27 mai 2012

San Zaccaria, un matin de mai

San Zaccaria. Un matin de mai. Peu de monde dans l'église. Bellini. Le chef-d’œuvre. Le concert à la vierge. La madone assise en gloire sur un trône luxueux, entourée de saints, en extase vers son fils écoutant un ange lui faire de la musique. Tableau délicieux. Tant d'amour et de résignation dans ce regard de mère. Tant de douleur et de gloire dans ces sons qui le bercent. On ne fait plus de belle musique comme cela maintenant.

Joie et bonheur que ces retrouvailles matutinales avec la beauté. Dans la nef, une femme balaye le vieux pavement humide. Les cloches dehors sonnent à toute volée. La crypte résonne du clapotis de l'eau qui remonte des profondeurs du temps.  
C'est à chaque fois une grande paix, Venise, à l'intérieur d'une église. Quand la froidure de l'hiver rend la lumière de midi d'un blanc métallique, que les volutes de pierre et tous les ors s'animent et réchauffent le passant transi. Quand à la fin du printemps, lorsque le jour vient à mourir et teinte les vitraux de rayons roses qui rendent l'heure poignante et douloureuse alors que dehors tout n'est que rire et légèreté.
Autrefois, à San Zaccaria, on vendait à côté des cierges de jolies petites fleurs blanches appelées étoiles du berger. Les dames les accrochaient à leur revers quand elles ne les déposaient pas au pied de ce joli concert immortalisé par Bellini.

25 mai 2012

A Venise, l'Infini prend peu de place

"Comme toute œuvre mémorable, et comme aucune autre ville, Venise dit sa merveille et, en même temps, qu'elle aurait pu exister." Ces par ses lignes que le sud-américain Hector Bianciotti auteur de l'affirmation qui sert de titre à ce billet, montre sa conception de cette Venise des écrivains qui s'inscrit en bonne place parmi les nombreuses Venises : celle des peintres, celle des musiciens, celle des photographes, celle des architectes et depuis quelques années, celle des écologistes.
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L'écrivain argentin, devenu français et membre de l'Académie, qui est un grand et lucide amoureux de Venise dont il a fait le décor de plusieurs de ses écrits, avait publié en 1984 dans la revue Carré Magazine un texte repris l'année d'après par le Magazine littéraire (n°219, mai 1985). Tramezzinimag en publie quelques extraits - qui selon moi forment une jolie base de réflexion - où les lecteurs retrouverons l'esprit de ce blog.
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"[...] Enfin, un jour, il y a une vingtaine d'années, j'ai débarqué à Venise. Et j'ai cessé de rêver d'autres villes, d'autres pays. je n'ai même plus envie de voir les Pyramides, Égypte ; c'est comme si je les avais déjà connues. Alors que Venise me manque d'une façon physique, et que je pense à elle à chaque moment. Non seulement je regrette de ne pas m'y trouver mais il me semble incompréhensible qu'elle soit là-bas, sous son ciel toujours intime, que les gens entendent les pas d'autres gens qui s'approchent puis s'éloignent, ou leurs voix, tandis que moi, je suis ici.

Longtemps, je n'ai pas osé faire allusion à Venise, moins encore essayé de la décrire. J'avais peur de tomber dans le plus mièvre des lieux communs ; j'avais peur de cette rêverie que dispense toute chose insolite ; je n'avais pas encore le courage d'aimer ce qui me plaît en toute simplicité[...]

[...] Venise, je le compris alors, manque aussi de syntaxe. ville où les merveilles prolifèrent jusqu'à l'absurde - comment dire l'angoisse que suscitent ces façades admirables, parfois séparées l'une de l'autre par quelques centimètres, que nul regard ne peut entièrement saisir ? - Venise est une ville fermée, ou, plutôt qui se ferme à chaque pas, avec des profondeurs étroites où il y a comme un perpétuel engendrement de menaces, une distribution chaotique des attributions ; une ville qui se répète, se confirme et s'échappe à chaque coin de rue, et qui aboutirait à l'asphyxie s'il n'y avait pas l'eau : les canaux, la longue ondulation du Grand Canal, la lagune au-delà, la mer. Ville rebelle, dont la carte incessante cache toujours, même au connaisseur, d'autres plis et replis, et qui ne se laisse pas imaginer en entier.

A Venise, l'infini prend peu de place. Cela constitue un fait magique et aussi terrifiant que d'avoir la tête pleine de mots et de ne pas réussir à articuler une phrase. Heureusement, pour pallier la maladresse des dieux qui l'ont conçue ainsi échouée dans un lieu inconcevable, il y a les quelques architectures de Palladio, les façades blanches de ses églises, bien en vue sur la lagune, qui ponctuent le désordre somptueux, halluciné et auxquelles l'âme se raccroche. Que Venise soit mon ciel ou mon enfer, dépend uniquement de ce qu'elles se trouvent ou non dans mon champ de vision."

Hector Bianciotti
© Carré Magazine

22 mai 2012

La phrase du jour

La basilique Saint-Marc et la Piazzetta photographiées en 1854
"Venise ! Est-il un nom dans les langues humaines qui ait fait rêver plus que celui-là ? Il est joli, d'ailleurs, sonore et doux: il évoque d'un coup dans l'esprit un éclatant défilé de souvenirs magnifiques et tout un horizon de songes enchanteurs."
Guy de Maupassant 

La petite Histoire mérite un grand H


A côté de la grande histoire, existent mille anecdotes, récits et relations d’évènements qui forment ce que péjorativement on nomme la petite histoire. Mais la vie des humbles, les faits divers, le quotidien des gens d’autrefois ont ils si peu d’importance pour avoir été si longtemps méprisés. Les temps modernes ont su redonner sa place à cette vision-là de l’histoire. Le chagrin de Louis XVI qui venait de perdre son fils aîné en juillet 1789 explique le repli sur soi de la famille royale et de ses proches au moment où à Paris les émeutiers s’en prenaient à La bastille. Le "rien" apposé par le roi dans son journal de chasse ce 14 juillet de sinistre mémoire a été longtemps utilisé par la propagande pour montrer aux français le mépris du monarque pour son peuple. Contre-vérité absolue qu’aucun historien sérieux et honnête n’ose plus soutenir de nos jours. Quand on sait qu’il fallait presque une journée pour aller de Paris à Versailles et qu’avec les évènements du jour, les courriers ne circulèrent pas facilement, la nouvelle de la prise de la Bastille ne parvint au roi qu’au petit matin. Pendant que le peuple de Paris s’égosillait contre les fonctionnaires de la citadelle et massacraient son malheureux gouverneur et libéraient les quatre ou cinq prisonniers (reclus pour dette ou parjure, je ne sais plus trop) qui occupaient la sinistre geôle et n’avaient pas l’air particulièrement mal traités, le roi chassait comme chaque jour pour tenter d’oublier le malheur qui le frappait. Ce fameux jour, il ne prit aucun gibier et rentra bredouille. Il nota alors au retour dans son journal de chasse ce "rien" qui lui fit tant de mal auprès de son peuple. Le chagrin du couple royal montre une grande sensibilité, un sens de la famille et un amour paternel digne de respect que l’hagiographie révolutionnaire a foulé aux pieds. Ce "Rien" de la petite histoire rejoint la grande, celle qui fait et défait les empires. Venant d’un univers privé où il aurait dû demeurer, il reste très lié à cette grande histoire. La véritable petite histoire, c’est celle que relate le londonien Samuel Pepys dans son journal et qu’on croise parfois au hasard de la lecture de ces livres qu’il était courant de tenir autrefois. Le seigneur - comme le curé de paroisse ou le bourgeois – notait les sommes qu’il percevait, celles qu’il prêtait, les évènements de la famille, les visites, les lectures, les travaux et le temps qu’il fait. Livres de raison, comme on les qualifie dans les catalogues de vente aux enchères. Ces petites informations, ordinaires le plus souvent, nous permettent de mieux comprendre comment on vivait alors. Elles mettent en lumière les mentalités et expliquent certaines réactions qui parfois peuvent nous surprendre. Rendant vivantes l’histoire de notre civilisation, elles permettent de comprendre son évolution. Bienheureux les élèves qui ont rencontré dans leurs études un de ces professeurs passionnés qui savent rendre vivante l’aventure des hommes et décrivent d’une manière vivante les grands moments inscrits au programme. J’avoue avoir été gâté tout au long de ma scolarité : En sixième mon professeur d’Histoire - Géographie, un certain Monsieur Gabarra, me fit rêver dès son premiers cours avec la vie quotidienne des spartiates et celle des athéniens, les textes que nous traduisions en cours de latin complétaient parfaitement les leçons d’histoire. La vie des héros, les grands évènements de l’antiquité se déroulaient sous nos yeux dans un décor vivant de jeux du cirque, de marchés, de courses et de processions religieuses. Plus tard les grandes foires du Moyen-Âge, les pèlerinages, la vie dans les châteaux-forts (nous avions tous des petits soldats Starlux avec lesquels nous organisions des tournois et refaisions la scène de la mort du Prince noir, la victoire de Talbot ou la bataille de Bouvines. L’année que je passais dans un collège anglais me permit de rencontrer un professeur d’histoire d’origine écossaise qui par ses descriptions de la vie quotidienne à Londres me fit comprendre la société anglaise, la formation du Royaume-Uni, ses cataclysmes tempérés, sa révolution. Il nous amenait dans les rues de Londres ou dans les environs et nous avons visité des lieux incroyables où palpitait encore toute l’histoire du royaume. Plus tard, en seconde, lorsque nous abordions le XIXe siècle, mon professeur par des lectures, des visites de musées, des films, nous fit aimer cette période souvent peu engageante de la Restauration. Bordeaux vénérait la duchesse d’Angoulême, fille de Louis XVI qui fut reine pendant quelques jours. Le musée des arts décoratifs abrite une collection unique de souvenirs de cette période et de cette princesse qui débarqua à Bordeaux et mena la révolte contre l’usurpateur corse. Je me souviens encore – c’était au début des années 70 ! – de notre visite au musée. Les vitrines qu’on ouvrit pour nous, les objets que nous avons pu toucher, les albums qu’on nous laissa feuilleter. Qui pourrait faire cela aujourd’hui ? 


Les esprits fougueux que nous étions vibrèrent aux aventures de cette princesse comme plus tard, toujours avec le même professeur, nous avons revécu l’aventure de la duchesse de Berry, mère du Duc de Bordeaux, le futur Comte de Chambord, alias Henri V pour les légitimistes. Elle fut enfermée par la police de Louis-Philippe dans la citadelle de Blaye d’où elle repartit enceinte d’un petit gentilhomme italien qu’on avait poussé dans ses bras (procédés souvent utilisés dans l’histoire, de l’antiquité à nos jours !). Le professeur nous emmena sur place. Il fit sa leçon sur les lieux même où l’infortunée princesse fut incarcérée. Quelques années plus tard, je retrouvais ce professeur. Retraité, il vivait à Paris. Le hasard me permit de bénéficier une fois encore de ses connaissances. Il m’amena au musée Hermès où je découvris toute la sellerie commandée par le gouvernement pour le couronnement d’Henri V qui n’eut jamais lieu. Qui sait que timbres, billets et pièces de monnaie à l’effigie du monarque étaient prêts à être diffusés, que les invitations et le programme des festivités étaient imprimés quand le roi, pourtant réconcilié avec ses neveux Orléans qu’il reconnut pour ses héritiers légitimes et donc héritiers légitimes de la couronne de France, fit marche arrière en refusant le drapeau tricolore, prétexte qui fut utilisé par les radicaux républicains pour que le peuple désavoue son roi et le perçoive comme un réactionnaire… Encore la petite histoire… 

Coll. Privata
lVue du palais Vendramin peint par la princesse. 
Évoquer la duchesse de Berry et son fils le comte de Chambord me ramène à Venise. La princesse, remariée habita pendant de nombreuses années le Palazzo Vendramin-Calergi (là où mourut Wagner et aujourd'hui casino municipal). Le prince, qui mourut à Fröhsdorf en Autriche, racheta et rénova le Palazzo Franchetti, situé à San Samuele, aux pieds du pont de l’Accademia. Autour de lui s’était organisée une véritable cour en exil constituée de gentilshommes de haute naissance, d’artistes et de politiques de la monarchie de juillet puis le second empire avaient chassé de France. Le prince qui vivait simplement, recevait ses visiteurs en monarque dans une salle du trône néo-gothique selon le goût de l’époque. Les cours étrangères le traitaient en roi et l’Autriche, qui occupait alors Venise, considérait le palais comme résidence royale bénéficiant de l’extra-territorialité, autorisant le drapeau blanc fleurdelysé à flotter sur la façade du Grand Canal, à deux pas du consulat français où flottait le drapeau tricolore… C’est là que Chateaubriand, mais aussi Victor Hugo et d’autres écrivains, vinrent rendre hommage à l’infortuné prince. 
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Le Palais Vendramin en 1854
On pourrait remplir de nombreux volumes avec toutes les anecdotes, plus ou moins légendées au fil du temps, qui se succédèrent pendant des siècles sur la lagune. De très bons ouvrages existent qui ne sont malheureusement pas tous disponibles et dont peu sont traduits en français. Il reste cependant à écrire une petite histoire de Venise et de ses habitants qui recenserait l’ensemble des choses que l’on raconte. Les plus connues figurent dans la plupart des bons guides modernes et les gondoliers les reprennent à l’envi quand ils promènent leurs touristes japonais ou américains. Elles sont le plus souvent intimement liées à la Grande histoire de la Sérénissime. On peut en citer quelques unes : L’histoire du petit boulanger, celle de Catherine Cornaro, Fille de Venise et reine de Chypre, celle de Jacopo Foscari, d’Othello et Desdémone, le marchand Shylock, Bianca Capello, autre Fille de Venise partie en fugitive puis fêtée comme duchesse de Toscane… "Comme autrefois, Venise demeure l’endroit cher aux intrigues. Au soleil, l’amour fait équilibre. D’autres légendes, moins connues, se transmettent dans le secret des palais, évoquant souvent de douloureux souvenirs où se mêle parfois du fantastique. Venise est une ville de mystères." Corto Maltese le sait bien qui, à l’image de son auteur Hugo Pratt, prête à certains lieux des propriétés magiques. Ce n’est pas pour rien que l’Inquisition se régala dans la Sérénissime, y trouvant un terrain totalement adapté à sa mission : éradiquer l’hérésie…