26 janvier 2020

Nouvelles Chroniques de ma Venise en janvier (2)

lundi 20 janvier
Dialogue avec une mouette. 
Je ne l'avais pas vraiment remarquée en poussant la double porte de verre qui sépare le hall des Crociferi (1) de la terrasse du café où je m’apprêtais à passer un moment pour lire le journal. Un matin ensoleillé, idéal pour ce début de semaine, Un ciel très bleu, l'air sec gorgé de senteurs iodées et à l'horizon les montagnes enneigées qui se détachent sur l'eau de la lagune. Je me régalais d'avance du macchiato fumant et des croissants achetés au passage (un détour) chez Rosa Salva, le pâtissier du campo San Giovanni e Paolo. La température extérieure en dépit du soleil et l'heure matinale m'offraient l'opportunité de prendre mon café seul et en toute quiétude. 

La terrasse en bois, accolée à la façade de ce qui fut le couvent des Crociferi puis siège de la Compagnie de Jésus à Venise, donne directement sur le canal. Officiellement dénommé rio dei Gesuiti mais aussi, pour les vieux vénitiens, le rio di Crosiechieri, c'est ne large voie d'eau assez fréquentée qui permet l'accès au centre de Venise. C'est par là que passent les barques de marchandises destinées au marché du Rialto, les livreurs et les taxis qui font la liaison avec l'aéroport. Mais le lundi, il y a peu de livraisons et le bruit des moteurs qui parfois rappelle le fatras sonore des villes en proie à la circulation automobile, se fait plus que discret. A gauche, comme un portique d'entrée dans la ville, le ponte Donà du nom de la famille patricienne des Donà delle Rose dont l'énorme palais qui déploie sa façade sur les Zattere depuis les début du XVIIe siècle fut construit par le doge Leonardo (2).


J'étais donc décidé à passer un moment d'agréable solitude, au soleil, dans la quiétude des lieux vides de touristes (les Crociferi sont devenus depuis quelques années une agréable résidence d'étudiants ouverte aussi aux touristes, dotée d'un restaurant, d'un bar à vins et d'un café, mais aussi d'une bibliothèque et de salles d'études). En général, je m'installe à une table contre le mur qui renvoient la chaleur du soleil et réduisent les effets agaçants du vent qui souffle assez souvent sur ce canal. Quoi de plus casse-pieds que le souffle têtu de la brise qui semble vouloir nous empêcher de lire en soulevant les pages. On dirait parfois qu'un angelot joufflu comme on en voit dans certaines peintures s'amuse à souffler sur le Gazzettino ou le livre qu'on tient ouvert devant soi dont il réussit à faire tourner trente pages d'un coup. Cela doit être le but du jeu, les petits vents ici sont facétieux, cousins de celui, très urbanisé mais tout aussi blagueur, qui joue à soulever les jupons des vedettes de cinéma de l'autre côté de l'Atlantique !).

Les fantômes, le souvenir de ceux d'antan qui tous sont devant moi partout où je porte mon regard.

21 janvier.
Ma mère aurait cent ans aujourd'hui. La marquise Rapazzini de Buzzacarini aura 90 ans dans quelques jours. L'occasion pour moi - enfin je l'espère - de revoir son fils Francesco qui vit à Paris pourtant, mais que je rencontre que très peu alors que nous étions inséparables du temps de ma vie estudiantine ici. Notre dernière rencontre date de l'année dernière ! Il avait été invité à présenter son dernier livre, un roman autobiographique qui enchanta la critique et racontait les années d'apprentissage d'un Werther vénitien. Le livre se termine à peu près au moment où nous nous sommes rencontrés. Nous pourrions nous amuser à en écrire ensemble le récit. Pour cela, il faudrait nous voir plus souvent. Peut-être pourrions-nous transcrire des pages de nos journaux respectifs, nos lettres échangées pour faire revivre cette période insouciante et solaire dans une Venise bien éloignée de ce qu'elle est devenue aujourd'hui. Comme un témoignage du quotidien d'alors mais aussi d'une belle amitié.

25 janvier 2020

COUPS DE CŒUR (HORS-SÉRIE 38) : Ma tasse de thé, le blog de Virginie M.



Connaissez-vous le très beau blog de VirginieM., lectrice fidèle et attentive de Tramezzinimag ? je m'y promenais tout à l'heure en attendant l'heure de la réception au consulat de France, installé depuis peu sur le Grand Canal (une première historique tout de même !), petite fête organisée pour fêter... les Rois. Le blog de la dame se nomme ma Tasse de thé et c'est un régal vraiment. Simple, raffiné, authentique et sans rien d'ostentatoire. Allez vite le découvrir et faites le connaître, son auteur a du goût et ce qu'elle dit est vraiment intéressant : 

Nouvelles chroniques de ma Venise en janvier (1)

Dimanche 19 janvier.
C'est toujours la même sensation qui s'empare de mes sens lorsque l'avion commence ses approches au-dessus de Venise. Cet autre monde qui soudain se matérialise sous mes yeux, quand jaillissent des nuages, l'immensité de la lagune et des barene puis, loin et encore imprécis les contours si particuliers de la Sérénissime. Soudain on reconnaît cette lumière unique qui éclate et éblouit, le soleil nous aveugle et dans le bleu du ciel je retrouve l'incroyable lumière qui irradie des tableaux de Bellini ou de Carpaccio. Difficile de ne pas se vautrer dans un lyrisme que d'aucuns trouveront ridicule. J'ai beau aller et venir entre mon quotidien bordelais et la ville qui fait battre mon cœur et occupe mon esprit, cette ville-univers d'où je viens et qui m'a fait celui que je suis, me savoir à quelques encablures de ses rues et de ses canaux, est toujours pour moi une grande émotion. 

C'était autrefois - lorsqu'il était encore plus simple et moins coûteux de prendre le train, le moment où - descendu du wagon, j'allais le long du quai, suivant la foule des voyageurs, jusqu'au grand hall de la gare, ravi, pressé. Je prenais garde à ne rien laisser paraître de mon impatience et de ma fougue. J'avançais rapidement, l'air revêche sûrement, le pas sûr de celui qui sait où il va quand les autres voyageurs semblaient hésiter. Le large couloir qui mène au hall de la gare, les grandes baies vitrées et soudain, sur le promontoire qui s'ouvre sur la ville, l'apparition : Venise est là qui jaillit sous nos yeux avec ses palais et ses églises, les pigeons et les mouettes, la foule des passants qui vont et qui viennent, les bateaux qui circulent, les sons, les odeurs, la lumière. 

Un palcoscenico dans lequel on pénètre en descendant les marches. Seulement, ce merveilleux théâtre-là, nous n'en sommes pas que les spectateurs : arriver à Venise fait de nous des figurants pour la plupart, des acteurs pour ceux qui vivent ici qui participent tous à une des plus extraordinaires représentations scéniques dotées du plus beau des décors.

Descendre de l'avion, monter dans un bus brinquebalant, sortir de l'aéroport, monter dans un autre bus, pour moi le 5, et pendant vingt courtes minutes traverser la campagne et la banlieue de Venise. Au gré des arrêts, les gens qui montent et qui descendent, avec beaucoup d'asiatiques et d'esclavons qui logent à la périphérie de la Sérénissime dans des hôtels-champignons surgis dans les endroits les plus inattendus. Et puis, les jours de semaine, des filles et des garçons qui vont à l'école, des femmes et des hommes qui vont travailler ou faire des courses. La vie normale comme partout ailleurs. Les bourgs traversés, les centres commerciaux, les rares fermes qui subsistent encore et leurs champs à perte de vue, cela n'a rien d'exceptionnel. Pas vraiment grand-chose de beau ou même seulement de joli en chemin. Il faut alors se rabattre sur les physionomies des passagers. On y retrouve parfois un visage à la carnation pareille à celles des personnages qu'on voit dans les tableaux des maîtres vénitiens, la même beauté dans certains regards que chez Bellini, la même allure que chez Carpaccio le même port de tête que chez Titien ou Mantegna.

Je préfère fermer les yeux, non par fatigue ou lassitude, mais parce que ce trajet en autobus, ces avenues modernes et sans âme, cette campagne de plus en plus rongée par des constructions immondes, c'est toute la laideur du monde que je viens de quitter et que je félicite d'avoir laissé derrière moi pour un temps. Je me laisse peu à peu bercer par une musique intérieure ; mes pensées élaborent déjà les éléments qui jailliront bientôt à ma vue et vont nourrir ma joie dans quelques minutes. Les visages croisés, de tous âges, beaux ou laids, me remplissent de joie. En fermant les yeux, c'est Venise qui est là, déjà. Quand je les ouvre de nouveau, nous roulons sur le pont de la Liberté, ce long bras artificiel qui porte mal son nom finalement car sa construction aliéna une république fière et confisqua l'indépendance et la liberté de son peuple.

"Se Venezia non avesse il ponte, l'Europa sarebbe un'isola”.
Le poète Mario Stefani disait que si ce pont venait à disparaître, l'Europe deviendrait une île. Venise est un continent, un monde, une civilisation. Le reste de la planète n'a qu'à bien se tenir, nul autre lieu au monde pour lui faire ombrage. La Sérénissime est là, devant mes yeux. Je suis enfin arrivé chez moi. Et c'est au poète disparu que je pense, mais aussi à ses frères en littérature, Diego Valeri le seul relativement connu des français, Aldo Palazzeschi, Virgilio Guidi, et tant d'autres, en arrivant ici.


Arriver tôt le matin est vraiment agréable. Le mois de janvier amène peu de monde encore. Il faudra attendre le carnaval pour que les foules arrivent. Redécouvrir la lumière unique de Venise en hiver est un des petits bonheurs qui sont donnés quand on revient après plusieurs semaines. Lorsque j'ai quitté Venise la dernière fois, le ciel était très pur mais l'orage menaçait, il faisait très chaud et les hordes de touristes occupaient presque toute la ville. 

Aujourd'hui, sur la fondamenta devant la gare, sur le pont de Calatrava, Piazzale Roma, il y a le monde habituel, comme dans toutes les villes à l'endroit où se nouent les réseaux de circulation, des collégiens, des hommes d'affaires, des ouvriers, des ménagères... La vie au quotidien. 

Le ponton du vaporetto que je prends, tout au fond de la fondamenta la plus éloignée du grand canal qui débute ici, abrite une demie-douzaine de personnes. Seul un couple de touristes, jeunes gens sac à dos, anglais ou australiens, est un peu hésitant, ils regardent nerveusement les panneaux, vérifiant et revérifiant sur leur smartphone l'adresse de leur gîte. 

Ils ne savent pas encore qu'il faut toujours - et encore plus à Venise - se laisser porter par les rues qu'empruntent nos pas. Le sauront-ils jamais si personne ne le leur explique, ne le leur apprend... Venise mériterait qu'on l'enseigne à ses futurs visiteurs !

Cette cité bien réelle a un rapport différent à la topographie, un mode de référence non euclidien et pourtant qui n'est ni fantaisiste ni anarchique. tout a un sens à Venise et depuis toujours. Hugo Pratt n'a jamais cessé de l'exprimer dans ses livres. Cela explique le malaise de Rousseau, et peut-être avant lui, celui de Montaigne. De Montesquieu ensuite. On évolue ici dans un univers peu cartésien.


Cartésien en revanche ce désir de lutter contre tout ce qui volontairement ou non délite peu à peu l'authentique cité des doges au profit d'une uniformisation des mœurs et des esprits que bien peu critiquent ou dénoncent. Il y aura dans quelques heures une manifestation  aquatique qui risque d'attirer beaucoup de monde. Il s'agit de lutter contre le motondoso, terme employé ici au sujet des remous dangereux pour les fondations des bâtiments provoqués par les bateaux à moteur. 

Longtemps on ne circulait sur les canaux qu'en barque à rames. Même les navires munis de voile devaient s'ils étaient admis sur le grand canal, abaisser et utiliser les rames. depuis les années 80, le bateau à moteur est devenu le moyen de transport le plus utilisé pour transporter les marchandises, les personnes. Entre les vedettes de la police, les ambulances, les pompiers mais aussi les vaporetti et puis les embarcations privées - qui n'a pas vu des hors-bords quasiment proue en l'air menés par de fringants play-boys les yeux cachés par des lunettes de soleil, avec de la musique très forte, filant le long du canal de la Giudecca ou sur le Bacino di San Marco, laissant derrière eux un sillage remuant ? La maréchaussée veille avec des radars et des patrouilles régulières mais le mal est fait 

Promenade à Castelllo avant de rentrer me faire une bonne tasse de thé. Le trône de l'apôtre est toujours à sa place. Personne sur le campo hormis quelques personnes qui promènent leur chien. Superbe lumière. Je l'avais presque oubliée.

Belle et longue journée que j'achève avec ces lignes dans mon journal. La Marangona sonne minuit.

22 janvier 2020

Trop de touristes ça tue le tourisme ou pas ?



Question fondamentale que devraient se poser toutes les villes du monde qui sont envahies périodiquement pour certaines, en permanence pour les autres. Cet afflux quasi permanent de hordes que nous dénonçons depuis le début sur ce blog est-il bénéfique ou bien seulement toxique, éminemment nocif pour les autochtones et leur quotidien ? Difficile sujet finalement car il ne s'agit pas de toucher à la liberté de mouvements des gens, à leur envie de découvrir à leur tour les merveilles que recèlent notre planète. 

© Tramezzinimag - 01/2020.
J'étais hier matin sur une terrasse au soleil, quelque part dans un quartier relativement excentré de Venise. Une lumière exquise sous un froid de canard, les montagnes enneigées à l'horizon (moins blanches que l'an passé à la même période cela étant) des vols de cormorans pour rayer un ciel bleu sans nuage. Je me prends souvent dans ce lieu le matin pour lire les journaux avec un macchiatone bien chaud et des croissants fourrés que je passe prendre chez Rosa Salva (avec souvent un premier macchiato au comptoir dans cette fameuse pâtisserie située au pied de la statue du Colleone. Un de mes rites vénitiens, comme les tramezzini partagés avec les chats de l'Ospedale voisin. Mais là n'est pas mon propos (J'en reparlerai dans un prochain billet.)

J'étais donc attablé au soleil, quand deux français se sont installés à quelques tables de moi. Je n'écoutais pas particulièrement leurs propos mais soudain une phrase impossible à entendre sans réagir m'a poussée à intervenir (en français). Dans ces cas, je prensd inconsciemment une voix un peu différente et avec un accent italien, voire vénitien - serai-je prétentieux en fait ? - en m'excusant de me mêler de la conversation, j'essaie de rétablir la vérité. L'homme, habitant à Barcelone racontait qu'il n'avait rien mangé de vraiment bon ici et que tout était cher. La jeune femme, sa sœur ai-je appris un peu plus tard et qui vient de Beaune, temporisait les critiques. "Tu comprends dit-il, ici on me parlait de délicieux tapas mais je n'en ai pas vu dans les restaurants".

A deux pas d'ici, le long de la Fondamenta de la Misericordia, à Sant'Alvise, une pléthore de cafés et d'osterie, d'enoteche, propose chaque soir des centaines de kilos de ciccheti, nos tapas à nous pour accompagner les centaines d'hectolitres de vins blancs et rouges, de bières et de spritz qui sont consommés par les vénitiens et les étudiants premiers animateurs de ces lieux,sans parler des concerts et bœufs improvisés très souvent, folk, blues et jazz, mais aussi depuis quelques années de musique baroque avec le désormais fameux Bacharo Tour, joli et ingénieux jeu de mots sur le Bach des cantates et le terme bacaro qui désigne en vénitien ces bars où on se désaltère et mange dans façon depuis des siècles. Je leur ai parlé de tout cela. Encouragés, ils m'ont demandé quel conseil pour le temps qu'il leur restait à Venise (l'après-midi). A l'albergo où l'homme avait logé, on lui avait conseillé l'inénarrable - et doté de vraiment peu d'intérêt - un musée privé consacré à la torture et aux mystères, un truc pseudo-culturel attrape-gogos fort cher au demeurant pour ce qui est proposé aux visiteurs...



Cela m'a fait penser à cette émission que diffusa France-Culture l'été dernier. Elle est encore disponible en podcast (ci-dessus). Un point de vue et des échanges intéressants. 

Beaune, Venise, Bordeaux, des villes bien différentes mais liées par le même "contrat" avec l'UNESCO, dont l'inscription au Patrimoine de l'Humanité renforce l'attirance des touristes, amenant de plus en plus de visiteurs qu'il faudrait préparer, accompagner dès avant leur séjour. la jeune femme de Beaune m'xpliqua ainsi la difficulté pour les habitants de trouver désormais à se loger, les prix qui grimpent, les commerces de proximité qui ferment et que remplacent des boutiques de pacotille. Je leur parle des Grandi Navi, de la maternité qui a failli fermer, comme certaines écoles, les boulangers, les bouchers, les épiciers qui sont remplacés par des magasins de masque et de verroterie made in China, et les loyers qui ne cessent de monter obligeant bien des vénitiens à quitter le centre historique pour habiter toujours plus loin sur la Terraferma. Même chose partout. C'est un constat lourd et triste.

N'est-ce pas seulement le combat de plus en plus vif et outré entre le profit et la beauté, entre le profit et la liberté, le profit et la vie ? Ce paradigme insupportable qui place la croissance et l'argent avant tout le reste et dévore la planète comme le cœur et le bonheur des gens ? C'est ce qui rend Venise si importante. Car à Venise, tout cela s'est déjà joué et depuis des siècles. Les vénitiens d'autrefois ne furent pas de doux anges rêveurs. La ville fut une sorte de New York médiéval, ou pour reprendre les propos de certains historiens et économistes, Venise demeura ce que fut la Grande-Bretagne au XIXème siècle, la reine du commerce. Pendant cinq siècles de 1100 à 1600, elle domina l'économie mondiale, commerçant avec le monde de son époque, depuis la Baltique jusqu’à la Chine, en passant par l'Afrique. L'argent y a toujours eu une place privilégiée, poussant même ce peuple de chrétiens à devenir parfois pire que les marchands du Temple. Les vénitiens n'ont-ils pas détournée la foi des princes d'occident et de leurs peuples qui furent à l'origine des croisades, à leur unique profit. Gagner sur tous les tableaux : vendre des bateaux, des armes et des mercenaires et se servir après la bataille, récoltant un extraordinaire butin d'or et d'argent, d’œuvres d'art et de main-d’œuvre. Cela a fini par leur coûter liberté et fortune. Il aura suffit d'un peu moins de trente ans après la trahison du petit corse pour que la république déjà bien affaiblie en 1797 mais encore richissime, soit totalement anéantie, ruinée, vidée de ses forces vives et pendant les années que dura l'empire de l'aigle, de ses trésors artistiques aussi.

Avoir déjà vécu tout cela et demeurer entière, debout, vivante, n'est-ce pas une leçon , un exemple. Les civilisations sont mortelles. Certaines ont plusieurs vies. Le lion ailé et les chats ne furent pas un symbole poétique. Venise est un merveilleux exemple de ce qu'il faut faire et de ce qu'il ne faut pas faire. Un laboratoire pour aider à la réflexion moderne sur la ville de demain. Depuis longtemps, des architectes, des urbanistes se sont inspirés de son modèle. Des milliers de pages d'études ont été publiées qui montrent combien l'invention de Venise, les méthodes qui lui ont permis de survivre, ses règles et ses lois peuvent orienter les politiques urbaines et sociales de la Ville contemporaine et préparer celles de demain. Les réflexions actuelles - non pas celles des politiques trop enchaînés au modèle financier ultra-libéraliste mais aux groupes liés à la Convention de Faro, dont forcément on parle peu, offrent, une voie nouvelle au sein de la Communauté européenne, grâce à ce document dont l'objectif est de mettre en avant les aspects importants de notre patrimoine dans son rapport aux droits de l’homme et à la démocratie. Elle défend une vision plus large du patrimoine et de ses relations avec les communautés et la société. La Convention est née pour nous encourager à prendre conscience que l’importance du patrimoine culturel tient moins aux objets et aux lieux qu’aux significations et aux usages que les gens leur attachent et aux valeurs qu’ils représentent. C'est un autre paradigme qui est proposé et Venise en est le laboratoire naturel.
Si ce sujet vous intéresse, voici quelques lectures conseillées :

Jean-Claude Barreau
Un capitalisme à visage humain : 
Le modèle vénitien
Fayard, 2011

Présentation de l"éditeur : Venise n’a pas toujours été une ville morte, une ville musée saturée de touristes telle que nous la connaissons aujourd’hui. Durant cinq siècles, la Sérénissime fut une cité grouillante, commerçante, souvent belliqueuse, à la tête d’un empire qui domina une grande partie du monde occidental et oriental, avant de céder la place à la Grande-Bretagne.Comment un républicain aussi convaincu que Jean-Claude Barreau peut-il choisir l'oligarchie vénitienne comme modèle pour notre société ? Parce qu’elle inventa un capitalisme intelligent, respectueux de son peuple, fondé sur le sens de l’État de ses élites. Parce qu'avoir de l'argent impliquait plus de devoirs que de droits. Bien avant les protestants de Max Weber et leur célèbre éthique, les Vénitiens inventèrent le capitalisme moderne (la Bourse, les banques, la lettre de change, la comptabilité double), mais aussi l’écologie au quotidien, une certaine forme de laïcité, le non cumul des mandats et la justice égale pour tous. Parce que les riches qui dirigeaient ce monde avaient à cœur de le préserver, de le faire fructifier et non de le consommer. Comment construire un capitalisme à visage humain ? En ces temps de crise, la question est d'une grande urgence. Venise nous donne une partie de la réponse et Jean-Claude Barreau une magistrale leçon d'économie politique.   

Vincent Freylin 
Venise ou le capitalisme vertueux 
in Valeurs Actuelles, 03/03/2011

21 janvier 2020

Elle aurait cent ans aujourd'hui


Mathilde, Notre mère, grand-mère et arrière-grand-mère
( 21 janvier 1920 - 20 mars 1993 )
pastel par Jeanne Brun, 1976

02 janvier 2020

Paraît qu'à Venise...: Moi, les gros bateaux, je ne peux pas les encadrer...

Vu sur le site de J@M, Paraît qu'à Venise... ce clin d’œil savoureux sur une idée de liliforcole, autre ami et fidèle lecteur, membre de notre vieille confrérie des Fous de Venise. Si vous ne connaissez pas encore le site "Paraît qu'à Venise" né en 2011, abonnez-vous, sa vision décalée de Venise et de sa lagune, vaut souvent le détour.

"Venice in oil" de Bansky (reprise de FB), sur une idée de Liliforcole / © J@M - 2019.

01 janvier 2020

Capodanno 2019


TraMeZziniMag souhaite à ses lecteurs 
et à leur famille ses meilleurs vœux pour 2020.
Que cette nouvelle année soit pleine de joie et de bonheur !

30 décembre 2019

Les variétés de pigeons à Venise. Réflexions pour servir à un inventaire

Monet et sa seconde épouse Alice Hoschedé
N'est-il rien de plus agaçant qu'un pigeon ? Tout le monde apprécie les petits moineaux, ces petites créatures qui semblent toujours joyeuses, qui volètent joyeusement et pépient à longueur de journée exprimant une joie de vivre contagieuse. Mais les pigeons qui du ras du sol semblent toiser les humains, persuadés de leur irrésistible beauté, imbus d'une supériorité dont ils sont seuls à avoir conscience, nous sommes nombreux à s'en agacer. Venise et les pigeons. Une image d’Épinal passablement éculée. Ce volatile plein de vices s'emploie à pourrir les moindres rebords des édifices, sans aucun respect pour la splendeur des monuments, qu'ils savent transformer en quelques mois en un amas de fumier qui les fait roucouler de plaisir. On les a donc chassés de la Piazza - ou du moins on a essayé - et ils sont enfin moins nombreux. Plus question de les nourrir et du coup, plus question non plus de se faire photographier avec quelques spécimens sur la tête, les épaules ou les mains. Alice Hoschedé, la seconde madame Monet, ne pourrait plus poser comme elle le fait sur la photo.


Cela me rappelle une anecdote qu'on m'a un jour raconté. Un ami de la famille, surnommé Cab, artiste bohème, très ami de mon arrière grand-mère et de ses sœurs, se rendait très souvent en Italie. Il fit un séjour dans les années 20 - ou bien peut-être était-ce avant la première guerre mondiale - avec deux frères d'origine suisse, jeunes auteurs rencontrés chez les Flammarion où il était illustrateur. Les jeunes gens ont le regard aiguisé et les commentaires acerbes comme souvent les voyageurs aisés et cultivés qui arpentaient les hauts-lieux de l'art en Europe. Cab fit beaucoup de dessins et écrivit de nombreuses lettres. Max et Alex Fischer firent de leur séjour à Venise cette année-là un charmant petit ouvrage, les notes de leur journal de voyage.

Il s'agit d'un photographe qui opère en plein air... Nous sommes sur la Piazza où tous les touristes déjà se devaient de passer pour se montrer, par un après-midi ensoleillé, en dépit d'un début de journée tout en grisaille. L'été touche à sa fin, partout les glycines se mêlent aux lilas, persistant à répandre sur toute la ville un délicieux et entêtant parfum. Nos jeunes messieurs, attablés à la terrasse de Lavena, observent le palcoscenico. A cet endroit, comme aussi sur la Piazzetta, au marché du Rialto le matin et à l'arrivée des trains à Santa Lucia, le spectacle est quasi permanent. Un même décor pour des scènes à chaque fois différentes. Comme dans la Commedia dell'Arte, le canevas est souvent identique, les protagonistes changent, mais "the show is going all again and again". Il fait beau. Les badauds passent, s'attardant devant les vitrines des boutiques, admirent les mosaïques sur la façade de la basilique que le soleil fait briller comme une chasse couverte d'or et de pierreries. Un photographe a installé son attirail à deux pas du Café. Son appareil posé sur le châssis avec le lourd rideau de toile noire, son enseigne de bois peint à ses pieds posée contre un grand sac de cuir un peu fatigué. L'homme n'est plus tout jeune. Il porte une blouse verte et un chapeau pointu en feutre clair qui le font ressembler à ces paysans que l'on voit sur les toiles des Macchiaioli, ces peintres qui initièrent la peinture italienne moderne. Il a la peau hâlée, une large moustache, une barbe de quelques jours et des cheveux en bataille sous son feutre. L'homme interpelle les passants dans un français approximatif. La pancarte écrite dans la langue de Molière, mais aussi en italien et en allemand, annonce la couleur :
Faites-vous photographier ! Ressemblance garantie !
Retouches possibles avec supplément
15 Lires seulement les six cartes,
(20 Lires avec les pigeons)
Les couples passent et le frôlent sans s'arrêter, des enfants regardent l'imposante machine aux cuivres rutilants. Quelques volatiles tournent autour de sa sacoche, certainement attirés par le sac de grain qui permet d'attirer les volatiles pour la photographie. L'orchestre a repris son récital, il règne sur la piazza une atmosphère bon enfant, les serveurs s'affairent, obséquieux et semblent danser autour des tables, les ombrelles tournent sur les épaules des dames, des messieurs passent en fumant leur cigare. Le photographe tournait autour de son appareil, répétant à chaque passage de touristes : "Venez, venez donc vous faire photographier ! Prenez la pose, Belles Dames, Honorables Messieurs, Excellences, c'est le moment ! 20 lires avec les pigeons ! "... Et il ajoute : " Venez, venez ! Ressemblance garantie. 15 Lires les six cartes sans les pigeons ! Arrêtez-vous ! Prenez la pose ! C'est le moment, c'est l'instant !"...

Un touriste s'arrête. Il porte beau ses cinquante ans, vêtu d'une redingote de drap gris, avec une splendide Lavallière d'un splendide vert. Une fleur à la boutonnière, son Baedeker à la main, il brandit sa canne en direction de sa femme et d'une jeune femme, presque une fillette. leur fille sûrement, pour qu'elles le rejoignent.

-  Avec pigeons 20 lires ?"

- Oui signore !" répond l'artiste dans une courbette un peu ridicule. Il a enlevé sa jaquette. A gesticuler ainsi autour des passants, il a chaud. Le gilet et le chapeau posé sur le sac de cuir, il s'éponge le front avec un mouchoir rayé. Son visage cramoisi est mouillé de sueur. Il sort trois ou quatre grains de maïs de son sac et les jette aux pieds des dames, puis en glisse trois cinq ou six autres dans la main de l'homme, après lui avoir fait tendre le bras devant lui. 

Et aussitôt, d'un coup d'ailes, trois, quatre, cinq pigeons accourent. Ces figurants ont du métier. Ils sont prestes, légers et se font élégants, ravis de cet encas improvisé. Il y a toujours d'autres touristes pour observer la scène, parfois un artiste qui en profite pour faire un croquis.

-  Ne bougeons plus surtout, Madame, Monsieur, Mademoiselle !" recommande le photographe en se couvrant du drap noir et la poire à la main, il déclenche l'obturateur. Un clic. Un déclic... 

- Voilà, Monsieur., Merci Monsieu ! et l'homme s'incline de nouveau. Les pigeons traînent encore autour du groupe. "Avec pigeons, seulement cinq Lires de supplément : 20 Lires, Monsieur"...

Les frères Fischer, en bons parpaillots, savent compter. Ayant observé la scène, ils ont vite tiré des conclusions : Puisqu'on compte environ trois cent grains dans une livre de maïs et qu'à Venise, celle-ci coûte une lire et demie, le prix de revient des dix grains pour le photographe est de cinq centimes. Bénéfice net : 150 lires par livre. "Avec pîgeons..."
 



Le lendemain soir, lors de la passeggiata, Max et Alex buvaient un cordial dans un caffé à la mode de la Frezzeria, quand ils reconnurent le photographe. Visiblement éméché - peut-être un verre de chianti de trop, il faisait si chaud ! - disait à des gondoliers installés comme lui au comptoir : 

- Des pigeons, Place Saint-Marc ? il n'y a que ça !... Mais ce sont ceux qui n'ont pas d'ailes qui, seuls, se laissent plumer.

Et il éclata de rire, rejoints par ses acolytes. Rien de nouveau sous le soleil de Venise, vous en conviendrez, amis lecteurs !...

Librement inspiré de Venise, Pages d'un carnet de notes 
écrit par les frères Max et Alex Fisher, 
paru chez Flammarion en 1928.

22 décembre 2019

La ville qui n’existe presque plus par Linda Lê

Paolo Barbaro, Les deux saisons

Linda Lê est un écrivain qui aime les livres et la langue française qui a été pour elle un refuge quand il lui fallut quitter, très jeune son pays natal en guerre. Cette femme formidable que  l'on découvre livre après livre et dont les mots frappent parce qu'ils défendent ou honorent. Sur le site de Christian Bourgois son éditeur, cette citation :
« La littérature n'est pas faite pour les acquittés, elle n'est pas faite pour les élus. Elle est dans le camp des victimes et des sacrifiés, dans le camp des condamnés qui essayent, comme moi, de trouver leur salut et qui se cassent les dents. »
Je ne l'ai vraiment découverte qu'à travers une interview de Catherine Argand pour l'express en 1999. Ce qu'elle disait de son rapport à son père disparu m'avait bouleversé. J'ai quatre enfants, à l'époque la dernière de mes filles avait à peine trois ans, j'étais terrorisé à l'idée de partir trop tôt, de les laisser sans avoir eu le temps de leur offrir mon amour, ma passion, mes mots et mon soutien. Je voulais ne jamais avoir à les laisser, ni à les blesser jamais. Je n'ai pas vraiment réussi. Si Dieu m'a prêté vie jusqu'à aujourd'hui, l'atomisation de notre famille quelques années plus tard ne les a pas épargnés, et je ne m'en guéris pas. Linda Lê exprimait cela dans cet échange. Plus tard, elle a écrit « Cronos », chant d'amour d'une terrible puissance.

Je citais dans un précédent billet parmi les livres qui ont pris les saisons comme prétexte et dont leurs auteurs, tous trois différents, présentent au fil de leurs pages le même amour, la même passion, le même enthousiasme pour la cité lagunaire. Pour le site/revue littéraire En attendant Nadeau, avec qui elle collabore régulièrement, Linda Lê a écrit en février 2018, un bel hommage à Paolo Barbaro en nous offrant une lecture très sensible de son dernier livre, qui va vers l'essentiel. Une bel hommage que nous sommes heureux de reproduire ici, avec nos remerciements à l'auteur, aux photographes et au site www.en-attendant-nadeau.fr, sans qui nous n'aurions pas découvert cette critique d'un ouvrage que je vous invite à lire au plus vite.

« La ville qui n'existe presque plus» par Linda Lê.

En exergue à son essai Si Venise meurt, l’archéologue et historien de l’art Salvatore Settis a placé cette citation extraite des carnets de notes d’André Chastel : « On ne conquiert pas Venise. On ne l’invente pas. Elle a son dieu sur les campaniles. Son démon partout.

Et le démon de Venise, qu’il se confonde désormais dans l’esprit de certains Vénitiens avec le touriste, ou qu’il prenne l’aspect d’une modernité synonyme d’uniformité, risque bien d’avoir raison du « murmure d’eaux et de voix sur le flanc de basilique » qui faisait, d’après André Chastel, la beauté de la ville. D’aucuns voudraient continuer à croire que la beauté sauve le monde ; or la beauté ne sauve rien, pas même la Sérénissime, car le peuple de Venise, prédit Salvatore Settis, est menacé de disparaître, non pas, rappelle-t-il, « par la main d’un ennemi sans pitié ni sous les coups d’un conquérant », mais parce que l’oubli de soi lui aura été fatal.
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Dans son Journal à deux, qui date de 1987 et donne à lire les confidences de Dario le géomètre et celles de sœur Adriana, la supérieure d’un couvent de Padoue, Paolo Barbaro laisse deviner à quel point il est fasciné par ce qui décline, ce qui est sur le point de périr, d’être englouti. Préférant traquer autour de lui ce qui se situe dans les marges, il a un regard qui s’attache moins aux splendeurs qu’aux tanières solitaires. Tout comme il avoue volontiers un intérêt certain pour les rejetés, les égarés, il n’est attiré que par les fissures, les coins d’ombre, les paysages désolés. Il doit à sa formation d’ingénieur de n’être pas resté toute sa vie en Vénétie, sa terre natale, mais d’avoir élargi son horizon en travaillant en Afrique ou en Iran, même s’il est toujours revenu à Venise pour écrire, non pas uniquement des récits ou des romans, mais aussi des essais sur la construction des barrages.

Paolo Barbaro, Les deux saisons
© Philippe Roos




Parfois effaré par la transformation de Venise, « ville de l’imaginaire », ville-œuvre d’art, en Luna Park où des armadas de jeunes travaillent pour le tourisme et traitent avec une grossière désinvolture les visiteurs pressés d’une ville dont les habitants les plus clairvoyants déplorent qu’elle soit devenue la ville de l’exode (les Vénitiens s’exilant loin du centre, se sauvant dans les marges), la ville de l’abandon, la ville de la dégradation continuelle, la ville du retour au Moyen Âge, la « ville qui n’existe plus », Paolo Barbaro ne rallie toutefois pas le chœur des prophètes du pire : en témoignent au moins deux de ses livres, Lunaisons vénitiennes, paru en 1990, et Petit guide sentimental de Venise, publié huit ans plus tard. Venise y est décrite comme la ville la plus étrange et la plus belle, la plus artificielle et la plus naturelle, la plus parcourue et piétinée, la plus visitée et inconnue… « Elle est rêve, mais elle est encore ville, si seulement nous nous réveillons un peu. »

Des palais aux usines de Marghera, de l’île de San Michele, l’île cimetière, lumineuse et obscure, au nœud coulant que forment les ruelles de la cité, des hérons aux tableaux d’Arcimboldo, de Sant’Ariano, l’île refuge des exilés, à la Scuola dei Morti, où l’on étudiait les Offices des morts, des îles disparues au dédale des canaux, en déambulant çà et là, Paolo Barbaro nous dévoile ce qu’il nomme son image de la ville intériorisée, et reste convaincu qu’en comparaison des métropoles, des « innombrables fourmilières de la Terre », semblables à d’étranges lieux de folie, Venise reste vivable. Ou alors, se demande-t-il, n’est-ce pas dans la Cité des Doges qu’est la folie ? Quoi qu’il en soit, chacun s’y promène avec une part du labyrinthe qu’il porte en soi et se persuade que Venise « résiste parce qu’elle est ce qu’elle est : un cas de beauté, un paysage mental, presque insupportable durant ces jours difficiles ».

Paolo Barbaro, Les deux saisons
© Yann Gar
Livre posthume, paru en 2016, deux ans après la mort de son auteur, Les deux saisons est une de ces œuvres à double face qui évoquent l’arrière-saison d’un amour et celle d’une vie, avec une délicatesse infinie. Dans ces pages, le magnifique guide vénitien qu’est Paolo Barbaro dans ses autres textes se fait élégiaque, racontant mezza voce la fin d’une liaison : Dario, un assureur habitant Trieste avec sa femme et ses deux enfants, rencontre Bruna, une Vénitienne, sur un pont de pierre blanche, le pont Tordu ou le pont des Voiles. Commence alors une idylle entre l’« assureur sensible » et Bruna l’esseulée, qui attend la visite de ce dernier un jour par semaine, à 16h54. Jusqu’à cet après-midi où Bruna annonce son intention de quitter Venise pour Milan, où son amant pourra toujours, lui dit-elle, lui rendre visite : « Je t’attends » est son antienne. Elle n’en disparaît pas moins. La première partie du diptyque se termine ainsi, rien n’est résolu ni scellé, tout reste en suspens, comme si rien à Venise ne pouvait se dénouer. Dans le deuxième tableau du diptyque, « Journal d’hiver », rien non plus ne se dénoue vraiment, quoique celui qui tient ces carnets ne trouve son bonheur qu’en écrivant. Il note presque uniquement des détails insignifiants, mais sa manière de se mettre à l’écoute du monde et du silence de Venise, quand le promeneur s’éloigne du centre et de la piazza San Marco, rend ces fragments pareils à des poèmes en prose où l’on peut, entre autres merveilles, contempler « l’arbre muet », « haut d’une vingtaine de mètres, vert sombre, fuselé, compact », et qui reste immobile, élancé, replié sur lui-même, sans bruit.

Paolo Barbaro n’a rien d’un oiseau de mauvais augure, il possède ce don, précieux entre tous : il s’en tient à l’essentiel avec la légèreté de qui ne s’appesantit jamais. De lui et de ses doubles, qui ont quelquefois l’air de fantômes au gai savoir, nous pourrions dire ce que lui-même dit d’Arcimboldo : « L’artiste, ironique et intellectuel, humoral et enchanteur, déplace et confirme, attire et détourne nos incertitudes mouvantes ».
© Linda Lê


15 décembre 2019

Venise, des saisons et des livres !



Le hasard des envois, des descentes chez les libraires et les brocantes m'ont fait réunir en quelques jours plusieurs ouvrages en rapport avec Venise dont le titre contient le mot "saisons". Le mauvais temps que nous connaissons depuis quelques semaines, le ciel bas et grisâtre, le soleil toujours timide qui ne parvient plus à s'imposer, et la pluie qui ne s'arrête jamais, autant d'éléments factuels qui m'ont peut-être rendu sensible à ce qui n'est après tout qu'un hasard précisé au fil des jours. Mais y-a-t-il seulement un hasard ?
 

Le premier ouvrage m'a été adressé par un lecteur érudit et fidèle. Paru en 2014, "Trois saisons à Venise" de l'écrivain et cinéaste suisse allemand, Matthias Zschokke est un texte rare. A la fois récit de voyage (ou plutôt de séjour), roman épistolaire et carnet de notes composé de juin 2012 à janvier 2013. L'homme est trop peu connu en France, en dehors de "Maurice à la poule" qui à reçu le Fémina étranger en 2009. Un maître allemand du petit rien, du banal et de ceux que personne ne voit, qui met en scène des lieux et des êtres sans gloire, parfois blessés par la vie avec tendresse, empathie et humour. 

L'autre m'est tombé - littéralement - sur le pied sur un marché. Un bouquiniste déballait des caisses de livre, je farfouillais quand des ouvrages sont tomés dont ce gros roman paru chez Laffont en 1996, "Quatre saisons à Venise", écrit par Alain Gerber, critique de jazz et journaliste à France Musique, qui lui aussi a eu de nombreux prix littéraires. De nombreux journalistes de radio écrivent. D'autres se contentent de publier. Maître Gerber fait partie de la première catégorie. S'il demeure un grand spécialiste du jazz et un parleur passionnant, c'est avant tout un écrivain, un vrai. 
«J'ai eu la sensation très nette que l'écriture me retirait de la vie. Je m'en console en me disant que ce qu'un écrivain a de meilleur à donner, c'est son écriture»
Je ne sais plus où j'ai lu cette citation de l'auteur, notée dans mon journal de 1996 à propos de la parution d'un autre de ses livres, Les Débuts difficiles de Nathan Typpesh. Son épais roman vénitien (324 pages) est musical autant que littéraire. Les quatre saisons c'est bien évidemment une allusion aux concerti de Vivaldi, mais le thème musical ne s'étend pas sur une année et respecte encore moins l'ordre des saisons ni des ans. Il fait voyager le lecteur du printemps 1916 à l'été 1926 en passant par l'hiver 1949, l'automne 1974... quatre écrivains se croisent au fil des pages de ces quatre petits romans qui s'imbriquent dans une seule et même histoire autour d'une seule femme que l'auteur fait se transposer dans le temps "identique à elle-même car elle a le visage d'un mythe, sans cesse poursuivi, sans cesse délaissé." Venise n'y est pas seulement un décor, comme souvent avec les meilleurs. Agréable promenade dans le temps, dans les rues de Venise et le cœur des protagonistes : d'Annunzio, Hemingway, Visconti, Italo Svevo.


Sur la même page de mon journal d'alors, je notais : Lu: Carnets de jeunesse, René Fallet, Ed. Denoël, s'en suit une page de notes et de citations. C'est en cherchant ces notes pour un de mes récents billets, que j'ai retrouvé cette phrase de Gerber sur l'écriture, cette obsession qui nous ronge et nous fait vivre ou survivre.

Le troisième ouvrage en lien avec Venise où les saisons figurent au titre, est un texte splendide de Paolo Barbaro. Les deux saisons, ouvrage posthume de l’auteur, « élégie à l’immuable et poignante brièveté du temps humain, célébrée dans le décor d’une ville sans égale », a fait l'objet l'année dernière à un très bel article de Linda Lê, pour l'excellentissime En attendant Nadeau, l'un des meilleurs sites consacrés à la littérature. TraMeZziniMag a invité l'écrivain française d'origine vietnamienne, celle qui aime que « les livres soient des brasiers.» Elle aussi savait qu'elle écrirait un jour et son enfance fut celle d'une dévoreuse de livres. C'est aujourd'hui un auteur remarquable. Avec l'aimable autorisation du site En attendant Nadeau, nous publions à la suite de ce billet, son commentaire sur l'ouvrage de Paolo Barbaro.

En attendant de vous faire découvrir le texte de Linda Lê, et en cette fin de dimanche, un peu de musique. Avec le temps qu'il fait, cela ne peut qu'aider à mieux se sentir apaisé et tranquille : Maurizio Pollini dans l'andante du concerto 21 de Mozart. Même derrière mon écran, j'applaudis à chaque fois comme le public de la Scala !

14 décembre 2019

René Fallet et Bonnot. En hommage à Mitsou, défunt roi des chats.


Je viens de terminer la lecture des Carnets de Jeunesse de René Fallet. Assistant à un délicieux petit concert l'autre soir chez un mien voisin, je réalisais soudain que quelque chose manquait dans cet appartement improbable et délicieusement bohème. Il y avait autour de notre hôte de jolies femmes, de jeunes musiciens talentueux et passionnés, quelques garçons un peu mauvais genre à la Pasolini, deux trois snobinards au regard arrogant, un merveilleux acteur de cinéma à la voix fascinante et sa charmante et brillante compagne. Le programme était bien monté, le Steinway remarquable et le vin délicieux. Mais il manquait quelque chose et je parvenais pas à savoir quoi... 

Etait-ce un feu dans la très belle cheminée du salon où nous écoutions des lieds ? Oui bien sûr, mais ce qui manquait, c'était un chat. De ceux qui savent naturellement montrer qu'ils sont les vrais maîtres des lieux et qui reçoivent parfois avec dédain mais toujours avec élégance. Mon esprit évoqua Baudelaire, puis Léautaud et Colette. Puis au détour d'un mouvement plus grave du morceau qui jaillissait des doigts du jeune pianiste, mon regret d'avoir perdu Mitsou, pourtant dernier épisode d'une chronique de la mort annoncée et libération pour ce vieux roi qui commençait de souffrir et n'était depuis quelques jours que l'ombre de lui-même. Il attendait son vrai maître qui devait arriver de Vancouver d'un jour à l'autre. Chaque matin, en le lavant et en le soignant, je le lui rappelais : Notre Jean sera bientôt là. Attends-le si tu le souhaites. Nous nous étions focalisés sur le jeudi - il y a à peine un mois - et Mitsou depuis la veille ne s’alimentait plus, ne ronronnait même plus comme pourtant le font tous les chats malades. 

Il restait étendu dans un cageot recouvert du plaid qu'il préférait. depuis longtemps, Mitsou ne voyait ni n'entendait plus vraiment, sauf à de rares occasions. Plusieurs épisodes ischémiques dans les dernières semaines rendaient son quotidien difficile. C'est ainsi que nous l'avions retrouvé paralysé de l'arrière-train le dimanche avant, puis après quelques heures d'un profond sommeil, il avait de nouveau sauté du canapé pour aller vers sa pitance que je venais de servir. Parfois, il se cognait aux meubles et nous ne pouvions nous empêcher d'en rire. Il restait digne. D'autres fois, après nous être persuadés qu'il n'entendait plus, nous avions eu la surprise de le voir se lever au bruit de la sonnette... J'en arrivais à penser qu'il attendait son jeune maître pourtant vivant depuis longtemps loin de Bordeaux.
 
Un autre Mitsou, le chat de Balthus conté par Rainer Maria Rilke
Mitsou est apparu  dans notre vie un jour d'été à la Moignerie, la maison de famille dans le Cotentin, où nous passions les vacances. J'étais retourné à Bordeaux. Les enfants étaient autour de la table du petit-déjeuner et, venant du jardin, un jeune chat rouquin, élégant et mince qui semblait sourire comme m'avait dit ce soir-là mon fils, s'est avancé dans la cuisine et a salué en miaulant avec beaucoup d'élégance. Ce n''était ni une prière ni une injonction. Certainement une manière de saluer. Une bolée de lait tiède plus tard, le chaton - il n'avait pas un an - s'installait définitivement dans la maison et devenait le compagnon de jeux des enfants. 

Notre famille traversait les premiers coups de vent de la tourmente qui emporta mon mariage et notre vie d'avant. Mitsou a été là, très présent. Câlinant Jean et ses sœurs plus qu'on ne le câlinait et plus tard, quand l’œil du cyclone nous rattrapa tous, je sais combien il a été précieux pour l'enfant qui le prenait souvent sur son lit. Je me souviens à plusieurs reprises de l'entendre renifler au moment où je venais lui dire bonne nuit et, à chaque fois le joli pelage roux était mouillé et Mitsou ronronnait et me regardait, ses yeux verts m'interrogeant. "Alors qu'est ce que tu attends pour arranger tout ça, regarde combien il est malheureux, regarde ce que nous sommes en train de devenir"...

Bien des fois, à mon tour, je me suis épanché sur Mitsou qui ne bougeait pas et restait lové contre moi bien après que mon désarroi se soit apaisé et que la maisonnée dorme. Dix-sept ans après son arrivée chez nous, il a rejoint ses ancêtres. Réalisant que notre Jean ne serait là que le lendemain, je lui ai annoncé. Il était allongé dans sa caisse et respirait difficilement. "Mitsou, Jean va venir mais demain". Le chat a tressailli et j'ai cru voir ses pupilles bougeaient et son regard qui se dirigeait vers moi. Il s'est mis à respirer plus lentement. Je me suis entendu dire "Tu peux partir si tu veux, je ne veux pas que tu souffres". Je l'ai caressé longuement. Il a émis un son qui ressemblait un peu au ronronnement d'avant. Je suis parti vaquer à mes occupations. 

Quand je suis rentré, le chat s'était tourné - il ne bougeait plus depuis plusieurs jours - et semblait dormir paisiblement, les yeux clos. Il n'avait pas pu attendre encore. Jean ne l'aura pas revu mais je sais qu'avec les chats il se passe des choses que nous ne pouvons imaginer mais que nous savons réelles. Le vendredi, lorsque Jean est venu et que je lui ai raconté les derniers moments de Mitsou, quelque chose voletait autour de nous, comme un souffle d'air très doux, très paisible. J'ai pensé qu'il s'agissait de l'esprit du chat qui s'envolait, apaisé et tranquille. Il repose depuis dans le petit cimetière familial où plusieurs des bêtes de la famille reposent. Voilà ce qui me passa par la tête, dans ce salon musical. 

Ma lecture du jeune Fallet (il n'avait pas vingt ans dans ces carnets que j'ai été heureux de relire) m'a rappelé son amour pour les chats. Ce petit bijou de l'INA, TraMezziniMag vous le présente comme un hommage à notre cher Mitsou, sacré il y plus de quinze ans par mes enfants et par quelques vénitiens qui ont eu la chance de le connaître, Roi des Chats.