05 mai 2017

Aux pieds de Santa Maria del Rosario, par un matin d'avril...


"19 avril 2014. Levé tôt ce matin pour profiter du silence de la ville et retrouver mes lieux d'autrefois. Il fait frais encore et je rencontre peu de monde. Devant l'Accademia, quelques passants pressé de monter dans le vaporetto, un balayeur, le marchands de journaux qui ouvre son kiosque. Quelques barques qui passent. Mes pas me portent vers le ponton-terrasse du Cucciolo, devenu aujourd'hui celui du restaurant de la Calcina. Envie de retrouver cette vue que j'aime tant. Les Zattere.Les Gesuati où si souvent je retrouvais Rebecca, Violaine, Stefano, Pippo, Pier..." (Journal. Extrait)


Santa Maria del Rosario, plus connue à Venise comme l'église des Gesuati. On passe devant, en marchant le long des Zattere, ces quais qui longent le canal de la Giudecca. Les jours de grand soleil, les jeunes s'installent sur ses marches, face au soleil. Parfois hélas, l'ombre d'un de ces maxi navi monstrueux fait passer le flamboyant fronton du jour à la nuit, l'espace d'un instant. Quelques étudiants lèvent leur poing en direction du paquebot. Les passagers agglutinés sur les ponts face à la ville, la dominant, ne comprennent pas ces gestes ni ces cris et prennent des photos, agitent leurs mains en signe de bonjour ou d'au-revoir selon la direction du plantureux navire. 

L'église des Gesuati est construite sur l'emplacement de la chapelle conventuelle de l'ordre des Jésuates de Saint Jérôme installés à Venise depuis 1400. Cette communauté occupa les lieux jusqu'à la dissolution de l'ordre en 1668. Les dominicains les remplacèrent. Ce sont eux qui firent ériger à partir de 1726 l'église actuelle avec sa somptueuse façade, par l'architecte Giorgio Massari


L'intérieur, de conception classique, abrite quelques merveilles, à commencer par le somptueux plafond de G.B. Tiepolo (1696-1770), constitué de trois fresques : l'Institution du Rosaire, La Gloire de Saint Dominique et Saint Dominique agenouillé bénissant un frère. Ces trois chefs-d’œuvre qui marquent les débuts du peintre, sont entourés de fresques plus petites  quasi monochromes dépeignant les épisodes des Mystères du Rosaire, que la tradition dominicaine fait naître d'un don de la vierge à Saint Dominique.

Une autre œuvre de Tiepolo mérite l'attention du visiteur. Il s'agit d'une toile représentant la Vierge en compagnie de Sainte Catherine de Sienne, Sainte Rose de Lima et Sainte Agnès, toutes les trois dominicaines. 


Giambattista Tiepolo est certainement le plus grand peintre vénitien du XVIIIe siècle, meneur de l'école rococo, sans jamais aucune faiblesse aucune démission ni concession. Il a donné le meilleur de son œuvre dans une Sérénissime en pleine décadence économique et politique qui venait de perdre avec la Morée toute influence géopolitique sur la Méditerranée et commençait de se replier sur elle-même et son glorieux passé. Succédant au mélancolique Piazzetta, peut-être davantage marqué que lui par cette déliquescence de leur patrie qui commença de son temps, Giambattista amplifia la dimension dramatique et réaliste introduite par son maître dans ses scènes de genre puis dans ses tableaux religieux, faisant de leur style une suite sublimée de l’œuvre du Caravage, en donnant plus de solidité, de présence charnelle dans la peinture des personnages aériens. Je me souviens avoir lu quelque part que Tiepolo "apporta à la pose théâtrale typique du rococo une grandeur olympienne"...  


Tout le monde sait qu'il eut un fils, Giandomenico (1727-184) qui resta fidèle à son père tout en inventant une tonalité différente, parfois inquiétante pour ne pas dire inquiète à ses sujets en apparence frivoles comme celles conservées Ca'Rezzonico, dans les petites salles du 2e étage et qui proviennent de la villa des Tiepolo à Zianigo, près de Mira. Acquises par la ville en 1910, elles ont été remontées dans ces délicieuses petites salles qu'on croirait avoir toujours été décorées ainsi. Le Monde nouveau et les saltimbanques sont les deux plus connues. Sur l'une, datant de 1791, GianDomenico s'est représenté ainsi que son père.

Mais revenons à l'église. L'architecte s'est largement inspiré des plans du Redentore, situé juste en face, à la Giudecca. Ordre corinthien de la façade, chœur imposant surmonté d'une coupole et mêmes campaniles jumeaux ,tout comme la disposition intérieure, tout rappelle l'église de Palladio. En pendant des peintures de Tiepolo, on peut admirer des toiles de Piazzetta et notamment l'un de ses chefs-d’œuvre, datant de 1739, qui représente des saints dominicains. On peut aussi admirer dans l'église un ensemble de sculptures et de statues toutes de G.M. Morlaiter, l'un des artistes rococo les plus talentueux de son temps.


Combien de fois me suis-je assis sur les marches des Gesuati, au soleil. C'était un de nos points de rencontre quand, le portefeuille vide, nous n'avions pas de quoi nous offrir un gianduiotto ou même un macchiato sur la terrasse du Cucciolo ou de Nico. On y révisait nos cours, on fumait, on discutait, refaisant sans cesse le monde, entre deux cours, épiloguant aussi sur nos amourettes. Là c'était le lieu de rendes-vous du jour. celui de la nuit était sur le campo San Fantin, sur les marches de la Fenice. A l'époque, le bar Al Teatro était aussi tabacs et marchand de journaux. Les prix étaient plus que raisonnables et nous allions y chercher nos verres de vin ou de bière que nous sirotions en groupe sur les marches du théâtre. entre ces deux lieux, celui du jour et celui de la nuit, nous avions San Lucà et San Bartolomeo pour la passeggiata. Là nous étions sûrs de retrouver tous les amis. Plus tard, surtout en début de mois quand notre bohème était mieux nourrie et nos portefeuilles encore fournis, nous allions au Cherubin, puis au Haig's, en face du Gritti, tous deux disparus. 

Plus tard encore dans la nuit, il n'y avait que l'embarras du choix, si tous les cafés et les bars étaient fermés depuis longtemps, la ville entière était à notre disposition. Cortile et sottoporteghi abritaient bien des moments forts et fervents de nos petites vies. Et dans le silence absolu de la nuit vénitienne nous rentrions chez nous, seuls le plus souvent, cohabitation oblige.  Parfois, quand le temps se faisait clément, seul ou en bonne compagnie, nous allions rêver sous le lampadaire de la Pointe de la Douane. Face à San Marco, san Giorgio et la Giudecca, les baisers étaient plus doux et les pensées plus belles...


15 avril 2017

La Venise mineure et ses trésors méconnus (1)

"Squero San Andrea", Dessin de Andrew Fisher Bunner, 1885.
Encore un titre redondant. Certainement l'effet de l'hiver qui pointe son nez et peu à peu embrume l'horizon et donne à la Sérénissime un aspect magique et mystérieux. Le froid dehors, un thé fumant et de bons muffins anglais à côté de l'ordinateur, Pagina 3 à la radio, avec la voix chaude du passionnant Paolo Faustini pour accompagner la mise en route matinale... Tout concourt n'est-ce-pas à l'activation empressée et joyeuse des neurones. Et l'idée est venue : lancer une série de sujets qui peu à peu reprendront ceux qui avaient été traités sur l'ancien blog et dont il ne reste que le titre et des bribes dans mes carnets. L'idée aussi d'en faire un jour une suite de Venise de près et de loin. Les lecteurs jugeront au fil des parutions si cela en vaut la peine. 

En attendant, et pour le bonheur de me promener avec vous dans notre chère città, si nous allions du côté de San Giovanni e Paolo. Plus précisément dans un lieu peu connu et pas souvent visité mais qui pourtant garde dans ses murs  le témoignage de cette Venise authentique qui peu à peu s'efface et que nous sommes nombreux à vouloir protéger et à tenter de faire renaître avec nos mots. Il s'agit du squero vecio sur le rio dei Mendicanti.


Occupé depuis de nombreuses années par la Remiera Generali, c'est un lieu très vivant où se déroulent souvent des manifestations de qualité, présentations d'ouvrages consacrés à Venise et à la plaisance, soirées, dîners. Le club est actif et organise de nombreuses randonnées nautiques sur la lagune et participe à toutes les compétitions,  des grandes régates aux courses moins connues des visiteurs. 

le squero est très ancien. On en voit déjà l'emplacement dessiné dans le grand plan de Venise réalisé par De Barbari dont on peut voir les nombreuses plaques de bois qui servirent à l'imprimer, au Musée Correr. A deux pas, avec ses deux façades sur le rio et l'autre sur la fondamenta, se dresse un des palais Bragadin qui a perdu son jardin etr ses dépendances. Il fut la demeure de l'inénarrable comte Emilio Targhetta d'Audiffret dont nous avons souvent parlé dans Tramezzinimag. Il n'en occupait qu'une petite partie mais son talent avait fait de son appartement un palcoscenico somptueux. C'est en sortant de cette maison que Casanova se fit interpeler par la police d'Etat. En face du squero, c'est Vivaldi qu'on devait voir passer quand il se rendait à la Scuola dei Mendicanti, aujourd'hui insérée dans l'hôpital

01 avril 2017

Ce petit pan de mur jaune...

Venise, 29 juillet 2016
Le plus beau tableau du monde dont le pauvre Bergotte emporte le souvenir en mourant effondré sur son canapé, chacun pourrait prétendre avoir le sien n'est-ce pas, sans pour autant se croire un nouveau Proust. Ver Meer et sa vue de Delft, le sable rose et les petits personnages bleus, Le Greco avec sa vision très contemporaine de Tolède, Canaletto ou Guardi exprimant leur amour inconditionnel pour l'incroyable esthétique, la lumière exquise de Venise ou Panini nous offrant une Rome brillante et chaleureuse... Une vision parfois suffit à nous rappeler l'évidence : ce qu'un regard distrait parfois fait jaillir en nous n'est autre que la certitude que nous sommes bien là où nous devons être. l'harmonie est totale. L'évidence absolue.

Vue de Tolède par Le Greco

"Ce petit pan de mur jaune", je ne pouvais qu'y penser l'autre matin, alors que je m'apprêtais a quitter le petit appartement de la calle delle Muneghe où j'avais pu me réfugier suite au malentendu qui m'obligea de quitter celui de Sant'Angelo et de confier le chat a mon amie Véronique qui le gâta comme un petit roi oriental. j'arrosais les géraniums l'esprit occupé par un texte que je n'arrivais pas à terminer quand le soleil soudain, s'échappant de l'emprise capricieuse des nuages, s'empara de l'immeuble d'en face, cet ancien couvent récemment transformé en auberge... 

Le jaune orange du mur aveugle rendu pâle par le gris du ciel se fit en un instant d'une nuance ocre vif, brillant et velouté comme un de ces somptueux velours de Fortuny qui ornent les fenêtres du palais du campo San Beneto voisin. Chaque parcelle de la paroi s'animait. le mur semblait vivant et on voyait bien que le soleil en s'attardant, s'amusait à le chatouiller. je restais là, l'arrosoir à la main, contemplant la scène. Non pas une nature morte comme on désigne ces peintures dans notre langue, mais a still life, le nom que les anglo-saxons donnent a ces peintures qui représentent des fruits et des objets et que j'ai toujours trouvé plus approprié que le vocable utilisé en français. Le fait qu'ils soient inanimés - "objets inanimés avez vous donc une âme ?" n'a-t-il été écrit par un poète français... 

Les anglais, eux aussi poètes pourtant, ne se sont jamais posés la question car la réponse est évidente. Le jeu du soleil avec les imperfections du mur dont je suis le témoin confirme que les objets vivent d'une vie dont l'essence nous échappe la plupart du temps. Seuls les poètes savent cela. je l'ai toujours su. Serai-je un poète ? pour en fréquenter beaucoup, des illustres comme des inconnus, j'en suis hélas bien loin même si leurs œuvres me nourrissent depuis longtemps. Ce n'était pas grand chose en vérité ce soleil cette lumière, et pourtant j'ai ressenti a ce spectacle inattendu une grande émotion pour laquelle il me fallait rendre grâces. Comme de la reconnaissance pour ce miracle renouvelé d'être à Venise et d'assister à ce genre de miracles chaque jour. 

L'eau, les reflets, la lumière, les couleurs, les parfums même se mêlent à Venise dans une incroyable complicité pour produire à qui sait regarder et entendre de fabuleux moments de paradis. le plus souvent hélas, tout cela n'est que fortuit et, comme le dessin fait sur le sable est vite effacé par la vague, ces moments sont avales par le flux des touristes, hordes pressées qui ne savent pas que ce qu'il y a de plus précieux est la, devant leurs yeux mais qu'aucun guide n'en parle. Cette leçon, je l'ai reçue d'Hugo Pratt un jour ou venu l'interviewer pour le journal, il m'amena déjeuner derrière San Marco. il m'expliqua et me montra plein de choses. Je me souviens de ses dernières paroles avant que nous nous séparions : "mais je vois bien que tu sens déjà toutes des choses !" Il aurait été satisfait d'entendre l'histoire du petit pan de mur de la calle delle Muneghe.