28 janvier 2022

Gourmandise hivernales

Le bar de RosaSalva défiguré par la fontaine de gel hydro-alcoolique, sacro-saint bénitier de la nouvelle religion sanitariste...

Les fritelle sont revenues. A défaut de pouvoir les goûter sur place, des amis attentionnés m'ont fait la surprise de m'en faire passer par un de leurs voisins de passage en France. De vraies fritelle de chez Rosa Salva, dans une petite boîte joliment décorée de dessins et de collages, qu'accompagnaient une bouteille de prosecco de Sullaluna, des portions de torta di mandorla (le paradis des papilles), un exemplaire du Gazzettino, un énorme morceau de parmesan et un autre de pecorino, de la charcuterie de chez mon fournisseur préféré et même de la bacalà séchée... 

L'impression en recevant ce visiteur attendu, d'une visite au parloir où je serai le pauvre pensionnaire esseulé, triste d'être éloigné des siens ou le prisonnier au secret qui rêve d'évasion et aimerait retrouver sa ville, sa vraie patrie... Envie soudaine de relire Pellico voire le récit de l'évasion (rocambolesque) de Casanova quand il croupissait sous les Plombs du Palais des Doges... 

Derrière la comédie universelle et l'hystérie collective, cette crise sanitaire aura été pour moi avant tout la privation de ma vie vénitienne, la confiscation d'un quotidien bien règlé entre le macchiato matutinal de chez Rosa Salva et les salles tranquilles de la Querini Stampalia, les courses au Rialto ou à l'étal de légumes de la prison des femmes de la Giudecca, les chats de l'Ospedale, la passeggiata entre San Luca et les Zattere, les verres entre amis du côté de la Misericordia, le take away de la rosticceria San Bartolomeo, le gianduiotto de Nico et la tournée des antiquaires... Les vols directs et à bas prix n'existent plus, les exigences sanitaires l'emportent sur le bon sens et le monde n'est plus du tout celui qu'il fut il y a quelques mois encore... 

Heureusement, les fritelle existent toujours pour le plus grand bonheur des grands et des petits. Il y a deux ans encore, je m'en régalais chaque jour, à chaque moment de la journée,n pendant le temps du carnaval. je me souviens m'être disputé avec une jeune mouette et quelques moineaux dans l'orto del campanile, au pied du pêcher. Mes deux dernières fritole étaient convoitées par les volatiles. Agacé par l'insistance de l'oiseau marin qui jacassait à la fois pour éloigner les pauvres moineaux et pour me forcer à lâcher le petit beignet onctueux garni d'une crème fabuleusement douce au palais. Je fis un geste trop vif et le sac en papier qui contenait l'ultime gourmandise tomba au sol aussitôt fourreagé par le bec croche de l'enfant mouette qui s'envola triomphant. Je l'injuriais vivement et jetais aux petits oiseaux narris les dernières bouchées de la fritelle... Inutile de vous dire que je repassais par la pâtisserie du pont des Pugni pour refiare une provision de ces délicats petits beignets carnavalesques que je protégeais des prédateurs ailés du coin en passant par les ruelles qui longent la Toletta, le sac en papier bien à l'abri entre mon journal et mon blouson. On ne m'y prendrait pas deux fois.


Pour les amateurs, Tramezzinimag a publié deux recettes de Fritole. Celles de la mia nonna (en réalité celles que faisait la cuisinière de la famille quand ma grand-mère et ses soeurs étaient enfants) et celle d'une éminente et truculente vieille dame de San Gerolamo. Pour les lire c'est ICI et ICI.


05 janvier 2022

Coups de Cœur N°57

Surtout des livres, découverts au hasard des cadeaux trouvés sous le sapin, des services de presse gentiment envoyés par des éditeurs attentifs ou les recommandations d'amis et de lecteurs, voilà pour le 57e chapitre des Coups de Cœur de Tramezzinimag, les premiers de l'an de grâce 2022. Un bon moyen de reprendre contact avec mes lectrices et mes lecteurs un peu délaissés ces derniers mois. C'est que Venise reste pour votre serviteur un horizon bien lointain depuis de longues semaines. L'enthousiasme demeure et les projets s'impatientent dont nous reparlerons bientôt. En attendant bonne lecture et montrez-moi que vous êtes toujours en ligne. Faites vos commentaires, écrivez-nous vos attentes, vos demandes, vos idées aussi ; parlez-nous de vos récents séjours à Venise par exemple... Je serai ravi de vous publier, comme je serai heureux de pouvoir  répondre à toutes vos questions et d'orienter les prochains billets sur des sujets qui vous intéressent parti-culièrement, histoire d'oublier cette pandémie et tout ce qu'elle a traîné avec elle depuis mars 2020... 
 

Mademoiselle Van Brooklyn
par Mika Waltari  
Actes-Sud, Coll. Lettres scandinaves. 1992
104 pages, ISBN 978-2-8686-9858-2
12,10€
Un régal, une découverte que ce roman écrit en 1938 et somme toute, très moderne ! De quoi s'agit-il ? A Carnac, un jeune archéologue en séjour d'études en France prend quelques jours de vacances — le semblable ou le double de l’auteur, qui lui-même vécut en France pareille aventure —, préférant les fameux alignements à la plage, rencontre la jeune et jolie Joséphine Van Brooklyn. La friponne Hollandaise se plaît à attiser les sens et provoquer le désir (et la jalousie) du jeune finlandais innocent, et à le fourrer dans des situations ridicules… De cette mésaventure, Mika Waltari a tiré un récit plein de retenue, d’humour et de nostalgique distance. Mademoiselle Van Brooklyn fut en effet écrit dix ans après ce premier dépit amoureux réellement vécu par l'auteur. Cela permet à l’écrivain, devenu célèbre, de se moquer dans ces pages allègres, de sa propre inexpérience, en même temps qu’il campe le personnage de la femme fatale, ensorcelante et inaccessible que l’on retrouve dans ses romans historiques.
 
 
Venise déserte 
par Jean-Luc et Danielle Carton 
Editions Jonglez, 2020 
191 pages. ISBN  978-2361954857
35 €
Venise, le 8 mars 2020. «Tout s'arrête. Ce vide, cette situation extraordinaire en rupture totale avec l'expérience passée, nous a fait connaître des instants exceptionnels de paix et de silence où la beauté révélée saisit l'être tout entier.» Une explication toute simple qui mena Luc et Danielle Carton, deux français établis à Venise depuis 2005 et avec qui et Tramezzinimag se sont noués des liens d'amitié très étroits, à réaliser ce splendide ouvrage. De très belles photos d'une Venise, vide de ses touristes, encore plus silencieuse et poétique et qui semble plus belle encore dans ce repos forcé. Tous ceux qui étaient à Venise pendant cette période le confirmeront : Venise n'avait jamais été aussi belle et radieuse ! Voilà un livre qui confirme la nécessité et l'urgence qu'il y a à réapprendre à regarder. Un art - et une nécessité  - qui permet de trouver de l'apaisement dans les temps difficiles, même articifiellement et grossièrement mis en place comme une nouvelle peste universelle. Mais laissons le lecteur se plonger dans ce florilège d'images d'une Venise désertée sans longs discours ni polémiques autour des raisons qui menèrent à vider la ville de toute vie entre avril et mai, il y a deux ans... Les photos de Luc et Danielle sont un témoignage rare de cette période hors du commun que jamais on n'avait connue.»
Un gros album composé uniquement de photographies réalisées pendant le confinement de Venise. Une atmosphère incroyable et irréelle jaillit de ces clichés qui montrent une Venise jamais vue aussi vide et silencieuse. Au fil des pages, on ressent bien que cette folle période du premier confinement restera un moment unique pour ceux qui l'ont vécue. Un regret les autres, dont je suis, qui sont partis juste avant et penser revenir vite (j'avais un rendez-vous le 15 mars 2020 pour matérialiser enfin un projet longtemps porté qui allait voir le jour à l'automne et que la pandémie a reporté sine die, m'empêchant ainsi de vivre moi aussi ces moments incroyables de paix et de silence dans une ville vidée des hordes et où les résidents redécouvrirent non seulement leur ville, mais aussi la lenteur et le calme dans une atmosphère dépolluée, propre et rayonnante. Ce que les clichés de Danielle et Luc Carton, véritables amoureux de la Sérénissime ont traduisent à la perfection. 
 
Collectif
Venise 
Editions Gallimard, Collection Cartoville 
2022. 70 pages, ill., 120 x 170 mm
ISBN : 9782742463503
9,50 €
Paru pour la première fois en 2019, le guide cartoville de Venise était une innovation. Nous avions Cool Cousin, cette application qui devait révolutionner le tourisme raisonné à Venise (comme dans d'autres villes du monde) mais qui fit long feu, fermant son site après deux années d'utilisation par des centaines de milliers de visiteurs potentiels. naissait alors ce petit guide pratique dont sort ces jours-ci la nouvelle version. Nouvelle formule, marquée 2022-2023, laissant entendre une refonte en 2024 pour rester collée à la réalité du moment et bien sûr aussi pour coller aux principes du marketing qui nécessite une adaptation permanente aux besoins, vrais ou artificiellement créés, des utilisateurs. Il m'arrive encore pour ma part, moi qui fut l'un des cinq membres vénitiens du guide digital cité plus haut, de me servir du Lorenzetti pour mes balades dans la Sérénissime comme du Baedeker, non par snobisme (un élégant petit volume rouge et or qui replonge dans les lectures de Mann, Proust, Gide, Morand ou Cocteau !), deux coups de coeur « éternels », gageons alors que ce Cartoville nouveau millésime puisse avoir le même attrait et la même utilité pour les voyageurs avertis, ceux qui savent qu'il faut à venise bien plus qu'ailleurs, prendre le temps de voir, se perdre et partir à l'aventure dans le joyeux dédale de Venise.

Anne Guglielmetti 
Deux femmes et un jardin 
Editions Interférences, 2021
96 pages. Tirage : 1000 exemplaires 
ISBN: 9782909589442
14 €.  
L'éditeur annonce la couleur : "Entre trois êtres qui semblent voués à la solitude, deux femmes que tout sépare - l'âge, le mode de vie, les expériences - et un jardin à l'abandon, un lien va se créer par-delà les mots, un lien salvateur pour tous les trois. Ce petit récit à la fois concret et suggestif nous entraîne dans le monde secret et délicat de ces affinités profondes, inexplicables, souvent indicibles, qui aident à grandir, à croître et à mûrir. Que l'on soit une femme simple et timide d'un certain âge, une adolescente rebelle ou un jardin livré aux mauvaises herbes, il suffit parfois d'une rencontre improbable pour retrouver le goût de la vie et poursuivre sa route. « Dans l'ombre grandissante, tournées vers un marronnier dont le faîte s'empourprait dans le crépuscule, nous nous tenions côte à côte sur la passerelle d'un navire qui avait, à notre insu, largué les amarres et entamé un voyage qui durerait plusieurs années, dure toujours...» Une vieille maison, une dame fatiguée et une adolescente timide qui tout au long des quatre-vingt seize pages nous entraîne au fil des saisons dans une bien belle aventure sans histoire, celle d'une amitié sans grandes phrases, sans serments, sans trahisons. 
Ce court roman raconte une histoire toute simple, celle d’une rencontre. Entre Mariette, une femme sans âge, usée par son métier de conne à tout faire à Paris, et une petite maison oubliée dans un village du bocage normand ; entre Mariette et une adolescente qui est contrainte de passer toutes ses vacances dans le village, avec son père et sa belle-mère ; entre Mariette et son jardin qu'elle va apprivoiser... Il y a aussi un chat qui vient et observe ; des villageois et des vacanciers. 
Beaucoup de non-dits, des silences et le malaise, la maladresse de Mariette, l'impatience de Louise. Une bien belle écriture, pleine d'émotion, simple et douce sans jamais être mièvre ni superficielle.Le temps passe doucement, le jardin sauvage reprend forme et beauté, des fleurs poussent, ça sent l'herbe fraîchement coupée, dans la petite maison, une nappe à carreaux, un trumeau ancien au-dessus de la cheminée,des lambris et un plancher bien cirés... 
Ne pas en dire plus, ne rien raconter sinon vous dire combien j'ai été ému et emporté dès les premières pages de ce joli petit livre au point que je l'ai lu d'un trait et à voix haute, notant au passage quelques phrases particulièrement poétiques...
«Un petit bijou de simplicité, de fraîcheur et de tendresse, une ode à la nature sauvage où chacun d'entre nous, même s'il ne possède pas de maison de campagne, pourra trouver refuge contre ces temps barbares que nous vivons. Il suffit de se laisser emporter par la magie du style d'Anne Guglielmetti et le charme de ses héroïnes, aussi disparates que possible.» écrit LivrLa couverture est ravissante, la typographie élégante autant que le papier sur lequel elle est appliquée... Tout contribue au charme de l'ouvrage. Vous m'en direz des nouvelles.

28 décembre 2021

Petite promenade comme on en rêve en guise de cadeau de Noël (2e partie)

En attendant, si nous faisions ensemble une petite promenade virtuelle, illustrée par des photographies de la Venise radieuse de cette fin d'octobr, avec cette lumière si particulière que nous avons ici quans l'hiver approche ? Prenons les chemins de traverse et oublions les hordes revenues envahir la ville. 
 
Soyons indulgents et restons honnêtes, cette foule n'est pas seulement constituée de barbares totalement ignares, même si on en croise, hélas, beaucoup et qu'il vaudrait mieux parfois, se boucher les oreilles pour ne pas avoir envie d'en étrangler quelques uns. Tous ceux qui vivent à Venise les connaissent, ces spécimens particulièrement insupportables dont on se gausse depuis toujours. Ce n'est pas toujours leur faute et Venise qui sait tellement bien putifier a sa part de responsabilité après tout. « No, niente indulgenza per questi stronzi !» (« Non, non, pas d'indulgence pour les cons ! ») vient de me répondre Mario, un ami vénitien, architecte de son état, à qui je viens de lire ces quelques lignes au téléphone. Sa position est rude mais par son métier (il participe à la protection et la restauration de plusieurs palais et églises), il est confronté à la terribvle évidence à laquelle l'Unesco n'avait pas pensé en classant Venise au Patrimoine de l'Humanité : le tourisme de masse directement ou indirectement endommage gravement la cité des doges et le problème est grave de conséquences pour l'avenir de la ville et pour ses habitants si rien n'est entrepris à grande échelle pour changer le mode de gestion touristique...

Mais nous étions décidés à faire cette petite promenade virtuelle le nez au vent. En ces temps perturbés, n'en rajoutons pas, contraintes et inquiétudes sont déjà notre lot. Mieux vaut nous focaliser sur le beau et le joyeux du quotidien de la Sérénissime. Même très fragilisée, Venise demeure une ville unique qui toujours nous surprend et dont le charme agit à toute heure, en tout lieu, de mille manières différentes.
 
Crédit photo : Catherien Hédouin, 2021.
 
Il est des endroits dont la banalité cache des richesses. Il ne s'agit ni d'or ni de diamants précieux ; aucun grand artiste n'a laissé là un chef-d'oeuvre qui puisse être considéré comme un trésor pour l'Humanité et l'UNESCO ne s'intéresse pas (pas encore ?) à ces lieux que je souhaite évoquer et que ceux parmi mes lecteurs qui sont familiers de Venise ou, encore mieux, qui y vivent, seront d'accord avcec moi. Prenons par exemple le magasin de la famille Fiore, aux Carmini..., bouchers de leur état près du campo sante Margherita. 
 
Une des dernières vraies macellerie comme on en trouvait partout dans Venise. La devanture est la même depuis des lustres et l'atmosphère des lieux donne envie de s'y attarder même pour ceux qui ne mangent pas de viande. Celle-ci est réputée ici, elle vient des meilleurs élevages de la région et le maître des lieux sait la préparer pour le régal des amateurs. Une simple boucherie de quartier comme nous en connaissons tous. Celle-ci demeure, bien décidée à résister aux super-marchés installés partout dans la ville avec leur rayon - souvent de qualité certes - où on ne peut se faire servir qu'après avoir retiré un ticket comme dans les administrations... Et en plus, ils livrent à domicile !
 
Crédit photo : Catherien Hédouin, 2021.

En attendant que notre commande soit prête, allons jeter un coup d'oeil au plus vieux pêcher encore en vie dans Venise. Une variété typique qui donne de magnifiques fruits, gros, à la peau d'un joli jaune velouté et à la chair jaune délicieusement parfumée. Il trône dans le jardin partagé derrière l'église voisine, où s'activent les bénévoles de l'association qui le gère. Souvent, des étudiants s'y installent pour travailler tranquillement, parfois des concerts ou des fêtes ont lieu au milieu des plates-bandes de légumes et de fleurs, les odoriférants peu à peu grossissent et chacun vient mettre la main à la pâte. Un endroit méconnu : l'Orto del campanile.


Situé derrière l'église des Carmini, à deux pas de notre boucherie préférée. C'est un havre de paix. Un petit espace longtemps laissé en friche et qui dépend de la parroisse des carmini. Un mur le sépare du rio voisin. Depuis quelques années, à l'initiative de paroissiens et du curé, le terrain vague est devenu un potager où chacun vient donner un coup de main pour remuer la terre, planter, arroser... Au milieu du jardin pousse un pêcher qui donne à la saison des fruits délicieux comme on n'en trouve guère en France, du moins sur les marchés. De belles pêches juteuses, à la chair généreuse et parfumée. Une vieille variété locale. Il en reste quelques uns dans Venise même et beaucoup dans les îles alentour. 
 
Souvent, le jardin est le décor de fêtes de quartier, des étudiants y viennent travailler dans le silence, au milieu des carrés de légumineuses et d'herbes aromatiques. On y croise des enfants venus arroser les fleurs sous l'oeil attentif d'un des bedeaux de l'église, africain d'origine qui en est le souriant gardien (et le surveillant en chef auto-proclamé). Parfois c'est un concert ou une lecture publique qui y est proposée. Un bel endroit de la Venise dite mineure, celle qui vit vraiment et n'a rien à voir ni à faire avec le tourisme. Un lieu authentique.

Nos pas nous portent vers le soleil des Zattere où l'envie d'une glace ou d'un spritz attire tout le monde. Une visite à l'église des Carmini, puis la fondamenta  pour jeter un coup d'oeil aux salons du palazzo Zenobio, l'ancien collège arménien Moorat Raphaël et ses jardins. J'ai connu les lieux grouillants de vie, quand des garçons de la diaspora arménienne venaient du monde entier faire leurs humanités. C'est aujourd'hui un lieu vide, utilisé pour des expositions le temps de la Biennale et un hôtel. Le jardin n'est plus tellement entretenu ou du moins avec moins de rigueur que du temps des frères arméniens. C'est un lieu paisible où il fait bon lire à l'ombre des beaux arbres centenaires. 
 
La fondamenta San Sebastiano de nouveau vers la calle del vento. Avec une pensée émue pour Franco Libri qui vendait là, a l'aperto des livres d'occasion. Disparu en 2018, ses dernières années avaient été assombries par l'acharnement de l'administration à son égard. Non seulement l'homme était «différent» pour l'administration, trop rebelle à la vindicte bureaucratique. Il n'avait pas de patente officielle pour pouvoir vendre dans la rue... Il a fini par gagner, soutenu par les vénitiens. Sa mort a laissé un vide sur le petit campo San Basegio. Ses livres, il les donnait souvent et on y dénichait parfois des trésors. Je me souviens d'un autre bouquiniste ambulant, du côté des Santi apostoli lui. Une mine. J'ai découvert chez lui un fort volume de l'anthologie palatine en italien qui avait appartenu à un professeur émérite qui l'avait rempli d'annotations au crayon. Ouvrage subtilisé par une colocataire fatiguée de s'occuper de Rosa, ma délicieuse petite chatte grise, à un moment où il m'avait fallu retourner en France et y rester plus longtemps que prévu. Digression inutile au lecteur mais qui me fait du bien. Il ne faut jamais garder un ressentiment mal digéré !
 
 
Calle del Vento. En été, cet air qui s'engouffre toujours est un délice. En hiver, c'est la rue la plus froide de Venise quand le vent s'y engouffre en rafale, surtout les jours de grand brouillard et de neige. Mais au bout, la délivrance : la lumière jaillit avec le débouché sur les Zattere, avec juste en face les Mulini Stucky, minoterie devenue un hôtel américain sans autre charme que l'architecture de ces anciens bâtiments industriels et la vue qu'on y a de la ville, notamment depuis les terrasses. Au passage, recommandons à nos lecteurs la lecture du très beau livre du poète Diego Valeri :
Il y a toujours ici un peu de vent
A n’importe quelle heure, à chaque saison :
Un souffle au moins, comme on respire.
C’est là que je suis depuis tant d’années, j’y vis.
Et jour après jour j’écris
Mon nom sur le vent.
Un supermarché, un brocanteur, quelques terrasses, l'ancien consulat général de France (le palais Clari) maintes fois décrit dans ces colonnes, le kiosque, meeting-point favori des étudiants (il y a plusieurs sections de la Ca'Foscari sur les Zattere), où on sert un excellent spritz et de délicieux macchiati. En déguster un le matin avec le Gazzettino (en pestant comme toujours qu'il n'y a vraiment rien d'intéressant dans ce quotidien), assis face à la Giudecca et en plein soleil est un de mes petits bonheurs préférés. 
 

Un pont, défiguré en permanence par le plan incliné qui recouvre ses marches comme dans de plus en plus de lieux où passe le marathon et qu'on ne démonte plus ce qui permet à des touristes ignares de circuler parfois avec leur vélo et tout leur fourbis (ce qui est formellement interdit à Venise : nul n'est autorisé à circuler en vélo, patinette ou autres cycles s'il a plus de dix ans ! Jusques à quand ?...). 
 
 
Que serait Venise sans les marches de ses ponts ? Certes, elles servent de siège pour les touristes aux pieds gonflés, on y bivouaque et on y empêche les passants de circuler... Mais les pans inclinés... Bonne conscience de certains qui parlent de faciliter la circulation des fauteuils roulants... Mais est-ce que cela ne présente pas un risque de revenir à l'idée de l'Attila moderne - je veux parler du petit corse -  cet usurpateur prétentieux qui voulait assécher tous les canaux ou les recouvrir pour permettre la circulation des véhicules à roue et porte comme Hitler et staline, la responsabilité de millions de morts... Un élu un jour déciderait d'autoriser les vélos, les planches, les patins à roulettes, les patinettes, puis les scooters, les motos et un jour les automobiles. Dieu merci, la montée des eaux aura certainement englouti Venise avant que cela soit, mais on ne sait jamais. La bêtise des édiles qui ont des dollars dans les yeux comme l'oncle Picsou (il s'agirait davantage des Rapetou si on parle des élus locaux) dans les dessins animés.
 
 
 Mais ne voyons pas le mal partout et allons nous installer sur la terrasse rénovée du glacier Nico, et commandons un Gianduioto. Le seul authentique de toute la ville, (Voir Tramezzinimag du 04/IX/2006) et régalons nous de cette fabuleuse montagne de crème légère et de ce bloc de glace unique, face au canal de la Giudecca, avec les mille bruits qui remplissent l'air, les cloches qui se répondent, les cris des mouettes, le cliquetis des vagues sous la terrasse, et cette lumière toujours magnifique, le scintillement de l'eau, l'alignement des façades de l'autre rive avec toutes ses couleurs qui s'harmonisent, et la façade austère du redentore... Encore du bonheur, un petit bonheur qui s'ajoute à d'autres quand on sait aller au rythme qui convient à la ville...
à suivre...

25 décembre 2021

Petite promenade comme on rêve en guise de cadeau de Noël... (1ère partie)

Rédigées le 1er octobre 2021, je n'avais jamais trouvé encore le temps de mettre en ligne ces notes. Voilà qui est fait en cette fin d'après-midi de Noël. La maison retrouve peu à peu son aspect tranquille. Une énorme tranche de panettone et un chocolat chaud à la cannelle comme nous en préparait ma grand-mère à côté de mon bureau, et cette belle et traditionnelle version suédoise de Santa Lucia chantée par le Adolf Fredriks Kyrkas Kammarkör (un clin d'oeil à l'ami David et à sa famille), j'adresse à mes chers lecteurs mes voeux. Joyeux Noël et Bonne fin d'année à tous !
 
© Catherine hédouin 30/10/21. Tous droits Réservés.
 
« Un guide de l'Italie qui voudrait instruire à la délectation ne devrait comporter qu'un seul mot, un seul conseil : regarde ! Quelqu'un qui a un minimum de culture doit s'en tirer avec cette instruction. Sans doute n'acquerra-t-il pas un certain nombre de connaissances et saura-t-il à peine distinguer si telle oeuvre appartient à la période tardive d'un artiste ou si c'est la « grande manière » de l'artiste qui s'y manifeste. Mais il découvrira une richesse de volonté et de puissance née du désir et de l'inquiétude ; et cette révélation le rendra meilleur, plus mûr et plus reconnaissant » 
 
© Catherine hédouin. Droits Réservés
Ce texte de Rainer Maria Rilke m'était revenu à l'esprit quand, l'autre soir au débûché, un ami éditeur de passage à Bordeaux avec qui je dînais, me suggéra l'idée de travailler à un guide de Venise « autrement, différent »... Un guide papier à l'époque de twitter et d'instagram, à l'orée d'un nouvel univers de vie et de pensée que l'I.A. façonne peu à peu, dans un monde de gens pressés, aux goûts et désirs toujours changeants, à la culture de plus en plus superficielle façonnée par les modes et l'éphémère ? 
 
Des guides, on en publie certes encore. Mais à quoi bon ? Ne serait-ce pas plutôt un guide du bon voyageur, du vrai touriste qu'il faudrait écrire, pour que soit enseigné à l'école l'art du voyage et de la lenteur. Un manuel pour apprendre aux enfants  - et à leurs parents - que regarder c'est chercher à voir au-delà de ce qu'on nous montre, c'est renoncer à toujours comparer, se référer mais bien plutôt à percevoir. C'est prendre le temps de ressentir ce qui nous touche et nous rend plus grands. Ce qui nous réjouit. Cela ne peut se faire que lentement, en prenant le temps de voir vraiment. Certainement pas à travers un smartphone planté au bout d'une perche ou pas seulement, car il est bon aussi d'aiguiser sa mémoire avec son regard et garder au retour ce qui a marqué notre coeur pourrait bien contribuer à renforcer goût et sensibilité. Ce qui nous touche reste gravé en nous et nous fait avancer notre conscience du beau après tout.
 
Des guides, on en publie certes encore. Mais à quoi bon ? Ne serait-ce pas plutôt un guide du bon voyageur, du vrai touriste qu'il faudrait écrire, pour que soit enseigné à l'école l'art du voyage et de la lenteur. Un manuel pour apprendre aux enfants  - et à leurs parents - que regarder, c'est chercher à voir au-delà de ce qu'on nous montre ; c'est renoncer à toujours comparer, se référer, mais bien plutôt à percevoir. 
 
C'est prendre le temps de ressentir ce qui nous touche et nous rend plus grands. Comprendre ce qui nous réjouit et s'en imprégner. Cela ne peut se faire que lentement, en prenant le temps de voir vraiment. Certainement pas à travers un smartphone planté au bout d'une perche ou pas seulement, car il est bon aussi d'aiguiser sa mémoire avec son regard et garder au retour ce qui a marqué notre coeur pourrait bien contribuer à renforcer goût et sensibilité. Ce qui nous touche reste gravé en nous et nous fait avancer notre conscience du beau après tout.

Le canalazzo à 18h06.© Catherine hédouin. Tous Droits Réservés.

Dans son Journal Florentin (*), le jeune Rilke écrit ceci qui pourrait être inscrit en exergue de ce manuel. Il pourrait figurer en exergue de notre Tramezzinimag :
« En Italie, [les] voyageurs passent en aveugles devant mille beautés discrètes pour courir à ces merveilles officielles qui ne font pourtant, le plus souvent, que les décevoir ; c'est qu'ils remarquent seulement, faute de pouvoir établir aucune relation avec elles, l'écart en leur hâte dépitée et le jugement cérémonieux de l'historien d'art que le Baedeker respectueusement prescrit.»  
Et l'auteur qui avait alors à peine vingt-trois ans d'ajouter ces lignes brillantes comme seul un jeune esprit sait oser formuler  :
« Je préfèrerais presque, alors, ceux qui rapportent comme premier et de loin plus marquant souvenir de Venise la bonne côtelette dégustée au Bauer-Grünwald ; car ils rapportent au moins un plaisir sincère, quelque chose de vivant, de particulier, d'intime. Et c'est faire preuve, dans le cadre limité de leur culture, de goût et d'appétit.»
Si, avec tout le respect que je dois au chef du Bauer et mon admiration pour la solaire Francesca Bortolotto sa propriétaire, les côtelettes qu'on y sert ne font plus l'objet d'une admiration particulière, le principe énoncé par Rilke reste tout à fait pertinent cent trente ans plus tard. 
 
Alors, commettre un énième guide, mon cher ami l'éditeur, même en utilisant du papier recyclé pour épargner ce qu'il nous reste de forêts, à part enrichir (le mot est peut-être mal choisi) un catalogue déjà bien fourni et alourdir le sac-cabine au détriment des verroteries et colifichets qu'il faut bien ramener pour montrer qu'on y était, se rengorger qu'on a fait Venise comme on fait Athènes, Marrakech ou Ibiza, que porterait de plus ma contribution ? 

Mais tout de même, le sujet mérite qu'on y réfléchisse. Non pas pour une quelconque étude de marché, mes lecteurs connaissent ma répulsion pour tout ce qui touche au mercantilisme ; mon sang vénitien est un sang de marchand non pas de boutiquier et le négoce des miens sur l'Adriatique, Constantinople, Rhodes, Chypre ou Alexandrie, n'a rien à voir ce me semble avec le bas esprit de lucre à la chinoise. Certes il faut bien manger, mais il est des domaines où le profit ne devrait pas rentrer en ligne de compte. Peut-être faudrait-il, en matière de voyage, payer les gens pour comprendre que voyager est un art que tout être humain capable de regarder, de sentir selon son coeur et sa sensibilité peut pratiquer  et non pas consommer...  

Pendant que j'écris ces lignes, la splendide soprano Emalie Savoy qui chante le merveilleux aria «Lieberlicher Mond» (Chant à la lune) de Dvořák, une amie m'envoie des images de la Venise de la fin du jour (il fait nuit bien vite à venise dès que l'été s'éloigne) en ce samedi de Toussaint. La ville est envahie par les français qui s'ajoutent aux italiens des environs et aux vénitiens qui ne sont pas partis pour le weekend pour échapper aux hordes qui sont revenues : 
 

Promenons-nous en image...
 
L'ami éditeur est revenu à la charge ce matin. Il n'a pas tort, «Lo spirito del Viaggiatore» après tout est une rubrique de Tramezzinimag depuis des années. Alain de Botton, Charles Pépin et Cees Nooteboom en sont par leurs livres,  les initiateurs. Et puis avec bon nombre des lecteurs du blog, notre ligne de pensée - peut-on s'exprimer ainsi ? - a été très influencée par le mouvement Slow Food et tout ce qui l'accompagne... 
 
Dans un monde toujours davantage pressé, prenons le temps. Réapprenons à voyager autrement. Les quelques séjours que j'ai eu la joie d'organiser allaient dans ce sens et trouvèrent leur public. Classiques, voire classieux, mais un rien alternatifs... Laissons l'idée faire son chemin, nous verrons bien...
 
à suivre...