, me jetant dans les révisions, j'en ressort toujours envahi du puissant désir de tout lâcher et de dormir. Ta nouvelle lettre posée sur le bureau par ma logeuse rajoute à ma mauvaise conscience. Mais, rassures-toi, c'est toujours un bonheur que de te lire et une joie que de répondre à tes mots.

Tu me demandes si je vais bien. Te répondre par l'affirmative ne te satisferait guère. Tu sais combien ma joie et mon bonheur sont parfois précaires. Moi si arrogant face à la vie, je découvre en grandissant combien tout est fragile et difficile. Mais grâce à ce dieu auquel nous croyons corps et âme toi et moi, la Lumière est toujours là, parfois simple murmure incandescent qui surgit dans une parole, un geste, un parfum, mais le plus souvent éblouissement joyeux pareil à un rire d'enfant. Venise est mon île, mon refuge et je ne réagirai pas aussi vite ni aussi bien ailleurs devant les obstacles, les trahisons ou les échecs.

A propos d'échecs, tu me connais tellement bien que tu a été le seul à me féliciter. Rater ce concours était couru d'avance. je ne voulais pas - plus - en être et intégrer cette fameuse école en septembre aurait signifié ma rupture avec Venise. Avec mes retrouvailles avec moi-même. Aurai-je pu continuer à écrire ? Aurai-je pu retourner là-bas et reprendre la vie d'avant, la même que vivent ces petits soldats bien peignés et en apparence tellement propres sur eux.

Les vingt- deux heures de train m'ont permis de me défaire de toutes les frusques que j'avais revêtu comme un linceul. J'ai revu Sophie, sans trembler ni fléchir. Indifférent. Les autres, mes condisciples, flambaient de plaisir. Moi le préféré des professeurs, celui qu'ils prenaient en exemple, venait de s'étaler lamentablement et l'arrogance qu'ils m'ont toujours prêtée éclairait leur regard. Ils me pensèrent plein de dépit quand je ressentais pour eux de la pitié. Il y a peut-être parmi eux quelques futurs sénateurs, des ministres ou des banquiers. Aucun n'aura ma liberté ni ma joie. Tu le savais toi avec qui, voyage après voyage, a appris à me connaître et qui partage les mêmes refus et aspirent à la même liberté, celle de l'âme.

Donc oui, je vais bien. Retrouver l'air, les senteurs, l'atmosphère d'ici me rédime instantanément. Arrivé hier à la nuit tombée, je me suis couché comme Proust l'a longtemps fait... Assez tôt en tout cas pour pouvoir sortir du lit à l'aube ce matin. Les cours ne reprennent que la semaine prochaine. Pourtant, avant même que de prévenir de mon retour les autres, il me fallait reprendre possession des lieux. En cette saison, l'invasion est déjà drue. américains et japonais sont vite partout dans les rues, sans compter les colonies de gamins boutonneux et braillards en voyage scolaire. Je me suis donc levé dès potron-minet pour profiter du silence de la ville.

La maladie de ma mère, tu le sais, m'oblige à repartir souvent pour être avec elle et soulager mes sœurs. Thérèse surtout qui attend son deuxième enfant. Partir est à chaque fois un déchirement pourtant mon retour est lié à l'amour que je porte à ma mère, à cette idée que nous présents elle peut mieux lutter contre le mal qui la ronge. La mort de notre père a été un cataclysme effroyable pour ce cœur simple et dévoué. Quand je rentre pour elle, je reste plusieurs semaines. heureux de retrouver le luxe et le confort de la grande maison - pour combien de temps encore, hélas ? - je me languis d'arriver et d'entendre René ou Maria venir m'ouvrir la porte. Cette fois, l'examen passé pour ne pas décevoir mes maîtres, faisait de ce voyage une contrainte. Je n'avais qu'une hâte : remonter dans le train. Je ne me suis absenté que dix jours mais cela me parait une éternité.

Mais revenons à ma promenade de retrouvailles. Elle n'a pas été que cela. loin s'en faut et tu vas découvrir pourquoi mon vieux.

Il fait frais encore avant que le soleil ne recouvre la lagune. Le pont de l'Accademia était vide, luisant encore de l'humidité de la nuit, et le grand canal silencieux, quelques lumières se reflétant sur ses eaux. Le ciel semblait encore hésiter entre l'obscurité et le jour. Tout était comme figé. Personne sur le campo du Cagalibri, quelques gens pressés dans les calle et San Marco enfin, luisante, irradiée de son éternelle beauté. Quelques balayeurs sur la place, des pigeons insomniaques et les serveurs du Florian, ceux de Lavena et du Quadri en train de nettoyer leurs terrasses. Croisé deux ou trois noctambules qui se rendaient à leur hôtel ou au Harry's Bar. Par la porte entr'ouverte, l'odeur du café et le bruit des tasses qui s'entrechoquent. De retour à Dorsoduro, la vie semble avoir commencé de reprendre. Devant l'Accademia, le marchand de journaux qui ouvre son kiosque et les gondoliers qui s'apprêtent... Les cafés ouvrent leur porte, des commerçants lèvent les grilles de leurs boutiques, deux religieuses vont vers le vaporetto d'un pas pressé. Plus loin, vers la Salute, je rencontre peu de monde. Quelques barques qui passent. Le ponton de la Bucintoro est trempé, tout comme la terrasse du Cucciolo. Le vieux serveur que je connais bien me salue de la main. Il n'a pas encore passé sa tenue de travail. A la Calcina, un groupe d'allemands sort avec ses valises en attendant le taxi qui les amènera à l'aéroport ou à la gare. Et puis les Gesuati, mon repère. Les marches sont vides. l'église n'ouvrira qu'à 9 heures pour les Laudes. C'est là que nous nous donnons rendez-vous avec Agnès, Rebecca, Violaine, Parviz, Stefano et les autres... Je me suis donc assis pour contempler la vue et "attendre la prochaine impulsion" comme tu dis souvent.

Le vaporetto dont l'arrêt est à vingt mètres de là déversa son lot de gens, des employés, des enfants, des tout en grisaille, quelques tâches plus claires par-ci par là, le caddie jaune et vert d'une dame, le cartable rose d'une petite fille, et comme jaillissant d'un feu de joie deux êtres magnifiques, rayonnants, dont l'aspect irradie et aveugle. J'exagère à peine. Ils venaient vers moi sans m'avoir reconnu au début. Appuyé dans l'angle du mur, la lumière du jour n'éclairait que mes jambes et le bas de mon torse. Ce n'est qu'en arrivant devant les marches de l'église que Nicolas et Laura m'ont vu. Captivé par leur apparition inattendue à cet instant, là, sur les Zattere, je n'avais pas bougé. "Antoine, c'est toi ? Tu es rentré depuis quand ?" Nicolas me frottait vigoureusement la tête avec son poing fermé comme à son habitude et Laura se jeta dans mes bras. Sa peau sentait l'eau de Cologne et les boucles de ses cheveux me chatouillaient délicieusement. j'étais au paradis. Venise d'un coup répondait à ma ferveur par la joie que ces deux-là avaient à me revoir. Des passants surpris par le bruit que nous faisions levèrent un œil vers nous. Rideau.

Bien évidemment, nous sommes allés prendre un café ensemble. Ils allaient travailler aux Beaux-Arts. les ateliers sont plus tranquilles pendant le temps des vacances. Nous nous étions quittés dix jours plus tôt et j'ai eu le temps comme je te l'écrivais dans ma dernière lettre, de penser à tout ce que nous avions vécu ces dernières semaines et ce que cela semblait signifier pour la suite. Tu as raison, je suis profondément amoureux de ces deux êtres lumineux et splendides. Mais ce n'est pas de désir dont il s'agit mais de connivence, d'une parfaite adéquation entre elle, lui et moi. Comme si peu à peu nous nous modelions les uns dans les autres pour ne plus former qu'une seule et même entité, une même âme... Ne te moques pas Mon Vieux Pierre et ne sois pas jaloux non plus. Tu dois absolument venir au plus vite et faire leur connaissance. Tu vas les adorer. Pardon, tu vas réellement beaucoup les aimer, j'en suis convaincu. D'autant que Nicolas voudrait vraiment que nous organisons ce voyage en Grèce. Si tu parvenais à te libérer de l'emprise familiale et pouvais lâcher ta bande de cousins, pourquoi ne partirions-nous pas tous les trois ? Nous devons en reparler mon vieux. Dis-moi vite un OUI franc et massif !

De tout cœur et à toi à jamais,
A.
Se peut-il que nous travestissions ce que nous sommes vraiment dans les mots qu'on assemble pour ceux à qui nous nous adressons ? Est-on toujours honnête et vrai dans nos correspondances ? Le mot lui-même ne signifie-t-il pas que nous jouons ainsi un jeu social pour adapter nos idées, nos désirs, nos réflexions à l'image que les autres se font de nous, pour les complaire dans la construction du personnage qu'ils voient ou qu'ils espèrent. L'idée même de "correspondance" implique de correspondre à une certaine image que se fait de nous-même l'être à qui nous écrivons" écrivait Roger Martin du Gard... Antoine se demandait s'il avait réellement été ce garçon romantique et sensible, aux sentiments pétris d'absolu et totalement voué à une vision spirituelle de l'existence. Était-il vraiment ce jeune homme joyeux, doté d'une foi simple et rayonnante ou bien tout cela n'était-il que travestissement et mensonge. Il avait été heureux depuis toujours et son bonheur irradiait. Sa fortune aussi qui attirait beaucoup de monde parmi les jeunes qu'il fréquentait. Mais combien de nuits il passa à ressasser cet encombrant sentiment d'imposture ? Il ne s'était jamais senti digne d'autant de bonheur, de joie, d'attention. Jamais malade, il se sentait coupable de sa bonne santé devant les malades. délivré de toute contingence matérielle, il souffrait quand il croisait un pauvre. Convaincu de la présence de Dieu à chaque moment de sa vie, il souffrait de sentir le doute et l'angoisse chez les autres. Mais il était faible et ne luttait jamais longtemps contre tout cela. Il aurait pu devenir un saint mais combien de fois il risqua de se perdre et se frotta au diable...

30 janvier 2017

Jean Cocteau, Venise vue par un enfant

 "Rien ne saurait décrire mon arrivée à Venise.
J`avais le souvenir de bousculades grinchues dans des gares sonores,
de l`omnibus aux banquettes mouchetées qui traverse avec son fracas de vitres 
et son odeur suffocante une ville aux habitudes heureuses […]"
Jean Cocteau
.

J'ai découvert Jean Cocteau à quinze ans. Les premières pages qui me sautèrent au cœur furent celles de son roman Le Grand écart, d'Opium, a Difficulté d'être qui me fascina et Le Passé défini. C'est dans cet ouvrage que j'ai retrouvé des notes qui ont amené à ce texte publié aujourd'hui. J'ai beaucoup hésité. Qui suis-je après tout pour donner mon avis sur l’œuvre d'un de nos plus grands écrivains modernes ? Tant de textes approximatifs, remplis de contre-vérités et d'erreurs grossières sont propagées sur la Toile... Mais Venise a eu à faire à lui ou bien est-ce le contraire. Comme rien de ce qui touche à Venise ne saurait échapper à TraMeZziniMag, laissez-moi livrer à votre indulgence le premier volet de mes réflexions sur jean Cocteau, son œuvre et Venise.

Les avis sont partagés et plus aucun témoin ne demeure qui pourrait confirmer ce que Jean Cocteau prétendait sur son premier voyage effectué peu après le suicide de son père tant aimé. Aucune preuve non plus, tout semble irrémédiablement perdu. Il ne reste aux exégètes qu'à ausculter les écrits du poète, rassembler les textes qui parlent de ses séjours en Italie et les recouper. Les confronter. Mais que de contradictions évidentes, d'enchevêtrements... Jean Cocteau tout au long de son existence a pris soin à bâtir sa légende. Le mythe est né de sa plume et de ses mots.
"Je me demande comment les gens peuvent écrire la vie des poètes, puisque les poètes eux-mêmes ne pourraient écrire leur propre vie. Il y a trop de mystères, trop de vrais mensonges, trop d'enchevêtrement. [...] Les dates se chevauchent, les années s'embrouillent. La neige fond, les pieds volent. Il ne reste pas d'empreintes." (Jean Cocteau, Opium).
L'écrivain Philippe de Miomandre publia dans les années 80 une biographie (1) du poète qu'il fait parler à la première personne dans un dialogue avec un certain Angelo, double de Cocteau. Venise y est évoquée et c'est par ces pages que j'ai découvert une raison supplémentaire d'aimer l'auteur des Enfants terribles et de La Difficulté d'être, deux ouvrages, bien différents, qui ont marqué mon adolescence : cette nouvelle publiée en 1913 dans la Revue hebdomadaire, Venise vue par un enfant (2) qui m'attendait sur les rayonnages de la bibliothèque familiale et sur laquelle je tombais par hasard.

Cocteau transcrit ce qui serait le souvenir et les états d'âme de l'enfant de quatorze ans qui découvre la Sérénissime, que la pratique de Musset et de Byron rendait familière et attirante, alors qu'il est désormais un jeune auteur célèbre et un poète reconnu. La rencontre avec Venise, qu'elle ait eu lieu une première fois en 1903 ou seulement en 1908 aura sur l’œuvre de Cocteau une influence importante, dont on retrouve la marque dans presque tout ce qu'il a écrit, toute entière contenue dans ce petit texte publié en 1913.

Le biographe règle une fois pour toutes les différentes présuppositions sur la véracité de ce premier voyage avec sa mère. Cocteau a de longue date cherché à aménager la vérité de ses jours, non pas tant pour l'embellir et s'en glorifier, mais parce que sa vie elle-même se devait d'être poésie. et puis qu'importe au lecteur après tout s'il prend plaisir à lire ces lignes....
 
Jean Cocteau en 1908

Vrai ou pas, ce premier voyage en Italie effectué quelques mois - le temps du deuil - après la mort du père, existe désormais. Qu'il soit le produit de l'imagination d'un tout jeune écrivain de 19 ans ou la mémoire d'un enfant sensible emmené par sa mère loin du terrible souvenir de ce père mort sans raison connue, ce texte fait partie de l’œuvre de Cocteau. Il résume la formation intellectuelle du jeune grand bourgeois, la tentation de se ranger dans la lignée des Chateaubriand, Stendhal, Balzac, Gautier . Et puis, c'est un bien joli texte. Voilà ce que Philippe de Miomandre fait dire à Cocteau :
"La Venise de mes quinze ans se noie sous les impressions successives de mes voyages ultérieurs et que dissimule tout à fait l'impression plus vivace que je conserve aujourd'hui de mon voyage de septembre 1950, lorsque le prix international de la critique du festival de Venise fur décerné à Orphée et où je retrouvais, avec quel sentiment d'épousailles, cette Venise dont j'écrivais à vingt ans dans Venise vue par un enfant :"
S'en suit une citation du dernier paragraphe de ce texte de jeunesse :
"Angoisse de la solitude peuplée, mélancolie de ne se jamais sentir natif des lieux que l'on préfère, révolte de n'être pas multiple et de vivre captif dans notre étroite mesure d'espace, lassitude de franchir les phases normales d'une tendresse dont nous désirons l'immédiate réciprocité, c'est alors, je crois bien, que je reçus dans mes veines la première goutte de votre philtre amer, car je demeurais là, inerte, penché sur ce fleuve immobile chargé de lampions, de soupirs et de romances, et pleurant de n'être pas le soliste avantageux, l'auteur de la musique et tous les couples de toutes les gondoles."

Beaucoup a été écrit sur les séjours vénitiens de Cocteau. A commencer par lui-même. L'entreprise d'automythographie (3) que Cocteau débuta très tôt a hélas induit en erreur bien du monde. Ainsi les allégations du génial imposteur ont souvent été reprises sans aucun approfondissement par de nombreux médias, jusque dans des travaux universitaires. Personne n'est à mettre en cause. cela montre seulement combien Cocteau - mais tout le monde sait qu'il ne fut pas le seul : Sartre, Malraux pour ne citer que ceux-là ont agi de même mêlant dans leur œuvre le vrai, le faux et le possible - a été un véritable magicien des mots et des idées et qu'il a su entraîner avec lui le public reconnaissant. Il n'est pas donné à tout le monde de nous faire passer de l'autre côté du miroir. Parler de cette automythographie n'enlève rien à l'admiration que nous pouvons porter à l'auteur. Bien au contraire. D'autant que cela nous offre plusieurs sujets liés à Venise sur lesquels nous nous pencherons dans les semaines à venir.

Notes : 

1-  Philippe de Miomandre, Moi, Jean Cocteau. Ed. Jean-Cyrille Godefroy, 1985) 
2- Revue Hebdomadaire, vol. 18, livraison du 3 maI 1913.
Le texte a été repris dans les Œuvres complètes parues dans la collection la Pléiade. 
On le trouve aussi dans Venise, Histoire, promenades, anthologie & dictionnaire paru chez Laffont en 2016, dans la collection Bouquins (pages 873-879).
3-  Jean Touzot, Cocteau et son automythographie. In-la Revue des Lettres Modernes, 1998.