Venise serait ma fin. Présupposé qu'Hugo Pratt mettait sur les lèvres de Corto Maltese et qui rappelle indubitablement les candeurs de l'enfance : "On serait sur une île et vous seriez les méchants et nous les gentils"... Ce peut être aussi l'affirmation d'une réalité qu'on voudrait proche. Un désir très fort dont on sait bien qu'il s'accompagnera d'un tas d'effets secondaires pas toujours faciles à maîtriser... La fin... Nos esprits déformés entendent aussitôt l'irrémédiable terminaison des êtres et des choses, le dernier souffle, la disparition. "Hommes de peu de foi", des fins il en existe des milliers dans chaque vie qui sont autant de commencements, de souffles neufs, d'inventions et de trouvailles ! J'ai beaucoup voyagé au cours de ma vie. Des lieux mythiques ou banals. Souvent aussi, c'était un voyage intérieur. Et dans les profondeurs de mon âme, c'est toujours vers Venise que je revenais. Le seul lieu où depuis toujours j'ai voulu m'attarder. Je m'en suis bien des fois éloigné, mais ceux qui me connaissent savent toujours où je vais revenir. Ils savent que mes pas me ramènent au coin de San Marco et de la Piazzetta, ou bien du côté de Santa Margherita, le nez au vent... "De Venise comme de mes amis, je ne puis longtemps m'éloigner" ai-je écris à seize ans dans un de mes cahiers... C'est cet amour-là, merveilleusement jamais inassouvi, qui avec cet autre amour - né avec moi et dont une rue porte à Venise le joli nom, calle del Amor degli amici - me porte et me nourrit.
A l'heure où les vénitiens effarés viennent lire dans la vitrine d'un magasin, sur le compteur qui tourne à l'envers et marque de jour en jour la terrible chute du nombre d'habitants, dans un temps de cris et de douleurs où le monde qui n'a jamais été aussi près de sa chute, regarde tout s'effondrer autour de lui, quand nous nous rendons compte que les barbares qu'on attendait sont bien là et qu'il s'agit de nous-mêmes et pas des autres, Venise reste bien plus qu'une ville. "A travers l'eau des canaux, on voit la boue de la lagune" a écrit Dominique Fernandez. Il a raison d'affirmer que la Sérénissime a un corps de glaise et de lie. Si elle peut nous apparaître toute de perle et de nacre, solaire, irisée, pétillante, ce n'est qu'illusion. "La mer de Venise, adriatique, crépusculaire, a les couleurs du bitume et de la poix. Eau lourde, bouche d'ombre prête à reprendre et à rouler dans son limon les hasardeuses constructions dues à l'effort humain."
L'écrivain écrivait à la suite de ces lignes - en 1978 - qu'on "serait d'autant plus impardonnable d'ignorer le danger, que la menace aujourd'hui se précise. La mort à Venise a été un beau mythe romantique : actuellement c'est de la mort de Venise qu'il s'agit. Les chiffres sont terrifiants : en 1950 il y avait 185.000 habitants dans le centre historique. Vingt-cinq ans plus tard, on n'en compte plus que 100.000. Dans une Europe en pleine expansion démographique, Venise est la seule ville qui se dépeuple." Que dire de plus à l'heure ou les vénitiens du centro storico ne sont plus que 55.000 ? Inutile cependant de se lamenter. S'il est douloureux de penser que nous pourrions être témoins de la disparition de la Venise-qui-vit au profit d'un vulgaire luna-park, un simple site touristique comme les pyramides ou Pompéi, il est rassurant de constater que le sort de cette ville est loin de laisser le monde indifférent. "Fare di Venezia la nostra fine"... On peut traduire ces mots comme on se réchauffe aux premiers rayons de soleil du printemps : "Faire de Venise notre finalité"...
Et l'esprit d'enfance resurgit soudain : "On serait les habitants et on ferait revenir les épiciers, les boulangers, les marchands de couleurs, les bouchers, les calfats, les mercières et les charcutiers..." L'idée paraissait absurde il y a peu, mais voilà que les autorités commencent à l'envisager. L'exode provoqué par mille raisons différentes pourrait être stoppé, la tendance inversée... Et l'esprit d'enfance s'impose. Peter Pan n'est plus ridicule. "Bien avant que le XXe siècle ne parte à la recherche du temps perdu, le mythe de l'enfance flottait sur la lagune" écrit encore Dominique Fernandez après avoir rappelé (toujours dans son admirable préface à l'ouvrage de Fulvio Roiter, Vivre Venise) que le doge tout-puissant était élu "par une sorte d'espièglerie pleine de charme et de sagesse [...] Venise confiait son destin à la main légère de jeunes garçons"... On peut imaginer que, comme des municipalités le font dans des villages de montagne ou de lointaines campagnes, il soit fait appel à des bonnes volontés et que les habitudes et les fixations administratives soient bousculées. Des locaux seraient mis à disposition de ceux qui voudraient bien s'installer dans le centre historique pour recréer ce tissu économique et commercial qui est asphyxié aujourd'hui par les commerces touristiques. Des exonérations, des aides, des facilités administratives, des incitations financières, il existe toute une série de mesures qui pourraient contribuer au retour de la vie dans ces lieux désertifiés. Et une fois encore dans l'histoire, Venise se ferait modèle, laboratoire d'idées et d'innovations, repoussant loin les allégations absurdes de ces détracteurs. Les palazzi délabrés qui appartiennent à la municipalité - et qui ne sont pas tous des palais somptueux et intouchables - pourraient être transformés en appartements pour les jeunes ménages, les familles, les professionnels désireux de s'installer dans ces lieux où vivre et travailler est un bonheur.
Les propos de l'académicien n'ont jamais été autant d'actualité : "... Nous débarrasser des clichés que trop d'esthètes, trop de littérateurs ont collés sur Venise. Venise n'est ni ce théâtre d'illusions planté pour une mascarade frivole, ni cette nécropole geignant d'échos funèbres : mais une cité vive, jeune, changeant au rythme des saisons, blanche de neige l'hiver, couleur de saumon au printemps, de rouille à l'automne ; luttant courageusement contre l'adversité, qui a pour nom finance, industrie, technocratie ; mais surtout, il importe de le comprendre, une cité où la beauté n'a jamais été un placage élitaire, mais l'expression même de la vie. La maison la plus modeste, la ruelle la plus obscure, promettent le même enchantement que les palais du Grand Canal. De même qu'on juge un cuisinier sur l'omelette, on juge une ville sur les lieux ou l'employé de la poste rentre dormir, où le calfat remise ses outils, où la fleuriste entortille ses jonquilles en bouquet."
Et l'esprit d'enfance resurgit soudain : "On serait les habitants et on ferait revenir les épiciers, les boulangers, les marchands de couleurs, les bouchers, les calfats, les mercières et les charcutiers..." L'idée paraissait absurde il y a peu, mais voilà que les autorités commencent à l'envisager. L'exode provoqué par mille raisons différentes pourrait être stoppé, la tendance inversée... Et l'esprit d'enfance s'impose. Peter Pan n'est plus ridicule. "Bien avant que le XXe siècle ne parte à la recherche du temps perdu, le mythe de l'enfance flottait sur la lagune" écrit encore Dominique Fernandez après avoir rappelé (toujours dans son admirable préface à l'ouvrage de Fulvio Roiter, Vivre Venise) que le doge tout-puissant était élu "par une sorte d'espièglerie pleine de charme et de sagesse [...] Venise confiait son destin à la main légère de jeunes garçons"... On peut imaginer que, comme des municipalités le font dans des villages de montagne ou de lointaines campagnes, il soit fait appel à des bonnes volontés et que les habitudes et les fixations administratives soient bousculées. Des locaux seraient mis à disposition de ceux qui voudraient bien s'installer dans le centre historique pour recréer ce tissu économique et commercial qui est asphyxié aujourd'hui par les commerces touristiques. Des exonérations, des aides, des facilités administratives, des incitations financières, il existe toute une série de mesures qui pourraient contribuer au retour de la vie dans ces lieux désertifiés. Et une fois encore dans l'histoire, Venise se ferait modèle, laboratoire d'idées et d'innovations, repoussant loin les allégations absurdes de ces détracteurs. Les palazzi délabrés qui appartiennent à la municipalité - et qui ne sont pas tous des palais somptueux et intouchables - pourraient être transformés en appartements pour les jeunes ménages, les familles, les professionnels désireux de s'installer dans ces lieux où vivre et travailler est un bonheur.
Les propos de l'académicien n'ont jamais été autant d'actualité : "... Nous débarrasser des clichés que trop d'esthètes, trop de littérateurs ont collés sur Venise. Venise n'est ni ce théâtre d'illusions planté pour une mascarade frivole, ni cette nécropole geignant d'échos funèbres : mais une cité vive, jeune, changeant au rythme des saisons, blanche de neige l'hiver, couleur de saumon au printemps, de rouille à l'automne ; luttant courageusement contre l'adversité, qui a pour nom finance, industrie, technocratie ; mais surtout, il importe de le comprendre, une cité où la beauté n'a jamais été un placage élitaire, mais l'expression même de la vie. La maison la plus modeste, la ruelle la plus obscure, promettent le même enchantement que les palais du Grand Canal. De même qu'on juge un cuisinier sur l'omelette, on juge une ville sur les lieux ou l'employé de la poste rentre dormir, où le calfat remise ses outils, où la fleuriste entortille ses jonquilles en bouquet."
5 commentaires:
- Merci pour cette lueur d'espoir Lorenzo. On aimerait tant que les vrais Vénitiens restent, ou reviennent. Quand je croise à Venise des parents montant courageusement les marches des ponts chargés de poussettes ou de petits vélos, je me demande toujours ce que deviendront ces petits enfants, élevés au milieu de ces merveilles, qui sont un environnement normal pour eux:souhaiteront ils rester au prix que l'on connaît ( prix de l'immobilier, certes mais aussi vie quotidienne pas facile) ou bien lâcheront ils tout et choisiront ils la commodité d'une vie banale dans une ville ordinaire?
- Lisez le très beau "Petit Guide sentimental de Venise" de Paolo Barbaro et vous aurez des éléments de réponse...
- je vais de ce pas le chercher ( celui-là, je ne l'ai pas)
- c'est commandé! avez vous vu " dix hivers à Venise"? j'ai adoré.
- Magnifique texte, Lorenzo! Fougueux et poétique. J'espère que votre appel à l'espoir sera entendu. Hélas les "ennemis" ont la peau dure, et le pouvoir bien en main…