24 février 2018

Tu seras un homme mon fils...


Une (fidèle) lectrice me demandait il y a quelques jours pourquoi toutes ces modifications dans la présentation de notre TraMeZziniMag. Elle n'avait pas eu vent des mésaventures ubuesques qui effacèrent de par la volonté d'un robot programmé pour n'être qu'imbécile à l'image de l'état d'esprit Trumpinesque... 
 
Pardonnez le mot tout aussi grotesque que le chef de l’Exécutif yankee qui prévaut depuis quelques mois dans l'administration américaine, déteint dans la gouvernance des Big Brothers, qui dominent désormais le monde et notre mode de communiquer et tend à se répandre dans l'esprit dangereusement obtus des nouveaux dirigeants des pays encore libres. Mais n'est-ce pas qu'une apparence trompeuse et pour combien de temps ? La France et il y a de fortes chances, bientôt l'Italie en ressentent les effets. Bref le blog vieux de douze ans et riche de plusieurs milliers de billets et qui comptait par dizaines de milliers ses lecteurs hebdomadaires, possédait un nombre toujours grandissant d'abonnés, a été supprimé de la Toile un beau jour de juillet 2016. Il a donc bien fallu faire des choix. 

- Tout abandonner et passer à autre chose. Ce fut la tentation première. A cause du choc (douze ans de travail quasi exclusif pour la défense et l'illustration de Venise et de sa civilisation). Mais le mot gravé par nos ancêtres sur la pierre de la Tour de Constance est aussi gravé dans mon cœur : "REGISTER !" (Résister). 

- Réagir en ruant dans les brancards, jouer la Passionaria genre la néo-Marylin de pacotille (encore un truc qui va avec l'expression "on n'a que ce qu'on mérite") dont le nom m'échappe chantant à son peuple énamouré - et qui ne sait pas encore combien elle l'aura trompé -  son "Don't cry for me Argentina". Vulgaire et vain.

- Relire son bréviaire scout et, en bon disciple de ce ce cher Baden-Powell, répéter haut et fort les premiers vers de "Tu seras un homme mon fils !", le fameux credo du père Kipling :
Si tu peux voir détruit l'ouvrage de ta vie
Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir,
Ou, perdre d'un seul coup le gain de cent parties
Sans un geste et sans un soupir...

Bon sang ne saurant mentir et les années à être toujours prêt (une sacrée école de la vie cela étant dont l'influence trop diluée manque aux nouvelles générations) ayant laissé de bonnes marques et de joyeux repères, m'orientèrent vers ce troisième choix : repartir de zéro ou presque tout en me servant des leçons de ces douze ans de travail consacré à Venise. Aucun mérite là-dedans, j'arrête tout de suite les zélotes zélateurs et leurs dithyrambes. L'amour que je ressens depuis toujours pour Venise, ce sentiment d'appartenance et l'énergie que j'en retire ont toujours été le moteur de mes modestes actions. 

Puisque je n'écris pas trop mal - il y a pire, n'est-ce pas, dans les vitrines des librairies - autant mettre ce petit talent au service d'une cause symbolique. Défendre Venise, c'est défendre notre civilisation, sa culture, son histoire, ses peuples contre la barbarie et le diable. On pourrait dire contre les anges déchus, ceux dont on dit dans certaines chapelles, qu'ils ne sont pas fils d'Adam expliquant ainsi la brutalité, l'horreur, l'incroyable violence de leurs actions et de leurs réactions face à la justice, à la paix, à l'amour, à la liberté...

Un projet longuement mûri
Donc, votre serviteur s'est remis à l'ouvrage. Nouvelle présentation, fouilles archéologiques du Net, échanges de renseignements et de documents avec des lecteurs-indicateurs qui m'envoyèrent leurs propres archives; infiltrés qui cherchèrent sur les serveurs Google ou cuisinèrent quelques pontes du Big Brother en France et en Italie, jusqu'à un lecteur assidu et en colère qui me proposa les services de son hacker de fils et de sa bande capable de réserver une rame entière de TGV pour voyager seuls et tranquilles. mais il fallait attendre qu'il purge ses 150 ans de prison pour crime de lèse-multinationale... Bref, un travail de Titan et d'escargot à la fois, de l'artisanat avec toutes les imperfections du travail fait main, sans outil ni compétences particulières. Et puis au fil des pages retrouvées, l'idée !

Notre Casa Editrice
Tout cela pour en arriver à l'information que nous ne savions pas comment présenter jusqu'à ce matin. L'appel et les suggestions d'un ami éditeur a décidé notre petite équipe. Cette fois, ce sera dit. TraMeZziniMag est fin prêt : la maison d’édition va officiellement voir le jour avant le printemps de cette année. son siège sera à Venise parce que ce sera de Venise avant tout dont il s'agira. Les plus anciens lecteurs se souviennent qu'elle fut créée pour la sortie de mon livre, modeste travail bourré d'imperfections, qui a vu le jour en 2010 suite aux demandes réitérées de nombreux abonnés du blog qui souhaitaient voir mes chroniques et mon journal réunis dans un seul volume. Ce livre devait ouvrir la voie à toute une série de textes de différents auteurs sur des thématiques toujours liées à Venise, mais les aléas de la vie, le temps qui manque et la peur de se lancer dans une aventure sans en maîtriser tous les risques, ont eu raison de notre enthousiasme. Il aura fallu cinq ans pour que l'idée refasse surface, au hasard des rencontres à Venise, à Paris ou ailleurs. Et après trois autres années de recherche, de réflexion, et d'études, nous sommes quasiment prêts, avec "la disponibilité d'une page blanche", expression très parlante empruntée à un prédicateur entendu il y a de nombreuses années je ne sais plus à quelle occasion.

Le nerf de la guerre
Pour aller plus avant il va nous falloir de l'argent. Pas de sommes mirobolantes, bien moins que le coût du robot qui a coulé dans les hauts-fonds les archives de Tramezzinimag, pas autant que le coût de l'avion présidentiel ou des bombes qu'on déverse sur l'Irak ou la Syrie. Juste de quoi équiper la nouvelle structure, associative d'abord puis coopérative ensuite. Une petite somme est déjà dans notre cassette. Des levées de fonds vont suivre, appels aux dons, crowdfunding, échanges et troc de compétences, demandes de subventions, ventes privées, etc. Tout va être utilisé pour offrir au public de jolis ouvrages, des textes rares, oubliés ou inédits, des livres d'artiste. Toujours avec Venise comme leitmotiv. Littérature, nouvelles, romans et poésie de maintenant et d'hier, récits et essais, histoire et anthropologie, cinéma et musique, les domaines sont nombreux que nous voudrions inscrire à notre catalogue. Ambitieux mais réalistes, nous resterons modestes. 


Un club de lecteurs
Nous souhaitons impliquer le plus possible notre lectorat. Par un système de consultation préalable, par un système de souscription régulière, par des formules d'abonnement. Mais nous voulons aussi défendre le livre et les arts. Et les défendre depuis Venise. A Venise. Cela implique l'ouverture prochaine d'un espace culturel spécifique, à la fois galerie d'art, librairie, café et salon de thé... Tout est possible. Tout est objet de réflexion. Vos avis d'ores et déjà nous serons utiles. 

Lo Spirito del Viaggiatore
Plusieurs thématiques pour le catalogue défendues et animées par des personnalités francophones  : Livres oubliés du temps de la "folie vénitienne", ces folles années allant de 1880 à 1930, Journaux et récits de voyage à Venise, célèbres ou méconnus, pour illustrer ce que nous appellerons "Lo Spirito del Viaggiatore", une philosophie du voyage à contre-courant des habitudes modernes, Textes de poésie avant tout d'auteurs vénitiens présentés en vénitien ou en italien et avec leur traduction en français, Livres gourmands pour les sybarites que nous sommes et ceux qui nous lisent, et puis des Livres d'artiste où, à la manière de Michel Butor, les textes viendront illustrer les gravures publiées. Etc.

Un engagement solidaire et soutenable
La démarche comme la finalité n'étant pas commerciale. Devenir éditeur aujourd'hui ne sous-entend certainement pas l'intention de devenir riche et d'acheter un palais sur le Grand Canal. Juste faire d'une double passion, Venise et le livre, un outil au service de la Sérénissime, pour contribuer par nos parutions à la diffusion d'un état d'esprit sostenibile comme disent nos amis italiens, notre contribution à la lutte qu'il faut mener contre l'obscurantisme et la barbarie qui vont avec le tourisme de masse, la désertification du centre historique, l'abandon des traditions séculaires qui ont permis de maintenir Venise en vie et risquent de la détruire si rien n'est entrepris pour sa sauvegarde. Aucune prétention dans ces choix? Seulement des convictions, de l'amour et un désir fraternel d'entraide. Parce que nous croyons que Venise, sa situation et les choix qui seront faits dans l'avenir sont un modèle et une référence pour le reste du monde. Parce que Venise est un laboratoire d'innovation et de résistance. A ces innovations et à cette résistance nous voulons contribuer. Avec vous.

Nous reviendrons bientôt vers vous pour solliciter votre participation. Nous avons besoin de vous et de vos amis. Par le biais de plate-formes d'économie participative, par des ventes en ligne d'objets et de livres, par d'autres initiatives qui seront présentées au fur et à mesure des avancées du projet. Nous vous espérons nombreux, déterminés et fidèles.

21 février 2018

Projection publique : The Venetian Dilemma

Réalisé en 2004, un documentaire présentait au monde une image inédite de Venise face à un tourisme de masse dont la croissance exponentielle n'échappait déjà à personne. Il y avait les gens avisés qui mettaient face à face la diminution de plus en plus rapide de la population vivant dans le centre historique et les affairistes au pouvoir qui prétendaient moderniser la ville pour la redynamiser et la faire entrer dans le monde de demain. 

C'est l'époque où on parlait d'un métro souterrain pour permettre une liaison entre l'aéroport et l'Arsenal en 7 minutes, mettant Venise à 80 minutes de Paris par exemple. Les élus qui se frottaient d'avance les mains parlaient de 5.000 créations d'emploi dans des secteurs de pointe. L'époque où la municipalité, alors propriétaire des 2/3 du parc immobilier du centre historique, s'empressait, quand des locataires âgés quittaient leur logement, de faire briser à coup de masse les tuyauteries et les installations sanitaires pour éviter que ces appartements soient occupés. C'est l'époque où commencèrent les autorisations de transfert d'usage des bâtiments historiques, l'époque où de nombreux propriétaires cédèrent à prix d'or leur demeure familiale pour en faire des hôtels. où partout fleurissaient des échafaudages. Partout on rénovait, nettoyait, aménageait mais tous ces bâtiments restaient vides quand des centaines de famille réclamaient un logement décent pour continuer à vivre chez eux. C'est l'époque où les commerces de proximité, boulangeries, épiceries, boucheries, se transformaient les uns après les autres en bars et en restaurants, puis en commerce de masques, rarement tenus par leurs propriétaires. Pourtant les chinois et les bengalis n'étaient pas encore là... 



"Mais qui se nourrit de masque ?" disait avec humour un artisan citant Paolini... Les équipes municipales qui se succédèrent des années 80 à ces années-là eurent toutes la même vision à court terme : faire rentrer de l'argent, développer des projets grandioses pour alimenter les caisses de leurs partis quand il ne s'agissait pas simplement de se remplir les poches. Des voix s'élevaient déjà un peu partout, pleines de bon sens et argumentées qui ont pris de l'ampleur depuis. Tout ce qui se disait devant la caméra de Carole et Richard Rifkind s'est avéré vrai. Mis à part la metropolitana à laquelle nous avons échappé jusqu'ici (mais comme le dit avec un sourire diabolique Roberto d'Agostino, son plus ardent défenseur dans le film "cela se fera un jour inévitablement"). 

Il est difficile de comprendre cet acharnement qui se développe depuis les années 07 partout dans le monde pour détruire, bousculer, modifier au nom d'un mirifique sens du progrès qui serait porteur de tous les bonheurs à venir. Pourquoi l'homme moderne cherche-t-il désormais à tout détruire ? Est-ce inconsciemment pour éviter d'attendre que la nature elle-même se lance dans un grand nettoyage final et définitif ? A la base de toutes ces inepties sur le progrès et la croissance, il y a un seul mot : le profit. Qu'importent les conséquences, il faut à tout prix s'enrichir et tant pis si cela conduit à la destruction de la nature, à l'exil de milliers de gens, à la disparition d'un monde légué par nos anciens qu'ils savaient gérer avec sagesse. 

On l'entend aussi dans le film : Venise n'est pas une ville comme les autres. Construite sur l'eau, avec l'eau, elle impose un rythme urbain totalement différent du rythme des autres villes modernes. On ne peut y intégrer la notion de vitesse car la vitesse désagrège la ville avec le moto ondoso qu'on commençait à pénaliser. Les jeunes parents luttaient pour la création de crèches et de garderie, les commerçants luttaient pour conserver leurs stands sur les campi et éviter qu'ils ne soient transformés en stands de fast food pour touristes.


Le film, qui se contente de montrer sans aucun commentaire, mais visiblement avec une grande empathie pour les vénitiens et pour la ville, s'il éveille la conscience du spectateur et l'aide à se ranger du côté des habitants, se termine sur une note d'espoir. On assiste même, et c'est un bien joli symbole, à la naissance - par césarienne - d'un petit vénitien... Et puis, comme souvent à Venise, tout finit à l'heure du spritz avec une chanson reprise à la cantonade :  
Tutto è cambiato ormai,
Venezia no, Venezia no non cambia mai.  
Cambiano le città, Venezia no,
Venezia no non cambierà...

Aux vénitiens la politesse

Voilà un document oublié qui rend aux vénitiens la priorité sur toutes les entités officielles ou non qui cherchent à "éduquer" les touristes mal élevés qui, l'été le plus souvent, se laissent aller et se répandent dans le centre historique comme une coulée liquide, mélange de soda, de sueur et de méprise sur l'endroit où ils débarquent, une sorte de junk place avec de la junk food, des commodités, de l'ombre et de la pacotille bon marché qu'ils ramènent en souvenir, pressés de tout voir avant la fermeture de ce parc d'attraction où les figurants sont renfrognés et bien impatients. Les esprits chagrins verront dans le texte de l'affiche des remugles d'une bien mauvaise époque pour l'humanité, quand on chuchotait que les murs avaient des oreilles, que l'ennemi partout veille et que tout un peuple était assimilé à travers le monde comme un ramassis de parias dangereux responsable du malheurs de tous.

Traduction de ce manifesto de la célèbre Compagnia de Calza i Antichi, pour ceux qui ne lisent pas l'italien :

Vénitien éduque tes touristes 
Ne délègue pas à d'autres 
tes devoirs 
de maître de maison

Conseille
Raisonne
Informe
Habille le touriste mal éduqué

Toi à Venise tu y vis

14 février 2018

Une âme et des ailes...

© Damien Colligon - Tous Droits Réservés
Je ne sais plus qui a écrit que lorsque nous sommes sur n'importe quelle place en Italie, c'est comme si un orchestre se mettait à jouer. J'ai toujours cette sensation lorsque j'arpente les rues de Venise. Monteverdi, Vivaldi, Caldarà, Marcello bien sûr,  mais d'autres musiques encore surgissent au détour du chemin, surtout la nuit ou le matin tôt...

La musique illustre ou oriente ma rêverie selon mon humeur mais avant tout selon les lieux. A l'inverse, je ne puis entendre certains airs sans penser aussitôt à Venise. L'encouragement et le réconfort de la musique renforcent l'exaltation qui me prend quand je vais à travers la ville, que mon pas soit celui du promeneur, ou d'un homme pressé. "La musique donne une âme à nos cœurs et des ailes à la pensée" a écrit Platon. Elle habite et embellit l'errance.

La voix de l'anglais Tim Mead et les instrumentistes de l'ensemble Nuova Musica qui interprétent l'aria Vergnügte Ruh de la Cantate 170 de Johan Sebastian Bach est un de ces morceaux qui accompagnent mes pérégrinations vénitiennes. 

Si vous en avez un jour la possibilité, écoutez cet enregistrement en bateau. Mieux qu'avec des écouteurs, une de ces petites enceintes sans fil répandra l'aria dans l'air de la lagune. Grande émotion esthétique garantie !  Autre chose que les sons dissonants et tonitruants qui rugissent des hors-bords des jeunes quéqués vénitiens et font s'enfuir mouettes et goélands sur leur passage.