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06 novembre 2016

Journal - novembre 2014 (extraits)



2 novembre 2014.
Le brouillard ce matin quand j'ouvre mes fenêtres, le silence approximatif dû aux vacances, les préparatifs du marché voisin, ce ciel gris rempli du cri des mouettes et des corneilles qui se mêlent, cette odeur particulière qu'on sent ici, près du port parfois avec la marée et qui rappelle tellement les effluves de la lagune le matin quand je me promène le long des Zattere ou sur les Fondamente Nuove. Et puis ce désir de La revoir, ce besoin impérieux de me fondre de nouveau dans ses ruelles sombres, de me délecter du chant des cloches à midi, du bruit que font mes pas sur les masegne millénaires où tant des miens avant moi ont marché... 

Mardi 4. 
Joli soleil ce matin après la brume. Odeurs délicieuses d'humus et de feu de bois.

Mon amie Catherine qui vit à Munich y sera dans quelques jours avec une de ses amies américaines, Darlene que j'ai reçu autrefois dans notre maison de l'impasse Guestier. Elle a un fils de vingt ans dont mon amie est la marraine. Elles ont convenu de se retrouver à Venise mais Catherine, persuadée que j'y vivais à l'année, m'a écrit pour que nous nous y voyions... Vais-je pouvoir me libérer et aller moi aussi à Venise ? Vais-je pouvoir l'accueillir et leur faire découvrir mes endroits favoris, leur faire ressentir ces impressions uniques qu'on ne peut ressentir qu'à Venise ? Nous en avons tellement souvent parlé autrefois, lorsqu'elle vivait en Californie et que j'avais abandonné les rives de l'Adriatique pour celles de la Garonne... 

Elle sera logée à la Ca' del Campo, sur le campo della Guerra du 18 au 21 mai. Si j'y allais du 18 au 26 par exemple ? Le 17 je serai à Lyon pour l'Assemblée Générale annuelle du Refuge. Lyon-Venise cela ne doit pas être trop compliqué, de jour ou de nuit. Passer trois jours avec Catherine et ses amis californiens (ils logent au Hilton Stucky à la Giudecca - ce qui n'est pas du meilleur goût hélas) puis rester seul - où avec Constance ou Jean s'ils peuvent me rejoindre - afin de chercher comment je pourrais bientôt être logé régulièrement et poser mes malles une fois pour toutes, faire les démarches nécessaires pour obtenir ce statut de résident auquel j'aspire depuis si longtemps, revoir mes anciens amis restés ou revenus à Venise. 

Mieux connaître Julien et voir selon lui ce que je puis faire à Venise. Pour Venise ; parler avec lui de Delvaille aussi... Revoir Roger et sa peinture ; faire la connaissance de son épouse... Et puis Manfred, Gabriel, Federico, Pippo... Tant d'autres encore... Et puis Antoine va bientôt rentrer d'un de ses énièmes reportages. Aller à Venise avec lui ? Faire enfin ce documentaire dont il me parle tant ? 

Questions, hésitations, doutes. Confusion aussi. Face à tout cela, je me sens perdu comme un oiseau tombé de son nid... 

Lecture de Joseph Joubert. Passionnant personnage dont les pensées font mouche mais qui me laisse parfois une drôle d'impression tant je ressens une grande proximité avec lui. Du moins avec son mode de penser et les critères qui l'ont motivé sa vie durant... Je l'ai découvert en lisant Alain par qui je me suis ouvert autrefois à la philosophie. Tous deux ont parlé à mon adolescence.Je retrouve aujourd'hui Joubert dont personne jamais ne parle. Dommage. 

Pourtant, il a ouvert la route aux plus grands, aux plus neufs. A Rimbaud quand il écrit "La poésie est fantastique" Et quand il écrit "Je n'ai jamais appris à parler mal, à injurier et à maudire", je me retrouve tout entier, autant que lorsqu'il affirme "Ce qui est beau est bien" !

Jeudi 6.
Ce même jour, en 1980, mon père s'éteignait après une longue maladie. J'avais à peine vingt-cinq ans. Je n'en faisais que vingt, sur mon visage et bien moins encore dans mon cœur. Pourtant sa disparition soudaine a fait de moi un homme, avec ses souffrances et ses ardeurs. La mort de mon père a été un révélateur dont j'aurai certes aimé faire l'économie, mais qui m'a propulsé dans le monde des vivant. Rien après ce jour n'a jamais plus été comme avant. 

Chaque année, je repense à ces derniers jours dans la grande maison où plus rien n'allait. Je revois la soirée de mon anniversaire, le triste dîner où il fut à peine présent, son regard fatigué et absent. Il savait qu'il n'en avait plus pour très longtemps. Quelques jours avant, nous avions fait une promenade. Pour la première fois, nous avons réellement parlé ensemble mais il y avait tellement de choses à dire, tellement de temps à rattraper. Hélas, aux mots succédèrent vite un silence pesant. Trop de pudeur. Trop de silences... Nous sommes rentrés à la maison sans plus parler. Il est allé garer la voiture, je suis monté dans ma chambre... Je n'ai plus jamais eu l'occasion de m'entretenir avec lui. Quelques jours plus tard, mon oncle au téléphone m'apprenait sa mort... Il avait à peine cinquante neuf ans. 

"Un honnête homme meurt toujours jeune, c'est-à-dire trop tôt" (Joubert).


10 septembre 2016

Le plus ancien ghetto du monde a 500 ans


29 mars 1516. La Sérénissime après un certain nombre de réunions, conversations, rencontres au sommet de l’État, décide d'imposer aux juifs de Venise de se regrouper à l’extrémité nord de la ville, dans la contrada San Girolamo, sur un terrain appelé Geto, vaste terrain formant une île borée par des canaux. Il fut décidé que l'accès à ce lieu serait limité à deux portes, ouvertes le matin et refermées le soir. Les habitants n'étaient autorisés à le quitter que dans la journée, pour vaquer à leurs occupations et devaient porter un signe distinctif, rond jaune apposé sur leur vêtement ou béret jaune... Seuls les médecins pouvaient sortir la nuit pour se rendre au chevet des chrétiens malades. 
C'était il y a cinq cents ans. Le premier ghetto venait de naître. Son appellation sera désormais associée à tous les lieux de ségrégation dans le monde, à tort ou à raison. Cet anniversaire a été l'occasion de nombreuses manifestations sur place et dans le monde. Tramezzinimag abordera plusieurs thématiques qui ont fait l'objet de publications, de conférences ou d'exposition. 

Nous reparlerons entre autres du superbe documentaire "Geto", écrit et réalisé par Regina Reznik dans les années 80 dont j'avais écrit avec quelques amis la version française, jamais encore diffusée et de l'excellent ouvrage de Donatella Calabi, "Ghetto de Venise, 500 ans" qui vient de paraître chez Liana Levi.

01 septembre 2016

Arrigo Cipriani le sage

Ceux qui ont lu le superbe ouvrage paru chez Bouquins paru sous la direction de Delphine Gachet et de Alessandro Scarsella au printemps auront aimé le texte écrit par Arrigo Cipriani, intitulé avec sobriété et magnificence, le Goût à Venise. Le vieil homme a la plume acérée, le regard vif et reste un témoin incomparable d'autres temps et d'autres mœurs, quand Venise n'était pas envahie par les hordes de barbares, produits du tourisme low-cost qui semble vouloir donner le coup de grâce à une ville exsangue qui pourtant reste "pleine de sagesse comme elle a toujours été miroir de son temps." Un monument (le personnage autant que l'établissement). Je ne me lasse pas d'écouter l'impeccable gentleman raconter l'histoire du Harry's Bar :

31 août 2016

San Marco décrit par Michel Butor

Republication d'un article du 01/03/2014
Archives du blog original © TraMezziniMag-2014
 
"Ville picturale s'il en est, à laquelle je suis profondément attaché."
Michel Butor


J'avais quatorze ou quinze ans quand, par un horrible jour d'ennui, un de ces épouvantables après-midis où on ne sait que faire et que tout semble nul, et j'errais dans la grande maison. La pluie au dehors, la grisaille d'un ciel trop bas pour nourrir l'imagination, que faire ? Je poussais la porte à double battant de la bibliothèque. C'était une de mes pièces préférées. Située au rez-de-chaussée de la vieille bâtisse, c'était une salle ronde et voûtée, un ancien corps de garde de l'époque de Louis XIV autour duquel on avait construit le bâtiment aux alentours de 1780. Il restait de sa fonction originale un mur de refend tellement épais que nous pouvions nous tenir à trois entre les deux portes qui séparaient la grande salle du corridor. Combien j'aimais cette maison, elle est pour beaucoup dans l'adulte que je suis devenu. Particulièrement cette fameuse bibliothèque. Elle avait abrité jusque dans les années cinquante, une des plus admirables collections de livres anciens de France, avec notamment de nombreux Elzévirs, ces ouvrages des typographes hollandais du XVIIe dont j'ai la chance de posséder encore quelques exemplaires, maigres vestiges de cette imposante collection qui donna lieu à plusieurs jours de vente à Drouot dans les années 30 puis de nouveau à la fin des années 50... Souvent, dans les débuts de mon adolescence, quand le monde m’effrayait encore et que la précipitation des adultes, leur effarement permanent, l’inanité des buts qu’ils s’acharnaient à poursuivre, tout autant que l’exagération et l’excitation qui semblait prévaloir à chacun des mouvements de mes camarades, j’aimais me réfugier dans cette grande salle tranquille. Les bruits du monde qui y pénétraient semblaient toujours avoir été triés auparavant. Le chant des oiseaux dans les arbres du jardin, les cloches de l’église Saint-Louis voisine, des babillages d’un enfant qu’une nounou promenait dans sa poussette, je n’ai retenu que ces sons-là quand pourtant, les trois grandes fenêtres donnaient à l’intersection de deux rues fort passantes. Mon esprit sélectionnait ce qu’il y avait à garder de ce monde bruyant. Je restais là des heures, protégé par les deux portes que je refermais toujours soigneusement. Il y avait l’univers entier sur les rayonnages. Bien des livres qui ont compté pour moi et forment aujourd’hui encore mes indispensables, livres que je lis et relis, que j’offre aussi à ceux que j’aime et qui, pour beaucoup, ont trouvé une nouvelle place chez mes enfants, presque tous grands lecteurs, c’est dans cette bibliothèque familiale que je les ai découvert. J’ai souvent agacé mes maîtres en prétendant que ma véritable instruction je l’ai acquise avec ces livres. J’étais rétif aux séances de versions latines, la science et les mathématiques m’ennuyaient, entendre ânonner des vers de Ronsard ou les fables de Lafontaine par mes camarades qui les massacraient me mettait en pétard. Rentré à la maison, mes tartines posées à côté du vieux fauteuil Louis XIII recouvert d’un aubusson fatigué où je me lovais, je dévorais Tacite, Homère, Virgile. Sur la grande table, je déployais les grands in-folios de l’Encyclopédie et j’apprenais la physique et l’architecture, la méthode pour construire les carrosses ou monter un habit. Je récitais en roulant les R, des élégies, mascarades et bergerie de Ronsard qui n’étaient pas au programme du Lagarde & Michard, que je déchiffrais dans une édition de 1565. J’avalais, en vrac et dans le plus grand désordre, Marie Noël, Orages de Mauriac, Hérédia, les poètes russes jamais relus depuis mais que j’insistais à lire en cours de français quand il nous fallait choisir un poème de notre choix. Je savais par cœur une poésie intitulée Poussière dont l’auteur était une femme dénommée Zénaïde Hippius, ce qui impressionna madame Bréhant, notre professeur de français-latin.

Et ce fameux jour pluvieux, ne sachant pas de quoi serait fait mon butin du jour, faisant traîner mes doigts le long des étagères, je tombais sur un livre plus grand que les autres qui dépassait de la rangée devant moi. Il n’était pas comme les autres recouvert de ce papier cristal que je continue d’utiliser pour protéger les livres brochés de la poussière. On avait rangé là des ouvrages modernes, des revues. Je n’avais encore jamais farfouillé dans ce coin. Le volume au format in-quarto dépassait de quelques centimètres les autres ouvrages du même auteur. San Marco de Michel Butor. Je n’avais encore jamais entendu ce nom qui me plut aussitôt et que je répétais à voix haute, Michel Butor, Michel Butor… Quelque chose de déterminé, de franc et de fort, mais aussi de tranquille semblait jaillir de ces quatre syllabes. J’allais être littéralement bouleversé par ce que contenait le livre. En guise de marque-pages, une carte postale des années 60 représentant une mosaïque tomba à mes pieds. Par la magie de l’auteur, je pénétrais soudain sur la Piazza San Marco, au pied de la basilique. Ces pages allaient changer ma vie…

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Ah ! - La gondola, gondola ! - Oh ! - Grazie ! - Il faut absolument que je lui rapporte un très joli cadeau de Venise ; pensez-vous qu’un collier comme celui-ci lui ferait plaisir ? Mais oui, c’est lui ! C’est bien lui ! Décidément, on rencontre tout le monde ici ! Garçon ! Garçon ! Cameriere ! Un peu de glace s’il vous plaît ! - Oh ! - Et vous, où êtes-vous logés ? Vous n’avez pas eu trop de difficultés ?
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Bien des monuments religieux à travers le monde ne sont plus aujourd'hui que de vastes halls de gare où la foule déambule en désordre, plus ou moins ahurie par toute la beauté de ces lieux nés de la ferveur des hommes et devenus des musées trop bruyants. Le visiteur à Venise qui se doit de visiter la basilique San Marco, n'aura pas cette sensation désagréable qu'on ressent désormais à Notre-Dame de Paris, à Sainte-Sophie ou à Westminster. Une autre magie s'empare de lui. Est-ce le contraste entre la lumière de la piazza et l'obscurité des lieux ? Les pavés de marbre antique qui composent le sol incliné ? l'omniprésence de l'eau qui surgit par tous les interstices et laissent quand elle se retire un parfum d'iode et d'évasion ? La splendeur des mosaïques et des pierres anciennes ?

Tout cela à la fois, mais aussi - et surtout -  la magie d'une résonance, les voix des visiteurs, qu'on entend comme autant de litanies qui s'entrecoupent, se complètent et s'harmonisent. Les chuchotements se fondent dans le le silence qui sied à la prière et au recueillement, deviennent un élément artistique constitutif des lieux, au même titre que les glorieux vestiges de pierre et d'or. Et soudain, lorsque les cloches se mettent à sonner sur la piazza puis partout ailleurs dans la ville, de la pénombre qui règne dans la basilique semble jaillir mille rayons de soleil. Notre corps s'impatiente alors, comme celui des enfants qu'on a trop longtemps retenu dans un espace clos, et veut se désincruster de tous ces trésors pour retrouver l'air et la lumière. C'est ainsi qu'on a souvent l'impression, en sortant de la basilique, d'une remontée, comme après un plongeon dans les profondeurs d'une eau sombre, le nageur retrouve la surface... Remontée vers le monde et la vie, après cette descente au plus profond de la vie mystique qui suinte des murs de la vieille chapelle dogale...

Michel Butor a traduit cette atmosphère. Non, soyons plus précis : il a su traduire cette atmosphère. Cette sensation unique qui nous prend quand, éblouis par le soleil qui se réverbère sur les dalles de l'immense piazza, le bruit de la foule, des cloches, des pigeons, des bateaux nous étourdit un instant avant de nous aspirer tout entier à notre tour. Un étourdissant mélange de sons et de bruits qui fait qu'on ne peut lire son livre sans être projeté au milieu de la foule qui prennent vie par les mots du poète. Le murmure, banal tout d'abord, prend soudain une ampleur qui partout ailleurs qu'à Venise pourrait déranger. C'est un vacarme qui envahit les pages et donne le vertige. On a la même sensation qu'avec la première ivresse, quand on a suffisamment bu pour tout ressentir avec une acuité nouvelle, une sensation qui nous rend joyeux et attentif à ce qui est autour de nous. Tout nous semble plaisant. Quand on a l'impression de flotter au-dessus de ce qui était la réalité l'instant d'avant. Une musique incroyable qui se fond totalement dans un ensemble imposant, la basilique, ses trésors, la piazza, son pavement, ses cafés, les orchestres, la foule des touristes, les pigeons, les cloches, les bateaux sur le môle... Ivresse oui. Complètement. Ivresse d'être là, sous le soleil et le ciel bleu, face au spectacle sans cesse renouvelé de la Piazza, par la simple magie des mots et la lumineuse invention d'un magicien.
- tu as vu cette femme aux ongles rouge-brun ? - Oh ! - Vous voyez où elle est la scuola san Rocco ? - How do you say church in italian ? - Nous venons de rencontrer olivier. - enchanté. - Fotografia, mademoiselle ? - La lumière de juin. - Do you really like that, doctor ? Well, you know... - Je vous croyais à Lisbonne...

La basilique, consacrée en 1094, qui est le point d’ancrage des touristes sur la place Saint-Marc, flanquée du campanile érigé jusqu’à 96m de hauteur au IXe siècle, est abondamment dépeinte et scrutée dans les guides pour voyageurs de toutes sortes. L'ouvrage de Michel Butor édité en 1963 pourrait tout à fait servir de guide touristique pour voyageur passionné. "Le regard exact, consciencieux de Butor à "San Marco", évoque et explique fort bien la basilique vénitienne et le nom de cet écrivain fera lire à des gens, qui ne s'en soucient guère d'habitude, un excellent guide." écrivit Philippe Jullian dans la revue Candide (n°137, décembre 1963).

Description de San Marco se donne une autre ambition. Elle met tout l’édifice en musique, érige les lieux en palcoscenico pour mieux rendre la basilique à son histoire qui devient poème mythologique. Il redessine son architecture jusqu’à la faire tenir, comme en réduction, dans un livre au format de catalogue. Un plan dépliable est même fourni en annexe... Par le découpage même du livre en cinq chapitres, qui figurent à la fois les piliers de l’œuvre (La Façade, Le Vestibule, L’Intérieur, Le Baptistère, Les Chapelles et Dépendances) et l’architecture en forme de croix du monument construit en cinq parties, Michel Butor nous entraîne dans une découverte où les mots deviennent des sons, où les paroles s’apparentent à des notes, où l’espace de l’édifice imposant, surmonté de ses cinq coupoles byzantines, est parcouru en quadriphonie par les mille réflexions qu’il suggère en raison de sa beauté qui a traversé le temps, et qui se réfracte toujours sur les mosaïques de marbres polychromes qui enrichissent le pavement. Replongeons-nous dans l'atmosphère de la piazza, sur le parvis de la basilique :
Où êtes-vous logés ? Vous n'avez pas eu trop de difficultés ? - Regardez cette énorme bouteille sombre, sur la première étagère, non, pas celle-ci, un peu plus loin.  - Ah !
Car l'eau de la foule est aussi indispensable à la façade de Saint-Marc que l'eau des canaux à celles des palais. Alors que tant de monuments anciens sont profondément dénaturés par le touriste qui s'y rue, nous donnent l'impression d'être profanés, même par nous, bien sûr, quand nous n'y venons pas dans un esprit de stricte étude, ces lieux réservés, secrets, fermés, interdits, brusquement éventrés, ces lieux de silence et de contemplation brusquement livrés au jacassement, la basilique, elle, avec la ville qui l'entoure, n'a rien à craindre de cette faune, et de notre propre frivolité ; elle est née, elle s'est continuée dans le constant regard du visiteur, ses artistes ont travaillé au milieu des conversations des marins et marchands. Depuis le début du XIIIe siècle, cette façade est une vitrine, une montre d'antiquités. Les boutiques sous les arcades sont en vérité son prolongement.


Pièce maîtresse de la collection : les quatre chevaux de bronze au dessus du portail principal, le seul quadrige antique subsistant, œuvre grecque, pense-t-on, du IVe ou IIIe siècle avant Jésus-Christ, pièce disputée au long des âges, déjà repérée sans doute par Néron pour couronner son arc de triomphe, transportée par Constantin dans sa nouvelle Rome où elle couronnait l'hippodrome, et raflée en dernier lieu par Napoléon où elle resta jusqu'à ce que le congrès de Vienne en eût ordonné la restitution.
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Ceci n'empêche point le secret. Même les boutiques ont des arrières, des resserres. La place fait déjà partie de la basilique. De très savants passages amèneront ceux qui voudront jusqu'à son cœur.
- Monsieur ! Monsieur! Voulez-vous une jolie photographie;? Mademoiselle;! Eh! Mademoiselle ! - Prego. - Comment dit-on en italien un jus d'orange? - Et voici la colonne de Saint-Théodore. - Una bella fotografia, Mademoiselle! - Nous avons pu trouver une chambre très convenable à l'hôtel Terminus...
La façade doit donc être étudiée non point comme un mur de séparation, mais comme un organe de communication entre la basilique et sa place, une sorte de filtre fonctionnant dans les deux sens, et que le vestibule complétera. j'ai retrouvé cette idée dans un texte de Mario Praz consacré à Palladio et à l'église du Redentore. Déjà la place est un espace fermé, avec ses pores tout autour, mais une seule grande  fenêtre, celle qui donne sur l'ouverture du Grand Canal. La façade de la basilique va émettre des avant-postes pour bien marquer la continuité. Lorsque nous tournons autour du Campanile pour aller à la piazzetta, lorsque nous passons devant la tour de l'Horloge, nous avons bien le sentiment d'être déjà, dans une certaine mesure, à l'intérieur de l'église. Et le fait que ces deux édifices ont été engendrés par la façade pour assurer sa domination sur la place, la tour de l'Horloge étant prise dans le périmètre, le Campanile en faisant partie autrefois, est considérablement souligné par ces deux pseudopodes, ces deux flèches de part et d'autre, constitués par les arches externes qui n'ont évidemment aucun rôle dans la structure propre de l'édifice, mais un considérable dans sa liaison avec l'ensemble.


La Description de San Marco que propose Michel Butor s'adresse en effet à l'oreille autant qu'à l'œil. L'intention est soulignée par la disposition du texte où se mêlent trois registres. Le premier, imprimé en italiques, occupe toute la largeur de la page : propos d'autres visiteurs saisis à la volée, par bribes, comme enregistrés sans faire exprès; le second, en caractères romains, est aligné en retrait : c'est la voix de l'auteur, qui s'attache à décrire et, parfois commente; le troisième, toujours en caractères romains, voit son retrait accentué : c'est en apparence le plus "objectif", dévolu exclusivement à la description et à l'information (contexte historique ou esthétique). L'effet de polyphonie est souligné, dans le cours de la partie médiane - L'Intérieur - par la possibilité accordée à l'auteur de poursuivre sa visite sur plusieurs niveaux ; à mi-hauteur d'abord, sur les galeries où ont résonné les œuvres d'Andrea Gabrieli, de son neveu Giovanni, celles de Monteverdi et plus tard de Stravinsky; puis plus haut encore, "à ce troisième niveau, dont nous n'avons vu jusqu'à présent que quelques passages, … dans ces coupoles qu'il faut si longtemps pour voir en entier - là, bien avant qu'une nouvelle série de prophètes fût insérée dans les marbres de la nef, toute une ronde parlait déjà (…) au-dessus du chœur." Dans la lumière d'or vieilli des mosaïques, cette polyphonie spatiale fond le présent et le passé, ouvre la basilique sur ses abords, s'étend aux parages marins, vise au-delà … Avant même que s'achève le troisième trajet et, par la grande baie, ce qui devrait être une figure de la Jérusalem céleste, Venise, le ciel de Venise". En écho, au terme du parcours, avant l'ultime retour du flux des voix éparses :"Un dernier rayon sur l'or./ L'eau/ Nuit d'eau d'or."

En ouverture du livre, la dédicace "à Igor Strawinsky pour son quatre-vingtième anniversaire". Était-ce présomptueux de la part de Michel Butor ? Mais le Dialogue avec 33 variations de Ludwig van Beethoven sur une valse de Diabelli, paru chez Gallimard en 1971 - la même année que la mort de l’auteur du Sacre du Printemps - a la puissance de l’aimant que représente la musique pour Michel Butor : défi de l'unir à la littérature, de transformer les notes en caractères et les portées en lignes d’écriture, de transformer un livre en une partition littéraire, qui se scande, se module et se rythme. Partition musicale mais aussi division, éclatement, séparation : chacun joue en effet sa propre partition, et l’harmonie naît de la manière dont l’écrivain agence alors ces multiples voix, regards, mosaïques, statues, peintures qui se mélangent pour aboutir à une cosmogonie instantanée et fugace, retranscrite sur le papier dans un désir de "fixation", au sens photographique du terme.
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 L'hommage à Stravinsky est accompagné sur la quatrième page de couverture, "dalle du tombeau provisoire que devient un livre au moment où on le referme", d'un salut à deux prédécesseurs, Marcel Proust,"le luxueux forçat dans sa fameuse cellule de liège", dont il cite quelques lignes (du Temps retrouvé),  et "le méconnu" John Ruskin, suivi d'une adresse au lecteur qui cherche à entendre et à voir". Comme lcrira Michel Foucault :

"La description ici n'est pas reproduction, mais plutôt déchiffrement: entreprise méticuleuse pour déboîter ce fouillis de langages divers que sont les choses, pour remettre chacun en son lieu naturel, et faire du livre l'emplacement blanc où tous, après dé-scription, peuvent retrouver un espace universel d'inscription. Et c'est là sans doute l'être du livre, objet et lieu de la littérature."
Littérature ciselée, précise autant que poétique, qui donne à voir au lecteur cette liaison fondamentale et tellement directe, évidente, entre la basilique et Venise et son histoire. Le contraste, l'ambiguïté même, manifestes à tous les échelons de la lecture, page après page : entre le piaillement innocent et superficiel des touristes et le commentaire archéologique, entre celui-ci et l'image décrite tellement en détail et les textes qui l'accompagnent, comme le soulignait Anne Villelaur dans sa note de lecture. Ce qui rend précieux ce livre, c'est aussi la manière dont l'auteur suggère cette idée de l'éphémère et "des transformations effectuées par le temps sur les pierres, l'architecture, les mosaïques, mais aussi sur les hommes." Ce décalage, magnifié par le côté visuel du livre, pourrait en faire la matière d'un scénario bien plus que d'un livre d'art, comme semble le suggérer le prière d'insérer.
 "Personne n'avait encore comme Michel Butor, par le mystérieux et concerté agencement des perceptions brutes rendues dans une langue banale, atteint cette force poétique où l'épique côtoie le religieux. Cette fois, je crois, le pari est gagné : intégrer à l'intérieur de la banalité la plus plate les pouvoirs de la poésie'."
Jacqueline Piattier
Le lecteur comprendra l'emprise qu'a pu ainsi prendre sur le jeune garçon rêveur et passionné que j'étais. Hormis les Trois Mousquetaires, qui avec L'Ami fritz, L'Homme à l'oreille cassée et la série des Princes Eric, La bande des Ayacks et les Aventures de Tintin composaient ma bibliothèque personnelle, je n'avais encore rien lu. Ces pages dévorées dans la grande bibliothèque furent pour moi une double révélation. Je pénétrais pour la première fois dans le monde magique des mots et des sons (je n'ai cessé depuis de lire à haute voix les livres que j'aime dès que j'en ai le loisir) et Venise commençait de m'apparaître comme l'île où il me fallait impérativement accoster un jour. Mon Ithaque... Pour à jamais "transformer mes deuils en fanfare"...
"Voici la foule sur la place Saint-Marc à Venise. Mêlé à elle, vous la regardez et vous l'écoutez.
Vous approchez de la basilique.
Vous entrez dans la basilique. Vous commencez à déchiffrer les inscriptions, texte de cet immense livre solide ; vous examinez ses illustrations, non certes dans tout leur détail - il y faudrait plusieurs volumes - mais avec suffisamment d'attention pour que s'élève en votre esprit tout un monument d'histoires et de pensées.
À l'intérieur, le bruit de la foule s'atténue, change, se tait un moment devant la musique.
Vous visitez le baptistère et jetez un coup d'œil sur les chapelles et dépendances, puis vous vous retrouvez au milieu de la foule de la place que vous regardez et écoutez autrement." 
Michel Butor
Collage © Max Partezana pour Michel Butor, Lai du Chevrier, 2011

08 avril 2016

Chroniques vénitiennes

Portrait de Mallarmé par Manet.
Igitur. Lecture de Mallarmé tellement en adéquation avec les plafonds bas de mon appartement bordelais. Cette transfiguration inconsciente d'une maison vénitienne en dépit du vide fait ces derniers mois, où ne manquent que le terrazzo craquelé sur le sol, les huisseries en bois foncé et le son des cloches qui ne sonnent ici que trop discrètement et peu souvent...

Venise, mon obsession ou simplement le lieu où mon être parvient seulement à se rassembler ? Mon âme s'ouvre et s'épanouit quand résonne un de ces chants, nés de l'énergie spirituelle des hommes, dans un temple antique comme dans les lieux de culte bâtis au Christ. Cela me remplit de joie et fait éclater ma reconnaissance. Mon corps s'épanouit et s'ouvre de la même manière quand le soleil m'éblouit et réchauffe ma peau, quand la mer m'enveloppent mais aussi dans ces grands espaces très purs et très hauts en montagne, vierges de toute création humaine, la neige, l'horizon dégagé,, l'immensité... Mais, c'est seulement dans Venise que je suis. Pathologie inguérissable, folie dont le pathétique n'apparait qu'aux autres, ceux qui pensent (qui savent ?) que voyager, découvrir, rencontrer leurs pairs sont des agissements, des situations, des moyens qui font grandir et enrichissent. Au lieu que, de rester figé sur les mêmes lieux, enfermé dans les mêmes endroits, reproduisant les mêmes gestes, rend fou ou ne génère que de l'incomplétude...

Cela serait vrai partout ailleurs. Pas à Venise. Ailleurs, on tomberait vite dans la monomanie, l'hystérie, l'habitude qui lasse et épuise lorsqu'on est incapable d'en sortir pour refaire jaillir l'étincelle. Dans la cité des doges, un univers s'offre à celui qui se laisse ainsi prendre par des rites, des usages. Et puis l'air, c'est là un des mystères des lieux, transporte les remugles des siècles passés, les passants que l'on croise ont dans leur sang le sang des fondateurs, la langue qu'on entend est la même que de temps des Sanudo, Bembo, Foscari. Le monde change et modifie certains aspects de la ville mais la civilisation demeure. Intacte. Comment vivre cela comme un enfermement ?


Je me souviens de mes longues marches dans la nuit de Venise autrefois. J'avais vingt ans. C'était nouveau ces baladeurs, engins miniatures, lancés par Sony. De petits boitiers métalliques, élégants et discrets dans lesquels on glissait une cassette, autre objet devenu aujourd'hui délicieusement incongru et bizarre. j'écoutais en boucle le Gloria et le Magnificat de Vivaldi dirigé par Riccardo Muti, avec notamment Teresa Berganza(*). Une merveille que je ne me lasse pas d'écouter. Musique revigorante et tellement inspirée. offert par un mien cousin que j'aimais beaucoup et que les vicissitudes de la vie m'ont fait perdre de vue. Daniel a toujours été discret. trop peut-être. Mais, doté d'une sensibilité exquise, il débordait de talents. Je lui dois beaucoup, et ce à plusieurs étapes de ma vie. Ce disque a tellement bouleversé mon paysage intérieur... Mon père écoutait Beethoven et Schubert. Et Mozart aussi. La Flûte enchantée pour sa symbolique résonnait souvent dans notre salon. Les grands opéras italiens aussi. Mais l'arrivée concomitante des Concertos brandebourgeois (un double LP acheté une fortune, que j'offris à mon père pour son anniversaire contre l'avis de mon frère qui pensait que cette musique allemande ne plairait pas à l'oreille paternelle) et de cet enregistrement de Vivaldi changea mon oreille et ma conception de la musique.

Je tenais là la traduction sonore de mes goûts et de mes attirances. Venise prenait soudain une couleur bien plus nuancée que celle que m'avait donnée jusqu'alors les Quatre saisons enregistrées selon les critères des années d'avant la redécouverte du baroque. Plus j'avançais, lors de mes séjours sur la lagune, dans la découverte de la ville et de ses trésors,d e son architecture, que je pénétrais ses méandres, plus la musique religieuse du prêtre roux avec sa tonalité si particulière, prenait sens. Avec les années, de nouveaux interprètes, des musicologues avertis (et audacieux) redonnèrent à cette écriture sa véritable configuration. Quel compositeur peut illustrer/expliquer mieux que Vivaldi ce qu'est ou a été la Sérénissime ?


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(*) : Paru à l'époque chez EMI, c'est à mon avis, le meilleur enregistrement jamais réalisé de ces deux œuvres majeures du prêtre roux. Niquet dit quelque part qu'au sortir d'un concert de musique spirituelle de Vivaldi, c'est un peu comme avec Boismortier, on en sort, les interprètes comme le public, revigoré, revitalisé...

1 commentaire:

mehdi saada a dit…
Oh oui, vivre en matérialiste doit-être bien dur et plat, Je comprend tout à fait ce que vous dites au sujet des effluves du temps passé. Sans aller jusqu'à parler de psychométrie, je peux aussi ressentir ces souvenirs flottants dans l'air dans les fêtes ou dans les lieux dans lesquels le temps s'est comme accumulé. Comme des vieilles rues de Venise, comme une ancienne habitation rongée par le lierre, comme un ancien temple ou une vieille église. Mais on sent tout cela bien mieux au contact de quelqu'un qu'on aime ... tout est plus beau, plus riche !

11 juillet 2014

Paul and Elizabeth, deux américains à Venise. Que sont-ils devenus ?


Je passe beaucoup de temps à trier tous les vieux papiers qui remplissent mes tiroirs. Avant de jeter, j'aime bien me replonger dans tout cela, souvenirs de ma vie vénitienne d'avant, souvenirs de jeunesse... Je cherchais ce matin une coupure de presse dont j'avais besoin. Dans la même enveloppe de kraft jaune, un vieux carnet, sorte de scrapbook où je rangeais pêle-mêle photos et adresses, tickets, cartes postales, mots et dessins des uns et des autres. A l'intérieur, je retrouvais un morceau de papier sur lequel avait été apposé un tampon, que nous donnions aux clients faute de carte publicitaire :
71.72.31 
Alloggi Biasin
Ponte delle Guglie, 1251
30121 - VENEZIA
Inscrites dessus au stylo vert, deux adresses de deux mains différentes : "Elizabeth Elvidge 1929 Plymouth Road 1004 Ann Arbor, Michigan, USA 48105" et, sous le tampon : "Paul Nelson 708 State St. Petoskey, Mi. 49770"... Qui cela pouvait-il bien être ?

Soudain ce bout de papier m'a fait chavirer trente ans en arrière... Juillet 1983, ou bien était-ce en 82 ? votre serviteur travaillait encore alors dans cette petite pension bien connue des étudiants du monde entier, qui savaient combien on y était bien accueilli et pour un prix modique. Ce qu'ils ne savaient pas, c'est qu'une partie des chambres (et des salles de bains) n'avait jamais été déclarée et parfois, lorsque la brigade financière risquait de débarquer, on posait devant les portes, de fausses cloisons faites de panneaux de contreplaqué recouverts du même papier-peint que les autres murs, avec des appliques en faux bronze et des tableaux, pour cacher les pièces supplémentaires où la Signora Matilda entassait clandestinement quatre, voire cinq clients.
Le plus souvent de solides gaillards venus d'Outre Atlantique, le guide Let's Go Europe édité par les presses de Harvard à la main. Ils avalaient l’Europe entière parfois en moins d'un mois. Avec Gabriele et un garçon chilien ou péruvien, je travaillais dans cette pension, au pied du ponte delle Guglie, là-même où se trouve depuis quelques années une station de vaporetto. L'Alloggi Biasin existe encore, mais il n'appartient plus à l'inénarrable Signora, âpre au gain, rusée comme une fouine mais brave et bonne, bourrue mais très maternelle avec nous qu'elle faisait dîner souvent avec son fils cadet Federico, adolescent taciturne devenu depuis le dynamique propriétaire du Cantiere Soccol, pour la grande fierté de sa mère.
Ils étaient arrivés ensemble, une fille et un garçon, sac au dos. J'étais à la réception ce matin-là. Elizabeth Elvidge, d'Ann Arbor et Paul Nelson de Petoskey... Deux villes du Michigan, au-dessus de Detroit. Je me souviens de leurs fiches. Ils avaient à peu près mon âge, peut-être un peu plus jeunes. Étudiants comme moi, mais avant tout musiciens. Ils voulaient devenir chanteurs d'opéra. Si mes souvenirs sont exacts. Paul était à l'Université du Michigan. Nous avons vite sympathisé et je les ai promené un peu partout dans la ville, à pied et en bateau. Je ne sais plus trop grand chose de ce que nous avons pu nous dire. C'était il y plus de trente ans et je voyais tant de monde à cette époque, entre la faculté. Je sais que nous avons beaucoup évoqué la musique et l'histoire.
Un jour que nous étions dans la petite église de Torcello où l'acoustique sonne si bien, j'avais voulu chanter le Crucem tuam de Taizé dont j'aimais particulièrement faire la seconde voix, puis j'entamais le Confitemini. Ces deux œuvres de Jacques Berthier, je les avais souvent chanté plus jeune en France... Paul écoutait. Il ne disait rien, il se contentait de sourire. Je chante juste et sais poser ma voix, mais à cette époque je ne savais pas respirer et je m'en sortais bien qu'accompagné par d'autres. Je réalisais soudain combien il y avait de ridicule à chanter devant un ténor professionnel moi qui avais du mal à tenir mes notes sans chevroter... 

A la fin de mon pitoyable récital, il se mit à fredonner,  d'abord timidement puis déployant toute la puissance de sa magnifique voix de ténor... L'Ave Maria de Schubert se répandit dans l'air, remplissant les lieux d'une lumière nouvelle. Je me sentais un peu penaud avec mes velléités lyriques. Il faut dire que j'avais l'habitude depuis quelques années de me rendre aux JMJ de l'époque, le fameux Concile des jeunes que Frère Roger de Taizé organisait entre Noël et le premier de l'an, dans une grande ville d'Europe. c'est ainsi que j'avais chanté dans le petit chœur à Barcelone, puis à Rome et enfin à Londres, sous la férule de Frère Robert, qui formait sur le tas plusieurs centaines de jeunes voix avec un humour et une patience incroyables... 

Nous sommes restés en silence quelques minutes. Puis, rompant le silence de cet après-midi de semaine, il me dit "c'était pour toi". Je revois parfaitement la scène, les lieux, l'atmosphère un peu magique de cette chapelle vide redevenue silencieuse. Le cri des mouettes à l'extérieur... Que sont-ils devenus après tant d'années ?

Internet est un outil magique. quelques clics et me voilà sur le site d'un périodique de Petoskey. Un entretien avec un Paul Nelson sur le Northern Express, hebdomadaire du Northern Michigan, daté de juin 2007 est la première étape de mon enquête. C'est bien du même Paul Nelson dont il s'agit, ancien chanteur d'opéra, devenu producteur de comédies musicales, professeur de musique dans le très select Trinity Pawling prep School de New York, superbe institution privée située à quelques kilomètres de New York City. De fil en aiguille, je retrouve des traces plus récentes. Paul a épousé Elizabeth avec qui il était venu à Venise ! Ils ont deux enfants, Parker et Ellen. Petite visite sur le site du collège. Aucune trace dans l'annuaire... Lui serait-il arrivé quelque chose ? Une vidéo amateur intitulée Tribute to Paul Nelson me fait craindre le pire. 


Non, fort heureusement, Paul Nelson est toujours en vie. La vidéo date de 2010. Il s'agissait du concert de clôture de l'année scolaire et les élèves ont chanté l'hymne de l'école avec l'assistance pour remercier leur directeur musical qui quittait l'établissement après douze années de présence. Apparemment douze ans de bon travail vu combien professeurs, parents et élèves semblaient l'apprécier. Mais mon enquête s'arrête là. Depuis quelques années, plus rien dans les médias, ni sur les réseaux sociaux. Finalement, je me suis décidé : une lettre est partie à la dernière adresse trouvée sur le net. Comme une bouteille à la mer... Se souviendra-t-il du jeune franco-vénitien avec qui il alla dans les îles et à travers la ville, ses églises et ses musées ? A suivre donc...

03 juillet 2014

Chaque rue est un canal, journal illustré d’un Noël à Venise, par Pierre et Jean Adrian

La route de fer vers Venise, le fracas du train sur les rails. Je me suis couché entre Paris et Lyon. Je me réveille dans quelque banlieue de la mer Adriatique. Un train de nuit est un train qui fend la nuit... Un début prometteur pour ce journal de voyage d'un Noël à Venise par Pierre et Jean Adrian, jeunes lauréats 2014 du concours Libé-Apaj que Tramezzinimag suit fidèlement. Rappelez-vous l'an dernier, nous fêtions en grande pompe le prix d'Antoine Lalanne-Desmet, ami très cher et collaborateur précieux de Tramezzinimag avec qui j'ai de nombreux projets en cours d'élaboration (nous en reparlerons très vite). Extraits.
"Venise n’a pas résisté à Attila, à Bonaparte, aux Habsbourg, à Eisenhower ; 
elle avait mieux à faire : survivre; ils ont cru bâtir sur le roc;
 elle a pris le parti des poètes, elle a bâti sur l’eau." (Paul Morand,Venises)
21 décembre 2013, vers Venise
La route de fer vers Venise, le fracas du train sur les rails. Je me suis couché entre Paris et Lyon. Je me réveille dans quelque banlieue de la mer Adriatique. Un train de nuit est un train qui fend la nuit. Dans ces villages tristes et vides que traverse le train, même une station d’épuration est coloriée. En Italie, le jour de l’hiver, quelques draps pendent aux fenêtres. Un crissement hystérique et le wagon s’arrête en gare de Vicenza.
Arrivée
Le train est lancé sur l’eau, bordé de pilotis. J’aperçois les premières gondoles. La banlieue industrielle laisse sa place à quelques îles froides et marécageuses. Le ciel gris sale pèse sur l’eau et confond sa couleur.
Passé les portes de la gare Santa Lucia, je débouche sur le Grand Canal. Pour la première fois du voyage, je deviens spectateur. Venise force à l’attitude passive. On accepte tout, y compris cette agitation trop italienne.
Six ans plus tôt, je tombais sur Venise inondée de soleil. Aujourd’hui, un début de pluie, une odeur d’urine : la beauté aussi a parfois ses relents.
Au petit matin nous traversons la ville pour déposer nos bagages. Des groupes de vieux Vénitiens en bonnet, à la barbe blanche et emmitouflés dans de gros manteaux d’hiver, discutent. On a peine à croire qu’ils vivent ici.
Des canaux fangeux se perdent au lieu de ruelles. On se contente de barques à moteur plutôt que des automobiles.
Une eau couleur pétrole.
Dans chaque boutique, au détour d’un kiosque, à chaque coin de rue, je cherche un peu de Pasolini.
22 décembre 2013
Les vaporetto: des bus qui roulent dans un couloir d’eau.
Promenade de fin d’après-midi sur les quais de la Ponta della Dogana. Les figures d’une crèche en carton surplombent un vieux voilier qui se repose au bord du quai. La nuit se mélange à la brume, et les lampadaires qui guident l’eau renvoient leur lumière floutée, blafarde.
Maman: "ses lacets sont défaits."
Papa, déjà un peu sourd: "c’est la saison des fées ?"
C’est amusant une famille où une phrase mal perçue devient un hémistiche.
23 décembre 2013
La crypte de l’église saint Zacharie, c’est l’intimité d’un édifice vénitien. Un parterre en eau, on n’y marche que sur un filet de pierre émergée. Laure dit que c’est un des lieux les plus bas de la ville. Au fond, inatteignable à cause de l’eau, une statue de la vierge, tête vers le ciel, semble soupirer. L’eau ronge les briques, le mur s’effrite. Venise est née sur l’eau, elle agonise et elle mourra en elle. La ville est debout, assise sur des milliers de manches de poignards plantés dans l’eau. Ça me fait croire en l’homme. L’homme est capable.
Simplicité romane. La nuit se couche derrière les lucarnes de la crypte claustrale. C’est le début des lunes.
 
24 décembre 2013
Nous partons pour les îles Murano et Burano au large de Venise. Chacune a sa spécialité : la verrerie et la dentelle.
A Murano, une drôle de sculpture surprend : deux lampadaires ont été fondus jusqu’à enlacer leur long cou. Ils tournicotent et leurs lumières s’embrassent.
Quelques vieilles dames discutent, le cabas sagement posé à leur droite. Une promenade dans un quartier vide aux potagers crevés, ses briques tremblantes de solitude, et les revoilà au même endroit. Elles n’ont pas bougé. Dans ces villages où tout le monde se connaît, partir faire son marché c’est ne retrouver son perron qu’après une longue matinée.

Burano. Ici, choisir sa maison, c’est choisir le parfum de sa glace. Je suis une nouvelle fois impressionné devant la splendeur de ces maisons cassis, vanille, pistache ou chocolat. Dans quelques mètres carrés se rejoignent une demi-douzaine de couleurs. Auraient-ils trouvé un remède à la tristesse ?
Les coups de vent agitent les linceuls accrochés devant l’entrée des maisons. Il faut se perdre parmi ces ruelles de couleur. On débouche soudain sur une pelouse qui se jette à la mer, lacérée par des sèches linge dénudés. Nous sentons les miasmes d’une grillade, une odeur de poisson grillé, de vacances au bord de la mer.
A Burano, les linges qui pendent sur un fil entre deux maisons sont des drapeaux.
Une pompe à essence pour bateaux s’ennuie, tournée vers le large.

La vigie de Noël. Nous fêtons la naissance de Jésus avec quelques verres de Spritz. Jean décide d’une promenade nocturne dans Venise. Nous lui emboitons le pas, excités par cette nuit de Noël, par les haleurs de l’alcool familial. Nous attendons plus de cette Ville. A ses oreilles endormies, nous faisons ronfler de grandes tirades de Parisiens avinés. Comme c’est agréable une ville sans trottoir. Au milieu des rues, les poètes peuvent crier à la lune sans être dérangés par les crissements des pneus des automobiles.
Jean veut prendre les photos de la vitrine d’un magasin niché dans une maigre ruelle, en face de la maison du dramaturge Carlo Goldoni. C’est une boutique de masques vénitiens, d’automates, de pendules et de poupées. Dans l’obscurité, on devine le regard laconique de Pinocchio, le sourire crispé de Pierrot, les jambes de bois pendantes d’une marionnette prête à s’animer. Quelle vision effrayante pour des enfants. Ils sont tous là, rongés par la solitude : Arlequin, Scaramouche, Léandre… Leur vie ne tient qu’à quelques ficelles qui les retiennent au plafond. C’est le bal des pendus. Je toque contre la vitre, je veux attirer le regard de Polichinelle. Mais non, son visage masqué demeure inanimé, inerte, le front baissé et les yeux écarquillés vers le vide. Quand nous partirons, Jean, après tes photos, rejoueront-ils la comédie ? Pierre, le cadran de leur vie s’est arrêté pour toujours. Tic tac tic tac tic. Plus rien. Venise est une ville comme dans les livres d’images. Ici, les poètes ont gagné.

"Il faut choisir entre le musée et la vie." (Paul Morand, Venises)


 © Pierre Adrian (Texte) et Jean Adrian (Photos).
 Avec l'aimable autorisation 
des organisateurs du concours Libération-Apaj 2014.
 Tous Droits réservés.

10 mai 2014

Un Grand Week-end à Venise sur europe 1 ce matin

C'était ce matin sur Europe 1, dans Un Grand Week end, l'émission de Marjolaine Koch qui parlait de l'art contemporain à la Punta della Dogana et de... tramezzini, que votre serviteur a essayé de décrire au micro, mais en quelques secondes c'est bien court. 

Pour ceux que cela intéresse, ces quelques minutes consacrées à la Sérénissime par une journaliste sympathique et passionnée en podcast  ICI

J'en ai dit davantage que ce qui est passé en ligne, mais c'est cela la radio ! L'occasion aussi d'annoncer un prochain billet consacré à ces merveilleux petits sandwiches vénitiens qu'on peut essayer de faire chez soi. A suivre donc !

Ce billet publié sur le site originel
 a suscité 2 commentaires non archivés par Google.

18 mars 2014

San Marco décrit par Michel Butor

"Ville picturale s'il en est, à laquelle je suis profondément attaché."
Michel Butor


J'avais quatorze ou quinze ans quand, par un horrible jour d'ennui, un de ces épouvantables après-midis où on ne sait que faire et que tout semble nul, et j'errais dans la grande maison. La pluie au dehors, la grisaille d'un ciel trop bas pour nourrir l'imagination, que faire ? Je poussais la porte à double battant de la bibliothèque. C'était une de mes pièces préférées. Située au rez-de-chaussée de la vieille bâtisse, c'était une salle ronde et voûtée, un ancien corps de garde de l'époque de Louis XIV autour duquel on avait construit le bâtiment aux alentours de 1780. Il restait de sa fonction originale un mur de refend tellement épais que nous pouvions nous tenir à trois entre les deux portes qui séparaient la grande salle du corridor. Combien j'aimais cette maison, elle est pour beaucoup dans l'adulte que je suis devenu. Particulièrement cette fameuse bibliothèque. Elle avait abrité jusque dans les années cinquante, une des plus admirables collections de livres anciens de France, avec notamment de nombreux Elzévirs, ces ouvrages des typographes hollandais du XVIIe dont j'ai la chance de posséder encore quelques exemplaires, maigres vestiges de cette imposante collection qui donna lieu à plusieurs jours de vente à Drouot dans les années 30 puis de nouveau à la fin des années 50...

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Ah ! - La gondola, gondola ! - Oh ! - Grazie ! - Il faut absolument que je lui rapporte un très joli cadeau de Venise ; pensez-vous qu’un collier comme celui-ci lui ferait plaisir ? Mais oui, c’est lui ! C’est bien lui ! Décidément, on rencontre tout le monde ici ! Garçon ! Garçon ! Cameriere ! Un peu de glace s’il vous plaît ! - Oh ! - Et vous, où êtes-vous logés ? Vous n’avez pas eu trop de difficultés ?
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Bien des monuments religieux à travers le monde ne sont plus aujourd'hui que de vastes halls de gare où la foule déambule en désordre, plus ou moins ahurie par toute la beauté de ces lieux nés de la ferveur des hommes et devenus des musées trop bruyants. Le visiteur à Venise qui se doit de visiter la basilique San Marco, n'aura pas cette sensation désagréable qu'on ressent désormais à Notre-Dame de Paris, à Sainte-Sophie ou à Westminster. Une autre magie s'empare de lui. Est-ce le contraste entre la lumière de la piazza et l'obscurité des lieux ? Les pavés de marbre antique qui composent le sol incliné ? l'omniprésence de l'eau qui surgit par tous les interstices et laissent quand elle se retire un parfum d'iode et d'évasion ? La splendeur des mosaïques et des pierres anciennes ?

Tout cela à la fois, mais aussi - et surtout -  la magie d'une résonance, les voix des visiteurs, qu'on entend comme autant de litanies qui s'entrecoupent, se complètent et s'harmonisent. Les chuchotements se fondent dans le le silence qui sied à la prière et au recueillement, deviennent un élément artistique constitutif des lieux, au même titre que les glorieux vestiges de pierre et d'or. Et soudain, lorsque les cloches se mettent à sonner sur la piazza puis partout ailleurs dans la ville, de la pénombre qui règne dans la basilique semble jaillir mille rayons de soleil. Notre corps s'impatiente alors, comme celui des enfants qu'on a trop longtemps retenu dans un espace clos, et veut se désincruster de tous ces trésors pour retrouver l'air et la lumière. C'est ainsi qu'on a souvent l'impression, en sortant de la basilique, d'une remontée, comme après un plongeon dans les profondeurs d'une eau sombre, le nageur retrouve la surface... Remontée vers le monde et la vie, après cette descente au plus profond de la vie mystique qui suinte des murs de la vieille chapelle dogale...

Michel Butor a traduit cette atmosphère. Non, soyons plus précis : il a su traduire cette atmosphère. Cette sensation unique qui nous prend quand, éblouis par le soleil qui se réverbère sur les dalles de l'immense piazza, le bruit de la foule, des cloches, des pigeons, des bateaux nous étourdit un instant avant de nous aspirer tout entier à notre tour. Un étourdissant mélange de sons et de bruits qui fait qu'on ne peut lire son livre sans être projeté au milieu de la foule qui prennent vie par les mots du poète. Le murmure, banal tout d'abord, prend soudain une ampleur qui partout ailleurs qu'à Venise pourrait déranger. C'est un vacarme qui envahit les pages et donne le vertige. On a la même sensation qu'avec la première ivresse, quand on a suffisamment bu pour tout ressentir avec une acuité nouvelle, une sensation qui nous rend joyeux et attentif à ce qui est autour de nous. Tout nous semble plaisant. Quand on a l'impression de flotter au-dessus de ce qui était la réalité l'instant d'avant. Une musique incroyable qui se fond totalement dans un ensemble imposant, la basilique, ses trésors, la piazza, son pavement, ses cafés, les orchestres, la foule des touristes, les pigeons, les cloches, les bateaux sur le môle... Ivresse oui. Complètement. Ivresse d'être là, sous le soleil et le ciel bleu, face au spectacle sans cesse renouvelé de la Piazza, par la simple magie des mots et la lumineuse invention d'un magicien.
- tu as vu cette femme aux ongles rouge-brun ? - Oh ! - Vous voyez où elle est la scuola san Rocco ? - How do you say church in italian ? - Nous venons de rencontrer olivier. - enchanté. - Fotografia, mademoiselle ? - La lumière de juin. - Do you really like that, doctor ? Well, you know... - Je vous croyais à Lisbonne...

La basilique, consacrée en 1094, qui est le point d’ancrage des touristes sur la place Saint-Marc, flanquée du campanile érigé jusqu’à 96m de hauteur au IXe siècle, est abondamment dépeinte et scrutée dans les guides pour voyageurs de toutes sortes. L'ouvrage de Michel Butor édité en 1963 pourrait tout à fait servir de guide touristique pour voyageur passionné. "Le regard exact, consciencieux de Butor à "San Marco", évoque et explique fort bien la basilique vénitienne et le nom de cet écrivain fera lire à des gens, qui ne s'en soucient guère d'habitude, un excellent guide." écrivit Philippe Jullian dans la revue Candide (n°137, décembre 1963).

Description de San Marco se donne une autre ambition. Elle met tout l’édifice en musique, érige les lieux en palcoscenico pour mieux rendre la basilique à son histoire qui devient poème mythologique. Il redessine son architecture jusqu’à la faire tenir, comme en réduction, dans un livre au format de catalogue. Un plan dépliable est même fourni en annexe... Par le découpage même du livre en cinq chapitres, qui figurent à la fois les piliers de l’œuvre (La Façade, Le Vestibule, L’Intérieur, Le Baptistère, Les Chapelles et Dépendances) et l’architecture en forme de croix du monument construit en cinq parties, Michel Butor nous entraîne dans une découverte où les mots deviennent des sons, où les paroles s’apparentent à des notes, où l’espace de l’édifice imposant, surmonté de ses cinq coupoles byzantines, est parcouru en quadriphonie par les mille réflexions qu’il suggère en raison de sa beauté qui a traversé le temps, et qui se réfracte toujours sur les mosaïques de marbres polychromes qui enrichissent le pavement. Replongeons-nous dans l'atmosphère de la piazza, sur le parvis de la basilique :
Où êtes-vous logés ? Vous n'avez pas eu trop de difficultés ? - Regardez cette énorme bouteille sombre, sur la première étagère, non, pas celle-ci, un peu plus loin.  - Ah !
Car l'eau de la foule est aussi indispensable à la façade de Saint-Marc que l'eau des canaux à celles des palais. Alors que tant de monuments anciens sont profondément dénaturés par le touriste qui s'y rue, nous donnent l'impression d'être profanés, même par nous, bien sûr, quand nous n'y venons pas dans un esprit de stricte étude, ces lieux réservés, secrets, fermés, interdits, brusquement éventrés, ces lieux de silence et de contemplation brusquement livrés au jacassement, la basilique, elle, avec la ville qui l'entoure, n'a rien à craindre de cette faune, et de notre propre frivolité ; elle est née, elle s'est continuée dans le constant regard du visiteur, ses artistes ont travaillé au milieu des conversations des marins et marchands. Depuis le début du XIIIe siècle, cette façade est une vitrine, une montre d'antiquités. Les boutiques sous les arcades sont en vérité son prolongement.




Pièce maîtresse de la collection : les quatre chevaux de bronze au dessus du portail principal, le seul quadrige antique subsistant, œuvre grecque, pense-t-on, du IVe ou IIIe siècle avant Jésus-Christ, pièce disputée au long des âges, déjà repérée sans doute par Néron pour couronner son arc de triomphe, transportée par Constantin dans sa nouvelle Rome où elle couronnait l'hippodrome, et raflée en dernier lieu par Napoléon où elle resta jusqu'à ce que le congrès de Vienne en eût ordonné la restitution.
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Ceci n'empêche point le secret. Même les boutiques ont des arrières, des resserres. La place fait déjà partie de la basilique. De très savants passages amèneront ceux qui voudront jusqu'à son cœur.
- Monsieur ! Monsieur! Voulez-vous une jolie photographie;? Mademoiselle;! Eh! Mademoiselle ! - Prego. - Comment dit-on en italien un jus d'orange? - Et voici la colonne de Saint-Théodore. - Una bella fotografia, Mademoiselle! - Nous avons pu trouver une chambre très convenable à l'hôtel Terminus...

La façade doit donc être étudiée non point comme un mur de séparation, mais comme un organe de communication entre la basilique et sa place, une sorte de filtre fonctionnant dans les deux sens, et que le vestibule complétera. j'ai retrouvé cette idée dans un texte de Mario Praz consacré à Palladio et à l'église du Redentore. Déjà la place est un espace fermé, avec ses pores tout autour, mais une seule grande  fenêtre, celle qui donne sur l'ouverture du Grand Canal. La façade de la basilique va émettre des avant-postes pour bien marquer la continuité. Lorsque nous tournons autour du Campanile pour aller à la piazzetta, lorsque nous passons devant la tour de l'Horloge, nous avons bien le sentiment d'être déjà, dans une certaine mesure, à l'intérieur de l'église. Et le fait que ces deux édifices ont été engendrés par la façade pour assurer sa domination sur la place, la tour de l'Horloge étant prise dans le périmètre, le Campanile en faisant partie autrefois, est considérablement souligné par ces deux pseudopodes, ces deux flèches de part et d'autre, constitués par les arches externes qui n'ont évidemment aucun rôle dans la structure propre de l'édifice, mais un considérable dans sa liaison avec l'ensemble.


La Description de San Marco que propose Michel Butor s'adresse en effet à l'oreille autant qu'à l'œil. L'intention est soulignée par la disposition du texte où se mêlent trois registres. Le premier, imprimé en italiques, occupe toute la largeur de la page : propos d'autres visiteurs saisis à la volée, par bribes, comme enregistrés sans faire exprès; le second, en caractères romains, est aligné en retrait : c'est la voix de l'auteur, qui s'attache à décrire et, parfois commente; le troisième, toujours en caractères romains, voit son retrait accentué : c'est en apparence le plus "objectif", dévolu exclusivement à la description et à l'information (contexte historique ou esthétique). L'effet de polyphonie est souligné, dans le cours de la partie médiane - L'Intérieur - par la possibilité accordée à l'auteur de poursuivre sa visite sur plusieurs niveaux ; à mi-hauteur d'abord, sur les galeries où ont résonné les œuvres d'Andrea Gabrieli, de son neveu Giovanni, celles de Monteverdi et plus tard de Stravinsky; puis plus haut encore, "à ce troisième niveau, dont nous n'avons vu jusqu'à présent que quelques passages, … dans ces coupoles qu'il faut si longtemps pour voir en entier - là, bien avant qu'une nouvelle série de prophètes fût insérée dans les marbres de la nef, toute une ronde parlait déjà (…) au-dessus du chœur." Dans la lumière d'or vieilli des mosaïques, cette polyphonie spatiale fond le présent et le passé, ouvre la basilique sur ses abords, s'étend aux parages marins, vise au-delà … Avant même que s'achève le troisième trajet et, par la grande baie, ce qui devrait être une figure de la Jérusalem céleste, Venise, le ciel de Venise". En écho, au terme du parcours, avant l'ultime retour du flux des voix éparses :"Un dernier rayon sur l'or./ L'eau/ Nuit d'eau d'or."

En ouverture du livre, la dédicace "à Igor Strawinsky pour son quatre-vingtième anniversaire". Était-ce présomptueux de la part de Michel Butor ? Mais le Dialogue avec 33 variations de Ludwig van Beethoven sur une valse de Diabelli, paru chez Gallimard en 1971 - la même année que la mort de l’auteur du Sacre du Printemps - a la puissance de l’aimant que représente la musique pour Michel Butor : défi de l'unir à la littérature, de transformer les notes en caractères et les portées en lignes d’écriture, de transformer un livre en une partition littéraire, qui se scande, se module et se rythme. Partition musicale mais aussi division, éclatement, séparation : chacun joue en effet sa propre partition, et l’harmonie naît de la manière dont l’écrivain agence alors ces multiples voix, regards, mosaïques, statues, peintures qui se mélangent pour aboutir à une cosmogonie instantanée et fugace, retranscrite sur le papier dans un désir de "fixation", au sens photographique du terme.
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 L'hommage à Stravinsky est accompagné sur la quatrième page de couverture, "dalle du tombeau provisoire que devient un livre au moment où on le referme", d'un salut à deux prédécesseurs, Marcel Proust,"le luxueux forçat dans sa fameuse cellule de liège", dont il cite quelques lignes (du Temps retrouvé),  et "le méconnu" John Ruskin, suivi d'une adresse au lecteur qui cherche à entendre et à voir". Comme lcrira Michel Foucault :

"La description ici n'est pas reproduction, mais plutôt déchiffrement: entreprise méticuleuse pour déboîter ce fouillis de langages divers que sont les choses, pour remettre chacun en son lieu naturel, et faire du livre l'emplacement blanc où tous, après dé-scription, peuvent retrouver un espace universel d'inscription. Et c'est là sans doute l'être du livre, objet et lieu de la littérature."
Littérature ciselée, précise autant que poétique, qui donne à voir au lecteur cette liaison fondamentale et tellement directe, évidente, entre la basilique et Venise et son histoire. Le contraste, l'ambiguïté même, manifestes à tous les échelons de la lecture, page après page : entre le piaillement innocent et superficiel des touristes et le commentaire archéologique, entre celui-ci et l'image décrite tellement en détail et les textes qui l'accompagnent, comme le soulignait Anne Villelaur dans sa note de lecture. Ce qui rend précieux ce livre, c'est aussi la manière dont l'auteur suggère cette idée de l'éphémère et "des transformations effectuées par le temps sur les pierres, l'architecture, les mosaïques, mais aussi sur les hommes." Ce décalage, magnifié par le côté visuel du livre, pourrait en faire la matière d'un scénario bien plus que d'un livre d'art, comme semble le suggérer le prière d'insérer.
 "Personne n'avait encore comme Michel Butor, par le mystérieux et concerté agencement des perceptions brutes rendues dans une langue banale, atteint cette force poétique où l'épique côtoie le religieux. Cette fois, je crois, le pari est gagné : intégrer à l'intérieur de la banalité la plus plate les pouvoirs de la poésie'."
Jacqueline Piattier
Le lecteur comprendra l'emprise qu'a pu ainsi prendre sur le jeune garçon rêveur et passionné que j'étais. Hormis les Trois Mousquetaires, qui avec L'Ami fritz, L'Homme à l'oreille cassée et la série des Princes Eric, La bande des Ayacks et les Aventures de Tintin composaient ma bibliothèque personnelle, je n'avais encore rien lu. Ces pages dévorées dans la grande bibliothèque furent pour moi une double révélation. Je pénétrais pour la première fois dans le monde magique des mots et des sons (je n'ai cessé depuis de lire à haute voix les livres que j'aime dès que j'en ai le loisir) et Venise commençait de m'apparaître comme l'île où il me fallait impérativement accoster un jour. Mon Ithaque... Pour à jamais "transformer mes deuils en fanfare"...
"Voici la foule sur la place Saint-Marc à Venise. Mêlé à elle, vous la regardez et vous l'écoutez.
Vous approchez de la basilique.
Vous entrez dans la basilique. Vous commencez à déchiffrer les inscriptions, texte de cet immense livre solide ; vous examinez ses illustrations, non certes dans tout leur détail - il y faudrait plusieurs volumes - mais avec suffisamment d'attention pour que s'élève en votre esprit tout un monument d'histoires et de pensées.
À l'intérieur, le bruit de la foule s'atténue, change, se tait un moment devant la musique.
Vous visitez le baptistère et jetez un coup d'œil sur les chapelles et dépendances, puis vous vous retrouvez au milieu de la foule de la place que vous regardez et écoutez autrement." 
Michel Butor
Collage © Max Partezana pour Michel Butor, Lai du Chevrier, 2011