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14 février 2018

Une âme et des ailes...

© Damien Colligon - Tous Droits Réservés
Je ne sais plus qui a écrit que lorsque nous sommes sur n'importe quelle place en Italie, c'est comme si un orchestre se mettait à jouer. J'ai toujours cette sensation lorsque j'arpente les rues de Venise. Monteverdi, Vivaldi, Caldarà, Marcello bien sûr,  mais d'autres musiques encore surgissent au détour du chemin, surtout la nuit ou le matin tôt...

La musique illustre ou oriente ma rêverie selon mon humeur mais avant tout selon les lieux. A l'inverse, je ne puis entendre certains airs sans penser aussitôt à Venise. L'encouragement et le réconfort de la musique renforcent l'exaltation qui me prend quand je vais à travers la ville, que mon pas soit celui du promeneur, ou d'un homme pressé. "La musique donne une âme à nos cœurs et des ailes à la pensée" a écrit Platon. Elle habite et embellit l'errance.

La voix de l'anglais Tim Mead et les instrumentistes de l'ensemble Nuova Musica qui interprétent l'aria Vergnügte Ruh de la Cantate 170 de Johan Sebastian Bach est un de ces morceaux qui accompagnent mes pérégrinations vénitiennes. 

Si vous en avez un jour la possibilité, écoutez cet enregistrement en bateau. Mieux qu'avec des écouteurs, une de ces petites enceintes sans fil répandra l'aria dans l'air de la lagune. Grande émotion esthétique garantie !  Autre chose que les sons dissonants et tonitruants qui rugissent des hors-bords des jeunes quéqués vénitiens et font s'enfuir mouettes et goélands sur leur passage.

22 novembre 2016

Venise inconnue : Le Punk Museum, un musée unique au monde !

On croit tout connaître de Venise, son histoire, ses monuments, ses légendes, ses habitants et tout ce qui a fait son histoire au cours des siècles. Pourtant, derrière les façades somptueuses ou misérables, derrière la communication parfaitement rodée et orchestrée de l'office du tourisme et les informations proposées dans les guides du monde entier, il existe des lieux inconnus, plus faciles à visiter que le monde parallèle de Corto maltese que Hugo Pratt n'a eut de cesse de vouloir nous faire découvrir mais que peu ont su trouver en réalité. Depuis longtemps, Tramezzinimag voulait vous parler d'un musée unique au monde, un lieu confidentiel et privé mais qui s'ouvre parfois pour notre plus grand plaisir. Un lieu étonnant. Détonant aurai-je envie d'écrire : le Venice Punk Museum. Et en plus, ce musée se paie le luxe d'être le plus grand du monde à ce jour ! 


Mais, pour être totalement honnête, vous ne verrez jamais de file d'attente devant l'entrée de ce musée. Pas de réservations individuelles ou de visites guidées pour les groupes. Si la collection existe bien et fait de ce musée le plus important existant à ce jour sur la thématique punk, s'il rayonne dans le monde entier, c'est qu'il rassemble la plus vaste collection de disques, d'affiches, d'ouvrages, de photographies et autres témoignages de cette culture underground devenue une part importante des arts et de la culture du XXe siècle. 

Cette culture, je n'en suis pas un adepte et donc encore moins connaisseur. Le monde du rock et ses succédanés m'est absolument inconnu et cette musique représente seulement un rythme et des sons sur lesquels j'ai aimé danser frénétiquement dans ma jeunesse. Rock around the clock et autres titres plus swing que rock. Rien à voir avec tout ce qui est conservé dans ce musée vénitien et qui s'avère former une véritable culture. En avril dernier, Rock.it envoyait à Venise, Giulia Callino, pour découvrir ce lieu extraordinaire. Un jeune lecteur, étudiant vénitien francophile, à qui je dois plusieurs découvertes dont j'ai pu faire profiter les lecteurs de TraMezziniMag (*) m'informa de la parution de son article. Cet excellent rabatteur ne savait pas à l'époque que ce musée unique au monde ne pouvait accepter de visiteurs puisqu'il s'agit d'une collection privée installée dans l'appartement du collectionneur et directeur du musée. Seuls des musiciens et quelques chanceux sont admis à l'intérieur et cela semble normal. Pour rendre la visite virtuelle du musée, plus vivante et agréable aux lecteurs, je vous propose la journaliste vénitienne Giulia Callino comme guide, via son excellent article. Suivons-là :
 "Les Pistols sont tous ici. ceci est la version anglaise de “Anarchy in the U.K.”, ici la française, ici l'allemande, là l'italienne. Là, la version nigériane et la thaïlandaise. Toutes les versions existantes sont là. Toutes. Où trouver quelque chose de plus exotique ?" 
Ce sont les propos du directeur de cet étonnant musée, en guise d'introduction. Un appartement bourgeois situé en plein Venise, quelque part non loin de la Piazza, avec le lion de San Marco veillant sur la porte d'entrée. Chaque paroi de chaque pièce, du corridor au salon en passant par placards et remises abrite l'immense collection : 75.000 disques (parmi eux des pièces uniques, matrices de disques de groupes célèbres jamais édités, des essais mais des trésors rarissimes), des tas de revues et de fanzines, près de 10.000 posters et affiches, des centaines de photographies et de livres, et des tas d'autres objets de la culture punk, avec notamment la collection complète des t shirts de Vivienne Westwood le tout parfaitement classé et catalogué qui forment un fabuleux trésor à la Ali Baba. Il a fallu près de quarante ans au maître des lieux pour réunir cette fabuleuse collection d'archives qui racontent, comme l'exprime le directeur :
"Toutes les racines du punk, son fil rouge des années soixante jusqu'à nos jours, toutes ses ramifications”...


Visiter le musée, c'est aussi pénétrer un état d'esprit, et apprendre ce que veut dire l'esprit punk. " Se poser la question et uniquement celle-là : qui suis-je ?". Mais il serait trop long de rentrer dans ces détails. La jeune journaliste poursuit :
C'est le plus grand musée du mouvement punk au monde, la plus grande collection existante sur cette terre. Il n'est ni à Berlin, ni à Londres, ni à Los angelès. Au-dessus d'une des portes du corridor siège le lion doré de San Marco, garde silencieux de l'extraordinaire patrimoine conservé en ces lieux, dans cet appartement de Venise. Une lueur brille dans les yeux du directeur quand il parle de son musée : " Ce que vous voez est l'affiche réalisée à la main pour le premier concert de Joy Division. Il a été peint par une étudiante des beaux-arts, qui s'est servie d'une grande feuille de carton où elle était ébauché auparavant l'esquisse d'une paysage. C'est une pièce unique." 
Des trésors donc sont conservés dans cet incroyable musée. Les amateurs seront bluffés d'apprendre que les rushes et la maquette originale de la couverture de Rocket in Russia des Ramones avec le logo d'Arturo Vega, comme la collection 1976 des t-shirts de Vivienne Westwood et ces matrices rarissimes de disques jamais publiés et que l'on ne peut entendre qu'à travers ces échantillons. Le directeur du musée explique :  
"Un collectionneur célèbre dit que même en réunissant l'ensemble des reliques punk conservées partout dans le monde, on n'arriverait pas à un ensemble aussi complet que celui conservé à ici !  Nous avons eu de la chance car au fil des années nous avons pu acquérir des lots complets d'archives. Beaucoup d'artistes ou les familles de certains artistes ont vendu aux enchères toutes leurs archives et nous avons tout récupéré. Cela nous a vraiment aidé à compléter en un temps record des pans entiers de l'histoire du mouvement punk. mais, je vous assure que ce fut une folie."
Que l'on se trouve ici devant quelque chose de fou est indéniable. Tout le confirme quand on parcourt cet appartement rempli jusqu'aux plafonds d'objets dévolus à la musique punk, une quantité impressionnante de memorabilia de ce mouvement musical, quand on découvre les silhouettes en cartons des Sex Pistols entreposées dans la baignoire entourés par des œuvres incroyables, artworks et posters totalement avant-gardistes pour l'époque.
Les premières productions où apparaissent des couleurs fluo, où pour la première fois le nom des groupes masculins étaient en lettres roses, travail de bénédictin de découpage et de collage . Ici, nous avons X3, ici le graphisme des Twilight Zoners...
Mais cette folie est magnifique. née d'une volonté sincère des créateurs du musée : mettre à disposition des curieux et des passionnés un travail de très haut niveau, offrir une documentation unique au monde :
Il y a tout sur chaque période, chaque courant, même les plus infimes et souvent oubliés, mais qui ont compté et ont été à leur niveau constitutifs du mouvement. L'idée est que quiconque voudrait écrire une thèse ou approfondir certains arguments, soit d'un point de vue iconographique que d'une point de vue musical ou historique, puisse trouver ici tout ce qui existe et sur tout ce qui y est rattaché."

Vous l'aurez compris, cette collection si elle est disponible, reste privée et normalement elle ne se visite pas. Elle s'adresse avant tout aux musiciens, aux chercheurs et aux collectionneurs. En dépit de sa richesse, la collection n'est pas exhaustive, aussi le musée continue d'agrandir son fonds, par le biais des grandes ventes de Sotheby’s et Christie’s entre autres... La collection est née par le biais de clubs londoniens rejoints depuis Venise par de longs trajets en train (plus de vingt cinq heures de voyage à l'époque !), les bourses d'échange et les marchés, en fréquentant assidument ceux qui ont fait l'épopée du punk ou y ont contribué...
Tout est né d'un simple petit pas en avant.Même les Sex Pistols et es Ramones, qui semblent la révolution, ne sont que des détails de cette histoire... Il est important de relier entre eux tous ces groupes, tous ces degrés pour comprendre l'importance du mouvement. C'est passionnant. Il faut savoir qu'en 76, le punk n'existe pas et qu'un an plus tard, tout le monde en parle...


Remerciements à Rock.it et à Giuliano Callino.
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(*) : ...Je lui dois notamment la découverte du feuilleton totalement vénitien Ruga Giuffa, du blog de l'étudiante vénitienne qui m'a accusé de plagiat suite à une distraction - la seule en 15 ans d'existence mais cette génération est sans pitié et je la comprends - des lieux que je n'aurai pas forcément découvert seul..., etc.
(**) : ..Lien vers le site de la revue en ligne : ICI 
(***) :.Lien pour le site du musée : ICI

31 août 2016

San Marco décrit par Michel Butor

Republication d'un article du 01/03/2014
Archives du blog original © TraMezziniMag-2014
 
"Ville picturale s'il en est, à laquelle je suis profondément attaché."
Michel Butor


J'avais quatorze ou quinze ans quand, par un horrible jour d'ennui, un de ces épouvantables après-midis où on ne sait que faire et que tout semble nul, et j'errais dans la grande maison. La pluie au dehors, la grisaille d'un ciel trop bas pour nourrir l'imagination, que faire ? Je poussais la porte à double battant de la bibliothèque. C'était une de mes pièces préférées. Située au rez-de-chaussée de la vieille bâtisse, c'était une salle ronde et voûtée, un ancien corps de garde de l'époque de Louis XIV autour duquel on avait construit le bâtiment aux alentours de 1780. Il restait de sa fonction originale un mur de refend tellement épais que nous pouvions nous tenir à trois entre les deux portes qui séparaient la grande salle du corridor. Combien j'aimais cette maison, elle est pour beaucoup dans l'adulte que je suis devenu. Particulièrement cette fameuse bibliothèque. Elle avait abrité jusque dans les années cinquante, une des plus admirables collections de livres anciens de France, avec notamment de nombreux Elzévirs, ces ouvrages des typographes hollandais du XVIIe dont j'ai la chance de posséder encore quelques exemplaires, maigres vestiges de cette imposante collection qui donna lieu à plusieurs jours de vente à Drouot dans les années 30 puis de nouveau à la fin des années 50... Souvent, dans les débuts de mon adolescence, quand le monde m’effrayait encore et que la précipitation des adultes, leur effarement permanent, l’inanité des buts qu’ils s’acharnaient à poursuivre, tout autant que l’exagération et l’excitation qui semblait prévaloir à chacun des mouvements de mes camarades, j’aimais me réfugier dans cette grande salle tranquille. Les bruits du monde qui y pénétraient semblaient toujours avoir été triés auparavant. Le chant des oiseaux dans les arbres du jardin, les cloches de l’église Saint-Louis voisine, des babillages d’un enfant qu’une nounou promenait dans sa poussette, je n’ai retenu que ces sons-là quand pourtant, les trois grandes fenêtres donnaient à l’intersection de deux rues fort passantes. Mon esprit sélectionnait ce qu’il y avait à garder de ce monde bruyant. Je restais là des heures, protégé par les deux portes que je refermais toujours soigneusement. Il y avait l’univers entier sur les rayonnages. Bien des livres qui ont compté pour moi et forment aujourd’hui encore mes indispensables, livres que je lis et relis, que j’offre aussi à ceux que j’aime et qui, pour beaucoup, ont trouvé une nouvelle place chez mes enfants, presque tous grands lecteurs, c’est dans cette bibliothèque familiale que je les ai découvert. J’ai souvent agacé mes maîtres en prétendant que ma véritable instruction je l’ai acquise avec ces livres. J’étais rétif aux séances de versions latines, la science et les mathématiques m’ennuyaient, entendre ânonner des vers de Ronsard ou les fables de Lafontaine par mes camarades qui les massacraient me mettait en pétard. Rentré à la maison, mes tartines posées à côté du vieux fauteuil Louis XIII recouvert d’un aubusson fatigué où je me lovais, je dévorais Tacite, Homère, Virgile. Sur la grande table, je déployais les grands in-folios de l’Encyclopédie et j’apprenais la physique et l’architecture, la méthode pour construire les carrosses ou monter un habit. Je récitais en roulant les R, des élégies, mascarades et bergerie de Ronsard qui n’étaient pas au programme du Lagarde & Michard, que je déchiffrais dans une édition de 1565. J’avalais, en vrac et dans le plus grand désordre, Marie Noël, Orages de Mauriac, Hérédia, les poètes russes jamais relus depuis mais que j’insistais à lire en cours de français quand il nous fallait choisir un poème de notre choix. Je savais par cœur une poésie intitulée Poussière dont l’auteur était une femme dénommée Zénaïde Hippius, ce qui impressionna madame Bréhant, notre professeur de français-latin.

Et ce fameux jour pluvieux, ne sachant pas de quoi serait fait mon butin du jour, faisant traîner mes doigts le long des étagères, je tombais sur un livre plus grand que les autres qui dépassait de la rangée devant moi. Il n’était pas comme les autres recouvert de ce papier cristal que je continue d’utiliser pour protéger les livres brochés de la poussière. On avait rangé là des ouvrages modernes, des revues. Je n’avais encore jamais farfouillé dans ce coin. Le volume au format in-quarto dépassait de quelques centimètres les autres ouvrages du même auteur. San Marco de Michel Butor. Je n’avais encore jamais entendu ce nom qui me plut aussitôt et que je répétais à voix haute, Michel Butor, Michel Butor… Quelque chose de déterminé, de franc et de fort, mais aussi de tranquille semblait jaillir de ces quatre syllabes. J’allais être littéralement bouleversé par ce que contenait le livre. En guise de marque-pages, une carte postale des années 60 représentant une mosaïque tomba à mes pieds. Par la magie de l’auteur, je pénétrais soudain sur la Piazza San Marco, au pied de la basilique. Ces pages allaient changer ma vie…

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Ah ! - La gondola, gondola ! - Oh ! - Grazie ! - Il faut absolument que je lui rapporte un très joli cadeau de Venise ; pensez-vous qu’un collier comme celui-ci lui ferait plaisir ? Mais oui, c’est lui ! C’est bien lui ! Décidément, on rencontre tout le monde ici ! Garçon ! Garçon ! Cameriere ! Un peu de glace s’il vous plaît ! - Oh ! - Et vous, où êtes-vous logés ? Vous n’avez pas eu trop de difficultés ?
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Bien des monuments religieux à travers le monde ne sont plus aujourd'hui que de vastes halls de gare où la foule déambule en désordre, plus ou moins ahurie par toute la beauté de ces lieux nés de la ferveur des hommes et devenus des musées trop bruyants. Le visiteur à Venise qui se doit de visiter la basilique San Marco, n'aura pas cette sensation désagréable qu'on ressent désormais à Notre-Dame de Paris, à Sainte-Sophie ou à Westminster. Une autre magie s'empare de lui. Est-ce le contraste entre la lumière de la piazza et l'obscurité des lieux ? Les pavés de marbre antique qui composent le sol incliné ? l'omniprésence de l'eau qui surgit par tous les interstices et laissent quand elle se retire un parfum d'iode et d'évasion ? La splendeur des mosaïques et des pierres anciennes ?

Tout cela à la fois, mais aussi - et surtout -  la magie d'une résonance, les voix des visiteurs, qu'on entend comme autant de litanies qui s'entrecoupent, se complètent et s'harmonisent. Les chuchotements se fondent dans le le silence qui sied à la prière et au recueillement, deviennent un élément artistique constitutif des lieux, au même titre que les glorieux vestiges de pierre et d'or. Et soudain, lorsque les cloches se mettent à sonner sur la piazza puis partout ailleurs dans la ville, de la pénombre qui règne dans la basilique semble jaillir mille rayons de soleil. Notre corps s'impatiente alors, comme celui des enfants qu'on a trop longtemps retenu dans un espace clos, et veut se désincruster de tous ces trésors pour retrouver l'air et la lumière. C'est ainsi qu'on a souvent l'impression, en sortant de la basilique, d'une remontée, comme après un plongeon dans les profondeurs d'une eau sombre, le nageur retrouve la surface... Remontée vers le monde et la vie, après cette descente au plus profond de la vie mystique qui suinte des murs de la vieille chapelle dogale...

Michel Butor a traduit cette atmosphère. Non, soyons plus précis : il a su traduire cette atmosphère. Cette sensation unique qui nous prend quand, éblouis par le soleil qui se réverbère sur les dalles de l'immense piazza, le bruit de la foule, des cloches, des pigeons, des bateaux nous étourdit un instant avant de nous aspirer tout entier à notre tour. Un étourdissant mélange de sons et de bruits qui fait qu'on ne peut lire son livre sans être projeté au milieu de la foule qui prennent vie par les mots du poète. Le murmure, banal tout d'abord, prend soudain une ampleur qui partout ailleurs qu'à Venise pourrait déranger. C'est un vacarme qui envahit les pages et donne le vertige. On a la même sensation qu'avec la première ivresse, quand on a suffisamment bu pour tout ressentir avec une acuité nouvelle, une sensation qui nous rend joyeux et attentif à ce qui est autour de nous. Tout nous semble plaisant. Quand on a l'impression de flotter au-dessus de ce qui était la réalité l'instant d'avant. Une musique incroyable qui se fond totalement dans un ensemble imposant, la basilique, ses trésors, la piazza, son pavement, ses cafés, les orchestres, la foule des touristes, les pigeons, les cloches, les bateaux sur le môle... Ivresse oui. Complètement. Ivresse d'être là, sous le soleil et le ciel bleu, face au spectacle sans cesse renouvelé de la Piazza, par la simple magie des mots et la lumineuse invention d'un magicien.
- tu as vu cette femme aux ongles rouge-brun ? - Oh ! - Vous voyez où elle est la scuola san Rocco ? - How do you say church in italian ? - Nous venons de rencontrer olivier. - enchanté. - Fotografia, mademoiselle ? - La lumière de juin. - Do you really like that, doctor ? Well, you know... - Je vous croyais à Lisbonne...

La basilique, consacrée en 1094, qui est le point d’ancrage des touristes sur la place Saint-Marc, flanquée du campanile érigé jusqu’à 96m de hauteur au IXe siècle, est abondamment dépeinte et scrutée dans les guides pour voyageurs de toutes sortes. L'ouvrage de Michel Butor édité en 1963 pourrait tout à fait servir de guide touristique pour voyageur passionné. "Le regard exact, consciencieux de Butor à "San Marco", évoque et explique fort bien la basilique vénitienne et le nom de cet écrivain fera lire à des gens, qui ne s'en soucient guère d'habitude, un excellent guide." écrivit Philippe Jullian dans la revue Candide (n°137, décembre 1963).

Description de San Marco se donne une autre ambition. Elle met tout l’édifice en musique, érige les lieux en palcoscenico pour mieux rendre la basilique à son histoire qui devient poème mythologique. Il redessine son architecture jusqu’à la faire tenir, comme en réduction, dans un livre au format de catalogue. Un plan dépliable est même fourni en annexe... Par le découpage même du livre en cinq chapitres, qui figurent à la fois les piliers de l’œuvre (La Façade, Le Vestibule, L’Intérieur, Le Baptistère, Les Chapelles et Dépendances) et l’architecture en forme de croix du monument construit en cinq parties, Michel Butor nous entraîne dans une découverte où les mots deviennent des sons, où les paroles s’apparentent à des notes, où l’espace de l’édifice imposant, surmonté de ses cinq coupoles byzantines, est parcouru en quadriphonie par les mille réflexions qu’il suggère en raison de sa beauté qui a traversé le temps, et qui se réfracte toujours sur les mosaïques de marbres polychromes qui enrichissent le pavement. Replongeons-nous dans l'atmosphère de la piazza, sur le parvis de la basilique :
Où êtes-vous logés ? Vous n'avez pas eu trop de difficultés ? - Regardez cette énorme bouteille sombre, sur la première étagère, non, pas celle-ci, un peu plus loin.  - Ah !
Car l'eau de la foule est aussi indispensable à la façade de Saint-Marc que l'eau des canaux à celles des palais. Alors que tant de monuments anciens sont profondément dénaturés par le touriste qui s'y rue, nous donnent l'impression d'être profanés, même par nous, bien sûr, quand nous n'y venons pas dans un esprit de stricte étude, ces lieux réservés, secrets, fermés, interdits, brusquement éventrés, ces lieux de silence et de contemplation brusquement livrés au jacassement, la basilique, elle, avec la ville qui l'entoure, n'a rien à craindre de cette faune, et de notre propre frivolité ; elle est née, elle s'est continuée dans le constant regard du visiteur, ses artistes ont travaillé au milieu des conversations des marins et marchands. Depuis le début du XIIIe siècle, cette façade est une vitrine, une montre d'antiquités. Les boutiques sous les arcades sont en vérité son prolongement.


Pièce maîtresse de la collection : les quatre chevaux de bronze au dessus du portail principal, le seul quadrige antique subsistant, œuvre grecque, pense-t-on, du IVe ou IIIe siècle avant Jésus-Christ, pièce disputée au long des âges, déjà repérée sans doute par Néron pour couronner son arc de triomphe, transportée par Constantin dans sa nouvelle Rome où elle couronnait l'hippodrome, et raflée en dernier lieu par Napoléon où elle resta jusqu'à ce que le congrès de Vienne en eût ordonné la restitution.
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Ceci n'empêche point le secret. Même les boutiques ont des arrières, des resserres. La place fait déjà partie de la basilique. De très savants passages amèneront ceux qui voudront jusqu'à son cœur.
- Monsieur ! Monsieur! Voulez-vous une jolie photographie;? Mademoiselle;! Eh! Mademoiselle ! - Prego. - Comment dit-on en italien un jus d'orange? - Et voici la colonne de Saint-Théodore. - Una bella fotografia, Mademoiselle! - Nous avons pu trouver une chambre très convenable à l'hôtel Terminus...
La façade doit donc être étudiée non point comme un mur de séparation, mais comme un organe de communication entre la basilique et sa place, une sorte de filtre fonctionnant dans les deux sens, et que le vestibule complétera. j'ai retrouvé cette idée dans un texte de Mario Praz consacré à Palladio et à l'église du Redentore. Déjà la place est un espace fermé, avec ses pores tout autour, mais une seule grande  fenêtre, celle qui donne sur l'ouverture du Grand Canal. La façade de la basilique va émettre des avant-postes pour bien marquer la continuité. Lorsque nous tournons autour du Campanile pour aller à la piazzetta, lorsque nous passons devant la tour de l'Horloge, nous avons bien le sentiment d'être déjà, dans une certaine mesure, à l'intérieur de l'église. Et le fait que ces deux édifices ont été engendrés par la façade pour assurer sa domination sur la place, la tour de l'Horloge étant prise dans le périmètre, le Campanile en faisant partie autrefois, est considérablement souligné par ces deux pseudopodes, ces deux flèches de part et d'autre, constitués par les arches externes qui n'ont évidemment aucun rôle dans la structure propre de l'édifice, mais un considérable dans sa liaison avec l'ensemble.


La Description de San Marco que propose Michel Butor s'adresse en effet à l'oreille autant qu'à l'œil. L'intention est soulignée par la disposition du texte où se mêlent trois registres. Le premier, imprimé en italiques, occupe toute la largeur de la page : propos d'autres visiteurs saisis à la volée, par bribes, comme enregistrés sans faire exprès; le second, en caractères romains, est aligné en retrait : c'est la voix de l'auteur, qui s'attache à décrire et, parfois commente; le troisième, toujours en caractères romains, voit son retrait accentué : c'est en apparence le plus "objectif", dévolu exclusivement à la description et à l'information (contexte historique ou esthétique). L'effet de polyphonie est souligné, dans le cours de la partie médiane - L'Intérieur - par la possibilité accordée à l'auteur de poursuivre sa visite sur plusieurs niveaux ; à mi-hauteur d'abord, sur les galeries où ont résonné les œuvres d'Andrea Gabrieli, de son neveu Giovanni, celles de Monteverdi et plus tard de Stravinsky; puis plus haut encore, "à ce troisième niveau, dont nous n'avons vu jusqu'à présent que quelques passages, … dans ces coupoles qu'il faut si longtemps pour voir en entier - là, bien avant qu'une nouvelle série de prophètes fût insérée dans les marbres de la nef, toute une ronde parlait déjà (…) au-dessus du chœur." Dans la lumière d'or vieilli des mosaïques, cette polyphonie spatiale fond le présent et le passé, ouvre la basilique sur ses abords, s'étend aux parages marins, vise au-delà … Avant même que s'achève le troisième trajet et, par la grande baie, ce qui devrait être une figure de la Jérusalem céleste, Venise, le ciel de Venise". En écho, au terme du parcours, avant l'ultime retour du flux des voix éparses :"Un dernier rayon sur l'or./ L'eau/ Nuit d'eau d'or."

En ouverture du livre, la dédicace "à Igor Strawinsky pour son quatre-vingtième anniversaire". Était-ce présomptueux de la part de Michel Butor ? Mais le Dialogue avec 33 variations de Ludwig van Beethoven sur une valse de Diabelli, paru chez Gallimard en 1971 - la même année que la mort de l’auteur du Sacre du Printemps - a la puissance de l’aimant que représente la musique pour Michel Butor : défi de l'unir à la littérature, de transformer les notes en caractères et les portées en lignes d’écriture, de transformer un livre en une partition littéraire, qui se scande, se module et se rythme. Partition musicale mais aussi division, éclatement, séparation : chacun joue en effet sa propre partition, et l’harmonie naît de la manière dont l’écrivain agence alors ces multiples voix, regards, mosaïques, statues, peintures qui se mélangent pour aboutir à une cosmogonie instantanée et fugace, retranscrite sur le papier dans un désir de "fixation", au sens photographique du terme.
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 L'hommage à Stravinsky est accompagné sur la quatrième page de couverture, "dalle du tombeau provisoire que devient un livre au moment où on le referme", d'un salut à deux prédécesseurs, Marcel Proust,"le luxueux forçat dans sa fameuse cellule de liège", dont il cite quelques lignes (du Temps retrouvé),  et "le méconnu" John Ruskin, suivi d'une adresse au lecteur qui cherche à entendre et à voir". Comme lcrira Michel Foucault :

"La description ici n'est pas reproduction, mais plutôt déchiffrement: entreprise méticuleuse pour déboîter ce fouillis de langages divers que sont les choses, pour remettre chacun en son lieu naturel, et faire du livre l'emplacement blanc où tous, après dé-scription, peuvent retrouver un espace universel d'inscription. Et c'est là sans doute l'être du livre, objet et lieu de la littérature."
Littérature ciselée, précise autant que poétique, qui donne à voir au lecteur cette liaison fondamentale et tellement directe, évidente, entre la basilique et Venise et son histoire. Le contraste, l'ambiguïté même, manifestes à tous les échelons de la lecture, page après page : entre le piaillement innocent et superficiel des touristes et le commentaire archéologique, entre celui-ci et l'image décrite tellement en détail et les textes qui l'accompagnent, comme le soulignait Anne Villelaur dans sa note de lecture. Ce qui rend précieux ce livre, c'est aussi la manière dont l'auteur suggère cette idée de l'éphémère et "des transformations effectuées par le temps sur les pierres, l'architecture, les mosaïques, mais aussi sur les hommes." Ce décalage, magnifié par le côté visuel du livre, pourrait en faire la matière d'un scénario bien plus que d'un livre d'art, comme semble le suggérer le prière d'insérer.
 "Personne n'avait encore comme Michel Butor, par le mystérieux et concerté agencement des perceptions brutes rendues dans une langue banale, atteint cette force poétique où l'épique côtoie le religieux. Cette fois, je crois, le pari est gagné : intégrer à l'intérieur de la banalité la plus plate les pouvoirs de la poésie'."
Jacqueline Piattier
Le lecteur comprendra l'emprise qu'a pu ainsi prendre sur le jeune garçon rêveur et passionné que j'étais. Hormis les Trois Mousquetaires, qui avec L'Ami fritz, L'Homme à l'oreille cassée et la série des Princes Eric, La bande des Ayacks et les Aventures de Tintin composaient ma bibliothèque personnelle, je n'avais encore rien lu. Ces pages dévorées dans la grande bibliothèque furent pour moi une double révélation. Je pénétrais pour la première fois dans le monde magique des mots et des sons (je n'ai cessé depuis de lire à haute voix les livres que j'aime dès que j'en ai le loisir) et Venise commençait de m'apparaître comme l'île où il me fallait impérativement accoster un jour. Mon Ithaque... Pour à jamais "transformer mes deuils en fanfare"...
"Voici la foule sur la place Saint-Marc à Venise. Mêlé à elle, vous la regardez et vous l'écoutez.
Vous approchez de la basilique.
Vous entrez dans la basilique. Vous commencez à déchiffrer les inscriptions, texte de cet immense livre solide ; vous examinez ses illustrations, non certes dans tout leur détail - il y faudrait plusieurs volumes - mais avec suffisamment d'attention pour que s'élève en votre esprit tout un monument d'histoires et de pensées.
À l'intérieur, le bruit de la foule s'atténue, change, se tait un moment devant la musique.
Vous visitez le baptistère et jetez un coup d'œil sur les chapelles et dépendances, puis vous vous retrouvez au milieu de la foule de la place que vous regardez et écoutez autrement." 
Michel Butor
Collage © Max Partezana pour Michel Butor, Lai du Chevrier, 2011

23 juillet 2016

Venise autrement chez Détours : l'émision de la RTS s'intéresse à Tramezzinimag

© Détours - Radio Télévision Suisse - Photographie Antoine-Lalanne-Desmet - 2016. Tous Droits Réservés.

C'était un projet assez ancien. L'idée en était venue à Antoine Lalanne-Desmet - dont Tramezzinimag a déjà souvent cité dans ces colonnes - lors d'un voyage d'agrément il y a trois ans avec comme troisième larron mon filleul Jacques Comby, pianiste de talent mais aussi l'un des camarades de virées parisiennes d'Antoine. Guider les auditeurs dans la Venise de Tramezzinimag, ou pour être plus près de l'idée de départ, dans la Venise où j'ai vécu avec les gens que j'y connais tout en présentant la vision que j'en ai et qui évolue avec les années. Ce fut le prétexte de mon voyage de mai dernier dont la chronique a été publiée sur le blog. Des heures de prise de son, de nombreux entretiens avec des amis, des détails revenus au fil des discussions entre Antoine et moi et l'idée de montrer une Venise différente de celle qu'on voit dans les documentaires des télévisions du monde entier. Parler de la lagune, de ses habitants, des gens qui se battent pour que le monde unique de la cité lagunaire perdure et ne se transforme ni en réserve d'indiens ni en parc d'attraction. Cela a donné deux heures d'émission. Il y avait de la matière pour quatre ou cinq heures supplémentaires d'émission... 

Les productrices de Détours, la célèbre émission de la Télévision Suisse Romande, qui ont souvent parlé de Venise, voulaient un autre angle d'approche et ce fut ma vie à Venise il y a trente ans et la comparaison avec ce que la Sérénissime est devenue - est en train de devenir - et quelques témoignages de ce que fond des vénitiens, de naissance ou d'adoption pour éviter le naufrage de la Dominante, préserver ses merveilles tout en évitant qu'elle ne soit plus qu'un musée qui servirait de décor obligé aux historiettes d'amour et aux auto-portraits (les ridicules "selfies" à perche) réalisés par milliers chaque jour sur ses ponts et ses campi. C'est ainsi qu'on découvre l'action d'un groupe de jeunes gens venus de tous horizons qui avec des architectes, des artistes, des vieux vénitiens aussi inventent une réponse iconoclaste mais viable au problème du logement intra-muros, celle de fous de musique ancienne et de bateau qui en perpétuant le rythme traditionnel de la navigation à la rame, livrent chaque semaine fruits et légumes de l'agriculture bio locale aux vénitiens, sans moteur et avec bonne humeur, un restaurateur venu de France qui a su marier la tradition culinaire d'ici et des senteurs et goûts nouveaux, une charmante éditrice, vénitienne de la Giudecca qui édite une revue et écrit des livres, suivie dans cette passion par son fils, écrivain de Venise vivant à Paris mais revenant dès qu'il peut sur la lagune... 
 
On entend Gabriele qui compare le tourisme d'aujourd'hui et celui d'il y a quelques années. Il en côtoie tous les jours dans son hôtel et ne manque pas d'anecdotes sur la mauvaise éducation générale des visiteurs. Tobia amoureux de sa ville qui a transformé la maison de famille en lieu de création artistique. A la fois résidence d'artiste, galerie, scènes musicale et table d'hôte gourmande, on y perpétue la création artistique et la vie culturelle locale, loin des biennale et collection Pinault réservées à une élite qui ne sait rien de la vraie Venise, d'autres encore que je vous laisse le plaisir de découvrir... 

Difficile pour la réalisatrice qui a dû faire des coupes dans les heures de son et construire avec Antoine un montage qui tienne la route et trahisse le moins possible l'esprit dans lequel le reportage avait été envisagé. On n'entend pas la très belle déclaration d'amour de Roger de Montebello qui nous faisait visiter son atelier à l'emplacement idéal, pas plus que les femmes de la prison de la Giudecca qui cultivent dans le potager de l'ancien couvent où est située leur lieu de détention, une quantité de fruits et de légumes en biodynamie qu'elles vendent à de nombreux restaurants et proposent chaque semaine aux vénitiens directement devant l'entrée du jardin. N'est pas non plus à l'antenne cette passionnée de roses qui nous a fait l'honneur de son jardin, et tant d'autres dont nous nous servirons dans un autre projet dont je vous reparlerai et qui devrait être lancé cet automne et sortir avant l'été prochain. Mais n'en disons pas davantage. juste ce qu'il faut pour mettre l'eau à la bouche à nos lecteurs ! 

Pour ceux qui ne l'ont pas encore écouté, voici le lien pour écouter le reportage d'Antoine Lalanne-Desmet, réalisé par Carmen Algarrada : Cliquer ICI pour écouter le premier épisode et ICI pour le second. 

En attendant, bons baisers de Venise. Nous étions partis pour faire une sortie en bateau puis aller en vélo jusqu'aux Murazzi pour nous baigner. Mais le ciel en a décidé autrement. La lourdeur du matin l'annonçait. La pluie est tombée pour la première fois depuis plusieurs semaines. Le ciel est de nouveau dégagé mais pas de plage aujourd'hui. Demain est un autre jour. 

Beaucoup de français dans les rues comme chaque fin de semaine. Et puis les hordes habituelles venues d'Asie, d'Allemagne ou des pays scandinaves. Les récents évènements de Nice et Munich semblent avoir ralenti un peu le mouvement. Ici aussi la police et des soldats en arme circulent, surtout autour de la Piazza, à la gare et au Rialto, mais on ne ressent aucune tension. Il y a juste dans les esprits qui voudraient n'y pas penser, cette incompréhension que nous ressentons tous ce me semble quant à l'inanité de ces horribles meurtres et cette folie qui semble s'emparer des hommes...

11 juin 2016

Le secret professionnel de l'île la plus secrète de Venise, la Giudecca

Crédit photographique ©  Jean-Pierre Dalbéra - 2016 - Tous droits Réservés


Dimanche dernier, mon ami Francesco Rapazzini était l'invité du 219e numéro de Secret Professionnel, l'émission de Charles Dantzig, pour parler de l'île de la Giudecca sur laquelle il a écrit de très belles pages pour le magnifique ouvrage publié par les éditions Robert Laffont pour la collection Bouquins. Francesco est écrivain, vénitien d'origine, mais aussi journaliste, aussi sait-il parfaitement parler à la radio. C'est toujours un plaisir de l'entendre avec son accent italien que je le soupçonne d'entretenir alors qu'il vit en France, à Paris, depuis vingt-cinq ans. Coquetterie ? Non pas, juste un indicible rappel de son appartenance. Il est né de père milanais mais a grandi auprès de sa mère à Venise, à la Giudecca précisément, et encore plus précisément dans la maison même de Giorgio Baffo, du moins son casino sur la Fondamenta di Ponte Longo, une de ces maisons que les patriciens emménagèrent dès la fin du XVIe siècle pour y faire de la musique, y donner des bals et jouer aux jeux de hasard que l’Église longtemps réprima.

Lorsque je l'ai connu, au hasard d'un traghetto en vaporetto, entre le Lido et les Zattere, alors que je revenais de la Mostra del Cinéma avec un de ses amis, Francesco ne savait pas encore trop ce que serait son devenir. Il ne parlait pas le français mais il écrivait déjà. Les années passèrent, nous nous sommes perdus de vue après mon mariage. La dernière fois que je l'avais vu, ma fille Margot venait de naître. Nous n'avions jamais vraiment cessé de nous écrire, puis les lettres se sont raréfiées de ma part comme de la sienne et un jour il m'annonça sa venue à Bordeaux, dans notre appartement de jeunes mariés... C'était au début du Printemps il me semble. Je devais partir pour Antibes où m'attendaient mon épouse et notre petite fille. Ce furent trois ou quatre jours merveilleux de retrouvailles et d'amitié, qui je crois furent parmi les éléments qui déterminèrent Francesco à laisser quelques années plus tard, Milan et Venise pour s'installer en France. Aucune prétention dans ces lignes.

Crédit photographique © Giovanni dall'Orto - 2008 - Tous droits Réservés
 
Je ne voudrais pas laisser à penser que je puisse avoir eu autant d'influence, mais je sais le raisonnement qu'a tenu à l'époque le jeune étudiant en droit un peu acteur et modèle qu'était alors Francesco. Tout le monde passe un jour par Venise, tout le monde y vient mais peu y restent. A chaque rencontre qui comptait dans sa vie, le jeune giudecchino se retrouvait un jour ou l'autre face à la douleur du départ de ses amis et cette sensation d'abandon s'est muée en désir de partir à son tour. Il a roulé sa bosse, exercé plusieurs métiers jusqu'à ce que l'écriture, le journalisme - talents (et virus) inscrits dans son code génétique puisqu'il est entouré dans sa famille par des artistes, des savants... jusqu’à Vittoria, sa propre mère qui est écrivain et directrice de revues - pour finalement devenir cet écrivain véritable et prolixe que nous connaissons. La vie parisienne ne l'empêche pas de rester profondément italien, et plus que cela, vénitien.

J'invite les lecteurs de Tramezzinimag à se pencher sur sa bibliographie. Elle est dense et Francesco écrit sur des sujets fort intéressants. Nous avons à plusieurs reprises cité ses ouvrages dans ces colonnes. Lisez-le, vous m'en direz des nouvelles. C'est bien écrit, gourmand, esthétique, profond, intelligent. A son image. 
 
 
Francesco Rapazzini parle de la Giudecca avec Charles Dantzig 
sur France Culture : cliquer ICI 

15 août 2015

"La canzone dei vecchi amanti" par Franco Battiato

La très belle version en italien de la chanson de Jacques Brel, qui s'échappait l'autre soir d'une fenêtre ouverte, dans une ruelle improbable de Canareggio, du côté de San Sebastiano, comme un retour en arrière... La voix de Franco Battiato résonnait sur les murs hauts et étroits ; les magnifiques paroles semblaient vouloir s'envoler et se répandre dans la ville endormie. Je remontais la rue à la recherche d'un peu de fraîcheur, porté par la musique. Soudain les cloches se sont mises à sonner, se répondant les unes aux autres, puis des mouettes lancèrent leur cri, un volet claqua, une mère appela son enfant qui ne répondait pas. Le vent se leva, doux et parfumé... Je venais de mettre mes pas dans les pas du garçon que j'étais trente ans plus tôt. Qui était le doux, le tendre, le merveilleux amour qui occupait mon cœur cette nuit-là, dans les années 80 ? Plusieurs noms me viennent aux lèvres en même temps qu'un sourire ému... Est-ce à cause de la musique qui accélère ma respiration, est-ce à cause du vent qui soudain s'est levé sur les Fondamente Nuove, mais j'ai comme des larmes dans les yeux ?... 

14 août 2015

Exclusif : "I Figli della laguna", un film de Francesco de Robertis

La Venise authentique... Qu'est-ce que cela veut dire ? Une autre Venise que celle que s'entêtent à présenter les documentaires télévisés, avec San Marco, les pigeons et les gondoles. Une Sérénissime nascosta ? Depuis dix ans, TraMeZziniMag s'est attaché à présenter à ses lecteurs la Venise Mineure, celle du quotidien des vénitiens, avec leurs usages et leurs rites. "La Vita semplice" (ou "I Figli della laguna"), un film réalisé en 1946 présente cette Venise-là... 

Dans une cité des doges qui se dépeuple chaque jour davantage, que défigure les boutiques de faux Murano made in China et qu'envahissent chaque année plus de vingt-trois millions de visiteurs, s'attarder sur tout ce qui rappelle ce qu'elle fut des siècles durant est à la fois émouvant et roboratif. Il est hélas de plus en plus difficile d'imaginer ce qu'a pu être Venise quand chaque sestiere et chacune des îles avoisinantes grouillait de vie, les campi envahis par les enfants, les barques sans moteur, les marchés, les fêtes populaires. Cette Venise espiègle et bienveillante, où la joie de vivre et la solidarité affrontent l'esprit du monde moderne nourri de vitesse, d'ambition et d'esprit de lucre, où la poésie des jours est une perte de temps et d'argent, se révèle à nous au hasard des rencontres. Il suffit de se ver tôt et de prendre un café-croissant au comptoir de Rosa Salva, aux pieds du Colleone ou près de la Frezzaria, de s'attarder un soir dans une osteria en retrait des itinéraires touristiques, au fin fond de Cannaregio ou de Castello ou de traîner du côté du Campo Santi Apostoli ou de San Giacomo del'Orio, à Santa Marta ou Viale Garibaldi à l'heure de la passeggiata, pour en retrouver l'atmosphère bien vivante... 

Un ami vénitien m'a montré l'autre soir un petit bijou dont j'avais entendu parler sans jamais pouvoir le découvrir. Il s'agit d'un long-métrage (90'), réalisé en 1946 par le cinéaste pugliese Francesco de Robertis. Tourné entièrement à Venise, juste avant la chute de Mussolini, dans une période d'effervescence et d'initiative culturelle encouragée par la Repubblica Sociale Italiana, ce film sans prétention est un bonheur. Bel aperçu de la vie quotidienne dans la Venise de l'immédiat après-guerre quand l'Italie commençait à se détacher avec peine du fascisme et de la guerre, juste avant que le Plan Marshall transforme la vie et les mœurs. Du cinéma comme on l'aimait à l'époque, truffé de bons sentiments et de drôlerie. Squeri (le film a été en grande partie tourné au squero de San Trovaso) et squerarioli, gondoliers, gens du peuple toujours prompts à se régaler du spectacle de la rue et des canaux, toute un monde volubile et sympathique se présente au spectateur émerveillé, comme dans une comédie de Goldoni. En dépit des apparences tout finit par s'arranger et se termine dans la joie et la bonne humeur. Le tout avec de bons acteurs et un doublage très respectueux du dialecte vénitien. En voici un extrait régalez-vous : 

10 mai 2014

Un Grand Week-end à Venise sur europe 1 ce matin

C'était ce matin sur Europe 1, dans Un Grand Week end, l'émission de Marjolaine Koch qui parlait de l'art contemporain à la Punta della Dogana et de... tramezzini, que votre serviteur a essayé de décrire au micro, mais en quelques secondes c'est bien court. 

Pour ceux que cela intéresse, ces quelques minutes consacrées à la Sérénissime par une journaliste sympathique et passionnée en podcast  ICI

J'en ai dit davantage que ce qui est passé en ligne, mais c'est cela la radio ! L'occasion aussi d'annoncer un prochain billet consacré à ces merveilleux petits sandwiches vénitiens qu'on peut essayer de faire chez soi. A suivre donc !

Ce billet publié sur le site originel
 a suscité 2 commentaires non archivés par Google.

18 mars 2014

San Marco décrit par Michel Butor

"Ville picturale s'il en est, à laquelle je suis profondément attaché."
Michel Butor


J'avais quatorze ou quinze ans quand, par un horrible jour d'ennui, un de ces épouvantables après-midis où on ne sait que faire et que tout semble nul, et j'errais dans la grande maison. La pluie au dehors, la grisaille d'un ciel trop bas pour nourrir l'imagination, que faire ? Je poussais la porte à double battant de la bibliothèque. C'était une de mes pièces préférées. Située au rez-de-chaussée de la vieille bâtisse, c'était une salle ronde et voûtée, un ancien corps de garde de l'époque de Louis XIV autour duquel on avait construit le bâtiment aux alentours de 1780. Il restait de sa fonction originale un mur de refend tellement épais que nous pouvions nous tenir à trois entre les deux portes qui séparaient la grande salle du corridor. Combien j'aimais cette maison, elle est pour beaucoup dans l'adulte que je suis devenu. Particulièrement cette fameuse bibliothèque. Elle avait abrité jusque dans les années cinquante, une des plus admirables collections de livres anciens de France, avec notamment de nombreux Elzévirs, ces ouvrages des typographes hollandais du XVIIe dont j'ai la chance de posséder encore quelques exemplaires, maigres vestiges de cette imposante collection qui donna lieu à plusieurs jours de vente à Drouot dans les années 30 puis de nouveau à la fin des années 50...

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Ah ! - La gondola, gondola ! - Oh ! - Grazie ! - Il faut absolument que je lui rapporte un très joli cadeau de Venise ; pensez-vous qu’un collier comme celui-ci lui ferait plaisir ? Mais oui, c’est lui ! C’est bien lui ! Décidément, on rencontre tout le monde ici ! Garçon ! Garçon ! Cameriere ! Un peu de glace s’il vous plaît ! - Oh ! - Et vous, où êtes-vous logés ? Vous n’avez pas eu trop de difficultés ?
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Bien des monuments religieux à travers le monde ne sont plus aujourd'hui que de vastes halls de gare où la foule déambule en désordre, plus ou moins ahurie par toute la beauté de ces lieux nés de la ferveur des hommes et devenus des musées trop bruyants. Le visiteur à Venise qui se doit de visiter la basilique San Marco, n'aura pas cette sensation désagréable qu'on ressent désormais à Notre-Dame de Paris, à Sainte-Sophie ou à Westminster. Une autre magie s'empare de lui. Est-ce le contraste entre la lumière de la piazza et l'obscurité des lieux ? Les pavés de marbre antique qui composent le sol incliné ? l'omniprésence de l'eau qui surgit par tous les interstices et laissent quand elle se retire un parfum d'iode et d'évasion ? La splendeur des mosaïques et des pierres anciennes ?

Tout cela à la fois, mais aussi - et surtout -  la magie d'une résonance, les voix des visiteurs, qu'on entend comme autant de litanies qui s'entrecoupent, se complètent et s'harmonisent. Les chuchotements se fondent dans le le silence qui sied à la prière et au recueillement, deviennent un élément artistique constitutif des lieux, au même titre que les glorieux vestiges de pierre et d'or. Et soudain, lorsque les cloches se mettent à sonner sur la piazza puis partout ailleurs dans la ville, de la pénombre qui règne dans la basilique semble jaillir mille rayons de soleil. Notre corps s'impatiente alors, comme celui des enfants qu'on a trop longtemps retenu dans un espace clos, et veut se désincruster de tous ces trésors pour retrouver l'air et la lumière. C'est ainsi qu'on a souvent l'impression, en sortant de la basilique, d'une remontée, comme après un plongeon dans les profondeurs d'une eau sombre, le nageur retrouve la surface... Remontée vers le monde et la vie, après cette descente au plus profond de la vie mystique qui suinte des murs de la vieille chapelle dogale...

Michel Butor a traduit cette atmosphère. Non, soyons plus précis : il a su traduire cette atmosphère. Cette sensation unique qui nous prend quand, éblouis par le soleil qui se réverbère sur les dalles de l'immense piazza, le bruit de la foule, des cloches, des pigeons, des bateaux nous étourdit un instant avant de nous aspirer tout entier à notre tour. Un étourdissant mélange de sons et de bruits qui fait qu'on ne peut lire son livre sans être projeté au milieu de la foule qui prennent vie par les mots du poète. Le murmure, banal tout d'abord, prend soudain une ampleur qui partout ailleurs qu'à Venise pourrait déranger. C'est un vacarme qui envahit les pages et donne le vertige. On a la même sensation qu'avec la première ivresse, quand on a suffisamment bu pour tout ressentir avec une acuité nouvelle, une sensation qui nous rend joyeux et attentif à ce qui est autour de nous. Tout nous semble plaisant. Quand on a l'impression de flotter au-dessus de ce qui était la réalité l'instant d'avant. Une musique incroyable qui se fond totalement dans un ensemble imposant, la basilique, ses trésors, la piazza, son pavement, ses cafés, les orchestres, la foule des touristes, les pigeons, les cloches, les bateaux sur le môle... Ivresse oui. Complètement. Ivresse d'être là, sous le soleil et le ciel bleu, face au spectacle sans cesse renouvelé de la Piazza, par la simple magie des mots et la lumineuse invention d'un magicien.
- tu as vu cette femme aux ongles rouge-brun ? - Oh ! - Vous voyez où elle est la scuola san Rocco ? - How do you say church in italian ? - Nous venons de rencontrer olivier. - enchanté. - Fotografia, mademoiselle ? - La lumière de juin. - Do you really like that, doctor ? Well, you know... - Je vous croyais à Lisbonne...

La basilique, consacrée en 1094, qui est le point d’ancrage des touristes sur la place Saint-Marc, flanquée du campanile érigé jusqu’à 96m de hauteur au IXe siècle, est abondamment dépeinte et scrutée dans les guides pour voyageurs de toutes sortes. L'ouvrage de Michel Butor édité en 1963 pourrait tout à fait servir de guide touristique pour voyageur passionné. "Le regard exact, consciencieux de Butor à "San Marco", évoque et explique fort bien la basilique vénitienne et le nom de cet écrivain fera lire à des gens, qui ne s'en soucient guère d'habitude, un excellent guide." écrivit Philippe Jullian dans la revue Candide (n°137, décembre 1963).

Description de San Marco se donne une autre ambition. Elle met tout l’édifice en musique, érige les lieux en palcoscenico pour mieux rendre la basilique à son histoire qui devient poème mythologique. Il redessine son architecture jusqu’à la faire tenir, comme en réduction, dans un livre au format de catalogue. Un plan dépliable est même fourni en annexe... Par le découpage même du livre en cinq chapitres, qui figurent à la fois les piliers de l’œuvre (La Façade, Le Vestibule, L’Intérieur, Le Baptistère, Les Chapelles et Dépendances) et l’architecture en forme de croix du monument construit en cinq parties, Michel Butor nous entraîne dans une découverte où les mots deviennent des sons, où les paroles s’apparentent à des notes, où l’espace de l’édifice imposant, surmonté de ses cinq coupoles byzantines, est parcouru en quadriphonie par les mille réflexions qu’il suggère en raison de sa beauté qui a traversé le temps, et qui se réfracte toujours sur les mosaïques de marbres polychromes qui enrichissent le pavement. Replongeons-nous dans l'atmosphère de la piazza, sur le parvis de la basilique :
Où êtes-vous logés ? Vous n'avez pas eu trop de difficultés ? - Regardez cette énorme bouteille sombre, sur la première étagère, non, pas celle-ci, un peu plus loin.  - Ah !
Car l'eau de la foule est aussi indispensable à la façade de Saint-Marc que l'eau des canaux à celles des palais. Alors que tant de monuments anciens sont profondément dénaturés par le touriste qui s'y rue, nous donnent l'impression d'être profanés, même par nous, bien sûr, quand nous n'y venons pas dans un esprit de stricte étude, ces lieux réservés, secrets, fermés, interdits, brusquement éventrés, ces lieux de silence et de contemplation brusquement livrés au jacassement, la basilique, elle, avec la ville qui l'entoure, n'a rien à craindre de cette faune, et de notre propre frivolité ; elle est née, elle s'est continuée dans le constant regard du visiteur, ses artistes ont travaillé au milieu des conversations des marins et marchands. Depuis le début du XIIIe siècle, cette façade est une vitrine, une montre d'antiquités. Les boutiques sous les arcades sont en vérité son prolongement.




Pièce maîtresse de la collection : les quatre chevaux de bronze au dessus du portail principal, le seul quadrige antique subsistant, œuvre grecque, pense-t-on, du IVe ou IIIe siècle avant Jésus-Christ, pièce disputée au long des âges, déjà repérée sans doute par Néron pour couronner son arc de triomphe, transportée par Constantin dans sa nouvelle Rome où elle couronnait l'hippodrome, et raflée en dernier lieu par Napoléon où elle resta jusqu'à ce que le congrès de Vienne en eût ordonné la restitution.
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Ceci n'empêche point le secret. Même les boutiques ont des arrières, des resserres. La place fait déjà partie de la basilique. De très savants passages amèneront ceux qui voudront jusqu'à son cœur.
- Monsieur ! Monsieur! Voulez-vous une jolie photographie;? Mademoiselle;! Eh! Mademoiselle ! - Prego. - Comment dit-on en italien un jus d'orange? - Et voici la colonne de Saint-Théodore. - Una bella fotografia, Mademoiselle! - Nous avons pu trouver une chambre très convenable à l'hôtel Terminus...

La façade doit donc être étudiée non point comme un mur de séparation, mais comme un organe de communication entre la basilique et sa place, une sorte de filtre fonctionnant dans les deux sens, et que le vestibule complétera. j'ai retrouvé cette idée dans un texte de Mario Praz consacré à Palladio et à l'église du Redentore. Déjà la place est un espace fermé, avec ses pores tout autour, mais une seule grande  fenêtre, celle qui donne sur l'ouverture du Grand Canal. La façade de la basilique va émettre des avant-postes pour bien marquer la continuité. Lorsque nous tournons autour du Campanile pour aller à la piazzetta, lorsque nous passons devant la tour de l'Horloge, nous avons bien le sentiment d'être déjà, dans une certaine mesure, à l'intérieur de l'église. Et le fait que ces deux édifices ont été engendrés par la façade pour assurer sa domination sur la place, la tour de l'Horloge étant prise dans le périmètre, le Campanile en faisant partie autrefois, est considérablement souligné par ces deux pseudopodes, ces deux flèches de part et d'autre, constitués par les arches externes qui n'ont évidemment aucun rôle dans la structure propre de l'édifice, mais un considérable dans sa liaison avec l'ensemble.


La Description de San Marco que propose Michel Butor s'adresse en effet à l'oreille autant qu'à l'œil. L'intention est soulignée par la disposition du texte où se mêlent trois registres. Le premier, imprimé en italiques, occupe toute la largeur de la page : propos d'autres visiteurs saisis à la volée, par bribes, comme enregistrés sans faire exprès; le second, en caractères romains, est aligné en retrait : c'est la voix de l'auteur, qui s'attache à décrire et, parfois commente; le troisième, toujours en caractères romains, voit son retrait accentué : c'est en apparence le plus "objectif", dévolu exclusivement à la description et à l'information (contexte historique ou esthétique). L'effet de polyphonie est souligné, dans le cours de la partie médiane - L'Intérieur - par la possibilité accordée à l'auteur de poursuivre sa visite sur plusieurs niveaux ; à mi-hauteur d'abord, sur les galeries où ont résonné les œuvres d'Andrea Gabrieli, de son neveu Giovanni, celles de Monteverdi et plus tard de Stravinsky; puis plus haut encore, "à ce troisième niveau, dont nous n'avons vu jusqu'à présent que quelques passages, … dans ces coupoles qu'il faut si longtemps pour voir en entier - là, bien avant qu'une nouvelle série de prophètes fût insérée dans les marbres de la nef, toute une ronde parlait déjà (…) au-dessus du chœur." Dans la lumière d'or vieilli des mosaïques, cette polyphonie spatiale fond le présent et le passé, ouvre la basilique sur ses abords, s'étend aux parages marins, vise au-delà … Avant même que s'achève le troisième trajet et, par la grande baie, ce qui devrait être une figure de la Jérusalem céleste, Venise, le ciel de Venise". En écho, au terme du parcours, avant l'ultime retour du flux des voix éparses :"Un dernier rayon sur l'or./ L'eau/ Nuit d'eau d'or."

En ouverture du livre, la dédicace "à Igor Strawinsky pour son quatre-vingtième anniversaire". Était-ce présomptueux de la part de Michel Butor ? Mais le Dialogue avec 33 variations de Ludwig van Beethoven sur une valse de Diabelli, paru chez Gallimard en 1971 - la même année que la mort de l’auteur du Sacre du Printemps - a la puissance de l’aimant que représente la musique pour Michel Butor : défi de l'unir à la littérature, de transformer les notes en caractères et les portées en lignes d’écriture, de transformer un livre en une partition littéraire, qui se scande, se module et se rythme. Partition musicale mais aussi division, éclatement, séparation : chacun joue en effet sa propre partition, et l’harmonie naît de la manière dont l’écrivain agence alors ces multiples voix, regards, mosaïques, statues, peintures qui se mélangent pour aboutir à une cosmogonie instantanée et fugace, retranscrite sur le papier dans un désir de "fixation", au sens photographique du terme.
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 L'hommage à Stravinsky est accompagné sur la quatrième page de couverture, "dalle du tombeau provisoire que devient un livre au moment où on le referme", d'un salut à deux prédécesseurs, Marcel Proust,"le luxueux forçat dans sa fameuse cellule de liège", dont il cite quelques lignes (du Temps retrouvé),  et "le méconnu" John Ruskin, suivi d'une adresse au lecteur qui cherche à entendre et à voir". Comme lcrira Michel Foucault :

"La description ici n'est pas reproduction, mais plutôt déchiffrement: entreprise méticuleuse pour déboîter ce fouillis de langages divers que sont les choses, pour remettre chacun en son lieu naturel, et faire du livre l'emplacement blanc où tous, après dé-scription, peuvent retrouver un espace universel d'inscription. Et c'est là sans doute l'être du livre, objet et lieu de la littérature."
Littérature ciselée, précise autant que poétique, qui donne à voir au lecteur cette liaison fondamentale et tellement directe, évidente, entre la basilique et Venise et son histoire. Le contraste, l'ambiguïté même, manifestes à tous les échelons de la lecture, page après page : entre le piaillement innocent et superficiel des touristes et le commentaire archéologique, entre celui-ci et l'image décrite tellement en détail et les textes qui l'accompagnent, comme le soulignait Anne Villelaur dans sa note de lecture. Ce qui rend précieux ce livre, c'est aussi la manière dont l'auteur suggère cette idée de l'éphémère et "des transformations effectuées par le temps sur les pierres, l'architecture, les mosaïques, mais aussi sur les hommes." Ce décalage, magnifié par le côté visuel du livre, pourrait en faire la matière d'un scénario bien plus que d'un livre d'art, comme semble le suggérer le prière d'insérer.
 "Personne n'avait encore comme Michel Butor, par le mystérieux et concerté agencement des perceptions brutes rendues dans une langue banale, atteint cette force poétique où l'épique côtoie le religieux. Cette fois, je crois, le pari est gagné : intégrer à l'intérieur de la banalité la plus plate les pouvoirs de la poésie'."
Jacqueline Piattier
Le lecteur comprendra l'emprise qu'a pu ainsi prendre sur le jeune garçon rêveur et passionné que j'étais. Hormis les Trois Mousquetaires, qui avec L'Ami fritz, L'Homme à l'oreille cassée et la série des Princes Eric, La bande des Ayacks et les Aventures de Tintin composaient ma bibliothèque personnelle, je n'avais encore rien lu. Ces pages dévorées dans la grande bibliothèque furent pour moi une double révélation. Je pénétrais pour la première fois dans le monde magique des mots et des sons (je n'ai cessé depuis de lire à haute voix les livres que j'aime dès que j'en ai le loisir) et Venise commençait de m'apparaître comme l'île où il me fallait impérativement accoster un jour. Mon Ithaque... Pour à jamais "transformer mes deuils en fanfare"...
"Voici la foule sur la place Saint-Marc à Venise. Mêlé à elle, vous la regardez et vous l'écoutez.
Vous approchez de la basilique.
Vous entrez dans la basilique. Vous commencez à déchiffrer les inscriptions, texte de cet immense livre solide ; vous examinez ses illustrations, non certes dans tout leur détail - il y faudrait plusieurs volumes - mais avec suffisamment d'attention pour que s'élève en votre esprit tout un monument d'histoires et de pensées.
À l'intérieur, le bruit de la foule s'atténue, change, se tait un moment devant la musique.
Vous visitez le baptistère et jetez un coup d'œil sur les chapelles et dépendances, puis vous vous retrouvez au milieu de la foule de la place que vous regardez et écoutez autrement." 
Michel Butor
Collage © Max Partezana pour Michel Butor, Lai du Chevrier, 2011