En
1919, Marcel Proust faisait paraitre un texte sur Venise dans le
quatrième numéro des Feuillets d'Art, qu'il reprendra plus tard, revu,
modifié, corrigé dans A La Recherche du Temps perdu. Je vous en livre
quelques lignes, telles qu'elles parurent cette année-là..
…
Le soir, je sortais seul, au milieu de la ville enchantée où je me
trouvais au milieu de quartiers nouveaux comme un personnage des Mille
et Une Nuits. Il était bien rare que je ne découvrisse pas au hasard de
mes promenades quelque place inconnue et spacieuse dont aucun guide,
aucun voyageur ne m'avaient parlé. Je m'étais engagé dans un réseau de
petites ruelles, de calli divisant en tous sens, de leurs rainures, le
morceau de Venise découpé entre un canal et la lagune, comme s'il avait
cristallisé suivant ces formes innombrables, ténues et minutieuses. Tout
à coup, au bout d'une de ces petites rues, il semblait que dans la
matière cristallisée se fût produite une distension. Un vaste et
somptueux campo à qui je n'eusse assurément pas, dans ce réseau de
petites rues pu deviner cette importance, ni même trouver une place,
s'étendait devant moi entouré de charmants palais pâles de clair de
lune. C'était un de ces ensembles architecturaux vers lesquels, dans une
autre ville, les rues se dirigent, vous conduisent et le désignent.
Ici, il semblait exprès caché dans un entrecroisement de ruelles comme
ces palais de contes orientaux où on mène la nuit un personnage qui,
ramené chez lui avant le jour, ne doit pas pouvoir retrouver la demeure
magique où il finit par croire qu'il n'est allé qu'en rêve.
.
Le
lendemain je partais à la recherche de ma belle place nocturne, je
suivais des calli qui se ressemblaient toutes et se refusaient à me
donner le moindre renseignement, sauf pour m'égarer mieux. Parfois un
vague indice que je croyais reconnaître me faisait supposer que j'allais
voir apparaître, dans sa claustration, sa solitude et son silence, la
belle place exilée. À ce moment, quelque mauvais génie qui avait pris
l'apparence d'une nouvelle calle me faisait rebrousser chemin malgré moi
et je me trouvais brusquement ramené au Grand Canal. Et comme il n'y a
pas, entre le souvenir d'un rêve et le souvenir d'une réalité de grandes
différences, je finissais par me demander si ce n'était pas pendant mon
sommeil que s'était produit dans un sombre morceau de cristallisation
vénitienne cet étrange flottement qui offrait une vaste place, entourée
de palais romantiques à la méditation du clair de lune.
.
Quand
j'appris, le jour même où nous allions rentrer à Paris, que Mme Putbus,
et par conséquent sa femme de chambre, venaient d'arriver à Venise, je
demandai à ma mère de remettre notre départ de quelques jours ; l'air
qu'elle eut de ne pas prendre ma prière en considération ni même au
sérieux, réveilla dans mes nerfs excités par le printemps vénitien ce
vieux désir de résistance à un complot imaginaire tramé contre moi par
mes parents (qui se figuraient que je serais bien forcé d'obéir), -
cette volonté de lutte, désir qui me poussait jadis à imposer
brusquement ma volonté à ceux que j'aimais le plus, quitte à me
conformer à la leur, après que j'avais réussi à les faire céder. Je dis à
ma mère que je ne partirais pas, mais elle, croyant plus habile de ne
pas avoir l'air de penser que je disais cela sérieusement ne me répondit
même pas. Je repris qu'elle verrait bien si c'était sérieux ou non. Et
quand fut venue l'heure où, suivie de toutes mes affaires, elle partit
pour la gare, je me fis apporter une consommation sur la terrasse,
devant le canal, et m'y installai, regardant se coucher le soleil tandis
que sur une barque arrêtée en face de l'hôtel, un musicien chantait "sole mio"…
Marcel Proust
Extraits de « à Venise »
in Feuillets d'Art , n°4, 15 décembre 1919, pp. 1-12