12 septembre 2011

Le Bal du Siècle ou la dernière fête du Palais Labia (Suite et fin)



(Suite et fin de l'article paru le 07/12/2010,
pour fêter le 60e anniversaire de ce bal inoubliable, en écho à l'article de Maïté paru le 03/09/2011 sur son blog "Ma Venise".)
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Le 3 septembre 1951, Carlos de Beistegui donna en sa somptueuse demeure vénitienne nouvellement restaurée à grands frais, le fameux palazzo Labia, célèbre pour ses fresques de Tiepolo, certainement le plus fameux bal costumé du XXe siècle, connu depuis sous le nom de "Bal du siècle". La soirée, l'une des plus fastueuses de l'après-guerre, réunit plus de 1500 invités costumés, dont la liste peut se lire comme un supplément de l'Almanach du Gotha et du Bottin Mondain la princesse Hohenloe, le Marquis de Cuevas, Barbara Hutton, Leonor Fini, l'Aga Khan, Lady Churchill venue seule sans son mari qui avait décliné l'invitation et préféra rester au Lido où le couple séjournait. Jusqu'au dernier moment, on parla de la venue de la princesse Margaret d'Angleterre et même du roi de Grèce. Jean Gabin à l'affiche d'un film en compétition n'était plus à Venise ce jour-là. Il était de toute manière trop peu mondain pour être sur les listes.

La Mostra du cinéma venait de commencer, amenant à Venise, acteurs, producteurs et cinéastes, la belle Gene Tierney et Orson Welles en tête.L'actrice américaine Irene Dunne, arrivée la veille pour la Mostra n'avait pas reçu de carton, mais elle transportait dans ses bagages un magnifique costume de velours vert, au cas où. Il fallut de longues tractations entre les producteurs Hollywood et le milliardaire pour qu'elle fut invitée... une heure avant le début du bal. Daisy Fellowes, "la femme la plus élégante du monde", dans une somptueuse robe de Christian Dior, en reine des Indes, portait un collier de pierreries spécialement monté pour l'occasion qu'elle ne remit plus jamais ensuite. Le maître de maison ayant interdit l'approche du palais aux bateaux à moteur, ce fut en gondole, selon l'antique tradition, que tous les invités se rendirent au bal. Quelques uns arrivés en taxi devant la gare ou par le casino voisin, vinrent ensuite à pied par l'entrée sur le campo della chiesa où la foule s'était amassée et qu'on distrayait avec des funambules et des pantomimes. Robert Doisneau, Cecil Beaton et André Ostier furent les photographes de la soirée. Le peintre Alexandre Serebriakoff a également peint une série d’aquarelles représentant différents moments du bal.

 
Les costumes étaient somptueux. certains étaient l'œuvre de Salvador Dali, de Christian Dior, de Nina Ricci, Jacques Fath et de Pierre Cardin, alors débutant. Les ateliers de ces grands couturiers travaillèrent pendant plusieurs mois à la confection des somptueux costumes dont on parle encore soixante ans après. Le prince Jean-Louis de Faucigny-Lucinge écrivit en se remémorant l'événement : "Beistegui décida de donner la Fête des Fêtes sur le thème le plus logique en ces lieux : la Venise de Longhi et de Casanova, et de lui réserver l'ampleur d'un spectacle de cour. Il en fut ce qu'il espérait. […] Les invités étaient venus de tous les coins de l'Europe, de Lady Clementine_Churchill au vieil Aga Khan, en passant par les plus belles princesses romaines ou napolitaines. […] Car Carlos de Beistegui tenait aux références : nom, talent, beauté, notoriété, et — j'ajoute — amitié, car c'était un ami très fidèle. "Jean Cocteau s'est également intéressé à l'évènement : "Bal de Venise. Beistegui n'avait pas invité la méchante fée : le journalisme. Donc, son bal est un désastre et il a plu. La vérité c'est qu'il n'a pas plu et que le bal était une réussite. Le peuple de Venise adore les fêtes et applaudissait les costumes. […] Beistegui avait refusé huit millions des Américains pour filmer le bal." Paul Morand, qui était l'un des invités, évoqua l'œuvre de Beistegui dans son livre consacré à Venise : "Palais aux fresques si renommées en leur temps que Reynolds et Fragonard avaient fait le voyage de Venise pour les copier (...) L'histoire des Labia : un demi-siècle de puissance outrageante, de vaisselle d'or jetée par les fenêtres, de murs vierges confiés au talent de Tiepolo, de Zugno, de Magon, de Diziani ; ruinés par Napoléon, les Labia avaient cédé l'édifice (...). Notre fastueux ami B. avait décidé de tenir tête au temps ; reconstituer un palais, c'est dire non au gouffre, c'est comme d'écrire le Temps perdu. Son œuvre terminée, B. s'en désintéressait."
Certains membres de la Jet-set d'après-guerre, comme par exemple la milliardaire (et ambassadrice) Perle Mesta, amie et soutien des Kennedy, convoquèrent la presse pour signifier au monde que s'ils n'en étaient pas, c'était bien voulu de leur part : "je veux qu'il soit bien compris que je n'y vais pas", lança-t-elle aux journalistes...


Ce fut une splendeur. En ces années où le monde libre essayait
d'oublier les séquelles de la guerre, de ses privations et de ses drames, la peur du communisme et montée de la guerre froide, la fête commença vraiment vers 22 heures.
Sous un ciel dégagé, le grand canal et le canal de Cannaregio où se mire l'imposante façade du palais Labia, étaient couverts d'embarcations. Au milieu de dizaines de lampions flottants, les gondoliers en grande tenue ou parfois costumés comme du temps de la République, amenaient les invités jusqu'au ponton recouvert d'un somptueux tapis ancien. Comme pour la Regata Storica, de nombreux vénitiens avaient pris place le long des rives sur des barques pour mieux apercevoir les personnalités qui arrivaient.Toutes les fenêtres des immeubles voisins avaient été louées au tarif de 80.000 lires par personne (une somme pour l'époque !). Le prince Aga Khan, classiquement vêtu d'un domino vénitien, arriva parmi les premiers, suivi de Barbara Hutton habillée en Mozart, dans un costume valant plus de 15.000 dollars, puis le Prince et la Princesse Chavchavadze couverte de bijoux devenue Catherine II...


Un peu avant minuit, des trompettes naturelles sonnèrent et les 1.500 invités furent introduits dans la grand salle de bal du palais sous les fresques de Tiepolo, par le maître des lieux vêtu d'une toge de damas écarlate, portant une longue perruque bouclée et grandi par des talons comp
ensés de plus de 40 cm (il ne mesurait en vérité qu'1 mètre 68). Le sol avait été recouvert d'un plancher en trompe-l’œil reproduisant les motifs d'un tapis de la Savonnerie qui avait nécessité plusieurs centaines d'heures de travail aux décorateurs. Il aura fallu plusieurs semaines de préparation, et les invitations furent envoyées six mois avant, afin de permettre aux happy few concernés d'organiser leur agenda et de prévoir leur costume ?


La musique classique, les ballets, les menuets et les valses laissèrent la place aux rumbas,
sambas, charlestons très à la mode dans ces années-là. Dans les salons, de somptueux buffets couverts d'écrevisses, de jambons, de saumons en gelée et autres délices étaient pris d'assaut.
Le champagne coula à flots jusqu'à l'aube. Dans le cortile du palais, Don Carlos, très royal, avait organisé une fête pour les gens du commun comme il disait : on pouvait y trouver à boire mais c'était payant. Il y avait un spectacle gratuit de marionnettes et un mât de cocagne avec des prix pour ceux qui parviendraient à grimper au sommet. Les deux mondes parfois se mêlaient.

 
C'est ainsi qu'on a pu voir la très distinguée Madame Louis Arpels (l'épouse du célèbre joaillier parisien), en train de danser avec un jeune vénitien en chemise ouverte montrant des pectoraux avantageux. Comme les images d'un film, l'expression la plus affirmée de la Dolce vita. Tous s'amusèrent magnifiquement. Pourtant ce n'était pas l'objectif de tous ces gens. S'affirmait dans leur participation à cette extraordinaire fête, la volonté d'en finir avec les terribles années de guerre, avec les blessures qui restaient loin de s'être cicatrisées. L'amusement vint en prime, après que tous se furent montrés les uns aux autres et, ensemble, au monde. Parmi les invités, certains pourtant n'étaient pas dupes et confièrent aux journalistes qu'ils étaient certains que que cette oisiveté, toute cette gabegie de luxe ostentatoire, ces dépenses somptuaires pour un seul soir, était en train de disparaître et sombreraient bientôt dans l'oubli. "Je ne crois pas", déclara le prince Aga Khan, alors que la soirée touchait à sa fin, "qu'il nous soit donné de voir encore quelque chose comme cela."




05 septembre 2011

Ne pas vivre dans le passé

C'est souvent la tentation. La facilité aussi. Tout parait toujours mieux à l'aulne de nos souvenirs. C'est encore pire quand il s'agit des souvenirs des autres, d'un temps que nous n'avons pas vécu. Marie-Josée Neuville chantait dans les années 60 : "C'était pareil de notre temps" (voir mon billet du 28/06/2010 en cliquant ici). 
Chaque époque a eu ses joies et ses peines. Notre aveuglement nous permet même d'avoir la nostalgie de ces périodes terribles où la vie ne tenait parfois qu'à un fil et que d'immenses douleurs et de terribles angoisses tordaient les estomacs de milliers d'innocents. Je pense aux années de guerre, aux révolutions. Il est sage de jouir du temps présent, et d'avoir l'honnêteté de rendre hommage à nos temps. "Ils sont ce qu'ils sont mais ils sont nos temps", comme l'expliquait le prince Jean d'Orléans à quelques nostalgiques d'un hypothétique âge d'or.
Un lecteur m'écrivait récemment que son amour pour Venise était entaché d'un prurit qui semble se répandre partout : la nostalgie d'une ville préservée, parfaite, libre de toutes les perversions et les laideurs du présent. J'ai bien conscience que Tramezzinimag véhicule trop souvent cette pensée. La Sérénissime n'est plus, notre époque est aux migrations de masse, les progrès de la science permettent au plus grand nombre de se déplacer et le tourisme n'est plus l'apanage de quelques poignées de privilégiés. Les murs décatis de la cité des doges se couvrent d'immondes graffitis et les papiers gras, les canettes de limonades, les mouchoirs en papier jonchent les rues, les échafaudages sont devenus des panneaux publicitaires géants et agressifs et à la Mostra du cinéma, les badauds sont tenus à l'écart derrière des barrières et des rangées de vigiles là où il y a encore vingt cinq ans, les enfants en maillot de bains frayaient avec les plus grandes stars et les hommes politiques sur la terrasse de l'Excelsior dans une atmosphère bon enfant. 

Bien sur il n'y a jamais eu aussi peu de vénitiens à Venise et autant de touristes à la fois, bien entendu tout est devenu très cher et palais après palais la ville se vend à des milliardaires de tous les continents et les écoles, les maternités ferment. Bien sur il y a de moins en moins d'épiceries, de drogueries, de boulangeries, de boucheries mais de plus en plus de commerces de masques et de souvenirs. Mais la lumière, les ciels différents chaque jour et à chaque saison, les reflets dans l'eau des canaux, tout cela demeure, persiste et ne change pas. Et partout où le regard se pose, plus forts que la laideur des graffitis, des détritus qui encombrent les rues, des files de touristes ébaudis et fatigués, il y a la beauté, la sublime beauté de cette ville unique. Même au milieu de la foule des Schiavoni ou du Rialto, pour celui qui sait voir Venise s'offre dans toute sa splendeur : le son d'une cloche qui sonne et se mêle au cri des mouettes près du ban de poissons du campo Santa Margherita... 

La vision cocasse d'une grosse nonne déterminée, qui, toute de blanc vêtue, tire un chariot rutilant sur un pont près de San Francesco della Vigna avec un sourire de sainte... Les enfants déguisés pour la San Martino... La visite du Patriarche à San Giuseppe di Castello restaurée... Mais aussi, tout simplement, les délices d'une promenade dans les quartiers éloignés, derrière San Nicolo di Mendicoli ou aux Gesuiti... Le soleil couchant vu depuis les jardins de la Biennale...

Le mythe de Venise est certes unique au monde, et cela le rend indispensable à notre humanité, mais rien ne doit le figer en un sanctuaire immarcescible d'où la vie serait exclue comme les microbe dans une chambre stérile. Venise est un lieu de vie, c'est aussi un laboratoire où se concoctent depuis toujours des solutions nouvelles et originales que les milieux urbains du monde entier peuvent adapter à leur compte.

2 commentaires:

Anonyme a dit…
Lorenzo, pourquoi écrire d'aussi belles lignes sur Venise et proposer un voyage aussi banal ? j'avoue que j'ai été très déçue en lisant le programme. Ne pouviez-vous pas envisager, au contraire, un séjour dans les quartiers "mineurs" et pourtant si attachants et nous permettre de voir "ces petites choses sans importance" qui font la vie quotidienne ? celles qu'on ne découvre pas dans les guide? Je reste une fidèle lectrice et je me réjouis de recevoir bientôt votre livre.
Cordialement
Gabriella

Lorenzo a dit…
Les "Fous de Venise" n'ont pas besoin d'un voyage organisé ni de guide. Ce voyage a bien été conçu pour ceux qui ne la connaissent pas et veulent une première approche.
C'est effectivement un voyage "Grand Public".
Merci d'avoir pris la peine de me donner votre avis.
Bien à vous.

04 septembre 2011

La Regata Storica 20114

Toujours beaucoup de succès pour la Régate Historique en dépit d'un temps assez mitigé. C'est la gondole celeste (bleu ciel) menée par Ivo Redolfi Tezzat et Gianpaolo D'Este qui a remporté hier la Regata Storica di Venezia, devant les frères Rudi et Igor Vignoti, sous un ciel peu clément, contrairement à la tradition (les vénitiens prétendent depuis longtemps qu'il ne pleut jamais au moment de la Régate historique !). Mais ce n'était qu'une fine pluie presque d'automne qui est tombée sur le cortège historique. Cette année l'embarcation officielle baptisée la "Dogaressa" ne portait pas le Doge et Caterina Cornaro, Reine de Chypre, mais le maire et le cardinal Angelo Scola, Patriarche de Venise, jusqu'à la "Machina", l'estrade flottante qui abrite traditionnellement les autorités depuis la nuit des temps. Le cortège a ensuite défilé devant les corps constitués, en commençant par la Disdotona avec des figurants en costume du moyen-âge qui ont levé leurs rames (le fameux alzaremi). Suivirent les embarcations historiques qui appartiennent à la municipalité, avec notamment la "Cinese" avec son grand dragon de bois doré. 
 
 
Puis le départ de la régate a été donné avec la Regata delle Maciarele à deux rames qui sont réservés aux enfants de moins de 10 ans pour les schie, pour les moins de 12 ans (les junior) et 14 ans (les senior), puis ce fut le tour des équipages féminins, des étudiants (cette année, l'équipage mixte de la Ca'Foscari s'opposait à l'IUAV, l'université Internationale et à l'université de Trieste) et des embarcations à 6 rameurs.



02 septembre 2011

La Venise de Guardi

 
" Les maisons de Venise sont des immeubles, avec des nostalgies de bateau : d'où leurs rez-de-chaussée souvent inondés. Elles satisfont le goût du domicile fixe et du nomadisme."
Paul Morand


01 septembre 2011

Un joli casone avec un jardin fleuri sur la lagune...



Il y a, au beau milieu de la lagune des endroits que j'aime énormément. Loin des circuits parcourus par les touristes, peu de vénitiens connaissent ces rivages couverts d'herbes drues et où la terre nourrie par des siècles d'alluvions gorgés de minéraux porte souvent des fleurs magnifiques et de beaux arbres aux troncs solides et tordus comme des ceps de vigne. Des vignes justement y poussent. De vieux cépages oubliés dont les branches ornent les murs des rares maisons qui se dressent encore dans ces lieux éloignés et presque abandonnés. De belles treilles gorgées de fruit quand au mois d'août les orages viennent violemment les arroser. L'isola di Santa Cristina est une propriété viticole qui produit un excellent et raffiné vin rouge organique à base de merlot et de cabernet comme à Bordeaux. Comme Santa Cristina, les restes de l''île San Felice est un vestige de l'archipel d'Ammiana. Appelée aujourd'hui en souvenir des salines qui y fuirent installées, elle est particulièrement lugubre le sois, quand le vent souffle et fait siffler les hautes herbes. A l'époque romaine, ces terres étaient au-dessus du niveau de la mer et on y a retrouvé maints vestiges de l'époque, des traces de villas, de monuments et de chaussées. On peut passer des heures dans cette partie de la lagune et n'entendre que le cri des canards qui s'envolent ou les grenouilles qui chantent. Plus au sud, et près des deltas, la campagne se fait plus verte et bien davantage fournie. Enfant, je rêvais de m'y installer, avec des chiens, une barque, des filets et un fusil.
L'un de mes paradis où je m'inventais mille vies trépidantes à la Robinson se nomme Piove di Sacco. Située au milieu des terres, sur l'antique route de Padoue, la commune possédait encore dans les années 70, plusieurs de ces vieilles fermes à l'architecture si originale appelées casone. Deux seulement existent encore. Elles ont hélas été terriblement rénovées et leurs jardins tirés au cordeau, nettoyés, replantés et on les visite comme une réserve d'indigènes. Cela aura au moins permis de les conserver. Celle dont j'étais fou amoureux à l'époque de mes quinze ans date de la fin du XVIIIe siècle. 
Elle est restée dans son jus jusque dans les années 90 où suite à un incendie, elle a été restaurée et reprise par un organisme officiel qui organise des visites. L'énorme rosier grimpant a disparu mais la toiture en pointe caractéristique de cet habitat lagunaire a été reconstitué et le torchis rouge refait. On a changé les vieux volets de bois et l'intérieur est tout neuf désormais mais l'ensemble a toujours fière allure. Quand j'y pénétrais la première fois en 1969 ou 70, il régnait dans la salle commune une odeur très particulière que je n'ai retrouvé qu'une fois ou deux depuis, en Normandie ou dans les Landes. Un mélange d'odeur de cendre et de cuir, de lard grillé et de foin avec des relents de lilas et de terre... C'est du moins ce que mon cerveau parvient à traduire de cette senteur étrange et attirante que j'ai gardé en mémoire. Le feu crépitait dans la vieille cheminée de briques. C'était à la fois comme la chaumière de la reine à Versailles ou celle des sept nains. De quoi stimuler l'imagination d'une jeune garçon rêveur et amoureux de la nature. J'ai retrouvé une photo de la maison avant l'incendie. Dans le jardin, le vieux banc fait de bois et de pierre, est toujours en place.
Dans un lieu semblable, poser un jour mes livres et quelques meubles. Remplir le bûcher de belles billes de bois bien sec, garnir le cellier de jambons et de fromages, de vins et de confitures, et là, oublier le monde... Des vers de Boileau que je disais souvent adolescent me reviennent en mémoire : 
Tantôt, un livre en main, errant dans les prairies,
J'occupe ma raison d'utiles rêveries :
Tantôt, cherchant la fin d'un vers que je construis,
Je trouve au coin d'un bois le mot qui m'avait fui ;
Quelquefois, aux appas d'un hameçon perfide,
J'amorce en badinant le poisson trop avide ;
Ou d'un plomb qui suit l'œil, et part avec l'éclair,
Je vais faire la guerre aux habitants de l'air.
Une table au retour, propre et non magnifique,
Nous présente un repas agréable et rustique.
[...]
Ô fortuné séjour ! ô champs aimés des cieux !
Que, pour jamais foulant vos prés délicieux,
Ne puis-je ici fixer ma course vagabonde,
Et connu de vous seuls oublier tout le monde !
 
L'autre de mes lectures favorites de l'époque s'accordait aussi très bien à ces lieux idylliques. Il s'agit de l'Ami Fritz des auteurs alsaciens Herkmann-Chatrian, un de mes livres préférés. le passage suivant que je connaissais par cœur résume parfaitement la vie que le garçon que j'étais alors considérait comme le summum de la félicité.
" Tu te lèveras le matin, entre sept et huit heures, et la vieille Katel t’apportera ton déjeuner, que tu choisiras toi-même, selon ton goût. Ensuite tu pourras aller, soit au Casino lire le journal, soit faire un tour aux champs, pour te mettre en appétit. À midi, tu reviendras dîner ; après le dîner, tu vérifieras tes comptes, tu recevras tes rentes, tu feras tes marchés. Le soir, après souper, tu iras à la brasserie du Grand-Cerf, faire quelques parties de youker ou de rami avec les premiers venus. Tu fumeras des pipes, tu videras des chopes, et tu seras l’homme le plus heureux du monde. 
Tâche d’avoir toujours la tête froide, le ventre libre et les pieds chauds : c’est le précepte de la sagesse. Et surtout, évite ces trois choses : de devenir trop gras, de prendre des actions industrielles et de te marier. Avec cela, Kobus, j’ose te prédire que tu deviendras vieux comme Mathusalem ; ceux qui te suivront diront : “C’était un homme d’esprit, un homme de bon sens, un joyeux compère !” Que peux-tu désirer de plus, quand le roi Salomon déclare lui-même que l’accident qui frappe l’homme, et celui qui frappe la bête sont un seul et même accident ; que la mort de l’un est la même mort que celle de l’autre, et qu’ils ont tous deux le même souffle !... Puisqu’il en est ainsi, pensa Kobus, tâchons au moins de profiter de notre souffle, pendant qu’il nous est permis de souffler [...]"

1 commentaire :


Anonyme a dit…
vous me faites rêver ! Que cette campagne doit être jolie si on se laisse bercer par votre description. Merci pour le plaisir que vous me procurez depuis que j'ai découvert votre tramezzinimag ! Vous me mettez l'eau à la bouche chaque jour.
Alice

29 août 2011

La bête curieuse

Chesterton a écrit : «C'est une chose que de raconter une entrevue avec une gorgone ou un griffon, une créature qui n'existerait pas.[...] Ce dont souffre le monde moderne, c'est d'un évident déficit d'émerveillement.» souligne Martin Steffens, dans son admirable Petit traité de la joie. Et il continue en écrivant ces lignes que je trouve fondamentales (dans le genre «Mais bon sang, c'est bien sûr, pourquoi n'y ai-je pas pensés plus tôt ?») :
« Preuve en est, le rôle qu'il donne aux loisirs et, plus particulièrement, à cette faculté que nous avons d'imaginer :l'imagination servirait à s'évader, à fuir la réalité, à inventer d'autres mondes. Elle serait une porte sur l'ailleurs, ailleurs dont nous aurions besoin pour ne pas étouffer dans ce monde trop réel. Pour Chesterton, les choses sont différentes : le monde est en lui-même digne de notre émerveillement. Et si nous voulons le fuir, c'est faute de lui prêter attention. Or une telle attention peut nous être donnée par l'imagination : celle-ci porte en elle un pouvoir de déréalisation. Elle oppose à ce qui est ce qui aurait pu être. Ainsi naissent les gorgones et les griffons, les délires et les utopies. Mais cette fuite peut être plus qu'un aller sans retour : vacance de l'attention au réel, cette évasion permet de mieux revenir sur ce qui est, lavés de nos lassitudes. Par elle, il s'agit non tant de voir de nouvelles choses que de voir à nouveau les choses. Comme de s'imaginer un animal aux yeux petits comme des billes mais à la carrure imposante, grise autant que magnifique, dont l'obtuse tête, terminée par une corne et de profonds nasaux, se trouve à la hauteur de pattes rondes et lourdes qui semblent clouer le sol - animal terrifiant, et cependant végétarien... Une gorgone ? Un griffon ? Non point : un rhinocéros. Un quelque chose qui, ayant le malheur de faire partie du monde réel, a été soustrait à notre faculté d'émerveillement. Un quelque chose qui, sitôt qu'on le déréalise, redevient étonnant, impossible, et par là surprenant. Le monde est gorgé d'impossibilités dont nous avons pris l'habitude. Le monde est plein de merveilles auprès desquelles nous avons omis de nous émerveiller.»
Je ne sais pas vous, mais moi, ce texte m'a littéralement bousculé. Comme tout l'ouvrage d'ailleurs que je vous recommande ardemment. Ce fut une des lectures de mon été dans notre presqu'île du Cotentin, dévorées parfois bien installé sur un bon vieux et confortable transat en toile rayée, à l'ombre de notre gros mûrier, avec le parfum des roses anciennes et de l'herbe coupée, sur la plage au milieu du varech avec le cri des mouettes, mais aussi - le plus souvent cette année, hélas - devant la cheminée de la vieille maison où brûlait un grand feu bienvenu.
Martin Steffens
Petit Traité de la joie
Ed. Salvator, 2011
192 pp.


1 commentaire d'origine :
Anne a dit...
 
Merci pour le tableau, la référence et l'extrait bien choisis. Ils donnent envie de lire ce livre. 
 

28 août 2011

Jacopo Tiepolo, gardien de but magré lui

Quel esprit ce J@M. Si vous ne connaissez pas encore son site né il y a quelques mois, allez y jeter un coup d’œil. Ce regard décalé plein d'humour (et d'amour) pour Venise est un souvent un régal, comme la dernière photo postée. Notre Fou de Venise lyonnais est parti à la chasses aux trouvailles, gageons qu'il va ramener de bien belles choses dans les prochains jours ! C'est vrai que l'emplacement du tombeau du doge Jacopo Tiepolo est bien pratique pour les enfants qui s'en servent de cage de but pour leurs parties de foot, d'autres s'y font un refuge, cabane perdue sur une île déserte ou petite maison où les petites filles s'installent pour jouer à la poupée... 

Cela me donne l'idée de lancer un concours de la photo la plus drôle faite à Venise. Qu'en dites-vous ? Nous en reparlerons à la rentrée. En attendant, cliquez sur le titre de ce billet pour accéder directement à son blog et bonne promenade j@mesque

© J@M - Parait qu'à Venise, 2011
 
Le doge Jacopo Tiepolo n'est pas mort sur son trône. il a démissionné après un règne bien rempli, et sa mort survenue quelques semaines après l'élection de son successeur prouverait que l'abdication fut son choix et non la suite d'une déposition. Il se maria deux fois, et sa seconde épouse qui lui donna plusieurs enfants, était une princesse normande des rois de Naples. C'est à lui qu'on doit la promulgation (et l'application) en 1242 du Statuto Veneto, véritable code civil de la Sérénissime, initié par le doge Enrico Dandolo et qui restera en vigueur jusqu'à la chute de la République. Son élection fut l'occasion de nombreuses altercations entre ses partisans et ceux de son adversaire. Le conflit dura de nombreuses années.  
 
Il favorisa l'installation à Venise des Dominicains, à qui il donna les terrains de San Daniele, là où se dresse aujourd'hui San Giovanni e Paolo. Doge démissionnaire, il eut droit à des obsèques d’État mais sa dépouille ne put prendre place à l'intérieur de la basilique. C'est ainsi qu'il repose depuis sur l'un des flancs de l'église et sert de cage à but aux enfants du quartier. Homme de droit, il arbitre certainement les parties du haut de son catafalque. Quand il s'installa à Venise, après avoir été en poste en Crète, il fut accompagné d'une grande quantité de marchands et d'artisans vénitiens, chrétiens et juifs, dont un grand nombre resta à Byzance et y firent souche. 
 
Leurs descendants - dont mes ancêtres paternel - ne quittèrent pour la plupart la Turquie qu'au XXe siècle, quand la révolution de Mustapha Kemal chassa les ressortissants étrangers souvent perçus comme des pilleurs et des profiteurs. Beaucoup de ces vénitiens, devenus italiens au moment du Risorgimento, vivaient aux pieds de la tour de Galata, où se situait l'ancien quartier vénitien.
 

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1 Commentaire :
 
liliforcole a dit…

A Venise, paraît d'ailleurs qu'on ne dit plus "tirer un corner" mais "tirer un corno"...
Blague à part, belle image, pleine de vie. Il faut vivre avec son temps.

 

26 août 2011

Le moto ondoso a encore frappé !

Plus de peur que de mal pour les quatre touristes espagnols qui se sont retrouvés dans l'eau de la lagune alors qu'ils s'apprêtaient à faire une promenade en gondole... L'incident qui aurait pu être fatal à ces pauvres gens relancent la polémique sur le tristement fameux «modo ondoso» que la presse française traduit un peu ridiculement par ce qu'on appelle un «effet de houle»
 
La polémique ne date pas d'hier et Tramezzinimag en a souvent parlé. Le moto ondoso, ce sont ces remous très forts, de véritables vagues, provoqués par les bateaux à moteur qui circulent à grande vitesse sur le grand canal. L'équivalent de ces ondes plus ou moins grande force et hauteur, provoquées sur la mer par les vents. La météo marine classent ces ondes qui définissent l'état de la mer sur une échelle allant de 0 (mer calme ou peu agitée) à 9 (violente tempête)... Non seulement ces remous sont dangereux comme le prouve le naufrage de la gondole  non loin du Danieli, mais ils sont une plaie pour les fondations des quais et des palais qu'ils rongent, accélérant la décomposition des pierres et les marbres qui en constituent les fondements, due à la pollution et à la salinité de l'eau. 

Comme l'endroit est très fréquenté, il a été facile de porter secours aux touristes affolés. Tous les gondoliers présents sont intervenus, qui se jetant à l'eau, qui fonçant avec son embarcation vers le lieu de l'accident. Les malheureux ont ainsi pu regagner la berge à la nage. Plus de peur que de mal pour ces gens qui, trempés, ont pris la chose avec beaucoup d'humour et en riant à gorge déployée - une fois les pieds sur la rive - de cette aventure imprévue à leur programme ! Il faut dire que la journée était particulièrement chaude et l'eau de la lagune particulièrement attirante ce jour-là.
 
Les pontons situés devant l'hôtel Danieli, sur la Riva degli Schiavoni ont toujours été considérés par les vénitiens comme particulièrement dangereux, car les barques qui arrivent par le rio voisin se retrouvent aussitôt au contact des remous provoqués par les vaporetti qui accostent par dizaines et à une fréquence très élevée aux débarcadères de la Place Saint Marc. Les pompiers, rapidement alertés, ont indiqué que la gondole a vraisemblablement été soulevée par une vague très rapide provoquée par le passage d'une embarcation à moteur qui passait à trop vive allure à proximité. Le gondolier est tombé le premier, suivi par ses passagers avant que la gondole ne se lève pour retomber ensuite dans l'eau et couler.

Aldo Reato, le président des Bancali, le syndicat des gondoliers, l'a répété aux journalistes accourus sur les lieux « Nous n'arrêtons pas de le dire depuis deux ans à la nouvelle administration municipale, le moto ondoso est un grave problème pour nous. Les deux pontons du Danieli sont les plus dangereux 
 
Pour les gondoliers, la solution consisterait à prolonger les pontons réservés aux gondoles puis il faudrait en suivant changer les débarcadères des vaporetti « pour éviter que les barques se heurtent aux remous créés par les grands bateaux ». Le patron des gondoliers a proposé aussi que, surtout pendant les périodes de grande affluence touristique, soit installé dans cette zone un poste de surveillance permanent contre le moto ondoso. Les policiers concernés auront du travail quand on voit la vitesse à laquelle tout le monde circule à cet endroit !

4 commentaires:

Anne a dit…

La vitesse des bateaux est pourtant surveillée à Venise, nous avons eu l'occasion de le remarquer en visitant la Ca' Foscari cet été. Souhaitons que l'incident ne se reproduise pas et félicitons les touristes et les gondoliers pour leur bonne humeur et leur sang-froid.
Anne

Micha Venaille a dit…

je vous suggère de vous associer au groupe Facebook Fuori le maxinavi dal bacino di San Marco, formé de Vénitiens d'influence, entre autres un ami, Paolo Lanapoppi, à l'origine de la loi qui a fait baisser la vitesse des bateaux dans la lagune ( et quand on navigue avec lui on le voit souffrir en direct quand on est doublés par un taxi à l'instant où on peut lire le chiffre " 7 " sur les pieux de bois!)

Micha a dit…

PS Et mon message est parti avant que je vous dise que vous nous avez manqué cet été.

Nathalie a dit…

Plus de peur que de mal, en effet, mais l'une des quatre personnes ne l'a pas pris si bien que cela et est restée en état de choc pendant plusieurs heures. Espérons qu'un jour il n'y aura pas un véritable drame. Je me souviens qu'il y a deux ans, je crois, c'est une famille qui est tombée à l'eau, au même endroit. Un petit de deux ans est resté coincé sous la gondole et un gondolier s'est jeté à l'eau pour aller le récupérer. On n'est passé loin de la catastrophe cette fois-là. Mais comment faire pour réguler un tel trafic, alors qu'il n'y a pratiquement plus de vigiles pour contrôler la vitesse des bateaux? Alors qu'il y a de plus en plus de touristes pour venir remplir les caisses de la ville, il y a de moins en moins de service public. Plus de vigiles, un service de voierie de plus en plus inexistant- la ville n'a jamais été aussi sale que cet été- on se demande vraiment où passe toute la manne apportée par les touristes.

11 août 2011

La Venise que nous aimons. Chronique gourmande

Quand on rencontre sur la lagune une de ces embarcations traditionnelles au gréement aurique, que l'on appelle aussi gréement latin, et si un heureux hasard fait qu'on navigue soi-même sur un sandolo, si le ciel est clair, les chenaux silencieux, si une cloche au loin se met à sonner et que devant nous des oiseaux s'envolent en poussant leur cri, il est facile de se croire revenu aux temps anciens, quand un peuple laborieux sillonnait les eaux de la lagune pour pêcher, chasser, pour transporter bêtes et marchandises.
 
Aucun des bruits caractéristiques du monde moderne ne vient troubler le silence des eaux. Le glissement des barques, la rame qui s'enfonce dans l'eau, le vent dans les herbes... C'est un bonheur extraordinaire qui se renouvelle à chaque fois. Parfois, lorsque nous faisons halte au beau milieu de nulle part, le vent nous porte des senteurs incroyables, d'herbe et de terre, de fleurs et de vase. Je n'ai jamais retrouvé cela ailleurs, sauf parfois en hiver sur le Bassin d'Arcachon.
 

Ces émotions esthétiques creusent l'appétit. L'humeur exacerbée par tant de sensations, la beauté des lieux, la fatigue aussi, suscitent vers le milieu du jour une ferveur venue de très loin en nous. On est pris soudain d'une envie de nourritures roboratives. Heureux hasard : certains plats traditionnels, mitonnés à l'ancienne, nous attendent à chaque fois. Pasta e fagioli bien sûr, mais aussi Guazzetto de foie de volaille et de champignons, Anguilles marinées,Bigoli au ragoût de canard sauvage, Fritelle et Torta di mandorla... Souvent, nous déjeunions dans une de ces baraques de bois et de briques, bâties sur des îlots il y a longtemps pour la chasse. 
 
Toutes en rondeurs avec la cheminée au centre, elles se dressent au milieu de nulle part. Une vieille cuisinière à bois ronronnait doucement et, très jeune, j'imaginais que le retour d'une expédition polaire, quand l'équipage regagnait l'igloo où attendaient chaleur et nourriture, devait ressembler à cela. Plus tard, à la lecture du festin que l'ami Fritz organise pour ses amis dans le roman d'Erkmann-Chatrian, je ressentais le même plaisir, cette sensation qui vous prend tout entier, réchauffe et apaise. Ces petits riens qui font la vie bonne et le bonheur tranquille. Mais il serait cruel de vous parler de ces plats délicieux sans vous en communiquer la recette. C'est aujourd'hui dimanche, jour où l'on peut s'arrêter un peu et laisser de côté les préoccupations qui nous assaillent et nous empêchent de vivre. Alors, aux fourneaux !

Guazzetto de ma grand-mère
 

Ce plat est très ancien. A l'origine, il était mijoté dans les familles modestes pour utiliser les foies de volailles qui se perdent vite. A l'automne, on utilise les funghi porcini qu'on trouve dans les forêts de Vénétie, il en existe plusieurs variétés toutes très parfumées. Peu à peu, ce plat s'est ennobli, on trouve même des recettes utilisant des truffes blanches, autre produit des forêts de la Sérénissime. Je sers ce plat avec de la polenta. Avant la découverte du maïs, on faisait de la bouillie d'épeautre, de millet ou de pois chiche pour aller avec.

Il faut : 4 à 6 foies de volaille (canard ou autre), 1 gros oignon, 250 à 300 grammes. de cèpes frais ou séchés), 1 gousse d'ail,
du persil, du sel et du poivre et de l'huile d'olive et du beurre frais.

Préparer la polenta, la réservez au chaud. Hacher l'ail et le persil. Tailler les champignons en lamelles au couteau, les faire revenir pendant 5 minutes à la poêle préalablement nappée d'une à deux cuillères d'huile d'olive avec l'ail et le persil. Saler et poivrer. Il faut veiller à ce que les cèpes n'attachent pas et puissent dorer tout en restant mous. Couvrir et réserver au chaud. Découper les foies en lamelles assez fines. Éplucher un oignon. Le mettre à fondre dans une poêle avec un mélange d'huile et de beurre, puis ajouter les lamelles de foie. Saler et p
oivrer. Bien surveiller, et remuer souvent, pour que obtenir un mélange rissolé et non pas grillé. Ajouter ensuite les foies rissolées avec les oignons dans la poêle des cèpes en mélangeant jusqu'à obtenir un ensemble homogène. vérifier la température et s'il le faut remettre à chauffer à feu doux tout en remuant. Le mélange doit être crémeux avec de la sauce. Vérifier l'assaisonnement et servir sur un lit de polenta en purée. décorer avec le reste de persil et d'ail haché. On peut aussi présenter le plat d'une manière plus rustique avec des losanges ou des lanières de polenta grillée et le ragoût à côté. J'ai parfois ajouté de la grappa ou du cognac dans la cuisson des foies, cela donne bien mais ce n'est plus le guazzetto traditionnel.
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Bigoli au ragoût de canard
 

C'est un des plats les plus raffinés qu'il m'est été donné de goûter à Venise. A ma connaissance un seul restaurant (clandestin ou privé devrais-je dire) le réalisait il y a encore quelques années comme on le faisait chez moi. D'abord parce qu'il faut de l'anatra, la femelle du canard sauvage, à la chair plus tendre que celle du papero, le mâle, toujours plus gras, et que ce gibier se fait plus rare. Et puis parce que les bigoli, cette sorte de spaghetti plus petits et plus épais, ne sont vraiment bons que fabriqués à la maison. Ce sont des pâtes à base d'œuf contrairement aux véritables spaghetti. Pour 700 g de farine, il faut deux œufs, du sel et 10 cl d'eau de source. Comme les vénitiens, j'utilise pour les fabriquer un torchio, appelé aussi communément bigolaro. C'est une sorte d'emporte-pièce muni d'un poussoir-manivelle en bois. Une machine à pâtes pourra faire l'affaire mais la taille sera différente. Autrefois à Venise comme dans les campagnes, tout le monde ne possédait pas cet engin. Les femmes se réunissaient alors chez l'heureux propriétaire de la machine et tout se terminait par un repas festif pris en commun. C'est pour cela que chez les très vieux vénitiens (il en reste encore), les bigoli sont toujours comme un appel à la fête.

Il faut : (pour six à huit personnes), un canard, 1 kg de bigoli, ,2 oignons, 2 gousses d'ail, du romarin frais, du laurier, du persil,
du parmesan fraîchement râpé, 25 cl de bon vin blanc, de l'huile d'olive, du sel et du poivre.

Il faut tout d'abord préparer le canard. On ne conserve ni la peau ni le gras. Ouvrir dans la longueur par le ventre et détacher la chair de la carcasse. Tailler les
morceaux obtenus en petits dés (environ 5 mm de côté). Hacher l'ail, l'oignon, le romarin et le persil. Faire chauffer deux bonnes cuillères à soupe d'huile d'olive, ajouter le hachis ail-oignon-persil. Faire fondre puis ajouter le romarin haché. Mélanger et laisser revenir. Quand le mélange est vert transparent, ajouter les dés de viande et faire revenir en remuant souvent pendant un quart d'heure. Il ne doit plus y avoir de liquide. Quand la viande a pris une jolie couleur , ajouter le vin blanc. Saler et poivrer au moulin. Laisser mijoter quelques minutes en remuant. On reconnaît que le mélange est prêt à la délicieuse odeur qui se répand dans la cuisine. Réservez au chaud. Mettre les bigoli dans un grand faitout d'eau bouillante salée. laisser cuire 10 minutes environ. Prélever les pâtes sans trop les égoutter et les ajouter au ragoût. Mélanger. Ajouter le parmesan râpé et servir aussitôt. Ce plat se mange très chaud.
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Anguilles marinées 
Voilà un autre plat typique de la lagune qui se retrouve aujourd'hui sur les meilleures tables de Vénétie. C'est je crois l'un des premiers poissons que j'ai goûté à Venise. Auparavant, je ne connaissais que les truites des Pyrénées (encore le souvenir de Fritz Kobus), les soles des brasseries Noailles ou Dubern de mon enfance à Bordeaux. Le souvenir de la mort de ces pauvres bêtes m'horrifiait car elles possèdent une grande force et sont capables de sauter hors du panier toutes seules et continuent longtemps de s'agiter même quand on leur a tranché la tête. Car l'anguille ne se conserve pas plus de 24 heures et elle n'est vraiment goûteuse que cuisinée aussitôt après sa mort. Pauvres bêtes, elles sont tellement délicieuses que leur sacrifice est vite oublié.

Il faut : 1 kg d'anguilles vivantes, une branche de céleri, une gousse d'ail, des oignons, du laurier, 500 g de tomates bien mûres, du vin blanc, de l'huile d'olive, sel et poivre.

La veille de la préparation, enlever la peau des anguilles, les couper en tronçons de 6 à 8 centimètres de long. mettre à mariner le poisson dans un plat creux avec le céleri taillé en bâtonnets, un oignon, l'ail en lamelles, des grains de poivres noir et du
vin blanc. Laisser au frais pendant 24 heures. Le lendemain, saler les morceaux et les mettre à dorer dans une grande poêle avec de l'huile d'olive très chaude. Compter environ 10 à 15 minutes. Couvrir et réserver au chaud. Faire revenir ensuite les oignons hachés à feu très vif avec les tomates coupées en lanières et les feuilles de laurier. Bien remuer pour éviter que le mélange n'attache. Délayer avec un peu d'eau et une cuillère à soupe de vin blanc. Saler et poivrer. Laisser cuire à feu moyen pendant 5 minutes. Passer la sauce au chinois. Disposer dans un plat creux la purée de tomates ainsi obtenue sur le plat, déposer dessus les morceaux d'anguilles, garnir les côtés de carrés ou losanges de polenta bien chaude couverte de beurre et de parmesan râpé, arroser avec la sauce. Un délice !