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19 novembre 2019

Et les vénitiens se mirent à prier (suite et fin)

Another Cloudy Day II. Michaël B. Pierce. © MBP Studio - M.B.Pierce
L'écrivain stambouliote Nedim Gürsel a écrit dans son magnifique ouvrage intitulé Les écrivains et leurs villes, une vérité qui peut paraître aller à l'encontre du penser de bien de ses confrères écrivains. "Je ne suis pas sûr que tout ait été dit sur Venise." Je me suis souvent interrogé sur la pertinence d'écrire encore sur elle. La crainte aussi parfois de tomber dans la prétention et la vanité qui nous pousserait à rejoindre les plus grands écrivains qui ont laissé des pages le plus souvent inoubliables, tellement parfaites et qui collent à l'esprit de Venise, qu'elles sont devenues des éléments constitutifs de la vision universelle que l'on a de la ville, autant de parcelles d'un inconscient collectif pareil à celui qui fait aimer et connaître New York ou Paris avec les mêmes couleurs, les mêmes sons et les mêmes attirances quelque soit notre proximité, notre connaissance de ces lieux. La force du mythe. Et le mythe, une seconde fois en l'espace de cinquante ans, est touché, maltraité non pas directement par la volonté des hommes mais par la nature que trop d'inepties, d'égoïsme et de nocives obsessions ont amenée à se révolter. Ce coup de semonce après tout est mérité.

Albrecht Dürer. Joachim and the Angel from the Life of the Virgin, 1504
De même, en paraphrasant l'auteur du délicieux roman Les Turbans de Venise, je ne suis pas sûr que tout ait été tenté pour sauver Venise. La laisser à la merci de la nature déchaînée, des politiciens et des financiers avides serait un crime contre la civilisation. Mais qu'auraient fait les vénitiens d'avant la chute de la République, avant que Buonaparte d'un trait de plume et par l'une de ses plus viles trahisons mette un terme à mille trois cent soixante seize ans d'histoire, de puissance et de gloire ? Autres temps, autres mœurs : avant même que de retrousser manches et chausses, ils se seraient mis à prier. L'étrange affaire pour l'homme moderne. Prier ! Une affaire de femmelette ou de fondamentaliste de tous poils, au mieux du folklore, de la superstition... Et pourtant, combien il apparait vide de sens ce monde qui a évacué toute dimension spirituelle au quotidien des hommes, qui récuse tout ce qui est religieux et qui pourtant aiderait à transcender le désespoir et la vacuité de tant d'existences qu'empoisonnent une artificielle quête du bonheur par la consommation, la course à l'argent, ne laissant le plus souvent qu'amertume et dépit.
 
Steeled, Judith Peck. Huile sur panneau.
C'est peu ou prou la réflexion que se faisait le lendemain de l'acqua alta qui a tant effrayé le monde,  Riccardo Roiter Rigoni, jeune et talentueux photographe vénitien, dans un texte émouvant que TramezziniMag vous présente ci-dessous :
"Du temps de la République, la Foi était une réalité publique à laquelle la Sérénissime fit appel à maintes reprises.

La République invoqua Dieu, le convoquant pour résoudre des épidémies incontrôlables et gardant foi en ses vœux : les basiliques du Redentore et de la Salute sont chaque jour devant nos yeux.

Maintenant, la Foi est de plus en plus reléguée à la sphère "privée", elle ne s’exprime plus que comme un murmure pour ne pas "déranger" ceux qui ont une autre sensibilité.

Nous ne faisons plus appel à Dieu parce que nous croyons avoir le contrôle sur tout, même lorsque les limites humaines apparaissent clairement.

Les marées exceptionnelles de ces derniers jours pourraient être l'occasion de réfléchir à nos faiblesses, à la précarité de ce qui nous entoure et à ce que nous avons fait de

notre société.

Tout cela pourrait nous inciter à prier, sachant bien que la prière ne trouble aucun esprit avec intelligence.

Ceux qui ne croient pas ne sont pas dérangés par ceux qui prient.

Ceux qui se sentent agacés parce que certains prient sont ceux qui haïssent la foi, quelle qu’elle soit, et la haine… n’est jamais une manifestation de l’intelligence.

Essayez de prier ... de demander une clémence météorologique, pour donner un répit à ces événements qui mettent à genoux Venise et les îles de la lagune.

Ou simplement ... prions pour que nous puissions être meilleurs et construire une société dans laquelle les mots seront suivis de faits et dans laquelle la politique ne sera pas l'occasion pour certains de s'enrichir d'une manière illicite, mais un chemin qui conduira au progrès et à l'amélioration de la vie pour tout le monde."
Pellestrina, le sanctuaire de la Madone de l'apparition.
Les habitants de la mince île face à la mer sont particulièrement attachés à ce lieu né après l’apparition de Marie en 1716. © Riccardo Roiter Rigoni.
Nul passéisme, ni prosélytisme donc dans nos propos. Juste une intuition. Unis dans l'action comme dans la méditation, les hommes sont invincibles. C'est la force de la foi quand elle est animée avant tout par l'amour et le respect. 

Prions donc et demandons humblement que la Providence une fois encore soit avec Venise et ses habitants. Que le temps se fasse clément et que ces eaux que le doge autrefois unissait à la Sérénissime dans de somptueuses épousailles se retirent et s'apaisent. Faisons éclater solennellement aux yeux du monde, notre foi et notre espérance, pour que Dieu chasse les méchants, guérisse nos plaies et protège la Sérénissime et tout ses habitants. Pour que la vie soit plus forte que la mort dans un monde de plus en plus régi par des pensées et des actions mortifères.
Evviva Venezia !















13 mai 2019

Notre-Dame : ce que dit la charte de Venise (petit cours à l’usage de Franck Riester)

Franck Riester devant l’Assemblée Nationale le 10 mai 2019 pour la discussion de la loi d’exception pour la restauration de la cathédrale Notre-Dame-de-Paris
Tramezzinimag ne peut résister à présenter à ses lecteurs l'excellent et roboratif article de Didier Rykner paru vendredi 10 mai dernier dans La Tribune de l'Art, le jour même de l'intervention du ministre devant l'Assemblée Nationale. Texte qui donnerait du baume au cœur si les faits qui l'ont inspiré n'étaient pas d'une tristesse profonde. L'inanité mentale de nos dirigeants, leur inculture, voire leur bêtise donne envie de pleurer. Ce ministre qui n'a de rapport à la culture que celui qu'il co-signa avec Alain Chamfort sur la musique et le commerce, ferait un excellent concessionnaire automobile. Son père serait ravi qu'il prenne sa suite. Pourquoi ne le nommerait-on pas ministre des transports plutôt ? Après tout n'est-il pas diplômé d'une école de gestion. Nous sommes vraiment à l'ère des affaires et du pognon. Alors, l'art, la sauvegarde des monuments historiques, là-haut, ils s'en tapent le coquillard. Moi ça me rappelle "House of Cards"...
"Le débat aujourd’hui à l’Assemblée Nationale sur la loi d’exception a souvent été accablant. Entendre le ministre de la Culture expliquer que la charte de Venise dirait « très clairement » que « les restaurations doivent être distinguées de l’original » et que « les gestes architecturaux contemporains sont permis » prouve que celui-ci, une nouvelle fois, raconte n’importe quoi.

Que dit donc la charte de Venise. Il nous faut revenir à ce texte et l’examiner pour bien comprendre qu’il n’y a en réalité aucune ambiguïté. Nous prendrons les phrases qui concernent ce sujet pour les analyser.

On lit dans l’article 9 : « [La restauration] s’arrête là où commence l’hypothèse, sur le plan des reconstitutions conjecturales, tout travail de complément reconnu indispensable pour raisons esthétiques ou techniques relève de la composition architecturale et portera la marque de notre temps. »

La restauration de la flèche, qui est un élément constitutif du monument tel qu’il a été classé monument historique (donc tel qu’il doit être restauré), n’est en aucun cas hypothétique. La flèche est parfaitement documentée par les photographies et relevés récents, ainsi que par les plans de Viollet-le-Duc qui sont entièrement conservés. De plus, cette flèche est encore en partie conservée, dans ses parties d’ailleurs qui auraient été les plus difficiles à refaire, à savoir les sculptures de la base et le coq qui la surplombe.
La seule possibilité d’un élément portant la marque de notre temps (donc d’un « geste contemporain ») pourrait porter sur un « travail de complément » qui serait « indispensable » à cette flèche ou à la cathédrale, « pour raison esthétique » ou « pour raisons techniques ». Ce n’est évidemment pas le cas.

On lit dans l’article 11 : « Les apports valables de toutes les époques à l’édification d’un monument doivent être respectés, l’unité de style n’étant pas un but à atteindre au cours d’une restauration. » Le caractère « valable » de l’apport de la flèche de Viollet-le-Duc a été reconnu de longue date, ne serait-ce que par le classement de la cathédrale avec la flèche.

On y lit également : « Lorsqu’un édifice comporte plusieurs états superposés, le dégagement d’un état sous-jacent ne se justifie qu’exceptionnellement et à condition que les éléments enlevés ne présentent que peu d’intérêt, que la composition mise au jour constitue un témoignage de haute valeur historique, archéologique ou esthétique, et que son état de conservation soit jugé suffisant. Le jugement sur la valeur des éléments en question et la décision sur les éliminations à opérer ne peuvent dépendre du seul auteur du projet. » Il n’y a donc aucune raison d’éliminer la flèche de Viollet-le-Duc qui doit être restaurée. Cet article seul suffit à empêcher la construction d’une nouvelle flèche.

Les articles 12 et 13 ne s’appliquent que :

- s’il faut remplacer une partie manquante, et ce n’est pas le cas car la partie manquante, qui ne manque qu’en partie seulement, doit être restaurée,

- ou si une adjonction était nécessaire, ce qui n’est pas le cas puisque aucune raison esthétique ou technique ne l’impose comme le dit l’article 9.

Voilà exactement ce que dit la charte de Venise, très bien écrite et qui s’applique sans problème au cas de Notre-Dame. Il n’y a pire sourd que celui qui ne veut pas entendre.

Quant à entendre Franck Riester expliquer que le choix d’une restauration à l’identique (nous parlons évidemment de l’aspect extérieur de la cathédrale, tout le monde le comprend ainsi) doit être celui des spécialistes quand il s’obstine à écarter les scientifiques du débat, c’est franchement dérisoire. C’est bien le gouvernement qui a décidé, dès le lendemain de l’incendie, de lancer un concours pour la « reconstruction de la flèche », alors que la restauration d’un monument historique ne peut, dans notre code du patrimoine, donner lieu à un concours. C’est bien le gouvernement donc qui oriente les débats dès le début. Décidément, ce ministre de la Culture ne comprend rien à sa mission ni à la restauration des monuments historiques. "
Didier Rykner

06 avril 2019

Estamos de mudanza... un air de déjà vu

Je me souviens d'une rédaction en classe d'espagnol dans les années 70. Notre professeur, Madame Aix était une femme assez extraordinaire qui parvint à m'intéresser à une langue que je n'aimais pas et à sa littérature. J'avais dû choisir le castillan parce que le la classe d'italien avait été supprimée, faute d'amateurs...  Il y avait bien le russe mais mes déboires avec le professeur de grec qui m'aimait peu et l'idée de devoir me plonger dans l'alphabet cyrillique m'avaient fait pencher par prudence pour la langue de Cervantès. En maugréant car je n'ai jamais aimé le castillan. 

La dissertation devait porter sur un événement récent que nous avions vécu. J'avais 15 ans et nous déménagions pour nous installer dans une vieille maison de famille que je trouvais gigantesque et qui allait changer ma vie. L'enthousiasme qui me prend depuis toujours quand il s'agit d'écrire s'était vite emparé de moi. J'avais écrit quatre feuillets qui me valurent une très bonne note et les compliments du professeur. Cette dame en général assez sévère,  me fit même l'honneur de lire ma prose à toute la classe ! Tout cela m'est revenu en mémoire aujourd'hui, au milieu des cartons, les fenêtres du salon grandes ouvertes sur le campo Sant'Angelo. J'aime tellement l'animation et les bruits de ce campo...


Laissez-moi expliquer à mes lecteurs le pourquoi de cette remontée de souvenirs anciens. Depuis plusieurs années, je bénéficiais de la gentillesse d'une amie qui louant un appartement que je connaissais bien pour y avoir logé quelques années auparavant, en compagnie un jeune élève, devenu un ami et qui sortait d'une longue maladie. Il désirait voir Venise avec moi. Ses parents nous y logèrent pendant une dizaine de jours, le temps pour lui de se remettre d'une chimiothérapie qui avait laissé ses vingt ans exsangues. 

Avec sa vue merveilleuse sur l'un des plus charmants campi de Venise, l'appartement que je vais quitter est situé dans un très vieux palazzetto rénové à la fin du XIXe siècle à l'usage de fonctionnaires du nouveau royaume lombard-vénitien des Habsbourg. Remanié certes mais ayant gardé son âme, en dépit d'un mobilier Ikea assez déprimant, les huisseries, les murs et les plafonds peints d'un blanc clinique uniforme, il possédait un charme fou.

L'immeuble aussi possède une âme. Les trois appartements sont de bonne taille, une pièce à usage de lingerie au quatrième étage qui faisait parfois office de chambre d'appoint, une terrasse attenante pour prendre l'apéritif ou bouquiner en prenant le soleil. Au  rez-de-chaussée, tout une série de magazzini dont quelques uns occupés par un menuisier esclavon, ce qui rime en l'espèce avec bougon, mais talentueux, brave et serviable. Jusqu'à ces derniers mois l'immeuble appartenait à la comtesse douairière dont le mari, ancien directeur de la RAI descendait d'une vieille famille noble de Padoue inscrite depuis des siècles au patriciat vénitien, une de ces Case fatte per soldo. La charmante vieille dame a laissé en mourant de nombreux biens immobiliers à ses filles, dont l'immeuble de la calle dei Avvocati. Malheureusement pour ses occupants, elle n'avait rien établi au moment de sa mort et selon un ami notaire, mais aussi la rumeur en ville, les partages et la dévolution de ces palais et villas en ont été fort difficiles. 

La sympathique et solaire Maria Novella, auteur-compositeur, écrivain, peintre et galeriste qui gérait la maison pour le compte de sa mère, n'ayant pas reçu le palazetto dans les partages, elle se retrouva dans l'impossibilité de nous garantir le maintien dans les lieux. Pendant des semaines, il fut impossible de savoir à quelle sauce nous serions mangés... Appartements mis en vente ? Rachat de l'ensemble par une société pour en faire un hôtel de plus ou des bureaux ? Transformation par les sœurs des lieux en pension de luxe ou location à la semaine en Airbnb ?... Ce fut pendant plusieurs mois le flou le plus complet. Finalement, le couperet est tombé, l'immeuble sera conservé par les deux autres sœurs, dont l'une vit en Angleterre et l'autre en Toscane. Il sera restauré puis loué de nouveau. Soit à l'année en bail transitorio (temporaire) ou en bail touristique par le biais d'une agence spécialisée. A moins que ces dames changent encore d'avis. Même leur notaire ne sait rien et dans les cafés alentours, tout se dit, les rumeurs courent comme toujours ici... 

Un à un, les locataires ont donc fait leurs malles. Nicolà quittera son atelier au rez-de-chaussée dans quelques semaines. Employé pour rénover les ouvertures et autres travaux de menuiserie, sa présence reste tolérée.La première à partir fut Sophie de K., artiste bien connue dans les milieux parisiens. La dame, assez âgée, est partie très en colère, après des années d'occupation du premier étage, où elle venait chaque année pendant plusieurs mois. En quelques heures, tout fut mis dans des caisses et rapidement enlevé. Puis vint le tour de notre appartement, l'étage noble ou ce qu'il en restait. Ce fut relativement vite fait, l'appartement était loué meublé - si peu, seuls deux jolis fauteuils recouvert de damas vert de chez Rubelli, quelques chaises rondouillardes très louis-philippardes et quelques gravures anciennes évitaient la fadeur. 


Catherine, mon amie photographe, passant ses journées vénitiennes à capter la lumière et les atmosphères de la Sérénissime, ne faisant pas grand cas de la décoration, l'appartement pouvait paraître froid comme un logement de fonction dans une petite sous-préfecture. J'ai besoin pour écrire d'être dans une atmosphère cosy, chaleureuse, avec des livres et des fleurs. J'y avais peu à peu amené des photos, des livres et la cuisine avait pris un petit air de maison de campagne grâce à des cuivres anciens dénichés dans une brocante du côté des Carmini que m'avaient offert une amie qui s'installa au troisième étage et qui partira la dernière. Mais ce qui faisait le charme de l'appartement c'était sa vue. Les fenêtres du salon et la chambre principale (la mienne), ouvraient sur le campo. Un délice. J'avais installé près des fenêtres une table avec une lampe, pour écrire. La bibliothèque s'enrichissait à chacun de mes séjours de nouveaux livres. J'avais le projet d'y amener quelques meubles de famille, des tableaux, histoire de redonner aux lieux, un style moins neutre. 

© Sophioe Westerlind
J'y avais même exposé les grandes et magnifiques toiles d'une amie suédoise et le Faune joueur de flûte, joli bronze de Mürer qui fut ma première acquisition d'art contemporain quand j'étais étudiant, a trôné un été sur une table basse à côté du canapé, en même temps que Mitsou, mon vieux chat roux se régalait des heures passées sur le poggiolo à l'angle d'où il avait une vue complète sur le campo. J'avais dû déplacer un énorme cactus en pot qui y siégeait depuis des années... Il aurait fallu quelques efforts encore pour faire de cet appartement un lieu habité, chaleureux et confortable. J'avais prépare plusieurs tapis anciens pour recouvrir le terrazzo datant du XIXe, sans intérêt et fort laid... Les plinthes méritaient un glacis en faux marbre et les portes badigeonnées de blanc auraient retrouvées la couleur naturelle des bois dont elles sont faites... Hélas, les propriétaires ayant d'autres projets, rien de cela ne put aboutir.


Le dernier étage est encore occupé par une autre Sophie, installée à Venise pour mener à bien l'élaboration du catalogue-inventaire d'un artiste contemporain peu connu, proche d'Hemingway et qui fut un touche-à-tout de génie, comme il en a existé plusieurs sur la lagune au XXe siècle. Parisienne, douée d'un goût très fin, historienne d'art formée auprès des meilleurs spécialistes, elle a amené l'essentiel de son appartement de l'Ile Saint-Louis pour faire de son appartement un refuge plein de charme. Un cocon très parisien, très féminin. Très accueillant. 

Quelques marches plus haut, la petite pièce où un jeune factotum venait parfois repasser draps et serviettes, s'apprêtait à devenir une petite chambre d'appoint, charmante soupente oubliée. Puis la terrasse que nous avions tous décidé d'aménager, en remplaçant les horribles meubles en plastique par du teck, avec des plantes odoriférantes, de la verdure, etc. Un de mes vieux amis du temps de Sciences Po, Jean d'A. m'avait écrit un jour, apprenant que je m'étais installé à Venise après la mort de mon père, m'avait écrit trente ans plus tôt : "Je nous vois bientôt, le soir, entre amis, sirotant un délicieux whisky et fumant les Cedros de Davidoff, sur la terrasse de ta maison vénitienne!" Sa prophétie allait enfin se réaliser... Il n'y est jamais venu, mais mes enfants oui, et bon nombre d'amis : Antoine bien sûr, Giulia, d'autres encore. Je souhaitais y fêter Noël, reprendre peu à peu une vraie vie vénitienne jusqu'à ce que je puisse ad vitam, m'installer de nouveau à Venise et renouer avec ma vie d'avant, avec celles des miens qui vécurent ici pendant des siècles...

Bref, le palazetto aurait pu très vite devenir une sorte de phalanstère joyeux dont les occupants, ayant en commun l'amour de l'art, de la beauté et de la Sérénissime, allaient faire un lieu agréable à vivre, ouverts aux amis. J'y envisageais des expositions privées pour présenter le travail des artistes  que j'aime, des petits concerts - je réfléchissais au moyen de faire venir notre vieux Pleyel qui s'ennuie dans une grange quelque part en Dordogne  -, des dîners gourmands et bien sûr, la maison d'édition qui tarde à voir le jour y aurait présentée sa production. Rien de prétentieux, ni d'affairiste. juste un lieu de vie agréable et accueillant. Il était écrit, hélas, que cela ne serait pas. Passée la déception - et un peu la colère devant l'iconoclaste - et tellement, tellement, vénitiennement prévisible ! - attitude des propriétaires légitimes, qui se sont emparées aussitôt les clés en main, de la logique mercantile locale. Ah "i schei", c'est quelque chose pour certains vénitiens, "autrefois peuple de marchands, aujourd'hui peuple de boutiquiers" comme l'écrivait déjà avant la guerre de 14, Barrès ou bien est-ce Lorrain...  "L'avenir l'avenir / Ouvre ses jambes bleues / Faudra-t-il en mourir / Ou bien n'est-ce qu'un jeu ?" chante Jean Ferrat Une page tournée et de nouveau, la disponibilité d'une page blanche. Dieu voulant...

Venise, 22 mars 2019 - Bordeaux, 6 avril 2019


06 février 2019

Acqua alta et galani. Chroniques de ma Venise en février

 « Venise, peut-être ai-je peur de la perdre toute en une fois, si j’en parle. 
Ou peut-être, parlant d’autres villes, l’ai-je déjà perdue peu à peu. »
(Italo Calvino, Les villes imaginaires, 1972)

© Catherine Hédouin - Tous Droits Réservés   
 
Je me demande souvent, lorsque je suis à Venise, si la ville est consciente des plaies de plus en plus nombreuses qui l'empoisonnent peu à peu... Ressent-elle une quelconque douleur devant l'inéluctable diagnostic ? Qu'est-ce qui se dit vraiment dans les maisons, qu'est-ce qui est envisagé, pensé, pour que ces lieux uniques, cette vie unique perdurent et soient transmis dans leur intégralité séculaire aux générations futures qui l'habiteront ? J'ai grandi avec ce qui pour moi depuis mon plus jeune âge a toujours été une évidence, un état de fait qui nous dépasse : l'idée de Venise, "Urbs Æterna". Il est triste de constater que ceux qui en ont la charge mais aussi bon nombre de ceux qui y vivent semblent désormais avoir baissé la garde...

Cette impression de je-m'en-foutisme de la part des édiles aux commandes ces dernières années est-elle le reflet de la réalité ? J'ai beau être pour moitié vénitien, j'avoue me perdre aujourd'hui tant les considérations diffèrent selon la sensibilité politique et l'origine sociale des vénitiens avec qui je parle. Parmi ceux que je connais, certains - une extrême minorité certes, m'expliquent que le maire Brugnaro est déterminé ; qu'il a l'intention de prendre des mesures draconiennes et que déjà son idée d'obliger tous les propriétaires qui louent continuellement aux touristes à installer dans leur immeuble des fosses septiques prouve bien qu'il n'est pas vendu à la Cofindustria, (la puissante organisation patronale de la péninsule très impliquée à Venise) et aux financiers mais qu'il se préoccupe réellement de l'avenir de ses concitoyens et cherche de vraies solutions. Et puis les autres - ceux-là sont plus nombreux dans mon entourage et d'un âge moyen inférieur aux partisans du sindaco - qui le vouent aux gémonies, le rangeant volontiers dans le même panier (à salade) que Galan, Orsini, voire même le cardinal Scola, mêlant toute cette élite locale à des systèmes plus ou moins maffieux... Qui croire ? Les uns et les autres forcent le trait mais le malaise est visible, l'avenir incertain et les enjeux d'importance.

Faut-il se préoccuper de tout cela ? Finalement, la tentation est grande de ne plus vouloir voir, ni entendre tout cette fange que les médias aiment bien montrer partout en Occident. Et puis, est-ce que les problèmes de Venise valent qu'on s'y attarde. Les milliers de gens que les guerres que nous leur imposons obligent à fuir et que nous rejetons, physiquement ou mentalement, n'ont-ils pas plus d'importance pour le monde, que le fait de savoir que si rien n'est entrepris vraiment les 52.000 vénitiens du centre historique devront migrer aussi vers de nouvelles cités-dortoirs et que les splendeurs de leur ville-univers seront démontées et dispersées dans les musées et les collections privées des puissances émergentes.
  


De tous temps, sociétés et civilisations naissent, grandissent, se répandent, puis vieillissent, s'étiolent et finissent par disparaître. La référence aux Merveilles du Monde qui firent rêver les peuples de l'Antiquité et les latinistes du monde moderne, est peut-être bien choisie après tout. Toutes ont disparu ou ne sont plus au mieux que de jolies ruines, au pire de belles machines à rêver. C'est peut-être prochainement au tour de Venise de s'effacer pour devenir un mythe, un rêve, un idéal... Ne lisez pas dans ces lignes du désespoir ou de la mélancolie. Juste l'expression d'une grande lassitude devant la situation de la cité des doges. Encore une fois je ne résiste pas à dresser un parallèle avec la situation du reste du monde

Au-delà des hommes et de leurs faiblesses, ce qui ne peut être mis en doute c'est l'urgence de la situation. La baisse dramatique du nombre d'habitants résidents à l'année, l'augmentation colossale des lits à disposition des touristes, les immeubles qui après être restés vides des années, sont transformés en hôtels, les appartements en Airbnb ou chambres d'hôtes officiellement ou clandestinement et une frange de la population qui s'enrichit de plus en plus et préfère louer à la journée ou à la semaine plutôt que d'offrir ses logements à des familles qui vivent et travaillent ici, à des étudiants (les pauvres sont le plus souvent logés à 4 ou 6 dans des locaux miniatures pour 400 à 500 euros par lit...). La rançon du libéralisme et du capitalisme ? Un laisser-aller digne de la décadence romaine ? Le règne de l'égoïsme et de l'individualisme, le mépris des autres ? A tout cela s'ajoute la montée des peurs orchestrée par un gouvernement outrancier, populiste qui sait jouer des médias et de la communication ("Propaganda !" aurait crié Jacques Ellul du haut de l'amphithéâtre de Sciences Po) et montée en conséquence de la xénophobie et du racisme, deux notions bien étrangères jusqu'alors dans le cœur des italiens.

Pour ceux de nos lecteurs qui lisent l'italien, voici le lien vers le dernier article de Massimo Rosin pour Altritaliani, qui décrit avec pertinence et le recul nécessaire la situation de Venise en ce début d'année. Constat terrible et édifiant. Il nous amène à nous poser une question qui ne fait plus sourire désormais : verrons-nous bientôt la disparition de Venise ?


© Laure Jacquemin pour La Croix. Tous Droits Réservés.
Prenons l'exemple récent de la librairie française qu'a tenu depuis sa création en 1976 l'inénarrable Dominique Pinchi. Qui parmi l'élite intellectuelle locale, parmi les édiles qui sont en charge de la ville et de sa région s'est véritablement ému de sa fermeture ? Certes, à une époque où prévaut l'ultra-libéralisme, un entrepreneur est libre de ses choix et de ce point de vue, la librairie française n'était peut-être pas ou plus rentable. Venise est une ville qui se targue d'une position dominante en matière culturelle. Une capitale européenne de la culture. La Mostra du Cinéma, les biennales d'art et d'architecture, l'extraordinaire patrimoine que le monde entier vient admirer... Pourtant quand le libraire a annoncé sa décision de vendre et que les locaux deviendraient un restaurant, personne n'a réagi. C'était pourtant un joyau culturel, un endroit spécial, un lieu unique où toute la pensée française s'étalait sur les rayonnages. Pinchi n'était pas seulement un vendeur de livres, c'était un passionné. Musicien, peintre, écrivain, l'homme a de multiples facettes et son engagement pour la littérature et la langue françaises est incontestable. Il a résisté longtemps ais a fini par dételer. Lassitude, colère aussi peut-être. Être libraire n'est pas chose facile. Ce n'est pas comme vendre des pommes ou des chaussettes. Depuis plusieurs nouvelles librairies ont vu le jour dans le centro storico, certaines ont quelques titres en français, des traductions de poètes ou d'écrivains francophones reconnus en Italie mais cela n'a rien à voir avec le fond de la librairie de Dominique Pinchi. En d'autres temps, sans qu'il y ait forcément des pétitions et des manifestations de soutien, la municipalité serait intervenue, au moins pour s'assurer que la librairie française demeure, même avec d'autres titulaires. Autres temps, autres mœurs.

Gabrielle Zimermann va bientôt présenter à l'Alliance Française (voir ICI le détail de l'évènement), l'ouvrage qu'elle consacre au libraire et à cette belle aventure. Hâte de découvrir cet ouvrage. Combien la nouvelle de la fermeture de la librairie même si le caractère parfois ombrageux de Dominique Pinchi en a rebuté plus d'uns. L'homme n'aime pas les faux-semblants et en quarante ans de pratique, il se sera bien souvent se frotter à la bêtise humaine. Cela rendrait amer tous les saints du paradis ! Pour ma part, bien que nous ayons eu quelques divergences de vue, je lui dois à quelques belles découvertes qui m'auraient échappé en France et je l'en remercie de tout cœur.

La librairie n'est plus à présent qu'un souvenir et nous sommes plusieurs à rêver - envisager ? - de rouvrir un lieu dédié aux livres en langue française, avec non seulement des ouvrages sur Venise et sur l'art vénitien, mais aussi des textes d'auteurs d'aujourd'hui, des classiques, des fondamentaux, des manuels scolaires aussi peut-être. Tout est plus compliqué qu'ailleurs à Venise mais avec le soutien de la municipalité et celui de la population, tout devient possible. Est-ce seulement un rêve, un vœu pieux ? Belle image que la cité des doges perçue de nouveau, comme elle le fut au temps de Manuce, comme la république des livres avec plein de librairies à un moment où on essaie de nous persuader que plus personne ne lit alors qu'on n'a jamais autant publié de livres, des vrais, avec du papier, de l'encre et une couverture. En dépit du soutien appuyé de  ministre de la culture

On en vient à penser que pour ceux qui tirent ici les ficelles, tourisme et culture sont une seule et même chose. Mais notre opinion et nos idées glissent sur les marbres de la Sérénissime. L'argent coule à flot, les tourismes affluent de plus en plus nombreux, ils sont pressés comme des citrons, parfois maltraités, malmenés. Qu'importe, la plupart ont des étoiles dans les yeux et s'ils repartent détroussés c'est avec l'impression d'avoir approché, aperçu un lieu unique et merveilleux. Ils ne reviendront certainement pas pour la plupart et n'auront pas ressenti le malaise, riant des inondations qui endommagent tout et perturbent le quotidien des habitants. Lorsque, dans un futur dont on ne peut savoir s'il est proche ou lointain, le présentateur annoncera la submersion totale de la ville dans les eaux de la lagune par un tsunami déjà prévu par certains savants, le monde entier regardera les images de cette catastrophe et le monde ne sera plus comme avant. Pas seulement parce que d'autres lieux sur la planète auront aussi disparu en même temps, mais aussi parce qu'une partie de nous-mêmes aura sombré avec les palais et les églises. La fermeture de la librairie française aura été un préambule à cette catastrophe. Un triste signal.
Venezia, che pur immersa nell’arte, non riesce a cogliere e valorizzare le occasioni da non perdere in una scommessa vitale che potrebbe anche chiamarsi patto culturale da rispettare. Forte e struggente si è fatta strada la speranza di veder crescere l’interesse da parte dei veneziani per questo posto “faro”, accogliente che lui stesso alimentava e curava con la sua socia Ornella Caon. L’appello alla politica è andato a vuoto, consola in parte il riconoscimento attribuitegli dal ministro alla Cultura francese Aillagon con l’onoreficenza di Officier des arts et des letters, nutre la mente il ricordo dei tanti intellettuali, politici come il presidente Mitterand, che hanno apprezzato il suo libro sull’arte rinascimentale “A che santo votarsi” e le pur non poche espressioni di rammarico dei veneziani che a quella libreria, a quella atmosfera si erano abituati. Ora quelle stanze accoglieranno un ristorante e come in un brutto sogno scacceranno dalla vista il fantasma libro, grazie all’insensibilità politica di chi tutto quel che è accaduto avrebbe potuto e voluto evitare: un’altra sconfitta per l’identità culturale della città, ma anche uno scorno verso la ricerca di una umanità necessaria di cui i libri, le librerie fanno parte e rispondono ad un bisogno della mente e del cuore che coinvolge anche chi, senza saperlo, sente l’esigenza e la ragione del loro esistere e resistere.
Mais Tramezzinimag n'est pas une volière pour oiseaux de mauvais augures. Pensons Positif dit un tag à moitié effacé sur l'un des murs de l'université du côté des Tolentini. L'avantage de mon exil - d'aucuns à l'esprit grinçant diront que pour être en exil il faut au préalable avoir été du lieu dont on est éloigné et que cela ne se décide pas - est de percevoir les changements, les mouvements qu'à vivre sur place en permanence on finit par ne pas remarquer. Des tas de petites choses apparaissent comme autant de raisons d'espérer que peut-être après tout rien n'est perdu et que le lion de San Marco tient aussi du Phénix... Au-delà des effets de mode - et puis après - surgissent un peu partout des groupes, des associations, des mouvements qui tous œuvrent à leur niveau, à leur manière pour changer les choses. Bien sûr aucun de ceux qui les composent n'ont le pouvoir, les réseaux ou l'argent pour remplacer ceux qui sont justement en possession du pouvoir, des réseaux et de l'argent. Mais qu'importe, ils sont des centaines à se dresser pour changer les choses et un vent de fraîcheur joyeusement parfumé d'amitié et de détermination souffle sur la Sérénissime. Les étrangers - i foresti - qui habitent ici en permanence sont sollicités aussi pour participer au mouvement et tout le monde est bienvenu comme le sont leurs idées. 

Parmi eux de nombreux français, souvent installés dans la région ou à Venise même (la communauté recensée par le Consulat représente plus de 3.000 personnes), qui y travaillent, y élèvent leurs enfants, y font leur vie. Contraints de subir les mêmes désagréments que les locaux, ils forment une catégorie nouvelle de vénitiens, au même titre que les milliers d'étudiants qui viennent de toute l'Italie et du monde entier et se fondent peu à peu aux usages locaux et parfois s'expriment rapidement en dialecte. Ils rejoignent l'un peu plus de 52.000 résidents officiels du centre historique - rappelons qu'ils furent plus de 100.000 du moyen-âge aux années 70 du siècle passé - pas de quoi marcher sur la Municipalité pour prendre le pouvoir, mais assez pour changer le quotidien que les politiques ne sont jamais parvenus à changer. Grâce à ces groupes, la vie de tous les jours reste ou redevient vivable, les crèches et les écoles ne ferment plus, les traditions sont entretenues, la convivialité et la solidarité, l'entraide et les échanges se développent... Les réseaux sociaux font le reste. Les élections municipales auront lieu en mai prochain à Venise. En même temps que les élections européennes. Tout un symbole quand on pense que si ce que passe à Venise concerne aussi le reste du monde. Les choses peut-être vont-elles changer grâce à toute cette frange de la population qui ne joue pas les autruches ou les clients (dans le sens que donnaient à ce mot les romains de la Rome antique). Comme eux, nous voulons y croire.

Cela n'intéressera personne, mais comme mes plus fidèles lecteurs et mes amis vénitiens le savent, voilà des années que j'hésite entre laisser ma vie en France, pour revenir à mes origines en m'installant définitivement ici ou laisser les souvenirs derrière moi et quitter définitivement la lagune pour d'autres horizons. Pour aller jusqu'au bout de mes autres impegni (engagements) au service des autres. La difficulté qu'il y a ici à se loger, l'âge auquel j'arrive et qui rend difficile toute reconversion professionnelle, mon incapacité à vouloir et savoir vraiment faire de l'argent (un comble dans une ville de marchands), mon manque de ruse et d'ambition, ma répulsion pour la flagornerie et le mensonge, mon dilettantisme atavique, ma lassitude aussi devant la bêtise et la méchanceté des gens, devant leur prétention, leur moralisme facile et leurs critiques, me pousseraient parfois à rendre les armes et à plier bagages. 

Devant les pisse-vinaigres et les hystérico-dépressifs lecteurs de Houellebecq, de Sollers et autres écrivains du crépuscule, empêtrés dans leurs a priori et qui s'érigent en juges, l'envie de fuir est grande ! Heureusement Venise en janvier est quasiment vide et il est facile de s'y promener sans croiser personne. On peut prendre un verre dans un bar inconnu où tout se dit en vénitien, où le sourire chaleureux de la serveuse vous accueille comme à la maison... C'est dans ces moments-là, qu'en dépit de l'éloignement trop souvent répété, je sens bien que le sang qui bouillonne dans leurs cœurs est le même que dans le mien, n'en déplaise à certains qui voudraient me voir présenter à chaque fois un certificat de venezianità, comme on demandait à un triste moment de l'histoire un Ariernachweis (certificat d'aryanité). Mais ai-je vraiment le droit de brandir cela. Tous ceux d'ici qui y sont nés - ce n'est pas mon cas en vérité - ont-ils le droit de se dire encore vénitiens ? Si mon patronyme rend inutile toute autre justification - et les vrais vénitiens le savent - car les Cittone (ou Citton, Citon - diverses écritures au cours des âges se retrouvent dans les archives) sont aussi anciens sur la lagune, à Rivo Alto, à Torcello et alentours que les masegne et les briques sur lesquels nous marchons. Pourtant je garde le sentiment d'avoir failli, avec ceux d'avant moi qui ont délaissé la Lagune pour de nouveaux horizons, et d'avoir abandonné à leur sort notre ville, nos frères. Pour étayer cet encombrant questionnement, quelques lignes d'un superbe roman qui m'a beaucoup touché. 


Francesco interviewé par Antoine pour la RTS à la Giudecca - © Tramezzinimag / Lorenzo Cittone

Francesco Rapazzini dans son "Un Été vénitien" paru récemment chez Bartillat, exprime joliment ce sentiment perçu par le héros de son livre, jeune vénitien qui reste quand tous les autres repartent toujours. J'ai été particulièrement lié à Francesco depuis les années 80. Il a été l'un des plus proches compagnons de mes derniers mois d'étudiant à Venise. Comme aux autres, je lui avais garanti que je reviendrai vite. Mais je l'ai trahi moi aussi. Je les ai tous trahi, et ce faisant, j'ai trahi Venise. C'est du moins ce que j'ai longtemps pensé. Mais ma nouvelle vie d'adulte responsable, engagé dans la cité, mari et père de famille, tout cela atténua ma blessure. Puis les enfants devenus grands, j'ai fini par revenir. Mais au retour, rien n'était plus vraiment pareil... Tramezzinimag s'en est souvent fait l'écho au fil des années. Personne ne nous attend plus, et on comprend que Venise n'a pas besoin de nous. Il faut s'y habituer et tenter de recommencer. Francesco, comme son héros, pour cesser de souffrir de cette trahison permanente, est parti à son tour. Il a choisi de s'installer à Paris pour y faire sa vie. Et ses livres. 
[...] Trahi. Maintenant. Par elle, par les Murray. Comme par quiconque vient ici à Venise puis repart. Comme par quiconque reste ici une semaine, deux semaines, un mois ou six ou un an. Et puis s’en va, retourne à la maison. Chez lui. Trahit Venise, me trahit. Oui, me trahit parce qu’il m’abandonne comme on abandonne un amoureux qui finit par se trouver invivable parce que sale, parce qu’ennuyeux, parce que dépassé. Un amoureux sans colonne vertébrale parce que prêt – et il le fait à chaque fois, toujours et en tout état de cause – à accueillir avec un sourire aimable chaque retour. Si retour il y a. Il l’espère. Parfois en vain, d’autres fois le débarquement advient à coup sûr. Pour souffrir ensuite encore plus parce que la séparation se répétera encore et encore. Et il le sait. « Mais quand reviens-tu ? » : j’en ai assez de m’entendre répondre « Bientôt ». Parce que « bientôt », c’est quand ? Bientôt ne se mesure pas dans le temps, dans mon temps, sur ma montre. [,,,]
J’en ai assez d’être cet amoureux parce que je veux, moi, une fois pour toutes abandonner Venise, l’abandonner comme si c’était les Caterina, comme si c’était les Alessandra, comme si c’était les Adriana de mon frère. M’en aller pour revenir parfois, certes, en sachant bien que je ne lui appartiens plus. M’en aller pour ne pas me sentir comme une barque qui coule dans le port avant d’être sortie une seule fois en haute mer. Et je pleure là, comme un imbécile, devant les Murray qui ne comprennent pas. Qui n’ont strictement rien à y voir, en plus, et qui se regardent embarrassés et qui ne savent que faire : demi-tour, ou me pousser de côté pour pouvoir passer la porte et monter chez ma mère. L’angoisse et la nostalgie qui m’avaient saisi après la fête chez Michiko, l’angoisse du silence, la nostalgie après les bilans estivaux culminent dans ces pleurs. Ceux de la séparation. De l’adieu. Qu’après ça on se dise « au revoir », n’a aucune importance. Je m’écarte et laisse passer les Murray. Moi aussi je partirai. Pas demain : demain commence l’année scolaire.[...]
(Francesco Rapazzini, Un Eté vénitien, Bartillat, 2018. pp.181-182)
Mon propos en commençant la rédaction de cette chronique était de parler des problèmes que rencontre Venise, de sa population qui diminue mais aussi des nouveaux arrivants, étudiants, jeunes professionnels. Cela fera l'objet d'un prochain billet. En attendant, je vais soigner mon rhume en buvant un chocolat chaud et en dégustant fritelle et galani avant que les hordes de touristes envahissent la ville puisque le temps du Carnaval pointe son nez.

Parlons donc plutôt de ces choses si réjouissantes. Comme les décorations de Noël qui demeurent jusqu'au carnaval, les fritoe (fritelle), un délice à se damner, sont dans les vitrines de toutes les pâtisseries et au comptoir des vrais cafés de quartier (pas ceux tenus par les chinois). Depuis samedi, sont venus s'y ajouter les Galani, autre délice traditionnel. Chez moi, ma grand-mère les réalisait les jeudis et dimanches qui précèdent le Carême. "La vraie recette" disait-elle. Je l'entend encore nous dire sur un ton de plaisanterie, avec cet accent qu'elle n'avait jamais perdu "Votre mère, elle fait des Merveilles, c'est pas la même chose. Mes Galani, c'est tout le parfum de Venise et c'est moins gras ! C'est ça qui est Merveilleux !" et cela me faisait rire de voir les deux femmes de ma vie d'enfant faire semblant de se chipoter pendant que nous nous jetions sur le saladier rempli de ces petites bandes au joli jaune pâle saupoudrées de sucre. 

Pour ceux qui voudraient les goûter à Venise, toutes les pâtisseries en proposent. On dit que les meilleures se trouvent chez Italo Didovich, sur le campo Santa Marina. Pour ceux qui n'ont pas la chance d'être à Venise pendant cette période, voici le lien vers le billet publié sur Tramezzinimag en 2010 et miraculeusement récupéré lors de la suppression de la version originale du blog par Google (cliquer ICI). Ce n'est pas très difficile à faire. Il faut bien les dégraisser sur un papier absorbant avant de les saupoudrer de zucchero a velo (sucre glace). De quoi se réconforter quand le brouillard recouvre la ville et que, comme cela fut le cas ce weekend, les sirènes prévenant la population de l'éminence d'une acqua alta, cette horreur qui ne réjouit que les enfants et les touristes.

25 août 2018

Revenir est toujours une joie


"Venezia è un adolescente delle bellisime carne dorate"
Mario Stefani

Il y avait bien longtemps que je ne m'étais pas absenté autant. En général, je ne reste jamais loin de Venise. Je ne peux pas. L'éloignement m'est toujours une souffrance. La cité des doges occupe mes pensées, à peine revenu, je ne songe qu'à repartir. Tout me ramène depuis toujours en pensée vers elle. Achaque instant son image peut surgir, il suffit d'une cloche qui sonne, une musique, une lumière, un objet,pour que surgisse mon désir d'elle. Un besoin plutôt...

Jusqu'à mes promenades dans les venelles médiévales de la charmante petite ville (heureusement encore boudée par les touristes) où je suis très souvent.  J'y retrouve la même atmosphère particulière que dans les rues de la Sérénissime, dans ses quartiers excentrés où les hordes ne passent jamais. Bref, je suis resté bien trop longtemps éloigné - depuis mai ! - et je ne devrais pas. Le manque était devenu intenable, d'autant que je sais bien qu'il n'y aura jamais aucun risque d'overdose. 

Me voilà donc de retour. Pour peu de temps, contingences matérielles obligent. Pourtant ce court passage 21 jours m'est un bonheur. De vraies vacances. Di solito (2) je passe les mois d'été ici, mais cette année tout a été tourneboulé. Mais peu importe,n'ayant rien de particulier à faire, je dispose de tout mon temps pour errer, lire, rêvasser - une activité obligatoire pour moi depuis toujours, comme mes lecteurs le savent - me baigner, dormir. "Napping sulla terrazza" (3), comme me disait ce jeune visiteur anglo-japonais rencontré dans le cloître de San Franceso della Vigna, quand je lui détaillais les genres d'activités auxquelles je m'adonne ici en ce moment. Un régal bien que les chaleurs soient cette année bien plus pesantes qu'à l'accoutumée. Rien d'original donc : se sentir en vacances, paisible, détendu, sans réel objectif ni contrainte. Se laisser vivre, simplement. Ce à quoi tout le monde aspire, n'est-ce pas. 

Bien entendu, ce serait mentir que de prétendre que vivre à Venise est toujours facile. A moins de n'avoir pas à compter, de faire partie de cette toute petite communauté de very happy few, grands propriétaires qui se partagent la ville, il est de plus en plus difficile de trouver à se loger, de se maintenir dans les lieux quand rien ici n'est jamais vraiment clair, sûr et que les nécessités du quotidien deviennent ardues à satisfaire. Il faut aller de plus en plus loin pour trouver du vrai pain, du dentifrice ou des lacets. Les nouveaux doges et maîtres de la cité, les milliardaires étrangers et les chevaliers d'industrie rachètent et transforment les bâtiments, contribuant sans vergogne à vider la Sérénissime de ses véritables habitants, la livrent en pâture à un tourisme de masse qui arpente les rues et les campi sans jamais en pénétrer l'âme. Ces pauvres gens arpentent la ville sans comprendre qu'ils ne sont pas dans un parc d'attraction, ni un musée mais dans un vrai lieu de vie, un endroit où on naît, on grandit, on vit, on travaille et on meurt. Mais je crains qu'il faille rectifier mes propos. Venise est désormais un lieu où on essaie de vivre. où on survit... Jusques à quand ? Le compteur qui marque au jour le jour le nombre des résidents du centre historique, le triste exemple de Dubrovnik désormais presque totalement vidé d'habitants, ne nous porte pas vraiment à l'optimisme... Mais laissons ces propos qui nous embarqueraient vers des horizons bien sombres. 

Laissons pour la saison froide et les ciels bas, tout ce qu'il y a à dire, les vérités qui fâchent sur ce qu'une insane petite minorité a fait de cette ville, sur cette mise à mort programmée tout à fait en phase avec l'ultralibéralisme et la démocrature. Ce concept bassement mercantile à courte vue qui, peu à peu et sans complexe aucun, s'insinue partout dans notre pauvre monde en pleine déliquescence et s'apprête à faire un sort aux valeurs humanistes, au sens du partage, de l'accueil... Jamais mieux qu'à Venise le célèbre "après nous le déluge" que le Bien-Aimé aurait lancé pour justifier la fuite en avant qui mena la France à la catastrophe, ne prend toute sa dimension. Triste et accablant constat. 

Mais bon, ce sont les derniers jours de l'été. Tout ici le rappelle. Il fait très chaud dans la ville. Après ma visite quotidienne aux chats de San Giovanni e Paolo, je me suis installé pour lire le journal et travailler, dans l'ancien cloître des Crociferi, aux Gesuiti.. Il n'y avait encore presque personne à mon arrivée. Peu de bruit alentour. C'était il y a deux heures. Maintenant les résidents de la foresteria (4) viennent prendre leur petit-déjeuner ; peu à peu les lieux se remplissent d'une population bigarrée, de tous âges et de toutes origines. Pourtant rien à voir ici avec l'embarras insupportable de l'area Marciana (5) envahis par les hordes de touristes hagards et déjà dégoulinants. Je vais rester encore un peu du coup. Cet ancien couvent transformé depuis quelques années en résidence très branchée pour étudiants l'hiver et touristes l'été est un des endroits où j'aime venir écrire, tôt le matin. 

Avec son café sélect et ses jeunes et avenantes serveuses au délicieux sourire, l'endroit est agréable et de plus en plus fréquenté. Le charme des vieux murs y est pour beaucoup bien sûr mais l'air qu'on y respire et le vénitien qu'on y parle toujours évitent à l'endroit de ressembler tout à fait à ces lieux qu'on trouve partout dans le monde et sur tous les continents. Il y règne une atmosphère vénitienne authentique. On y parle le dialecte avant l'italien ou l'anglais, le café qu'on y sert est un des meilleurs de la ville, parmi les cocktails proposés, le Bellini (6) que les jolies petites serveuses concoctent avec gourmandise, est délicieux. 

Un joli lieu pour le farniente. Avec ce ciel tellement bleu, le soleil trop ardent que tempère heureusement un petit vent qui rafraîchit, les standards de jazz que diffusent discrètement les hauts-parleurs, tout ici concourt à rendre tout plus léger. 

Même la polémique qui fait rage ici après la tragédie du viaduc de Gênes et la chasse aux sorcières qui s'en suit (que la presse locale contribue à déployer mêlant les incroyables déclarations des actuels dirigeants du pays aux allégations les plus invraisemblables), le retour décomplexé des néo-fascistes, la montée d'un racisme inconnu jusqu'alors en Italie et une hargne de la population, ne parviennent pas réellement à entamer la tranquillité des derniers jours du mois d'Auguste.

Il règne ici, c'est évident un malaise certain devant ce qui se passe partout en Europe, l'effarant exemple de la situation en France, les prises de position de l'Eglise locale mélangeant le discours évangélique à la défense des valeurs ultra-libérales, diffusant un message impossible à entendre au sujet des migrants avec le "on ne peut pas accueillir tout le monde" du cardinal Scola, le patriarche de Venise. Scandaleux message quand il est sorti de son véritable contexte - habitude courante des journalistes d'aujourd'hui - formule qui est comme un crachat au pied de la Croix, un déni du véritable message du Christ, qui laisse à croire aux esprits simples qu'abrutissent les images ostentatoires et choisies des médias qui attisent la peur et la méfiance de l'autre.Triste rappel des terribles années noires du fascisme et de sa chute..."Père, Père, pourquoi t'ont-ils abandonné ?" dirait le crucifié aujourd'hui.

Mais ne nous engageons pas dans cette direction qui va encore susciter des commentaires acerbes et me valoir encore bien des ennemis. il est vrai que ce blog n'a plus subi de cyberattaques, ni de censure depuis deux ans... Je ne cherche à provoquer personne. Je suis en vacances. il fait bon, la musique s'est adoucie et l'ancien chiostro se remplit peu à peu de touristes et d'étudiants. Paisibles, tous sont attablés à l'ombre des parasols et des arcades. La musique est douce et joyeuse à la fois. La vie reste belle en dépit de toutes ces raisons qu'on a d'être en colère, ou tristes, ou effrayés par ce qui attend notre monde demain... Cet après-midi, un petit tour en barque dans les barènes (7) et demain matin à l'aube, la plage à Malomocco. La vie tout simplement.

Notes

1- : "Venise est un adolescent aux belles chairs dorées..." 
Vers célèbre du poète vénitien Mario Stefani (page 15) de son ouvrage Elegie veneziane, préfacé par Giovanni Tita Rossa paru en 1971 et jamais encore traduit en français. Certainement l'un des meilleurs ouvrages de Stefani qui y dépeint son amour pour Venise, son quotidien et son peuple. 
2- : Habituellement.
3-: Faire la sieste sur la terrasse.
4-: Auberge de jeunesse ou littéralement maison pour étrangers.
5-: La zone qui entoure San Marco (piazza, piazzetta, Schiavoni et rues adjacentes).
6-: Cocktail inventé par Cipriani au Harry's Bar fait de champagne ou prosecco et de jus de pêches blanches, le tout très frappé).
7-: Bandes de terre et petits îlots incultes souvent recouverts par l'eau lors des marées sur lesquels poussent une végétation spécifique dont les fleurs fournissent le pollen qui permet de réaliser un excellent miel.