15 juin 2019

Chroniques de ma Venise en juin. Journal (1)


Mardi 11 juin
Court séjour ce mois-ci. Molti impegni dans mon quotidien français. Pourtant, l'appel de la Dominante reste le plus fort et me pousse à tout laisser pour courir vers elle et regonfler mon énergie, mon entrain et ma joie. Nécessité absolue que ces échappées belles. Question d'oxygène, de survie mentale. Je ne puis m'éloigner de Venise trop longtemps sans quoi je perd pied, je m'ennuie. Je me lasse de tout ce qui m'occupe et que je fais avec passion et enthousiasme. Recharger mes batteries comme d'autres le font en marchant sur les santi camini, en s'isolant à la campagne ou en naviguant en pleine mer. Le prétexte était incontournable : finaliser le lancement de la maison d'édition, matérialiser plusieurs années de réflexion, d'études. D'atermoiements aussi. Une belle aventure à coup sûr mais une grande peur aussi. Un nouveau commencement, un grand saut à l'âge où la plupart de mes amis aspirent à une retraite paisible et méritée. Impossible de dételer quand des idées et des rêves nous trottent dans la tête et nous secouent tout entier.

Joli temps ici, loin des frimas bordelais. 12 degrés de différence entre le temps sur le tarmac de Bordeaux-Mérignac et celui de Venezia Marco-Polo. Autre différence qu'il est impossible de ne pas remarquer, cette détente générale des gens ici, cette impression de sérénité tellement opposée à cette crispation générale qui règne dans l'hexagone et me donne envie de fuir mes concitoyens. Il y a longtemps que je me sens davantage italien - et plus encore vénitien - que français. Inconfortable constat qui m'attriste beaucoup et tentation contre laquelle je lutte, mais jusques à quand ?

Mercredi 12
Ma venue à Venise, c'était aussi pour rencontrer Robert de Laroche, l'éditeur-écrivain. Ancien chroniqueur et journaliste, personnification de l'Honnête Homme comme les temps d'avant en produisaient, nous ne nous étions encore jamais rencontrés en dépit de quelques échanges. Avoir son avis, recueillir ses conseils et, pourquoi pas, faire un bout de chemin ensemble avec le fondateur des éditions de la Tour Verte dont le catalogue est rempli de trésors. Nous nous sommes longtemps croisés, fréquentant les mêmes lieux, sans que jamais le hasard nous fasse nous rencontrer. C'est enfin arrivé. Une reconnaissance mutuelle, cette impression de nous connaître déjà et d'avoir seulement interrompu une conversation des années ou des siècles auparavant. Et puis cet indéfectible lien qui nous lie tous deux à la Sérénissime et aux mots. Le monsieur vient souvent à Venise qu'il connait comme sa poche et où il a beaucoup d'amis, la plupart sont de vrais vénitiens, des gens simples et authentiques, dont l'histoire comme le quotidien sont incrustés dans la matière même dont est constituée la ville. 

Ce passionné après avoir écrit une soixantaine d'ouvrages sort ces jours-ci  un livre qui aura, c'est certain, un vrai succès. La Vestale de Venise : une enquête de Flavio Foscarini vient à peine de sortir que déjà les libraires demandent un réassort au distributeur. Visiblement l'auteur s'est régalé. L'action se situe sous le règne du doge Pisani, au moment où déjà tout se délitait et où la Dominante se savait gangrénée mais ne voulait croire à son agonie déjà en gestation. le monde allait changer. Le NH Flavio Foscarini, brillant jeune patricien et son ami, Gasparo Gozzi vont vivre une étrange aventure qui tient le lecteur haletant tout au long des 265 pages du roman. Est-ce un roman policier, un polar historique ? Un roman fantastique ? Robert de Laroche a travaillé plusieurs mois pour que rien ne cloche ni ne choque dans sa description de la Venise du carnaval dans les années 1740. Aux personnages nés de son imagination se mêlent des femmes et des hommes qui ont vraiment existé et que nous voyons s'animer comme dans la réalité. Et le rythme enlevé, la finesse des descriptions, la lumière très particulière de Venise, l'atmosphère unique de son carnaval, la pesanteur de son administration figée et déliquescente, le lecteur en est vite imprégné et dès les premières pages, on voudrait en lire davantage. 

Une fois commencé, il m'a été impossible de poser le livre. Une longue nuit et quasiment une journée sans rien faire d'autre que suivre l'enquêteur, son jeune ami Gasparo Gozzi et sa splendide jeune épouse sorienne. Comment laisser pour des activités triviales de notre époque insipide la flamboyante compagnie de tous les personnages du roman, ceux nés dans l'imaginaire de l'auteur mais aussi ceux qui ont vraiment existé, que l'on voit s'animer au fil des pages comme si, par un charme secret, emportés à travers les fibres du papier, nous étions réellement  dans cette Venise palpitante qu'il décrit à merveille. Les lieux, l'atmosphère, les sons, les odeurs et les parfums, tout devient vrai, palpable. On sursaute, on a peur, on rit, on s'agace avec les personnages. Tout se tient, tout est plausible. N'est-ce pas à cela qu'on reconnait un vrai roman policier ? 

Et puis Robert de Laroche, Fou de Venise comme nous tous, qui connait bien cette Venise a poussé le souci du lecteur jusqu'à se plonger pendant des mois dans des ouvrages documentaires, des récits authentiques, pour mieux décrire ce qu'il maîtrisait un peu moins. Cela donne un travail très élaboré, digne de ces historiens qu'il a bien connu et parmi lesquels sa connaissance de Venise ne déparerait pas.

La dernière page tournée, difficile de retourner à ses occupations. Le hasard de mes occupations ici m'a fait passer dans des endroits où se situent des scènes du roman. Incroyable sensation, certes liée à la magie de Venise et à son atmosphère unique : partout je m'attendais à croiser les nobiluomini inséparables qui mènent leur enquête mais aussi les figurants qu'on croise au fil des pages tout au long du livre... Vivement la suite des aventures du brillant Flavio Foscarini, l'époque ne manque pas de sujets possibles à lui mettre sous la dent. Mon petit doigt me dit que l'auteur s'est d'ores et déjà attelé à un second opus...

Vendredi 14
Mais la rencontre d'où je reviens et qui avait lieu à l'Alliance Française, dans le sublime décor, délicieusement décati mais portant beau encore, du fameux casino Venier, n'impliquait pas l'auteur Robert de Laroche, mais l'éditeur. En effet, la nombreuse assistance formée de français résidant à Venise mais aussi de vénitiens francophiles passionnés - il en reste assurément - venait entendre Gabrielle Gamberini, qui présentait son opus consacré à la librairie française de Dominique Pinchi, qu'il avait créé en 1977 avec sa compagne Ornella. Une bien belle aventure que cette librairie-maison d'édition dont la disparition il y a deux ans déjà, laisse un vide qui demeure une souffrance pour tous. Pour ses fondateurs, bien que tous deux continuent leur route avec sérénité et bonheur. Pour les nombreux clients, anonymes ou célèbres, qui fréquentèrent les lieux pendant quarante ans.

à suivre.......

Robert de Laroche
La Vestale : une enquête
de Flavio Foscarini
Editions du 81
ISBN 2915543542 
 juin 2019

02 juin 2019

Fragments de vie vénitienne

Pour mon ami Pierre Berthier,
et puis aussi pour Will Coffey

En revoyant hier le film de Guadagnino et James Ivory, j’ai compris ce qui m’avait si profondément ému lorsque j’ai découvert le film à Venise, juste à sa sortie. Le héros du roman d'André Aciman, désormais immortalisé par Timothée Chalamet, est comme une projection de l'adolescent que j'ai été dans ces mêmes années 70, au milieu d'une famille aimante, un peu déjantée, cultivée et très ouverte parce que très à l'aise matériellement et intellectuellement. Une grande proximité des personnages avec ceux qui peuplaient l’univers de mes quinze ans. « Pas d’exercice de reconstitution à exécuter » comme l’écrit J.-P. Kauffmann à propos de Venise dans son dernier opus, seulement un petit pincement au cœur, et tout un passé qui resurgit...

Décors, sons, attitudes, vêtements, livres… Tout est semblable à mes souvenirs. Même la langueur de l’été, les relations filles-garçons, le rythme de la vie dans la grande maison de famille, les rites, la lumière, les possibles… tout me ramène à ces étés d’avant l’âge adulte. Les images du film m'ont donné envie de rouvrir une petite boîte couverte de poussière qui traîne depuis des années tout en haut de la bibliothèque de ma chambre, trésor secret toujours transporté avec moi de maison en maison.

Voilà ce que j'avais noté dans mon journal il y a quelques années, à propos de cette fameuse boîte :
6 avril 1998
Rouvert ce matin pour la première fois depuis longtemps cette curieuse petite boite en tôle dont l'émail a presque disparu. Un de mes trésors d’antan que m’avait offert Madame B. un jeudi où elle m’avait invité pour le thé. Je n'avais pas quatorze ans. Elle contient toujours ces petits riens auxquels je tiens le plus. Une part de mon enfance. La plus intime, la plus secrète et donc à mes yeux la plus belle.

J'écris enfance quand d'autres noteraient adolescence, car tout pour moi semble avoir débuté avec ce moment, très court, ténu, où tout en nous implose et se transforme, bousculant le confort de nos certitudes, modifiant jusqu'à notre vision du monde. Le temps de tous les possibles, celui de tous les dangers aussi. Et puis, c'est sur l'enfance que se bâtit l’adulte. Je ne le savais pas encore.

Il nous faut lutter le plus souvent, jour après jour, pour en garder une part. Ils sont tellement nombreux ceux qui ont trahi celui qu’ils ont été, abandonnant les promesses qu’ils se firent à eux-mêmes, par faiblesse ou couardise.
Celui que je fus et qui n'a vraiment été lui-même que dans ces quelques semaines où tout s'ouvrait en moi, où tout semblait être possible, demeure à chaque instant.

Cette période, dont j'ai noté chaque jour les hauts et les bas, du début de ma conscience au passage de l'autre côté, dans ce monde des adultes auquel je n'ai jamais vraiment appartenu, sinon par obligation et respect des convenances, elle continue de me hanter. 
Comme les papiers et les photos dans la vieille boîte, pendant cette période tout s'est mélangé, à l'exemple de ce que j'ai retrouvé dans le petit carnet Clairefontaine qu’elle contient. On me l'avait acheté en sixième, pour que j'y écrive les mots d'anglais qu'on m'apprenait au lycée. Très vite, il fut rempli de poèmes, de dessins, des notes, simples détails sur mon quotidien d'élève, et de phrases qui m'avaient marqué au cours de mes lectures...

J'y ai collé aussi les portraits de ceux que j'aimais découpés dans la traditionnelle photo de classe de cette première année au lycée. Je me réjouissais d'être enfin chez les grands - le collège d'Enseignement Secondaire n'existait pas encore. Les pages sont chargées d’émotion, tout me semble dater d’hier. C’était l’année scolaire 1967-1968… Le monde s'apprêtait à changer.
Il y a cette photo où nous sommes assis côte à côte, Gilles et moi. Émotion de nous revoir à dix ans, ensemble, souriant au photographe...
Gilles a été mon premier véritable ami. Le premier de mes amis. Nous nous sommes perdus de vue depuis des années, mais jamais perdus de cœur. Nous nous écrivons encore de temps à autre. J'ai aimé cette amitié avec toute la passion et la pureté d'un enfant solitaire. Je nous revois en Angleterre, un après-midi de juillet. Il logeait dans le sud de Londres et moi près de Barnet, sur la Northern Line. Tout est gravé dans ma mémoire moi qui en ai si peu. Chaque moment, chacun des endroits où nous sommes allés, nos rires, notre complicité, son sourire radieux, ses yeux qui irradiaient de joie, notre chagrin aussi quand il a fallu nous séparer et reprendre chacun le chemin du retour... Il y a aussi dans la boîte, les lettres et les cartes postales qu'il m'envoyait. Soigneusement rangées dans un portefeuille de cuir, cadeau de ma grand-mère à qui je racontais tout de ma complicité avec ce garçon plus jeune d’un an. J’avais sympathisé avec lui dès le premier jour... Un coup de foudre. Il n'y a pas qu'en amour. Mieux, l'amour n'est pas que ce sentiment intense qu'on porte à l'autre, quelque soit son sexe. Une attirance - autant qu'une attraction - faite de pulsion physique, de désir, de passion dévorante. Le cœur ému et le corps plein de désirs. Nous nous étions reconnus, tout simplement. L'amitié est cette forme d'amour qui est une reconnaissance, la découverte de l'alter ego dans l'évidence acceptée des particularités de chacun. Attirance et attraction aussi, mais d'un autre niveau, une autre échelle ; la rencontre soudaine de deux âmes qui se complètent et s'entendent, sans ambiguïté aucune, simplement. En toute pureté. Souvenez-vous de la phrase de Montaigne, "parce que c'était lui, parce que c'était moi".

Gilles est passé par Venise un jour, avec Hélène sa jeune épouse et leur premier enfant, encore tout petit. Une de ses sœurs était aussi du voyage. Ils se rendaient à Medjugordje, voir la Vierge noire. Nous avons passé une soirée ensemble dans le tout petit appartement que j'occupais alors. Modeste domus que j'avais baptisé "mon petit taudis". C'était en réalité un cellier doté de deux fenêtres ouvrant sur un petit jardin sauvage, un de ces jardins improbables et de secrets comme on en oublie dans Venise. Ils avaient laissé leur voiture (une 2cv bleue avec laquelle nous étions allés à Rome rejoindre le Concile des Jeunes organisé par Taizé, quelques années auparavant) Piazzale Roma et avaient fini par arriver calle del Aseo à la nuit tombée. Une nuit d'orage. Il pleuvait des cordes. Le bébé dormait paisiblement dans la pièce à côté sans que le tonnerre et les éclairs le réveillent. Ce fut une bien jolie soirée, fraternelle et paisible. Là encore, il me semble que c'était hier.

La boîte contient d'autres photos, d’autres lettres, toutes d'amis très chers, quelques unes avec des signatures oubliées... Il y a aussi des vieux tickets de train, avec des notes au verso parfois à moitié effacées, griffonnées en toute hâte pour pallier mon manque de mémoire. Pour me souvenir des moments vécus au bout de ces voyages qui façonnèrent l'apprentissage de ma vie d'homme... Tout ce que je fus, tout ce que je suis devenu est contenu dans ces bribes d'un autrefois bien loin désormais, mais qui occupe toujours autant mon esprit.

Toutes ces pauvres reliques cependant ne remontent pas à mes treize ans. Elles ne contiennent pas que des bribes d'enfance. Quelques bouts de papier concernent les années de ma vie vénitienne dans les années 80. Ces moments riches autant que désespérés qui furent l'antichambre de ma vie d'adulte, d'époux et de père... Venise est le lien invisible qui relie toutes ces vestiges du passé d'un jeune homme qui cherchait sa voie en se cherchant aussi. Ils furent si nombreux, celles et ceux qui ont occupé ma vie vénitienne.

Il y a des croquis faits par Violaine Laveaux quand je lui servais de modèle, des essais de gravure de Rebecca, leurs petits mots, le bristol d'une soirée chez le vice-consul Dilleman qui vivait au dernier étage du Palais Sagredo. Il y a aussi des tickets de vaporetto. Années 1978, 1982, 84, 85. Au dos sont notés la plupart du temps des initiales ou des prénoms, des numéros de téléphone, des adresses griffonnées... "Hervé", "Pier", "avec Domino", "Anna et Annette", "avec Luisa", "avec Marido", "Francesco"... "DD.267"...

Des trésors à mes yeux. La mémoire aussi des grands et petits moments de ma vie vénitienne. Il y a le petit mot gentil laissé à mon intention par Hervé Guibert (ou par le garçon qui l'accompagnait cette année-là) à l'en-tête de l'Hôtel des Bains avec son adresse à Paris et son numéro de téléphone. Nous ne nous étions rencontrés qu'un court moment au bar de l'Excelsior, lors de la Mostra. Était-ce en 1978 ou en 1979 ? J'aimais ses chroniques  - notamment celles que publiait Le Monde - sur le cinéma, la photographie, que je découpais soigneusement. J'en ai conservé quelques unes, pauvres bribes jaunies d'une œuvre qui se construisait peu à peu. Nous avions le même âge, mais pas la même vie. J'oscillais entre la préparation du concours du Quai d'Orsay et mon envie de ne vivre que pour écrire. J'envisageais déjà de laisser Sciences Po pour suivre les cours d'Histoire des Arts à Venise. A Bordeaux, à chaque fois, je montais presque au dernier moment dans le Bordeaux-Trieste qui existait alors. L'express de 22h27... Un train de nuit qui rejoignait Santa Lucia en 22 heures, via Marseille, Nice, Vintimille, Milan... Dès que l'occasion de présentait, que je le pouvais financièrement acheter mon billet, dès que la vie d'étudiant m'étouffait, débauchant souvent camarades et amis, sous le prétexte de leur faire découvrir la Sérénissime. J'y retournais trois quatre cinq foisdans l'année. Venise fut aussi pendant des années un point d'étape obligé de chacun de nos voyages partout en Europe, Inter Rail vers la Grèce, l'Europe centrale, la Turquie...

Hormis ses articles, Hervé Guibert n'avait pas encore beaucoup publié. Mais déjà, il était plongé dans le monde littéraire. Je m'y voyais aussi mais ne faisait rien pour y pénétrer... Peur de ne pas y arriver ? Simple paresse ? Intuition de n'en être pas capable ? Je ne parvenais pas à surmonter cet état récurrent qui me reprend encore parfois et me fait renoncer à bien des choses... Lui semblait ne se poser aucune question de ce type. Il vivait à Paris et faisait déjà partie du monde des Lettres alors que je me posais mille questions existentielles et ne faisais pas grand chose d'autre que de profiter de ma vie de grand bourgeois gâté. Je n'allais jamais au bout de rien, par paresse ou lassitude. Par terreur aussi, finalement. C'est du moins ce que je pense aujourd'hui...

Guibert écrivait vraiment. Il était publié, déjà reconnu. Il tenait sa vie en main et donnait l'impression de savoir où il voulait aller et avec qui. Aucune compromission dans son regard, dans ses gestes. Etait-il heureux ces années-là ? Et moi, étais-je heureux sur mon chemin ? Je ne me suis posé la question que bien plus tard, lorsque je le rencontrais de nouveau à Bordeaux.

Dans la même boîte, il y a la photo faite à Bordeaux quelques années après notre rencontre à Venise. Il est assis parmi les livres en compagnie de Mathieu Lindon dans la librairie où ils vinrent rencontrer leurs lecteurs. Ce soir-là, autour d'un verre, ils m'avaient encouragé à envoyer un manuscrit aux éditions de Minuit, pour la revue.  Hervé, Mathieu, je venais juste de les rencontrer et eux venaient de rencontrer Eugène Savitzkaya, dont l'écriture me plut aussi tout de suite. Je me sentais proche d'eux, bien que ma vie (qui se partageait déjà entre Bordeaux où il y avait ma mère malade, et Venise où je cherchais à comprendre comment soigner mon âme), ne me laissait pas beaucoup de place pour un ailleurs que je sentais n'être de toute façon pas forcément matérialisable. 

Nous avions le même âge et la même passion pour les mots. Pourtant d'instinct, je ressentais un malaise à les lire, les écouter. Je baignais moi aussi dans la ferveur, mais davantage dans la tonalité de Jean-René Huguenin que dans celle des élèves de Foucault. Je lisais La Tour du Pin plutôt que Baudelaire ou Rimbaud. J'étais un tiède. Adepte des passions modérées, de l'esthétique autant que de l'ordre, j'ai toujours détesté ne plus m'appartenir. Ne plus rien maîtriser de mes sens ou de mes jours me répugnait déjà. J'écrivais dans mon journal, en 1975 :
[...] Le mot acerbe de Paul-Marie Coûteaux qu'il vient de me jeter à la figure résonne encore dans ma tête, "Tu finiras petit notaire de province". Beaucoup y verraient un compliment, une prédiction rassurante. J'ai bien compris ce qu'il insinue, mais je ne pencherai ni ne faiblirai !
Je ressens comme un dégoût devant les passions exacerbées, la violence des sentiments, l'activisme révolutionnaire et la laideur des lieux de débauche. Ma répulsion n'empêche pas la ferveur.
La furie désespérée de certains de mes condisciples, se poussant à l'extrême violence et toujours en révolte me fait fuir. Incompatibilité absolue.
La beauté, rien que la beauté et sa sœur la pureté, voilà quel est le credo de ma jeunesse. Ne jamais faillir ni concéder au commun.
Pourtant, avec les trois auteurs Minuit, rien d'incompatible avec ce que j'étais. Juste des amitiés nouvelles et ardentes. Des frères d'écriture. Et puis finalement, la même liberté de corps et d'esprit vécue différemment. Des fous de jeunesse et de mots m'entrouvraient leur porte. J'étais aux anges. "Joie, joie, pleurs de joie"... Mais, j'arrivais trop tard : la revue cessa de paraître avant que j'y sois publié.  Il m'avait fallu près d'un an pour me décider à envoyer un texte au père de Mathieu à qui mon texte avait plu cependant... Coup du sort ? Réponse à mes atermoiements et à mes doutes.
Je me souviens de ma déception et de ma colère quand j'ai appris que la revue disparût. Colère contre moi-même, sorte de clairvoyance inopinée et d'éveil bien tardif. C'était en 82 ou 83, je ne sais plus très bien. J'ai toujours dans ma bibliothèque les numéros où se côtoient les textes d'Hervé et ceux de Mathieu Lindon, et les premiers textes d'Eugène. J'entends encore Hervé Guibert disant que Mathieu était son meilleur lecteur, presque le seul qui comptât. 

Cette boîte comme un mémorial. J'y ai retrouvé l'invitation d'un vernissage chez Agathe Gaillard lié par un trombone rouillé à une note du M.I.J.E. - l'auberge de jeunesse un peu décalée où je logeais lors de mes séjours parisiens et qui fait face à Saint-Gervais. Dans la même enveloppe il y a la photo d'un jeune garçon qui sourit à l'objectif dans les arènes de Lutèce... Pas de date ni de nom. Je ne sais plus qui il est, qui il fut pour moi... Pareil pour ce cliché en noir et blanc d'une jolie fille au sourire ravageur, la tête légèrement penchée dans une soirée, avec un cœur et un numéro de téléphone griffonnés au dos à l'encre verte...

Vestiges de trop de moments perdus, de rencontres inattendues, lambeaux de vies tristement rendues à l'anonymat de l'oubli. Mais aussi l'intuition a posteriori que cette histoire jamais vraiment entamée m'aura peut-être sauvé la vie. Comme bon nombre de jeunes de notre génération, Hervé Guibert, Mathieu Lindon, et Paul Coûteaux, d'autres encore, ne mettaient aucune barrière à leurs désirs, à leurs fantasmes, à leurs passions. Certains en sont morts. J'éprouvais pourtant avec chacun d'eux une sorte de connivence secrète, intellectuelle et sensuelle. Parfois je voulais me fondre avec eux trois dans une œuvre commune aux accents et aux parfums différents mais complémentaires. Toujours cette part première donnée au sentiment d'amitié, le plus pur et le moins mortel des amours. Tout cela ne fut qu'un rêve d'adolescent attardé. Je ne les ai jamais vraiment suivis, ni sollicités, ni revus.Toujours la voix du poète qui vibrait en moi ces vers connus depuis l'enfance :
"Laisser tomber tous ces symboles ;
Si l'on souffre trop d'être humain,
Il faut chercher un peu plus loin :
Si peu sonsole..."
J'étais moralementchaste. Mon désir de beauté et mes attirances en conséquence demeuraient, toujours et sans effort, du domaine de l'esprit. Plus précisément du spirituel. "Toi tu portes déjà la robe des pasteurs" m'avait dit un de mes condisciples, fervent admirateur de Marguerite Duras qu'il me fit découvrir sans parvenir à me la faire aimer. Je n'étais pas dévot cependant. Simplement, une évidence occupait tout mon espace intérieur. Non pas que je fus insensible et dénué de désirs - je n'ai pas toujours résisté, ce serait mentir - mais toujours quelque chose de plus fort, de plus grand, de plus désirable m'empêchait d'aller sur les chemins de totale liberté qu'ils empruntaient. Suivre, accompagner, observer ceux de mes amis qui s'adonnaient sans retenue à des désirs que je n'aurais été capable d'imaginer, aurait pu servir ma prose et faire de moi un écrivain du réel, de nos temps. Mais ces temps-là sont-ils vraiment les miens ?

Marilyn by Cossovel - Edizioni Graziussi. 1980.

La boite contient aussi des mots de la main de  Bobo Ferruzzi, le peintre qui m'a fait découvrir les mille assemblages de couleurs que le nerf optique ne retranscrit pas toujours en entier à notre cerveau. Le plus souvent ces notes sont de simples instructions triviales pour la galerie crayonnés à l'arrache par ce peintre que j'ai tellement aimé, sorte de père de substitution et de mentor bougon et tendre, qui me sauva des remugles de la violence des jours passés auprès de Giuliano Graziussi dans sa galerie de San Fantin. Une carte sérigraphiée de Marilyn revisitée par Cossovel vit aussi dans la boîte, gardienne d'un autre morceau de mes journées d'antan...Le sulfureux et génial galeriste me l'avait donnée en 1980. Je l'avais rencontré sur le campo, deux ans avant de lui être présenté par Christian Calvy, le Consul qui lui suggéra de me prendre à l'essai pour l'aider à la galerie et au lancement de sa revue Vivere a Venezia. Mes lecteurs connaissent la suite, la rencontre avec Arbit Blatas et Regina Reznik sa femme et tout ce qui s'en suivit.

De simples papiers qu'il faudrait peut-être jeter. Un tas de documents sans autre valeur que celle que ma mémoire leur attribue, qu'il me faudra détruire un jour. Pauvres souvenirs d'une vie. Ils n'auront plus aucun sens après moi, ce me semble. Rappel tranquille de notre incomplétude. Comme ces cartons d'invitation pour des soirées de toutes sortes que j'ai pieusement conservé. Moments oubliés eux aussi, sauf quelques uns dont je me souviens très bien, comme cette soirée chez le vice-consul dans son appartement tout en haut du palazzo Sagredo, celle du capitaine de vaisseau Rémy, commandant le célèbre croiseur Le Colbert, alors navire-amiral de la Royale en Méditerranée, bristol sur lequel une secrétaire du consulat malmena une fois encore mon nom de famille. J'évoluais soudain dans un monde de gens faits, aux carrières assises, largement mes aînés. Je m'ennuyais un peu.

Hervé Guibert lui avait mon âge, il avait juste trois mois de moins que moi, notre relation - éphémère - fut davantage égalitaire. Il écrivait et prenait des photos, il était au Monde et moi seulement pigiste à Sud-Ouest, débutant, provincial, timide, chaste et un peu coincé. Provincial donc, grandi comme les jeunes hommes de Mauriac. Lui était parisien et avait fui sa province. Il connaissait tous ceux dont je lisais les frasques et les exploits dans les magazines d'alors. Je découpais les billets de Guibert dans le Monde et j'en ai encore, petits bouts de papier jaunis. Nous avions une parenté certaine. la même que j'avais eu lors de ma première année à Sciences Po avec Paul Couteaux, nous lisions les mêmes livres, avions les mêmes attirances pour le cinéma.

villa Medicis, Jean Dieuzaide
Je ne savais que peu de choses alors de sa vie privée, de son mode de vie. J'ignorais tout cela qui n'avait pas atteint ma propre vie ni enflammé mon corps. Cette innocence dans Venise au début des années 80 m'aura sauvé la vie. Je crois que Guibert avait aimé ma pratique des lieux et le rythme qui était le mien dans la cité des doges. Nous avons correspondu. Un peu. Le lien que la Revue allait créer ayant été rompu, nulle attache ne se maintint sinon celle du souvenir, des réminiscences d'une rencontre agréable et d'idées réfléchies en commun. Son Italie à lui, ce fut plus tard l'île d'Elbe, Rome et la Villa Médicis où mes trois auteurs favoris se retrouvèrent ensemble, en 1988. Quelques années plus tôt je fis à la villa quelques séjours à l'invitation de Robert Fohr, un jeune tourangeau qui y était pensionnaire. Une vieille amie de Tours, nous avait présenté; Il logeait dans un des ateliers destinés en général aux peintres au milieu du parc, je me souviens des plafonds très hauts et tout était blanc à l'intérieur, jusqu'aux housses qui recouvraient fauteuils et canapé. 

Je n'avais nullement ressenti à l'Académie espagnole cette misère en faux-col qu'évoquera Hervé Guibert dans son roman L'Incognito. Contrairement à celui d'Hector Lenoir (le héros du livre de Guibert) le logement attribué à mon ami Robert était spacieux, propre, une grande baie vitrée ouvrait sur les jardins, avec Rome à l'horizon, le mobilier était simple, monacal mais il se détachait de l'ensemble une impression d'élégance et d'harmonie. J'étais venu avec Dominique, celui que je nommais le petit frère - qui était venu passer quelques semaine chez moi à Venise. Je ne suis jamais resté bien longtemps. Suffisamment cependant pour apprécier les dîner au réfectoire, à la grande table d'hôtes sous les plafonds peints à fresque. Nous passions le plus clair de notre temps dans le parc et descendions au crépuscule vers la ville. Le café Greco était notre point de ralliement.Il y avait parfois des fêtes que la splendeur des lieux, les jardins, la vue et l'idée que nous nous faisions de l'Académie espagnole rendaient uniques et somptueuses. Quelques anénes plus tard, Hervé dépeignait les lieux bien autrement :
« De notre Académie espagnole, je ne connaissais personne, j’étais arrivé le premier, j’avais fait deux scènes au secrétaire général, et j’étais reparti le soir même sur mon île, je pris froid sur le bateau, une sale guigne d’automne. J’avais beaucoup rêvé : que toute la journée de mon arrivée, je la passerais à écrire des lettres à mes amis pour leur raconter comment c’était beau et somptueux, comme j’allais être bien ici pour travailler les deux prochaines années. J’étais venu écrire l’histoire de ma vie. Je tombais de haut : des murs avec des taches jaunes d’infiltration, le frigidaire qui puait, une misérable armoire en contre-plaqué qui ne fermait plus, une chaise défoncée avec le rotin arraché, du sous-Ikéa exténué sur lequel auraient craché les chiffonniers d’Emmaüs. »
villa Medicis, Jean Dieuzaide
Le style unique de Guibert, je l'ai inconsciemment copié au début mais sa réalité était trop éloignée de la mienne. Aux anges déchus, à la noirceur d'une sexualité débridée, libérée de toute contrainte, je préférais le rêve d'un amour qui jamais ne serait souillé, une passion diaphane, pureté et  transcendance. Les pulsions contenues, l'apaisement des sens par la tendresse du regard et des mots me correspondaient mieux. Cela m'a sauvé en quelque sorte, mais m'aura coûté talent et renommée. Le refoulement dans notre société n'est pas apprécié. On n'estime que l'excès, pas la mesure. La fange attire mieux que la pureté qu'on moque et méprise le plus souvent.  Pourtant je me sentais proche de lui et de ses amis, tous si différents de moi. Mystère des âmes qui se reconnaissent quand tout en apparence les sépare...

Hervé Guibert
L'Incognito
Paris, Gallimard, 1989
 
Patrice de la Tour du Pin
La Quête de joie 
suivi de Petite somme de poésie
Paris, Gallimard NRF, 1967
 

27 mai 2019

Quelques douceurs pour supporter le monde

On dit qu’en Irlande, on passe en revue chaque jour les saisons. L’été surprend au lever du soleil puis soudain la pluie fait rage et la froidure vient mordre comme pendant l’Avent puis le redoux d’avril réchauffe un peu. C’est un peu ce que nous vivons ici. Avec en plus l’Acqua alta, inattendue en cette période de l’année. 

Mais ailleurs, personne n’est mieux loti. L’iconoclaste et grotesque président américain continue de prétendre qu’il n’y a pas de changement climatique ni de danger pour la planète. Je plains de tout cœur les américains qui l’ont encore à leur tête pour quelques mois - voire même qui risquent d’en reprendre pour quatre ans - mais après tout cela reste leur problème et peut-être ce peuple mérite-t-il son sort comme nous méritons le nôtre, after all.- Népotisme et corruption, ploutocratie et gilets jaunes pour la France. Le fourbe et fallacieux Matteo Salvini, Berlusconi qui n’en finit pas de mourir et les néo-fascistes qui appellent à la haine raciale, pour l’Italie. De quoi pleurer. 

Pour nous remonter le moral, mettons un disque. La jeune Emmanuelle Bertrand au violoncelle et Pascal Amoyel pour l’accompagner dans de délicieuses romances et sonates, respectivement de de Richard Strauss et de Max Reger. Des œuvres de jeunesse que les deux renieront parce que trop tournées vers Brahms et Mendelssohn mais qui sont remarquables de créativité, pleines de fraîcheur et de force en même temps. La musique envahit la maison. Le thé fume dans la théière. Envie de faire des gâteaux. Il y a déjà des scones mais si nous réalisions des biscuits ? Pas n’importe lesquels, des Zaletti, à l’ancienne comme ce qu’on trouve parfois encore dans la campagne vénitienne chez de veilles cuisinières talentueuses et des Ricciarelli de Toscane.

Zaletti della Nonna.
Il vous faudra 250 g de farine de maïs jaune, 100 g de farine de maïs blanche, 300 g de raisins de Corinthe, 250 g de sucre roux, 6 œufs frais, 1 litre de lait frais entier, 100 g de beurre, 2 citrons non traités, 1 gousse de vanille bien fraîche elle aussi et du sel, pour les biscuits et 4 jaunes d’œuf, 80 g de de sucre, 2 cuillères à soupe de farine, la moitié d’un litre de lait et un citron non traité. Je trouve à Venise un lait entier bio qui vient des montagnes du Trentin. Un délice avec son arrière-goût d'amandes.

Tout d’abord, il vous faut porter le lait à ébullition avec une pincée de sel et la gousse de vanille que vous enlèverez avant de verser en pluie les farines mélangées et tamisées. Mélangez soigneusement avec une cuillère de bois. Hors du feu, ajoutez le sucre et le beurre. Mélangez vigoureusement jusqu’à obtenir une pâte bien amalgamée. Laissez reposer deux heures et régalez-vous du mouvement lent de la sonate pour violoncelle du jeune Strauss - qu'il compose à dix-neuf ans !). Que ces notes suaves, presque sensuelles ne vous empêchent pas de préparer une crème pâtissière. Pour cela, il vous faut une casserole à bords hauts dans laquelle vous commencerez par mélanger les jaunes d’œuf avec le sucre jusqu’à ce que celui-ci soit complètement fondu. Ajoutez alors petit à petit les deux cuillerées de farine, puis en suivant le lait bouillant et le zeste de citron râpé. Il ne faut pas arrêter de remuer même une fois la casserole sur le feu. 

Mélangez au rythme de l’Allegro Vivo de la sonate du jeune Richard, jusqu’à ce que ça bouillonne. Il faut compter environ trois minutes avant d’éteindre le feu. Laissez refroidir pendant que le violoncelle attaque le premier mouvement - Agitato - de la sonate de Reger. Il est temps d’incorporer à la préparation lait et farine du début, les œufs l’un après l’autre, le reste des citrons râpés, puis la crème pâtissière refroidie et enfin, les raisins ramollis au préalable dans un mélange d’eau tiède et de grappa, ¾ d’eau pour ¼ d’alcool) soigneusement égouttés.

Sur une plaque de cuisson beurrée et farinée formez des losanges de 5 cm de diamètre environ et d’une épaisseur d’environ 2 cm. Certains font de simples disques (de la même taille). Faites cuire environ 30 minutes à four chaud. 

Au sortir du four, les saupoudrer de sucre glace. Ils se servent traditionnellement tièdes mais sont aussi très bons froids trempés dans du chocolat chaud ou ramollis dans une bonne grappa artisanale. Vous m’en direz des nouvelles.
 

Ricciarelli
Ce sont des petites douceurs qu’on trouve en Toscane et qui se vendaient autrefois aussi à Venise, dans une pâtisserie du côté de San Alvise que tenait une très vieille dame. Ma grand-mère paternelle faisait une confiserie à peu près semblable mais dont l’origine remontait à l’époque où Istanbul était encore Constantinople...

Il faut pour les réaliser 250 g de sucre glace, 150 g d’amandes douces épluchées et 15 d’amandes amères, 1 œuf et une vingtaine d’hosties (mais oui, cela se trouve dans les commerces spécialisés).
 
Émonder les amandes en les plongeant dans de l’eau bouillante et les faire sécher en les passant rapidement au four. Lorsqu’elles seront refroidies, les réduire en poudre au mortier. Les mélanger au sucre glace. Monter les blancs en neige ferme et ajouter délicatement et peu à peu la pâte d’amande avec une cuillère en bois. Quand la pâte devient trop dure pour être manipulée avec la cuillère la malaxer sur le plan de travail saupoudré de sucre glace.

Lorsque la pâte est homogène l’abaisser au rouleau sur une épaisseur de 1à 2 cm et fabriquer des disques de la grandeur des hosties. Sur la plaque du four disposer les hosties et déposer sur chacune un disque de pâte. Couvrir avec un linge et laisser reposer une heure dans un endroit frais.

Faire cuire 30 minutes dans un four modérément chaud sans que les biscuits brunissent. Sortir du four et laisser refroidir. Saupoudrer de sucre glace. Ma grand-mère mettait la pâte à cuire dans un moule rectangulaire en tôle. Elle découpait ensuite la pâte en carrés. Accompagnés d'un grand verre de lait ou d'une tasse de chocolat chaud et bien épais, cela faisait les délices de nos après-midi dominicales, l'hiver...


Sonates pour violoncelle et piano
Richard Strauss, Max Reger
Emmanuelle Bertrand, violoncelle
Pascal Amoyel, piano 
Harmonia Mundi,
2005

13 mai 2019

Notre-Dame : ce que dit la charte de Venise (petit cours à l’usage de Franck Riester)

Franck Riester devant l’Assemblée Nationale le 10 mai 2019 pour la discussion de la loi d’exception pour la restauration de la cathédrale Notre-Dame-de-Paris
Tramezzinimag ne peut résister à présenter à ses lecteurs l'excellent et roboratif article de Didier Rykner paru vendredi 10 mai dernier dans La Tribune de l'Art, le jour même de l'intervention du ministre devant l'Assemblée Nationale. Texte qui donnerait du baume au cœur si les faits qui l'ont inspiré n'étaient pas d'une tristesse profonde. L'inanité mentale de nos dirigeants, leur inculture, voire leur bêtise donne envie de pleurer. Ce ministre qui n'a de rapport à la culture que celui qu'il co-signa avec Alain Chamfort sur la musique et le commerce, ferait un excellent concessionnaire automobile. Son père serait ravi qu'il prenne sa suite. Pourquoi ne le nommerait-on pas ministre des transports plutôt ? Après tout n'est-il pas diplômé d'une école de gestion. Nous sommes vraiment à l'ère des affaires et du pognon. Alors, l'art, la sauvegarde des monuments historiques, là-haut, ils s'en tapent le coquillard. Moi ça me rappelle "House of Cards"...
"Le débat aujourd’hui à l’Assemblée Nationale sur la loi d’exception a souvent été accablant. Entendre le ministre de la Culture expliquer que la charte de Venise dirait « très clairement » que « les restaurations doivent être distinguées de l’original » et que « les gestes architecturaux contemporains sont permis » prouve que celui-ci, une nouvelle fois, raconte n’importe quoi.

Que dit donc la charte de Venise. Il nous faut revenir à ce texte et l’examiner pour bien comprendre qu’il n’y a en réalité aucune ambiguïté. Nous prendrons les phrases qui concernent ce sujet pour les analyser.

On lit dans l’article 9 : « [La restauration] s’arrête là où commence l’hypothèse, sur le plan des reconstitutions conjecturales, tout travail de complément reconnu indispensable pour raisons esthétiques ou techniques relève de la composition architecturale et portera la marque de notre temps. »

La restauration de la flèche, qui est un élément constitutif du monument tel qu’il a été classé monument historique (donc tel qu’il doit être restauré), n’est en aucun cas hypothétique. La flèche est parfaitement documentée par les photographies et relevés récents, ainsi que par les plans de Viollet-le-Duc qui sont entièrement conservés. De plus, cette flèche est encore en partie conservée, dans ses parties d’ailleurs qui auraient été les plus difficiles à refaire, à savoir les sculptures de la base et le coq qui la surplombe.
La seule possibilité d’un élément portant la marque de notre temps (donc d’un « geste contemporain ») pourrait porter sur un « travail de complément » qui serait « indispensable » à cette flèche ou à la cathédrale, « pour raison esthétique » ou « pour raisons techniques ». Ce n’est évidemment pas le cas.

On lit dans l’article 11 : « Les apports valables de toutes les époques à l’édification d’un monument doivent être respectés, l’unité de style n’étant pas un but à atteindre au cours d’une restauration. » Le caractère « valable » de l’apport de la flèche de Viollet-le-Duc a été reconnu de longue date, ne serait-ce que par le classement de la cathédrale avec la flèche.

On y lit également : « Lorsqu’un édifice comporte plusieurs états superposés, le dégagement d’un état sous-jacent ne se justifie qu’exceptionnellement et à condition que les éléments enlevés ne présentent que peu d’intérêt, que la composition mise au jour constitue un témoignage de haute valeur historique, archéologique ou esthétique, et que son état de conservation soit jugé suffisant. Le jugement sur la valeur des éléments en question et la décision sur les éliminations à opérer ne peuvent dépendre du seul auteur du projet. » Il n’y a donc aucune raison d’éliminer la flèche de Viollet-le-Duc qui doit être restaurée. Cet article seul suffit à empêcher la construction d’une nouvelle flèche.

Les articles 12 et 13 ne s’appliquent que :

- s’il faut remplacer une partie manquante, et ce n’est pas le cas car la partie manquante, qui ne manque qu’en partie seulement, doit être restaurée,

- ou si une adjonction était nécessaire, ce qui n’est pas le cas puisque aucune raison esthétique ou technique ne l’impose comme le dit l’article 9.

Voilà exactement ce que dit la charte de Venise, très bien écrite et qui s’applique sans problème au cas de Notre-Dame. Il n’y a pire sourd que celui qui ne veut pas entendre.

Quant à entendre Franck Riester expliquer que le choix d’une restauration à l’identique (nous parlons évidemment de l’aspect extérieur de la cathédrale, tout le monde le comprend ainsi) doit être celui des spécialistes quand il s’obstine à écarter les scientifiques du débat, c’est franchement dérisoire. C’est bien le gouvernement qui a décidé, dès le lendemain de l’incendie, de lancer un concours pour la « reconstruction de la flèche », alors que la restauration d’un monument historique ne peut, dans notre code du patrimoine, donner lieu à un concours. C’est bien le gouvernement donc qui oriente les débats dès le début. Décidément, ce ministre de la Culture ne comprend rien à sa mission ni à la restauration des monuments historiques. "
Didier Rykner

01 mai 2019

Comme un refrain d'autrefois

L'année 1971. Je n'avais pas quinze ans. je revenais d'une année de pension en Angleterre. Premier temps de liberté loin de la famille et discipline parfois ardue à la fois. Mes parents avaient prévu de nous amener sur les routes d'Europe jusqu'en Turquie. Nous devions faire étape à Venise. J'avais ramené du collège, un petit accent très chic et les cheveux longs derrière lesquels l'adolescent renfrogné que j'étais, cachait sa mélancolie et ses rêves.

Un film faisait fureur à Londres cette année-là : Melody (S.W.A.L.K.). La bande sonore était partout, à la radio, dans les magasins, sur nos lèvres. Particulièrement cette chanson de Crosby, Stills, Nash and Young, devenus en quelques minutes mon groupe préféré. Il n'y avait pas encore de walkman mais la grosse berline que conduisait mon père disposait d'un radio-cassette dernier cri avec la stéréo. Les milliers de kilomètres que nous avons avalé pendant ce périple vers l'Asie, l'ont été au son de cette musique qui m'émeut toujours autant, comme le film d'ailleurs. Je ne saurai si mes parents le firent exprès, mais la cassette disparut au retour, quelque part entre Salonique et Zagreb.
You who are on the road
Must have a code that you can live by
And so become yourself
Because the past is just a good-bye.
Teach your children well,
Their father's hell did slowly go by,
And feed them on your dreams
The one they picks, the one you'll know by.
Don't you ever ask them why, if they told you, you will cry,
So just look at them and sigh
And know they love you.
And you, of tender years,
Can't know the fears that your elders grew by,
And so please help them with your youth,
They seek the truth before they can die. 
Teach your parents well...

Il y a quelques jours, alors que nous étions en train de refaire le monde dans un de nos bars préférés, devant une montagne de ciccheti et une bouteille de Prosecco organico, l'air remplit la salle et les souvenirs affluèrent comme l'émotion remplit mes yeux. J'ai eu beaucoup de mal à expliquer en quelques mots le pourquoi de cet état d'âme soudain. Mes amis, surpris, ont dû me prendre pour un de ces vieux que l'âge rend hyper sensible, un vieux sentimental ridicule. Mais Dieu que cette chanson est belle ! Je l'écoutais en boucle le soir, dans ma chambre de l'hôtel Londra (mes parents n'avaient pas fait exprès), pendant les quelques jours passés à Venise avant de reprendre la route pour Istanbul. 

C'est cet été-là que mes parents découvrirent l'emprise heureuse que la Sérénissime avait déjà sur l'adolescent rêveur que j'étais...Mon bonheur de marcher à travers les calle et les campi de la cité des doges, ma joie dans ces lieux, ma bonne humeur... Imaginer cette musique comme le générique de ma venezianità. Plutôt comme l'un des airs de la bande-son de ce film à tiroirs qu'est finalement cette vie-là...

29 avril 2019

Sachez qu'un vénitien ne se retire jamais !

Quand j'écoute les notes pimpantes qui introduisent le premier mouvement du Printemps des Saisons de Vivaldi, pimpantes images de la nature qui renaît, il me semble voir apparaître le lion ailé qui bat des ailes joyeux et fier. Cette image m'est venue une fois encore ce matin, en ce jour où les italiens s'apprêtent à fêter l'anniversaire de la Libération de leur pays, qui était encore un Royaume et où à Venise, c'est Saint Marc qui génère les festivités. 


Un jour idéal pour feuilleter les vieux albums de ma bibliothèque consacrés à la Première Guerre Mondiale. Drôle d'association d'idées pourrait-on penser : Vivaldi, Bella Ciao, la chute du Duce et la fête de l'Apôtre... « Voilà un nouveau délire qui s'empare de cet inexpugnable rêveur ? » s'écriera le lecteur... 

En feuilletant de vieux albums...

"Reprends infiniment l'inaccessible hommage.
Souviens-toi que le héros reste; sa chute même n'était
pour lui qu'un prétexte pour être : suprême naissance."
Rainer Maria Rilke 

C'est une coupure de presse jaunie placée dans un des albums en guise de marque-page qui, par une association d'idées m'a fait penser au lion de San Marco, j'ai senti soudain dans mes cheveux le vent d'avril, parfumé de glycines et de lilas. J'entendais tout à la fois, se mêlant au tintement des cloches, le grondement des bombardements et les cris déchirants des jeunes hommes qu'on sacrifiait dans cette inutile boucherie...

En voyant la carte de la carte de la  bataille de l'Isonzo, l'une des plus plus meurtrières, c'est naturellement que j'ai pensé à  Rilke, amoureux de l'Italie qu'il avait été contraint de combattre jusqu'à ce qu'il soit démobilisé. J'imaginais le donjon de Duino en proie aux flammes... Par une des ces associations d'idée que notre cerveau se plait souvent à concocter, je voyais D'Annunzio aux commande de son avion en même temps que je pensais à Saint-Exupéry et à l'Aéropostale - décalage historique certes -, puis à toutes ces jeunes âmes que la guerre aura empêché de briller, tous ces garçons morts pour rien, à ces familles qui ne quittèrent plus jamais le deuil, ces femmes très vieilles toujours vêtues de noir qu'enfant je croisais souvent.

Parmi ces jeunes héros, celui qui était évoqué dans la coupure de presse, ne m'était pas inconnu. Il se prénommait Achille et il était vénitien. la guerre l'arracha à la vie pendant cette horrible bataille, le 25 mai 1917, quelques jours avent ses 25 ans. Mais quel rapport me direz-vous entre l'aria de Vivaldi, le lion de Saint Marc, Duino, Saint-Exupéry et l'aéropostale ? Les ailes et le ciel justement...

Le fils du photographe 

Achille Dal Mistro était passionné par l'aviation. Né à Venise le 28 mai 1892, il est le seul garçon d'une fratrie de quatre, fils d'Alessandro Dal Mistro, un photographe portraitiste réputé à Venise, qui descendait d'une ancienne famille d'industriels et de négociants originaire de Murano où ils possédèrent une verrerie dans la deuxième partie du XIXe siècle. Les parents d'Achille s'installèrent à Bologne pour leurs affaires. l'enfant, brillant et rêveur, fut très tôt attiré par la science et la technologie. L'aviation en particulier le fascinait. 

A dix-huit ans, Achille vient en France pour y suivre  une formation de pilote à Étampes où des écoles venaient de voir le jour, notamment celle de Louis Blériot. Il revint tellement enthousiaste qu'il commanda d'un aéroplane. Un Déperdussin évidemment, du type de celui sur lequel il avait appris à voler. Le nec plus ultra de cette époque. Il souhaitait participer aux compétitions qui voyaient le jour un peu partout. Notamment celle organisée par le quotidien Il Resto del Carlino, prévue à l'automne 1911.

Premières leçons de pilotage pour Achille

C'est ce qu'il écrit à son ami Henry Faure, qu'il avait connu à Venise chez des amis de ses parents. Ce jeune protestant bordelais qu'il retrouva à Étampes où il suivait une formation militaire, était comme lui féru de poésie et d'aviation. Achille et Émile s'étaient ainsi très vite liés d'amitié, ayant pratiquement le même âge. Tous deux passionnés, les deux adolescents partageaient le même enthousiasme et les mêmes joies. Ces jeunes gens brillants, sains, jolis et bien nés étaient faits pour vivre de grandes choses. Tous deux connurent le même funeste destin : Achille fut mortellement blessé près de Gorizia. Il allait avoir vingt-cinq ans. Henry, brigadier détaché du 28e Régiment d'Artillerie, perdit la vie à l'école de pilotage du Crotoy dans la Somme. Il n'avait que vingt-deux ans. Deux jeunes hommes parmi toute une génération perdue.

La chambre de Henry Faure au second étage de la maison familiale du Pavé des Chartrons, à Bordeaux. Coll. privée © Tramezzinimag - Droits Réservés.

Le premier vol postal italien

Le jeune officier vénitien fut cité pour son courage et sa bravoure et décoré à titre posthume par le roi, comme des milliers d'autres. Mais il s'était rendu célèbre bien avant ses actes de guerre. Un autre évènement, sept ans plus tôt fit parler de lui non seulement en Italie mais dans le monde entier. 

Nous avons vu que le jeune Achille, passionné par l'aviation, est allé suivre les leçons des grands aviateurs de l'époque. L'aviation en est encore à ses balbutiements et les militaires ont compris l'importance de ce nouveau moyen de transport. La technique de fabrication progresse vite et les avions se font de plus en plus rapides, et solides et fiables. C'est lors de cette course organisée par le quotidien de Bologne que tout avait commencé.


La course devait se dérouler du 17 au 20 septembre, sur le parcours Bologne - Venise - Rimini - Bologne. Une dizaine d'aviateurs étaient inscrits-  - six étrangers et huit italiens dont le jeune Achille Dal Mistro, à peine breveté, parmi lesquels devait être tiré au sort celui qui acheminerait pour la première fois dans l'histoire de l'Italie, le courrier postal. Pour participer à la course, il lui avait fallu commander son propre engin auprès du fabricant parisien. 

L'avion n'arriva que le jour du départ et en pièces détachées. Il manquait en outre une pièce de l'arbre à hélice qui permettait d'accélérer la propulsion de l'engin rendant tout vol impossible. Impossible de retarder le départ de la course. Les autres participants décollèrent comme prévu de l'aéroport Zappolli de Bologne dès l'aube. La journée passa sans que le jeune Achille put décoller. Il écrivit ce soir-là d'une écriture nerveuse à son ami Henry : « J'enrage mais ce n'est que partie remise. Je vais participer à cette course, je te le jure, mon cher Émile. Dussé-je fabriquer la pièce avec mes mains...»

La pièce, démontée par ordre du constructeur sur un modèle exposé à Turin, finit par arriver le 18 septembre. En quelques heures, l'avion était enfin prêt à voler. Très excité, Dal Mistro entendait partir le lendemain pour rattraper les autres coureurs. Le Comité essaye de dissuader le jeune pilote. Il n'y aurait plus ni assistance ni secours sur le trajet. De plus l'avion n'avait encore jamais volé, et le moteur jamais essayé. «Pas question de vous laisser partir» lui assénèrent d'une même voix l'officier en charge et le directeur du journal, «vous devez renoncer». Le ton monta. «Votre impétuosité vous aveugle. Vous ne savez  pas ce que vous risquez». Appelés à la rescousse, ses parents aussi essayèrent de le dissuader.  Mais, le jeune Achille, du haut de ses dix-neuf ans, tient tête aux officiels. Avec l'aide d'un officier haut gradé, vénitien comme lui, il parvint à décider le Comité. Ces messieurs déclinèrent alors toute responsabilité en cas de panne ou d'accident. Il pouvait voler puisque c'était son souhait, les organisateurs s'en lavaient les mains... On lui fit remplir une décharge dans laquelle il acceptait le retrait des autorités et où il reconnaissait prendre la route à ses seuls risques et périls. Il signa de bonne grâce. «La fin justifie les moyens, n'est-ce pas» écrira-t-il à son ami.

Le départ de Bologne       

Dal Mistro en tenue d'aviateur

Sorti de l'entrevue avec les culs-de-plombs bolognais dont la frilosité de petits bourgeois lui avait donné la nausée, Achille retrouvant ses amis, expliqua qu'il comptait faire les deux étapes Bologne-Venise et Venise-Rimini en un jour, de façon à tenter de retrouver ses collègues. C'était une véritable aventure puisqu'il ne pouvait compter sur aucun relais en route, pas l'ombre d'une assistance. De plus il allait prendre les commandes d'un avion sans jamais l'avoir encore  essayé. Un autre que lui aurait renoncé tant la réussite semblait douteuse. Le jeune La course devait se dérouler du 17 au 20 septembre, sur le parcours Bologne - Venise - Rimini - Bologne. Le garçon n'a que dix-neuf ans mais à aucun moment il ne montrera la moindre hésitation. Pas l'ombre d'un doute dans son regard. «Messieurs, je suis vénitien ! Sachez qu'un vénitien ne renonce jamais et jamais ne se retire !» lança-t-il aux membres du Comité. «Le courrier doit être acheminé et j'en suis responsable !»  Caractère d'acier, incroyable détermination, formidable volonté... Cet exubérant jeune homme impressionna tout son entourage, comme il le fera avec ses supérieurs en menant ses hommes quelques années plus tard dans la terrible bataille d'Isonzo qui lui coûta la vie.

A trois heures de l'après-midi, ce mardi 19 septembre 1911, devant un public assez réduit, un petit groupe de curieux et quelques journalistes, Dal Mistro poussa son monoplan hors du hangar. Il récupéra le sac de courrier des mains du maître de poste de Bologne, le Cavaliere Bottarina. Les administrations militaires et des postes, informées de la mise en place du premier service de courrier aérien réalisé en Angleterre quelques jours auparavant, avaient décidé, à titre d'essai, de faire acheminer le courrier par avion. Il s'agissait de cartes postales postées le jour du meeting depuis l'aéroport. Ils désignèrent le plus jeune des participants pour cette mission.

Mais rien ne s'étant passé comme prévu, il fallut beaucoup insister auprès de l'administration postale pour que le courrier soit remis au jeune Achille. Finalement le jeune homme installa le sac dans l'avion et monta à bord. Il y avait beaucoup de monde maintenant, le bruit s'était vite  répandu qu'on allait finalement acheminer comme prévu le courrier par voie aérienne.

Après un rapide essai du moteur, le jeune aviateur vénitien fit un geste du bras pour faire s'éloigner la foule et saluer. L'avion décolla à 15h24. Il passa au-dessus de Ferrare à 15h50 à une altitude de 800 mètres. A 16h52, il passa Polesella et fut aperçu au-dessus de Rovigo à 17 heures. Vingt minutes plus tard il dépassa Adria et à 17h38 il approcha Venise, sa ville, qu'il survola en faisant plusieurs passages au-dessus de la Piazza, qui furent applaudis par le public, très nombreux à San Marco à cette heure-là. il se dirigea en planant vers le Lido et la plage de l'Hôtel Excelsior où devait avoir lieu l'atterrissage. De nombreuses personnes s'étaient massées sur les terrasses de l'hôtel et autour de la piste. Dal Mistro débuta la manœuvre d'atterrissage. Il avait parcouru les 145 kilomètres en 88 minutes.

L'avion planait élégamment au-dessus des plaisanciers. Il amorça sa descente. Le vent était favorable. La grande horloge de l'Excelsior marquait 17h40. Le public, admiratif, retenait son souffle. La voie était libre, l'avion glissait vers la zone d'atterrissage quand soudain, le pilote réalisa qu'il risquait de percuter deux personnes qui venaient de surgir juste devant lui. Il tenta de redresser l'avion pour reprendre de la hauteur mais l'engin ne répondit pas assez vite et la queue du Déperdussin heurta une barrière. Pour éviter de s'écraser corps et biens, il parvint à vire vers la plage et réussit à sauter de l'avion juste avant que celui-ci se renverse dans la mer, devant la foule tétanisée. Déjà les militaires couraient vers l'endroit où l'avion était tombé. 
 
Miraculeusement il se releva sans une seule égratignure, plus choqué moralement que physiquement. En un instant la foule qui avait assisté à l'accident, courut vers lui en applaudissant et en criant des «bravo», «Hourra», «Viva». Sonné, certainement énervé et un peu vexé de ce qui venait de se passer, il ne laissa rien paraître de ses émotions et se précipita vers l'avion qui flottait à quelques mètres pour récupérer le sac postal et, suivi par la foule et les militaires, il se dirigea trempé et dégoulinant, vers l'Excelsior, pour remettre le courrier à l'inspecteur Ostedich, fonctionnaire des Postes qui l'attendait sur la terrasse de l'hôtel en fumant une cigarette. Nouveaux applaudissements de la foule. Les photographies de l'évènement sont malheureusement perdues. Il faudrait se plonger dans les archives des journaux de l'époque. Henry Faure en possédait quelques unes que lui avait envoyé notre jeune héros. Elles doivent croupir au fond d'une malle quelque part dans le grenier de la maison. Il y a si longtemps...

La correspondance délivrée par le jeune aviateur ne comportait ni timbre spécial ni aucune marque particulière pour commémorer l'évènement et signifier qu'il s'agissait d'un envoi PAR AVION. Seule l'oblitération marquée «Bologna Campo d'Aviazione, 19 Sett. 11» apparaissait sur des timbres ordinaires de 40 centimes, mais cela suffisait pour faire de ces envois des raretés philatéliques. Une seule est à ce jour répertoriée, elle est exposée au Metropolitan de New York ou au British Museum de Londres, je ne sais plus très bien. 

Quelques semaines plus tard, le 29 octobre, naîtra le lancement régulier de la poste aérienne italienne avec une mention obligatoire spéciale. Le ministère ordonna un essai Milan -  Turin - Milan, avant de déployer ce nouveau service dans tout le royaume, entre 1912 et 1918. Le jeune et tonitruant avait ouvert la route.

Les NH Grimani et Foscari, maire et député de Venise en 1911
Il fut reçut en grande pompe à la mairie de Venise par le Sindaco de l'époque, NH Filippo Grimani et le député NH Piero Foscari, président du Touring Club d'Italie qui lui remit une médaille d'or en souvenir de ce premier transport de courrier par voie aérienne. La notice publiée par les journaux de l'époque mentionne qu'un parchemin magnifiquement orné accompagnait la fameuse médaille...
«Les anges (dit-on), eux, ne savent souvent point
s'ils vont parmi des vivants ou des morts. Le courant éternel
entraîne tous les âges par les deux empires.
Ici et là, sa rumeur les domine.
À tout prendre, ils n'ont plus besoin de nous, les élus de la mort précoce;
on se sèvre des choses terrestres, doucement, comme du sein
maternel on se détache en grandissant. Mais nous
qui avons besoin de mystères si grands,
pour qui l'heureux progrès si souvent naît du deuil,
sans eux pourrions-nous être?
Est-ce en vain que jadis la première musique
pour pleurer Linos osa forcer la dureté de la matière inerte?
Si bien qu'alors, dans l'espace effrayé,
que,  jeune et presque dieu, il quittait pour toujours,
le vide, ébranlé, connut soudain la vibration
qui nous devint extase, réconfort, secours.»

Rainer Maria Rilke