Depuis sa création en 2005, Tramezzinimag a choisi de consacrer ses pages uniquement à Venise, à ses habitants, à la vie vénitienne. Sa civilisation, son histoire, ses problèmes actuels... "Tout ce qui est Venise est nôtre". Nous avons toujours pensé - et écrit - que ce qui touche à Venise a forcément un retentissement partout ailleurs dans le monde. Même réduite à une bourgade de province, assimilée de plus en plus à un parc d'attraction que certains touristes pensent doté d'horaires d'ouverture et de fermeture, Venise n'en demeure pas moins un laboratoire. Qu'il s'agisse de l'environnement, de l'organisation de la cité, les solutions qu'elle trouve pour demain comme celles qu'elle inventa autrefois, méritent que les responsables des grandes cités modernes s'y intéressent. Cependant, passée la colère qui fut la nôtre face au référendum sur la constitution européenne, l'attitude des politiques et celle des journalistes criant aux partisans du Non qu'ils n'étaient que des pauvres abrutis ne comprenant rien à rien, plus un seul article politique n'a été publié ici. Le suicide tristement médiatisé d'un jeune homme de 22 ans, venu de Gambie à la recherche d'un avenir meilleur confirme hélas cette responsabilité de Venise devant le monde nous a décidé à faire une exception.
Il faisait encore très froid à Venise, ce dimanche 21 janvier. Rien à voir avec les froidures des jours précédents, pas de neige ni de vents violents, mais un temps suffisamment passable pour ralentir le flot de visiteurs. Une journée comme les autres à Venise avec ses vaporetti bondés, le défilé permanent des touristes hagards le long des ruelles étroites de la gare au Rialto du Rialto à San Marco et retour. Sur le parvis de de la gare Santa Lucia, un jeune homme d'à peine 22 ans regardait devant lui. Soudain, après avoir rangé son sac à dos à côté de lui et remis ses documents dans un sachet hermétique en plastique, il s'est levé. Sans l'ombre d'une hésitation, il a couru se jeter dans l'eau du grand canal. Les témoins n'ont pas tout de suite compris. L'eau est particulièrement glaciale à cet endroit-là du Grand Canal. Le courant y est fort et l'eau profonde. Pendant quelques minutes, rien ne bouge, rien ne semble se passer. Puis soudain la foule qui traverse le pont devant l'église des Scalzi remarque la silhouette qui dérive, sans nager, sans faire un seul mouvement par lui-même et des cris fusent de partout.
Les passants médusés ne comprennent pas tout de suite. La plupart ne font pas attention. Et puis, tout est toujours plus lent à Venise, même pour ce genre de situation. Certains croient à une plaisanterie, d'autres à un accident. Et puis tout se précipite. On a compris qu'un drame se joue. Dans la rumeur de la foule qui gonfle, quelqu'un apostrophe le jeune homme, "Africa" comme un appel, comme pour dire "mais qu'est-ce que tu fous, mec. Attrape les bouées"... Lancé du haut du pont, ce cri semble bien plus un cri de surprise et d'horreur qu'une injure à caractère raciste. Les bateaux passent. Une autre personne crie aux bateliers "Butta i salvagente, butta i salvagente !" ("lancez des bouées de secours") avec un fort accent du sud, la voix visiblement commotionnée. Non loin de lui, toujours à portée d'un des cinq téléphones saisis depuis par la police, et qui enregistrent la scène, deux femmes commentent, sans véritable émotion tout d'abord; l'une se met même à rire, l'autre se demande ce qu'il fiche ce type dans l'eau, puis on sent qu'elles prennent conscience de ce qui se passe et soudain elles se taisent.
Sur les deux rives comme sur le pont, c'est l'attroupement, avec le mélange commun et courant des badauds curieux, de ces gens que les accidents attirent, des braves gens aussi qui assistent tétanisés. Le vaporetto qui passait a enfin réalisé sa manœuvre. Avec le courant, le poids de l'embarcation (le bateau est bondé), il faut encore plus de temps pour arrêter la lourde embarcation puis faire marche arrière. Finalement il s'est immobilisé à quelques mètres du jeune homme. Le batelier s'acharne sur les courroies pour libérer les bouées qu'il lance enfin, un passager fait de même. Ce sont deux, trois puis quatre bouées qui sont envoyées vers le jeune homme. Elles sont toutes proches. Il lui suffirait de tendre le bras pour les attraper. Il ne fait pas un geste. Ne dit rien. pas un cri. Il ferme les yeux.
Sur le bateau, un maître-nageur, secouriste cherche à sortir sur le pont. On le retient. L'eau est à moins de 5° ! Sans une tenue spéciale sauter ainsi dans l'eau est particulièrement dangereux. Partout les gens s'arrêtent pour regarder ce qui se passe. On explique aux nouveaux venus les faits, on commente. Inconscients, ceux qui n'ont rien entendu rigolent, papotent. Des groupes, après un regard distrait, passent leur chemin sans interrompre leur bavardage... Une scène courante. Et ici, une scène à la Goldoni.
Mais ce n'est hélas pas une comédie. Il va y avoir mort d'homme. Soudain une voix aigre se fait entendre. Traduit cela donne à peu-près : "El fa finta, disgraxià !"
(il fait semblant ! cette saleté"), injure courante à Venise. On peut imaginer que l'on a pas entendu tous les propos, ceux que la femme a marmonné d'abord avant que sa colère ne monte et que les caméras s'enclenchent. Peut-être hurle-t-elle simplement parce qu'elle va manquer un rendez-vous ou un truc pressé à faire, des paroles du genre ; "Laissez le se noyer s'il veut se noyer... C'est du pipeau... Perdre du temps pour une merde pareille ! Qu'il crève ! Qu'on en finisse", etc....
D'autres voix à bord du vaporetto, sans bien savoir ce qu'il en étaient sont peut-être de son avis. (Il faut avoir patienté de longues minutes dans un de ces bateaux-bus bondés, sous la chaleur de l'été ou le froid de l'hiver, pour comprendre ce genre de situation; quand on sent l'explosion proche et que l'impatience de tous est à son comble), "Ras-le-bol" doivent-ils se dire dans la cabine, "Rester ainsi bloqué, c'est inadmissible..."
N'eut-il mieux pas valu finalement de vrais propos racistes débordants de haine plutôt que cette ambiance faite de hargne et d'impatience, de ras-le-bol et d'égoïsme qu'on remarque partout face à ce genre d'incident... Ajoutée aux propos de cette femme en proie à une crise d'hystérie, c'est peut-être cela aussi qui a retenu le secouriste. Où bien était-ce le danger ? Et puis tout s'est passé tellement vite finalement. Chaque geste retardé, chaque hésitation peut avoir été fatale au jeune homme, mais tout ce qui aurait pu être tenté l'aurait certainement été en vain. Personne n'a vu ni réagi à la situation quand tout était encore possible. Il y a eu un décalage, comme toujours. Le temps que le secouriste sorte de la cabine pleine de monde il était vraisemblablement trop tard.
Dans un ultime réflexe, le jeune homme a tendu un bras vers les bouées, comme s'il se réveillait soudain. Le désir de vivre plus fort que le désespoir... Mais le froid, le courant auront eu raison de cet ultime sursaut et là, devant la foule horrifiée, il a disparu.
Les deux dames qui papotaient tranquillement, commentant la scène comme on commente un épisode des Feux de l'amour, sont restées silencieuses. Elles ont pleinement conscience du drame qui vient de se dérouler là, sous leur yeux. Il y a un court moment de flottement. Puis des commentaires comme pour dire à ceux qui ne voient pas ce qu'il vient de se passer... On entend des gens qui continuent d'appeler les secours. Puis une sirène enfin. Ceux sont les pompiers. Ils s'approchent du lieu de la noyade. On repêche le corps, aussitôt mis à l'abri des regards. Toute la circulation sur le canal est interrompue et de longues minutes passent. Dix, quinze, vingt ?
Soudain, la même voix qui avait injurié le jeune désespéré surgit du silence " laissez-moi sortir, je veux sortir, je me sens mal, pourquoi on reste là ? laissez moi". Et la voix qui avait hurlé au batelier de jeter les bouées, invective la femme. "Tu n'as pas honte, tu ne peux pas patienter, ce type que tu traitais de merde est mort et tu ne penses qu'à tes fesses ? C'est toi la merde". S'en suit un échange musclé. Là encore, dans d’autres circonstances, tout le public aurait ri ! Une scène de Commedia dell'Arte comme les vénitiens - et les italiens en général - en raffolent. Hélas, sur le palcoscenico, aujourd'hui un jeune homme a perdu la vie.
Suit un échange assez véhément. Les deux dames reprennent leurs commentaires "je me demande comment elle va faire avec ça sur la conscience celle-là". On entend des gens expliquer ce qu'ils on vu. Répondant certainement aux policiers ou aux pompiers. Puis les vidéos s'interrompent. Tout le monde connait la suite : la nouvelle se répand aussitôt, lancée par l'ANSA, l'agence de presse italienne. Bientôt éditée par le Gazzettino, elle va très vite être reprise - et déformée - par les médias du monde entier : "à Venise, un jeune migrant meurt noyé sous les cris de haine de la population". Honte aux vénitiens si cela était vrai !
En cette période où le monde ne sait plus trop où il va ni ce qu'il est, où les valeurs humanistes semblent moribondes, un tel évènement s'il choque nos esprits bien-pensants, ne parait pas improbable hélas. Comme évident : Cela devait arriver semblent vouloir dire tous les journalistes qui se sont précipités sur l'information avec ce qu'on leur en disait d'après une vidéo trop vite interprétée. A chaud. On a pu lire et entendre n'importe quoi de la part de certains d'entre eux. La plupart (notamment dans les médias britanniques), ne sachant pas l'italien, ont pris pour des injures tous les cris entendus. No sir, Selvagente ne veut pas dire sauvage, mais bouée de secours.
Crier "Africa" est une apostrophe sinon affectueuse, du moins courante à l'adresse d'un étranger, à la romaine ou à la napolitaine. Rien de raciste qui soit avéré dans ce cri. Lancé ici à l'adresse du jeune gambien pour attirer son attention vers les bouées qu'on venait de lui jeter, ou à l'intention des bateaux qui passaient pour leur signaler le jeune homme, cela n'avait rien d'injurieux ou de méprisant. Un cri spontané lié à l'effroi. Un cri maladroit pour tenter de le ramener à la raison peut-être aussi... J'ai souvent rencontré ici des gens frustres qui pensent qu'un migrant africain ne parle que petit nègre et ne comprend pas tout. Les vendeurs de faux Vuitton qui pullulaient un moment dans les rues de Venise n'avaient-ils pas été surnommé (par la presse) les Vu comprà ? Personne à l'époque n'y avait vu un épithète à caractère raciste... Il faut relire les propos de Tintin en Afrique aujourd'hui considérés comme méprisants. Ils en sont encore là.
Finalement, les seuls propos racistes émanaient d'une vielle femme pressée, peut-être véritablement en train de faire une crise de panique, une femme ordinaire que j'imagine au milieu de la foule compacte du vaporetto. Fallait-il qu'elle soit stupide ou en souffrance pour afficher un tel égoïsme, une telle indifférence devant un jeune homme qui veut mourir et qu'il importe de chercher à sauver... Qui pourra le dire ? Elle n'a pas été retrouvée. Le
parquet ouvre une enquête. Pour pouvoir délivrer le permis d'inhumer et
rendre le mort à sa famille, il faut un motif reconnu. Ce que doit
établir le rapport de police Les téléphones sont saisis, les témoins oculaires
entendus...
On ergote sur l'indifférence, sur la non intervention des gens... Venise n'est pas une ville comme les autres, tout prend des proportions différentes ici. L'absence de voitures, l'essentiel de la vie qui se passe dans les rues, le chaos mal contenu causé par les hordes de visiteurs et qui finit par créer des tensions, tout concourt à poser un décor et une atmosphère différente de celle des autres grandes villes d'aujourd'hui. Mais les habitants ont toujours conservé cet esprit d'autrefois qui transforme le moindre incident, la moindre algarade en une affaire publique, le plus souvent légère et joyeuse, fort heureusement. Non, à Venise, de par sa structure même, personne n'est indifférent. Pourrait-on dire la même chose de Paris ou de Londres, où vitesse et indifférence règnent en maîtres incontestés ?
Peut-être qu'en été beaucoup auraient sauté sans hésiter. Mais encore une fois à cet endroit c'est dangereux. Le courant, le trafic et parfois la vitesse de certaines embarcations. Comme l'a dit un vénitien : « J'aurai certainement tenté de l'aider mais je ne crois pas que je me serai jeté à l'eau ». Interrogé pour la télévision, il répondait à la question d'une jeune journaliste : « Et vous, auriez-vous sauté ? ». Et un pompier de rajouter sur une autre antenne : « Habillé, on ne tient pas cinq minutes dans cette eau glacée. Si des gens avaient sauté, nous n'aurions pas eu un mort, mais trois ou quatre ! »...
Le
parquet a rendu un premier rapport. Le verdict est tombé : finalement, il y a bien eu non assistance à
personne en danger. Il ne s'agit pas des gens restés à filmer la
scène, mais du pilote de la vedette du Casino qui passait là au même
moment et a vu la scène. L'homme, âgé de 36 ans, qui conduisait le bateau a été inculpé. Toutes les images confirment les témoignages : passant près du jeune homme il n'a rien tenté, n'a pas diminué l'allure du bateau, et à continué sa route, indifférent. Le procès permettra de savoir la raison de cette attitude. S'est-il enfermé dans sa mission, devait-il aller chercher ou ramener quelques VIP au casino voisin ? A-t-il sciemment continué sa route en dépit des cris que le public lui lançait parce que l'homme était noir ? Cette infraction au code international de la navigation est considérée comme un crime.
La justice à ce jour n'a donc pas suivi le jugement à l'emporte-pièce des médias. Il semblerait donc, après l'étude scientifique des cinq vidéos et l'audition des témoins, que rien ne permette à ce jour de confirmer les dires des journalistes - absents - selon qui les gens - présents sur place, eux -, vénitiens et touristes, auraient tenu des propos racistes à l'égard de ce malheureux. Les cris de colère et d'impatience de la vieille femme - certainement vénitienne quoi qu'en dise l'assesseur intervenu - sont-ils condamnables ? Moralement oui. On ne tient pas de tels propos, même et surtout sous le coup de l'exaspération. Mais la stupidité n'est pas un délit - et on peut le regretter parfois tant elle est répandue. A Venise autant qu'ailleurs.
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Une couronne et le silence recueilli de la population
Il y a quelques jours, à l'initiative de plusieurs associations, une manifestation à la mémoire du jeune gambien a été organisée, à l'endroit même où il a mis fin à ses jours. Une couronne aux couleurs de son pays a été jetée dans l'eau. Des discours ont été prononcés. Puis la foule est restée là, silencieuse. Recueillie. Le temps était gris. Rien ne bougeait dans la ville figée. Comme un arrêt sur image. On a appris que la municipalité financerait le retour de la dépouille dans son pays. Ce sont les mots plein de douceur et de miséricorde du curé de Marghera, Don Nandino Capovilla qui doivent maintenant résonner dans nos esprits après la mort de Pateh :
« El fa finta, disgraxià ». On a dit que quelqu'un avait crié cela pendant que le garçon se noyait. Non il ne faisait pas semblant. Dans son désespoir, il a dit assezFiori per Pateh, profugo morto a Venezia
„. Assez de cette vie de marginal, assez de l'incertitude, assez des vaines espérances. Pourquoi n'as-tu n'a pas fait semblant quand tu as salué ta famille puis que tu es reparti de ton pays pauvre et ravagé [...] Si tu es parti, c'est que tu faisais partie de ceux qui croyaient en une vie plus digne. Mais les amis, de ceux qui auraient pu s'occuper de toi, seulement de toi, pas comme un matricule, pas comme dans un formulaire, où étaient-ils ? Tu n'as rencontré personne ici, dans notre monde qui sait seulement se méfier mais perd de vue ce que c'est que la solidarité. Nous voudrions t'avoir connu le jour d'avant, Pateh. Nous t'aurions embrassé, nous t'aurions serré dans nos bras. Nous aurions au moins essayé.»
C'est juste ainsi qu'il faut désormais penser cette triste affaire. Défendre la solidarité sans condition, permanente, active mais en même temps refuser l'anathème, les raccourcis, les présupposés et les approximations. Venise, comme l'Italie est touchée par la grande peur devant l'afflux des migrants. La crise rend la vie dure et les gens inquiets. Mais le racisme, la haine et le mépris ne sont pas dans les mœurs italiennes. Le sens de l'autre, l'accueil, la disponibilité demeurent des valeurs profondément ancrées dans l'ADN de ce pays. La foule venue spontanément rendre un hommage silencieux au jeune gambien en est la confirmation. Son silence a étouffé les pitoyables cris racistes de la femme en colère. Mais de cela aucun journal n'a parlé. C'est tellement moins porteur..
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Mais, le cri d'une pauvre disgraxiata hystérique a été repris par les médias comme celui de toute une population jetée en quelques secondes à la vindicte universelle. L'info répandue à travers le monde comme une traînée de poudre, sous la bannière du politiquement correct asséné en boucle par ces chantres de la morale, n'était qu'un buzz. Mon maître Jacques Ellul dont les journalistes parlent souvent mais qu'ils n'ont certainement jamais lu, pour qualifier ce genre d'information qu'on nous jette à la figure sans aucune précaution, sans ménagement et sans jamais en vérifier les sources ni étudier le contexte, aurait assimilé tout ceci à de la propagande... Le besoin d'aller vite, mal terrible de notre société occidentale, la primauté de l'émotion sur la raison, forment un cocktail dangereux. Du fond de l'enfer, Goebbels doit se frotter les mains et Hitler se réjouir. Ils sont en train de gagner. Cela va tellement bien avec le populisme, cette rapidité de l'image et de l'info propagées par des journalistes qui laissent parler leur émotion et érigent leurs bons sentiments en morale. Cela fait tellement de mal à la démocratie.
Pauvre monde que celui où les journalistes confondent le sensationnel avec la vérité, l'émotionnel avec le tangible. Comme le soulignait récemment Jean-François Kahn, «Aussi respectable et même juste soit-elle, une cause justifie-t-elle que, pour la défendre, on abolisse le réel à partir du moment où il devient dérangeant, jusqu'à se construire un monde complètement imaginaire =» ? Il donne l'exemple de la Guerre d'Espagne, confirmant que s'il ne fait pas de doute que tout démocrate se devait de se ranger du côté des républicains contre le camp fasciste, «pour autant, fallait-il s'interdire, surtout si on était journaliste, de rapporter les terribles exactions anticléricales commises par les anarchistes ?» La triste mort du jeune gambien illustre bien la dérive de la presse. La plupart des journaux qui ont publié ce fait divers affreux, ont fait plier le réel à une vision manichéenne que rien de dérangeant ne devrait venir brouiller. «L'approche journalistique devrait-elle à ce point se transformer en approche ultramilitante.»
Paraphrasant Kahn, personne ne niera que, pour des tas de bonnes raisons, la presse auto-intoxiquée, s'est une fois de plus racontée des histoires. «Une vision purement idéologique s'est substituée à la prise en compte subjective d'un évènement qui échappe totalement au confort intellectuel d'un tel schématisme binaire ». Pas un média qui ait publié l'info sur la noyade de Pateh et des insultes qu'il aurait subi en l'assortissant de réserves. Personne n'a cherché d'en savoir plus avant publication. Cela fait une victime supplémentaire : la crédibilité médiatique. Ce que le rédacteur en chef de Marianne appelle la postvérité, «cette tentation de plus en plus prégnante» dont Le Monde soulignait récemment les dangers en soulignant le développement «d'une consommation communautaire de l'information par "bulles cognitives", où chacun s'enferme dans ses convictions.»
Même voulue, la mort de Pateh n'est pas un fait divers. Elle met le doigt sur une forme de violence dont notre monde est responsable. Si des millions de gens qui fuient la violence et la misère arrivent chez nous, c'est bien parce que nous n'avons pas su les aider à bâtir chez eux un monde où il est possible de vivre, de manger et d'espérer. Le pape François l'a rappelé dans des termes bien plus véhéments. Et ce qui importe aujourd'hui ce n'est pas d'ergoter sur le comportement des médias ou l'attitude des gens. Il s'agit simplement, quelque soient nos convictions, nos croyances, de refuser la haine et la peur; de toujours nous souvenir qu'une main tendue, un regard bienveillant peuvent sauver une vie. C'est cette attitude qui doit présider à tous les choix que nous avons à faire pour que nos enfants vivent dans un monde apaisé et solidaire, quoiqu'en disent les apprentis sorciers qui partout dans le monde rêvent de s'emparer de nos libertés.