23 août 2015

I Corrieri Veneti, où quand Venise inventa la poste



"La lettre que j'ai envoyé à mon oncle installé depuis quelques mois à Rome a mis tellement peu de temps à lui parvenir que sa réponse, arrivée en trois jours, a vraiment surpris tout le monde. C'était un peu comme l'avoir croisé sur le campo s'en allant vaquer à ses nobles fonctions de magistrat exécuteur contre le blasphème avec Angelo Legrenzi, son secrétaire et recevoir de sa bouche les réponses à mes questions. Notre service de courrier est le plus efficace du monde et démontre, s'il en était besoin, la grandeur de notre administration et la sagesse du Sénat. Je suis fier d'être fils de la Sérénissime et aussi vrai que Christ est notre roi tout-puissant pour l'éternité, Venise est ma patrie chérie". Ainsi s'exprimait (la traduction est moderne et trahit sans doute un peu l'esprit de son auteur) dans ses mémoires, jamais achevées ni publiées, N.H. Carlo Agostino Ruzzini, futur Procurator de Saint-Marc, fils de Carlo Ruzzini, lui-même procurateur puis brillant diplomate, et futur doge. Le seul que la famille ait donné à la République. 
Carlo Ruzzini procurateur, ambassadeur puis doge de Venise
Carlo Agostino écrivit pendant de longues années à son oncle (sa mère et sa tante étaient sœurs), qui était aussi son parrain. Ces lettres ont fait l'objet d'une publication au début du XIXe siècle. Comme le père de Carlo Agostino, N.H. Alvise Pisani fut membre de cette magistrature née de la Sainte Inquisition (dont l'objectif était de maintenir Venise dans le respect de la Sainte Religion et de prévenir tous les égarements qui pourraient asservir l'esprit des populations dixit le Frère Tommaso Maria Gennari, inquisiteur). puis deviendra doge quelques années après son séjour à Rome, succédant à son beau-frère mort en 1735.
I Corrieri Veneti, dits di Roma, une institution aussi célèbre que les postes des futurs princes Tour et Taxis, famille qui inventa la poste moderne avec un système efficace d'estafettes protégés au fur et à mesure de l'amélioration des routes par des conventions internationales qui n'avaient rien à envier à nos traités modernes. Le prince possédait d'ailleurs un palais à Venise dont le fondaco servait de dépôt postal. Déjà, sous la Rome impériale, le courrier était acheminé d'une manière incroyablement rapide et il fallut l'arrivée des barbares pour que cette organisation s'interrompe, comme furent interrompus les aménagements et l'entretien des routes et des relais. C'est à Venise que s'établit la première administration postale des temps modernes, en 1160 exactement. 
Les Archives de la République possèdent de nombreux agréments, contrats et traités qui permirent le déploiement du système d'acheminement des correspondances dÉtat à État aussi rapidement que les moyens de locomotion le permettaient. A la fin du XVe siècle, la régularité et les délais furent règlementés afin de proposer un service performant et concurrentiel. Il ne faut jamais oublier pour comprendre Venise de comparer l'esprit de ses élites à celui des anglais de la City au XIXe siècle ou des financiers de New York à notre époque. La rapidité des échanges favorise le commerce. C'est ainsi que s'érigea en 1489, une corporation professionnelle avec sa mariegola et sa scuola qui perdura jusqu'à l'invasion française et le saccage des institutions de la République par le corse. Lors de la fondation de la scuola, le métier était exercé par quarante personnes et la charge était héréditaire. 
Ces courriers acheminaient le courrier dans des lieux aussi éloignés que Bruges, Londres, Gênes, Barcelone et valence. La liste des destinations desservies est impressionnante. On la trouve dans un ouvrage de Marin Sanudo comme dans le Coronelli, ce fameux guide des étrangers à Venise, publié pour la première fois au milieu du XVIIe siècle, qui en cite près de 150 à travers l'Europe.
Installée tout d'abord dans la contrada San Cassiano au Rialto, où étaient aussi les bureaux postaux de Portogruaro, (ceux des différentes nations étaient regroupés Riva del Carbon), elle fut déplacée près de San Moïse, Corte Barozzi en 1775, quand le Sénat décida, pour des raisons financières - la crise économique faisait rage - de nationaliser le Courrier. Le bâtiment, transformé en résidence-hôtel, existe encore. En 1541, une délégation de marchands vénitiens vint se plaindre de la lenteur du courrier. Il fallait vingt jours pour qu'une lettre parvienne à Rome... Il fut ainsi décidé d'instaurer un acheminement hebdomadaire, avec garantie de délais. Le prix fut établi selon le poids. Les missives concernant les services diplomatiques et la correspondance avec le Saint-Siège étaient en Franchise et pouvaient bénéficier d'une expédition plus rapide. L'invention de la valise diplomatique en quelque sorte... Les jours de levée furent établis et publiés, et le courrier délivré à heures régulières certains jours de la semaine selon la provenance dans les bureaux postaux. Une livraison à domicile pouvait être effectuée à Venise moyennant un supplément. 

La Scuola, peu connue, disposait d'une chapelle dans l'église San Giovanni elemosinario, surnommée San Zuanepar les vénitiens, église peu connue située au Rialto, et qui était une des églises dogales depuis les temps les plus reculés. L'autel de cette chapelle est ornée d'un retable de Pordenone, représentant la sainte patronne de Corrieri, Sainte Catherine entourée par Saint Sébastien et Saint Roch qu'on peut toujours voir à sa place d'origine, après restauration de l'église qui eut à subir bien des vicissitudes.
Curiosité retrouvée dans les archives de cette famille Ruzzini dont le nom n'est plus aujourd'hui qu'assimilé à un hôtel installé dans un de ses palais - dont TraMeZziniMag vous contera l'histoire mystérieuse - l'un des chefs de service des Postes vénitiennes qui furent maintenues dans leur organisation par les autrichiens jusqu'en 1806, se nommait Agostino Ruzzini (la famille, venue de Constantinople en 1120 à la suite du rapatriement des ressortissants vénitiens décidé par le doge Domenico Michiel), n'apparait dans le Livre d'Or de la République qu'en 1298). Le patronyme disparait définitivement en juin 1916 avec la mort lors de la bataille de Gorizia du dernier héritier mâle de la famille.

22 août 2015

Mais oui, Venise est verte !

On entend souvent dire que Venise manque de verdure, que c'est un milieu urbain totalement minéral et cette évocation est d'autant plus prégnante quand le voyageur vient en été, lorsque les journées sont particulièrement chaudes et humides, comme ces dernières semaines.

S'il n'y a pas, en dehors de la promenade qui mène au quartier de sant'Elena, de longues avenues bordées d'arbres, la ville est remplie d'espaces verts qu'il faut savoir découvrir mais qui existent bel et bien. A commencer par les jardins de certains palais, les campi où ont été plantés des arbres, les jardins et parcs publics (des Giardini au parc Papadopoli en passant par les charmants jardins Savorgnan derrière la gare ou celui de Sant'Alvise, les cloîtres et les potagers des couvents, comme à Sant'Elena justement, à San Francesco della Vigna, à l'Ospedale, ou du côté de la Madonna dell'Orto, sans compter les potagers et les vergers - les vignes aussi - de la Giudecca... Une vue aérienne de la cité des doges montre pléthore d'espaces verts arborés. Hélas, la plupart des jardins sont privés et peu nombreux les espaces verts ouverts au public. Quant ils le sont, on est parfois déçu de se retrouver au milieu d'une sorte de prairie mal entretenue ombragée de grands arbres mal taillés. C'est qu'il n'y a pas à Venise cette tradition du jardin comme espace social public comme dans d'autres villes italiennes. Venise possède ses canaux et ses rii. Ce sont ces couloirs d'eau qui forment la plus naturelle aération de la ville. Branchies plutôt que poumons.
 
Beaucoup de palais ont eu leur jardin habillé au goût de chaque époque. Jardins de simples, roseraies, arboretums plantés d'essence précieuses et rares, dédales romantiques remplis de fabriques et autres folies, il y en avait pour tous les goûts. Beaucoup ont disparu mais parmi ceux qui subsistent, le visiteur émerveillé découvre une toute autre image de Venise, bucolique et charmante. Fantasmés, certains de ces jardins ont abrité bien des évènements, comme le parc de l'ancienne ambassade de France où furent organisés de magnifiques spectacles de son et de lumière sous l'égide de Vivaldi (à l'occasion du mariage du dauphin fils de louis XV par exemple). D'autres élaborés de toute pièce par des aristocrates russes ou anglais, comme le jardin de Sir Anthony Eden, ancien Premier Ministre de sa Très Gracieuse Majesté, quasiment abandonné depuis le passage de son dernier occupant, le peintre Hundterwasser.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

15 août 2015

Pranzo di Ferragosto : la bande-annonce




Ce fut la surprise (agréable) de la 65e Mostra du Cinéma, vous en souvenez-vous ? Un film incroyable joyeux, paisible et tellement dans la tradition du cinéma italien, réalisé par Gianni Di Gregorio. En voici la bande-annonce. Si vous décidez de le visionner, surtout chers lecteurs, voyez-le dans sa version originale sous-titrée, mais pas dans l'épouvantable version doublée en français (pourtant au Canada) qui est une catastrophe comme, hélas, le plus souvent. Bon appétit ! 

"La canzone dei vecchi amanti" par Franco Battiato

La très belle version en italien de la chanson de Jacques Brel, qui s'échappait l'autre soir d'une fenêtre ouverte, dans une ruelle improbable de Canareggio, du côté de San Sebastiano, comme un retour en arrière... La voix de Franco Battiato résonnait sur les murs hauts et étroits ; les magnifiques paroles semblaient vouloir s'envoler et se répandre dans la ville endormie. Je remontais la rue à la recherche d'un peu de fraîcheur, porté par la musique. Soudain les cloches se sont mises à sonner, se répondant les unes aux autres, puis des mouettes lancèrent leur cri, un volet claqua, une mère appela son enfant qui ne répondait pas. Le vent se leva, doux et parfumé... Je venais de mettre mes pas dans les pas du garçon que j'étais trente ans plus tôt. Qui était le doux, le tendre, le merveilleux amour qui occupait mon cœur cette nuit-là, dans les années 80 ? Plusieurs noms me viennent aux lèvres en même temps qu'un sourire ému... Est-ce à cause de la musique qui accélère ma respiration, est-ce à cause du vent qui soudain s'est levé sur les Fondamente Nuove, mais j'ai comme des larmes dans les yeux ?... 

14 août 2015

Exclusif : "I Figli della laguna", un film de Francesco de Robertis

La Venise authentique... Qu'est-ce que cela veut dire ? Une autre Venise que celle que s'entêtent à présenter les documentaires télévisés, avec San Marco, les pigeons et les gondoles. Une Sérénissime nascosta ? Depuis dix ans, TraMeZziniMag s'est attaché à présenter à ses lecteurs la Venise Mineure, celle du quotidien des vénitiens, avec leurs usages et leurs rites. "La Vita semplice" (ou "I Figli della laguna"), un film réalisé en 1946 présente cette Venise-là... 

Dans une cité des doges qui se dépeuple chaque jour davantage, que défigure les boutiques de faux Murano made in China et qu'envahissent chaque année plus de vingt-trois millions de visiteurs, s'attarder sur tout ce qui rappelle ce qu'elle fut des siècles durant est à la fois émouvant et roboratif. Il est hélas de plus en plus difficile d'imaginer ce qu'a pu être Venise quand chaque sestiere et chacune des îles avoisinantes grouillait de vie, les campi envahis par les enfants, les barques sans moteur, les marchés, les fêtes populaires. Cette Venise espiègle et bienveillante, où la joie de vivre et la solidarité affrontent l'esprit du monde moderne nourri de vitesse, d'ambition et d'esprit de lucre, où la poésie des jours est une perte de temps et d'argent, se révèle à nous au hasard des rencontres. Il suffit de se ver tôt et de prendre un café-croissant au comptoir de Rosa Salva, aux pieds du Colleone ou près de la Frezzaria, de s'attarder un soir dans une osteria en retrait des itinéraires touristiques, au fin fond de Cannaregio ou de Castello ou de traîner du côté du Campo Santi Apostoli ou de San Giacomo del'Orio, à Santa Marta ou Viale Garibaldi à l'heure de la passeggiata, pour en retrouver l'atmosphère bien vivante... 

Un ami vénitien m'a montré l'autre soir un petit bijou dont j'avais entendu parler sans jamais pouvoir le découvrir. Il s'agit d'un long-métrage (90'), réalisé en 1946 par le cinéaste pugliese Francesco de Robertis. Tourné entièrement à Venise, juste avant la chute de Mussolini, dans une période d'effervescence et d'initiative culturelle encouragée par la Repubblica Sociale Italiana, ce film sans prétention est un bonheur. Bel aperçu de la vie quotidienne dans la Venise de l'immédiat après-guerre quand l'Italie commençait à se détacher avec peine du fascisme et de la guerre, juste avant que le Plan Marshall transforme la vie et les mœurs. Du cinéma comme on l'aimait à l'époque, truffé de bons sentiments et de drôlerie. Squeri (le film a été en grande partie tourné au squero de San Trovaso) et squerarioli, gondoliers, gens du peuple toujours prompts à se régaler du spectacle de la rue et des canaux, toute un monde volubile et sympathique se présente au spectateur émerveillé, comme dans une comédie de Goldoni. En dépit des apparences tout finit par s'arranger et se termine dans la joie et la bonne humeur. Le tout avec de bons acteurs et un doublage très respectueux du dialecte vénitien. En voici un extrait régalez-vous :