23 janvier 2011

La Venise que nous aimons. Chronique gourmande

Quand on rencontre sur la lagune une de ces embarcations traditionnelles au gréement aurique, que l'on appelle aussi gréement latin, et si un heureux hasard fait qu'on navigue soi-même sur un sandolo, si le ciel est clair, les chenaux silencieux, si une cloche au loin se met à sonner et que devant nous des oiseaux s'envolent en poussant leur cri, il est facile de se croire revenu aux temps anciens, quand un peuple laborieux sillonnait les eaux de la lagune pour pêcher, chasser, pour transporter bêtes et marchandises. Aucun des bruits caractéristiques du monde moderne ne vient troubler le silence des eaux. Le glissement des barques, la rame qui s'enfonce dans l'eau, le vent dans les herbes... C'est un bonheur extraordinaire qui se renouvelle à chaque fois. Parfois, lorsque nous faisons halte au beau milieu de nulle part, le vent nous porte des senteurs incroyables, d'herbe et de terre, de fleurs et de vase. Je n'ai jamais retrouvé cela ailleurs, sauf parfois en hiver sur le Bassin d'Arcachon. 

Ces émotions esthétiques creusent l'appétit. L'humeur exacerbée par tant de sensations, la beauté des lieux, la fatigue aussi, suscitent vers le milieu du jour une ferveur venue de très loin en nous. On est pris soudain d'une envie de nourritures roboratives. Heureux hasard : certains plats traditionnels, mitonnés à l'ancienne, nous attendent à chaque fois. Pasta e fagioli bien sûr, mais aussi Guazzetto de foie de volaille et de champignons, Bigoli au ragoût de canard sauvage, Anguilles marinées, Fritelle et Torta di mandorla... 

Souvent, nous déjeunions dans une de ces baraques de bois et de briques, bâties sur des îlots il y a longtemps pour la chasse. Toutes en rondeurs avec la cheminée au centre, elles se dressent au milieu de nulle part. Une vieille cuisinière à bois ronronnait doucement et, très jeune, j'imaginais que le retour d'une expédition polaire, quand l'équipage regagnait l'igloo où attendaient chaleur et nourriture, devait ressembler à cela. Plus tard, à la lecture du festin que l'Ami Fritz organise pour ses amis dans le roman d'Erkmann-Chatrian, je ressentais le même plaisir, cette sensation qui vous prend tout entier, réchauffe et apaise. Ces petits riens qui font la vie bonne et le bonheur tranquille. Mais il serait cruel de vous parler de ces plats délicieux sans vous en communiquer la recette. C'est aujourd'hui dimanche, jour où l'on peut s'arrêter un peu et laisser de côté les préoccupations qui nous assaillent et nous empêchent de vivre. Alors, aux fourneaux ! 

Guazzetto de ma grand-mère 
Ce plat est très ancien. A l'origine, il était mijoté dans les familles modestes pour utiliser les foies de volailles qui se perdent vite. A l'automne, on utilise les funghi porcini qu'on trouve dans les forêts de Vénétie, il en existe plusieurs variétés toutes très parfumées. Peu à peu, ce plat s'est ennobli, on trouve même des recettes utilisant des truffes blanches, autre produit des forêts de la Sérénissime. Je sers ce plat avec de la polenta. Avant la découverte du maïs, on faisait de la bouillie d'épeautre, de millet ou de pois chiche pour aller avec. 

Il faut : 4 à 6 foies de volaille (canard ou autre), 1 gros oignon, 250 à 300 grammes. de cèpes frais ou séchés), 1 gousse d'ail, du persil, du sel et du poivre et de l'huile d'olive et du beurre frais. 

Préparer la polenta, la réservez au chaud. Hacher l'ail et le persil. Tailler les champignons en lamelles au couteau, les faire revenir pendant 5 minutes à la poêle préalablement nappée d'une à deux cuillères d'huile d'olive avec l'ail et le persil. Saler et poivrer. Il faut veiller à ce que les cèpes n'attachent pas et puissent dorer tout en restant mous. Couvrir et réserver au chaud. Découper les foies en lamelles assez fines. Éplucher un oignon. Le mettre à fondre dans une poêle avec un mélange d'huile et de beurre, puis ajouter les lamelles de foie. Saler et poivrer. Bien surveiller, et remuer souvent, pour que obtenir un mélange rissolé et non pas grillé. Ajouter ensuite les foies rissolées avec les oignons dans la poêle des cèpes en mélangeant jusqu'à obtenir un ensemble homogène. vérifier la température et s'il le faut remettre à chauffer à feu doux tout en remuant. Le mélange doit être crémeux avec de la sauce. Vérifier l'assaisonnement et servir sur un lit de polenta en purée. décorer avec le reste de persil et d'ail haché. On peut aussi présenter le plat d'une manière plus rustique avec des losanges ou des lanières de polenta grillée et le ragoût à côté. J'ai parfois ajouté de la grappa ou du cognac dans la cuisson des foies, cela donne bien mais ce n'est plus le guazzetto traditionnel. 

Bigoli au ragoût de canard 
C'est un des plats les plus raffinés qu'il m'est été donné de goûter à Venise. A ma connaissance un seul restaurant (clandestin ou privé devrais-je dire) le réalisait il y a encore quelques années comme on le faisait chez moi. D'abord parce qu'il faut de l'anatra, la femelle du canard sauvage, à la chair plus tendre que celle du papero, le mâle, toujours plus gras, et que ce gibier se fait plus rare. Et puis parce que les bigoli, cette sorte de spaghetti plus petits et plus épais, ne sont vraiment bons que fabriqués à la maison. Ce sont des pâtes à base d'œuf contrairement aux véritables spaghetti. Pour 700 g de farine, il faut deux œufs, du sel et 10 cl d'eau de source. Comme à Venise, j'utilise pour les fabriquer un torchio, appelé aussi communément bigolaro. C'est une sorte d'emporte-pièce muni d'un poussoir-manivelle en bois. Une machine à pâtes pourra faire l'affaire mais la taille sera différente. Autrefois à Venise comme dans les campagnes, tout le monde ne possédait pas cet engin. Les femmes se réunissaient alors chez l'heureux propriétaire de la machine et tout se terminait par un repas festif pris en commun. C'est pour cela que chez les très vieux vénitiens (il en reste encore), les bigoli sont toujours comme un appel à la fête. 

Il faut : (pour six à huit personnes), un canard, 1 kg de bigoli, ,2 oignons, 2 gousses d'ail, du romarin frais, du laurier, du persil, du parmesan fraîchement râpé, 25 cl de bon vin blanc, de l'huile d'olive, du sel et du poivre. 

Il faut tout d'abord préparer le canard. On ne conserve ni la peau ni le gras. Ouvrir dans la longueur par le ventre et détacher la chair de la carcasse. Tailler les morceaux obtenus en petits dés (environ 5 mm de côté). Hacher l'ail, l'oignon, le romarin et le persil. Faire chauffer deux bonnes cuillères à soupe d'huile d'olive, ajouter le hachis ail-oignon-persil. Faire fondre puis ajouter le romarin haché. Mélanger et laisser revenir. Quand le mélange est vert transparent, ajouter les dés de viande et faire revenir en remuant souvent pendant un quart d'heure. Il ne doit plus y avoir de liquide. Quand la viande a pris une jolie couleur , ajouter le vin blanc. Saler et poivrer au moulin. Laisser mijoter quelques minutes en remuant. On reconnaît que le mélange est prêt à la délicieuse odeur qui se répand dans la cuisine. Réservez au chaud. Mettre les bigoli dans un grand faitout d'eau bouillante salée. laisser cuire 10 minutes environ. Prélever les pâtes sans trop les égoutter et les ajouter au ragoût. Mélanger. Ajouter le parmesan râpé et servir aussitôt. Ce plat se mange très chaud. 

Anguilles marinées 
Voilà un autre plat typique de la lagune qui se retrouve aujourd'hui sur les meilleures tables de Vénétie. C'est je crois l'un des premiers poissons que j'ai goûté à Venise. Auparavant, je ne connaissais que les truites des Pyrénées (encore le souvenir de Fritz Kobus), les soles des Noailles ou Dubern de mon enfance à Bordeaux. Le souvenir de la mort de ces pauvres bêtes m'horrifiait car elles possèdent une grande force et sont capables de sauter hors du panier toutes seules et continuent longtemps de s'agiter même quand on leur a tranché la tête. Car l'anguille ne se conserve pas plus de 24 heures et elle n'est vraiment délicieuse que cuisinée aussitôt après sa mort. Pauvres bêtes, elles sont tellement délicieuses que leur sacrifice est vite oublié. 

Il faut : 1 kg d'anguilles vivantes, une branche de céleri, une gousse d'ail, des oignons, du laurier, 500 g de tomates bien mûres, du vin blanc, de l'huile d'olive, sel et poivre. 

La veille de la préparation, enlever la peau des anguilles, les couper en tronçons de 6 à 8 centimètres de long. mettre à mariner le poisson dans un plat creux avec le céleri taillé en bâtonnets, un oignon, l'ail en lamelles, des grains de poivres noir et du vin blanc. Laisser au frais pendant 24 heures. Le lendemain, saler les morceaux et les mettre à dorer dans une grande poêle avec de l'huile d'olive très chaude. Compter environ 10 à 15 minutes. Couvrir et réserver au chaud. Faire revenir ensuite les oignons hachés à feu très vif avec les tomates coupées en lanières et les feuilles de laurier. Bien remuer pour éviter que le mélange n'attache. Délayer avec un peu d'eau et une cuillère à soupe de vin blanc. Saler et poivrer. Laisser cuire à feu moyen pendant 5 minutes. Passer la sauce au chinois. Disposer dans un plat creux la purée de tomates ainsi obtenue sur le plat, déposer dessus les morceaux d'anguilles, garnir les côtés de carrés ou losanges de polenta bien chaude couverte de beurre et de parmesan râpé, arroser avec la sauce. Un délice ! 

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2 commentaires (archivés par Google sur Tramezzinimag I) :
VenetiaMicio a dit…
J'ai connu la balade dans la lagune à bord du Sior Bépi, ressenti tout ce que vous savez si décrire et ce souvenir restera l'un des plus beaux de ma vie...
Merci pour les explications des recettes qui ressemblent beaucoup à celles de Corse ou ici en Provence, simples, parfumées et savoureuses.
Bon dimanche Lorenzo
a presto
Danielle

23 janvier, 2011
 

21 janvier 2011

Pora Venessia adorata !



La sagesse veut que l'on soit de son temps. La nostalgie n'apporte jamais rien de bon, sauf aux poètes qui savent en extraire une substance magique pour nous transporter au-delà des réalités. Venise n'est pas seulement un des hauts lieux de la Beauté, une vitrine géante où s'exposent quelques unes des plus belles créations esthétiques de l'homme. C'est un symbole. Quand partout ailleurs les villes par nécessité, se sont adaptées à la vie moderne, aux contingences imposées par des rythmes nouveaux, et où les vestiges du passé ne sont plus que des vestiges plus ou moins respectés, entretenus ou mis en valeur, Venise a gardé l'infrastructure, l'organisation, l'environnement d'il y a deux cents, trois cents ou cinq cents ans. C'est l'homme urbain - et le visiteur - qui jusqu'à présent s'est adapté à la ville et non pas le contraire. 
 
Ce qui fascine à Venise, ce n'est pas seulement ce qu'elle est physiquement, ses canaux à la place des rues, ses bateaux à la place des voitures. C'est qu'on s'y retrouve comme propulsé dans le passé. Non pas dans un univers révolu et figé. Bien au contraire. On y vit comme cinq ou dix générations avant nous on y vivait. D'autres ont bien mieux dit cela que moi. Des peintres, des poètes, des architectes - et pas des moindres. Ce rythme unique qu'impose au passant les ponts et les méandres des ruelles, cette lenteur qui vient de la proximité de l'eau calme des canaux, cet environnement sonore qui n'est jamais stressant comme ailleurs à Paris, New York, Berlin ou Milan. On y respire comme à la campagne et cette vie de village est additionnée en permanence d'une vie sociale très internationale. Venise depuis toujours mélange les genres, les mondes, les milieux, les cultures et les spiritualités. Ce fut son fonds de commerce en quelque sorte. Tout cela fascine et attire, et c'est bien. 
 
Malheureusement l'essentiel aujourd'hui tend à disparaître : la vie quotidienne n'est pratiquement plus rythmée que par le continuel va et vient des hordes de touristes. Le vénitien, suite à un tas de difficultés dont nous avons souvent parlé, s'exile. Les entreprises qui avaient leur siège dans le centre historique déménagent et il n'y a pratiquement plus d'emploi qui ne soit dévolu au tourisme. Pourquoi pas ? Mais quitte à passer pour un indécrottable râleur, je ne pourrais jamais me faire à ces comportements bouffis d'incivilité qui déjà quand j'étais étudiant horripilaient les vénitiens et qui nous faisaient préciser partout où nous allions «NON SONO UN FORESTIERO, VIVO QUÀ» sono un forestiero, vivo quà» (je ne suis pas un étranger, je vis ici !). Quelques exemples récents et flagrants :
 
 
Doit-on se plaindre qu'à Venise aussi la déliquescence des mœurs, la décadence et la vulgarité prennent le pas sur le respect et la bonne éducation ? J'avoue ne plus trop savoir. Le maire Orsoni effaré par les comportement de moins en moins respectueux des visiteurs réclame davantage de policiers sur la Piazza... Un vieil arrêté municipal interdit tout véhicule à roue à San Marco sous peine d'amende... Y pique-niquer comme désormais nourrir les pigeons sont interdits. Mais rien ne semble fait pour remettre un peu d'ordre . Le touriste a tous les droits. Et je défie quiconque de me contredire quand je décris le ras-le-bol des vénitiens dont les enfants ne peuvent jouer au ballon ou s'amuser avec leurs petits vélos sur les campi sans se faire gourmander par les policiers... Mais c'est certainement ringard et trop politiquement incorrect que de refuser que la plus belle ville du monde souffre ainsi. Peu importe, il faut continuer là-aussi de s'indigner !
 
Pourtant, il faut rester optimiste. A force d'éducation, de messages et d'information, les barbares se civilisent toujours. La beauté de Venise transforme et sidère. Ne minimisons pas le pouvoir de la beauté. N'est-ce pas elle qui sauvera le monde ?
 
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