Cette fois c'est fini. Demain c'est le mercredi des Cendres et ce soir, le grand feu d'artifice a attiré plusieurs dizaines de milliers de badauds sur la piazza San Marco. Mercredi, la chrétienté entre dans le temps du Carême. Évidemment on va moins en parler que du ramadan dont le monde entier nous rabat les oreilles. Comme ce mardi-gras de la septième année du XXIe siècle, Venise fêtait dans l'allégresse son dernier jour de carnaval qui mettait un terme à plusieurs mois de festivités car en ce temps là, Carnaval durait pratiquement toute l'année. En fait, sauf pendant le temps de Noël, pendant le Carême et durant l'été, lorsque la chaleur torride de la lagune poussait les familles patriciennes vers leurs villas de l'intérieur. Ce n'était pas comme on le dit trop souvent parce que Venise était la patrie de la licence et de la débauche, mais parce que les masques permettaient à la République de connaître la paix sociale. Sous le masque et la bauta, le pauvre devenait patricien et le patricien trop connu devenait n'importe quel plébéien libre de ses mouvements. Chrétiens, juifs et maures pouvaient jouer ensemble aux cartes jusque dans les salons du Doge, les jeunes gens riches pouvaient courtiser leur belle dans l'arrière boutique du savetier ou dans la cour de l'auberge du coin sans risquer leur renommée, l'apprenti boutiquier de San Polo comme l'ouvrier de l'arsenal pouvait assister aux bals et aux spectacles à côté des plus jolies jeunes filles de la noblesse. Chacun sortait du rôle que la naissance, la fatalité et les lois lui avaient assigné. Ainsi la République limitait les risques de revendication et de mécontentement. Des fortunes se faisaient et se défaisaient chaque soir durant le carnaval. On pouvait aussi plus facilement se débarrasser d'un ennemi de l’État, d'un espion devenu gênant, d'un témoin trop bavard ou trop gourmand... Cynisme et pruderie commandaient cette licence institutionnalisée. Pendant plusieurs centaines d'années, tout le monde s'en porta bien.
Carnaval est mort donc. La ville peu à peu va se vider de cette foule joyeuse venue des quatre coins du monde. Les rues et les campi se sont faits plus tranquilles. Plus d'embouteillages aux abords de la piazza. On peut enfin prendre le vaporetto sans risquer de mourir étouffé et les cafés comme les restaurants se font plus agréables. Mais ce calme sera de courte durée. Dès le weekend de Pâques, les hordes reprendront la ville d'assaut et ce sera la cohue sur la piazza, au Rialto et un peu partout jusqu'aux premiers frimas... Mais on s'adapte. Il suffit de ne pas prendre le même chemin que le touriste moyen. Il suffit d'éviter la piazza, le pont du Rialto et leurs environs entre 10 heures du matin et 20 heures le soir. Mais bon, on va encore dire que je râle tout le temps quand il s'agit du sujet épineux du tourisme à Venise.