Une lectrice, fidèle et attentive, qui suit ce blog depuis sa création, me faisait remarquer que je ne parle pas souvent des eaux de Venise. C'est vrai et cela peut surprendre. Mais parle-t-on souvent de l'air qu'on respire ? L'eau à Venise est tellement constitutive de ce qu'elle est, de ce qui compose son essence même. Il n'y a pas pour moi d'éléments distincts dans l'objet de l'amour que je porte à la Sérénissime et son autre appellation de Dominante, j'accepte sans réserve qu'elle le soit sur mon cœur, mes jours, mes désirs et mes choix. Sur ma vie tout entière. N'est-ce pas cela l'amour inconditionnel après tout ? L'eau à Venise, celle du Bacino, qui vient lécher depuis plus de mille ans les rives de la cité unique, celle du Canal Grande - le Canalazzo - , trépidante et qui palpite à toutes les heures du jour, justifiant mieux que partout ailleurs ce terme souvent employé d'artère, mais aussi ces rii (pluriel de rio, qui est le nom véritable de ce que les étrangers appellent canaux (car il y a peu de canaux à Venise outre le Grand Canal : il y a celui de la Giudecca, celui de Cannaregio par où on pénétrait autrefois dans la magie de la Sérénissime...), toutes les autres voies d'eau sont des rii), l'eau à Venise, nous en sommes imbibés.
Elle coule dans nos âmes et ses reflets animent dans nos yeux notre regard d'amoureux éperdu, nous les Fous de Venise. C'est pour ne pas devenir littéralement fou, que nous en parlons si peu. Je connais des dizaines de photographes, amateurs ou professionnels qui passent leur temps quand ils arpentent la ville, à figer dans leur objectif les reflets changeants des eaux. Jamais satisfaits, ils poursuivent leur chasse car, même réussi, aucun cliché ne reproduira jamais l'effet réel que cette magie suscite en nous... Et puis l'eau qui permit à nos aïeux de se protéger et se défendre, ne fut pas qu'une alliée - le terrible phénomène de l'acqua alta en est la preuve la plus criarde - mais bien souvent aussi une ennemie. L'ouvrage de Piero Bevilacqua, Venise et l'eau ( Liana Lévi, 1996 pour sa version française) aborde cette thématique d'une cité dont l'histoire s'est écrite avec et malgré l'eau, à la fois fondement de son développement, de son expansion et de sa richesse mais aussi menace constante. Il faut connaître l'histoire des rapports des vénitiens avec l'eau pour comprendre la ville.
Pour Liliana Magrini, l'amie et traductrice d'Albert Camus, l'eau à Venise trouble l'esprit. Voilà ce qu'elle écrit dans son merveilleux Carnet vénitien (Galimard, 1956)
"[...] Pas une vibration sur cette épaisse couche d'eau. Est-ce cela son agonie ? Mais bientôt mon vaporetto n'est plus entouré que d'un clair reflet de ciel. Comme suspendu sur ce pur émail, un long profil ténu de toits brisés, de minces clochers, de coupoles estompées reparaît au loin. Je cherche en vain à y situer l'endroit où, en ville, je dois me rendre. Le chemin lui-même me semble improbable. Si connu pourtant, il se multiplie dans la mémoire qui le cherche, de même que les maisons qui le longent, les rues qui le croisent : tantôt aériens jeux de pierre, tantôt blancs éclats épars, tantôt lisses surfaces ténues ou mol amas qui s'effilochent dans le gris, ou facettes brisant la lumière en d'innombrables reflets. Comment poursuivre là-dedans une image certaine de Venise ? [...]"
Ne voyons-nous pas la magie des mots, bien plus clairement que par une photographie combien l'eau s'immisce en tout dans le réel comme dans la mémoire quand on évoque Venise ? Réalité ou construction de l'esprit qu'enjolive notre amour, Venise au milieu de ses eaux est peut-être après tout seulement une invention de l'âme... Combien trop souvent nos considérations quand il s'agit de Venise s'apparentent à la seule introspection. C'est encore Liliana Magrini qui vient écarter la confusion et répond à notre réflexion :
"[...] Venise n'existe pas. Voilà tout son secret. Les autres villes, on peut les mesurer ; on peut de la main, tâter leurs pierres : rêches ou douces, elles répondent par leur chaleur ou leur glace, leur moiteur ou leur sécheresse - infiniment solides, vaste corps hostiles ou maternels. C'est un geste qu'on n'est jamais tenté de faire à Venise. Ce n'est pas qu'il s'agisse, comme le prétendent de tendres fadaise, d'une ville de rêve ou de brumes solidifiées. Non, ce n'est pas un rêve : loin de là. C'est un très lucide mensonge. Un mensonge d'homme éveillé ; et qui ne croit pas qu'on puisse autrement s'en sortir.C'est, dans un sens, le théâtre. Un théâtre où la notion du sacré est nulle, celle su spectateur, indifférente : sauf du spectateur qu'on est à soi-même.[...][...] Non, on n'y croit pas trop, et l'on sait ce que ça vaut : et qu'on peut faire ce qu'il y a à faire, puisque en tout cas aucune aide ne vient d'ailleurs, mais qu'en même temps, sans les masques et les fards du théâtre, on ne pourrait pas déjouer le vide.Sous un soleil asséné, Venise se serait peut-être dépouillée, dureté blanchie par une aveugle lumière. ce serait une ville méditerranée. Les lagunes l'embuant de vapeur l'ont obligée à un jeu plus souple. [...]
Tout est dit. J'ai invité ma charmante lectrice à (re)découvrir les pages du carnet de Madame Magrini, si possible dans l'édition de la Collection Blanche, au format si propice et qui rappelle bien qu'il s'agit d'un carnet. La prochaine fois que vous serez à Venise, mettez-le dans votre poche et laissez-vous porter par ces textes ciselés qui, même écrits il y a plus de soixante ans, demeurent parmi les plus authentiquement porteurs de l'amour qu'on puisse porter à la Sérénissime.