La
route de fer vers Venise, le fracas du train sur les rails. Je me suis
couché entre Paris et Lyon. Je me réveille dans quelque banlieue de la
mer Adriatique. Un train de nuit est un train qui fend la nuit... Un
début prometteur pour ce journal de voyage d'un Noël à Venise par Pierre
et Jean Adrian, jeunes lauréats 2014 du concours Libé-Apaj que
Tramezzinimag suit fidèlement. Rappelez-vous l'an dernier, nous fêtions
en grande pompe le prix d'Antoine Lalanne-Desmet, ami très cher et
collaborateur précieux de Tramezzinimag avec qui j'ai de nombreux
projets en cours d'élaboration (nous en reparlerons très vite).
Extraits.
"Venise n’a pas résisté à Attila, à Bonaparte, aux Habsbourg, à Eisenhower ;
elle avait mieux à faire : survivre; ils ont cru bâtir sur le roc;
elle a pris le parti des poètes, elle a bâti sur l’eau." (Paul Morand,Venises)
21 décembre 2013, vers Venise
La
route de fer vers Venise, le fracas du train sur les rails. Je me suis
couché entre Paris et Lyon. Je me réveille dans quelque banlieue de la
mer Adriatique. Un train de nuit est un train qui fend la nuit. Dans ces
villages tristes et vides que traverse le train, même une station
d’épuration est coloriée. En Italie, le jour de l’hiver, quelques draps
pendent aux fenêtres. Un crissement hystérique et le wagon s’arrête en
gare de Vicenza.
Arrivée
Le
train est lancé sur l’eau, bordé de pilotis. J’aperçois les premières
gondoles. La banlieue industrielle laisse sa place à quelques îles
froides et marécageuses. Le ciel gris sale pèse sur l’eau et confond sa
couleur.
Passé
les portes de la gare Santa Lucia, je débouche sur le Grand Canal.
Pour la première fois du voyage, je deviens spectateur. Venise force à
l’attitude passive. On accepte tout, y compris cette agitation trop
italienne.
Six
ans plus tôt, je tombais sur Venise inondée de soleil. Aujourd’hui, un
début de pluie, une odeur d’urine : la beauté aussi a parfois ses
relents.
Au
petit matin nous traversons la ville pour déposer nos bagages. Des
groupes de vieux Vénitiens en bonnet, à la barbe blanche et emmitouflés
dans de gros manteaux d’hiver, discutent. On a peine à croire qu’ils
vivent ici.
Des canaux fangeux se perdent au lieu de ruelles. On se contente de barques à moteur plutôt que des automobiles.
Une eau couleur pétrole.
Dans chaque boutique, au détour d’un kiosque, à chaque coin de rue, je cherche un peu de Pasolini.
22 décembre 2013
Les vaporetto: des bus qui roulent dans un couloir d’eau.
Promenade
de fin d’après-midi sur les quais de la Ponta della Dogana. Les
figures d’une crèche en carton surplombent un vieux voilier qui se
repose au bord du quai. La nuit se mélange à la brume, et les
lampadaires qui guident l’eau renvoient leur lumière floutée, blafarde.
Maman: "ses lacets sont défaits."
Papa, déjà un peu sourd: "c’est la saison des fées ?"
C’est amusant une famille où une phrase mal perçue devient un hémistiche.
23 décembre 2013
La
crypte de l’église saint Zacharie, c’est l’intimité d’un édifice
vénitien. Un parterre en eau, on n’y marche que sur un filet de pierre
émergée. Laure dit que c’est un des lieux les plus bas de la ville. Au
fond, inatteignable à cause de l’eau, une statue de la vierge, tête vers
le ciel, semble soupirer. L’eau ronge les briques, le mur s’effrite.
Venise est née sur l’eau, elle agonise et elle mourra en elle. La ville
est debout, assise sur des milliers de manches de poignards plantés
dans l’eau. Ça me fait croire en l’homme. L’homme est capable.
Simplicité romane. La nuit se couche derrière les lucarnes de la crypte claustrale. C’est le début des lunes.
24 décembre 2013
Nous partons pour les îles Murano et Burano au large de Venise. Chacune a sa spécialité : la verrerie et la dentelle.
A
Murano, une drôle de sculpture surprend : deux lampadaires ont été
fondus jusqu’à enlacer leur long cou. Ils tournicotent et leurs lumières
s’embrassent.
Quelques
vieilles dames discutent, le cabas sagement posé à leur droite. Une
promenade dans un quartier vide aux potagers crevés, ses briques
tremblantes de solitude, et les revoilà au même endroit. Elles n’ont
pas bougé. Dans ces villages où tout le monde se connaît, partir faire
son marché c’est ne retrouver son perron qu’après une longue matinée.
Burano.
Ici, choisir sa maison, c’est choisir le parfum de sa glace. Je suis
une nouvelle fois impressionné devant la splendeur de ces maisons
cassis, vanille, pistache ou chocolat. Dans quelques mètres carrés se
rejoignent une demi-douzaine de couleurs. Auraient-ils trouvé un remède
à la tristesse ?
Les
coups de vent agitent les linceuls accrochés devant l’entrée des
maisons. Il faut se perdre parmi ces ruelles de couleur. On débouche
soudain sur une pelouse qui se jette à la mer, lacérée par des sèches
linge dénudés. Nous sentons les miasmes d’une grillade, une odeur de
poisson grillé, de vacances au bord de la mer.
A Burano, les linges qui pendent sur un fil entre deux maisons sont des drapeaux.
Une pompe à essence pour bateaux s’ennuie, tournée vers le large.
La
vigie de Noël. Nous fêtons la naissance de Jésus avec quelques verres
de Spritz. Jean décide d’une promenade nocturne dans Venise. Nous lui
emboitons le pas, excités par cette nuit de Noël, par les haleurs de
l’alcool familial. Nous attendons plus de cette Ville. A ses oreilles
endormies, nous faisons ronfler de grandes tirades de Parisiens avinés.
Comme c’est agréable une ville sans trottoir. Au milieu des rues, les
poètes peuvent crier à la lune sans être dérangés par les crissements
des pneus des automobiles.
Jean
veut prendre les photos de la vitrine d’un magasin niché dans une
maigre ruelle, en face de la maison du dramaturge Carlo Goldoni. C’est
une boutique de masques vénitiens, d’automates, de pendules et de
poupées. Dans l’obscurité, on devine le regard laconique de Pinocchio,
le sourire crispé de Pierrot, les jambes de bois pendantes d’une
marionnette prête à s’animer. Quelle vision effrayante pour des
enfants. Ils sont tous là, rongés par la solitude : Arlequin,
Scaramouche, Léandre… Leur vie ne tient qu’à quelques ficelles qui les
retiennent au plafond. C’est le bal des pendus. Je toque contre la
vitre, je veux attirer le regard de Polichinelle. Mais non, son visage
masqué demeure inanimé, inerte, le front baissé et les yeux écarquillés
vers le vide. Quand nous partirons, Jean, après tes photos,
rejoueront-ils la comédie ? Pierre, le cadran de leur vie s’est arrêté
pour toujours. Tic tac tic tac tic. Plus rien. Venise est une ville comme dans les livres d’images. Ici, les poètes ont gagné.
"Il faut choisir entre le musée et la vie." (Paul Morand, Venises)
© Pierre Adrian (Texte) et Jean Adrian (Photos).
Avec l'aimable autorisation
des organisateurs du concours Libération-Apaj 2014.
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