06 avril 2019

Estamos de mudanza... un air de déjà vu

Je me souviens d'une rédaction en classe d'espagnol dans les années 70. Notre professeur, Madame Aix était une femme assez extraordinaire qui parvint à m'intéresser à une langue que je n'aimais pas et à sa littérature. J'avais dû choisir le castillan parce que le la classe d'italien avait été supprimée, faute d'amateurs...  Il y avait bien le russe mais mes déboires avec le professeur de grec qui m'aimait peu et l'idée de devoir me plonger dans l'alphabet cyrillique m'avaient fait pencher par prudence pour la langue de Cervantès. En maugréant car je n'ai jamais aimé le castillan. 

La dissertation devait porter sur un événement récent que nous avions vécu. J'avais 15 ans et nous déménagions pour nous installer dans une vieille maison de famille que je trouvais gigantesque et qui allait changer ma vie. L'enthousiasme qui me prend depuis toujours quand il s'agit d'écrire s'était vite emparé de moi. J'avais écrit quatre feuillets qui me valurent une très bonne note et les compliments du professeur. Cette dame en général assez sévère,  me fit même l'honneur de lire ma prose à toute la classe ! Tout cela m'est revenu en mémoire aujourd'hui, au milieu des cartons, les fenêtres du salon grandes ouvertes sur le campo Sant'Angelo. J'aime tellement l'animation et les bruits de ce campo...


Laissez-moi expliquer à mes lecteurs le pourquoi de cette remontée de souvenirs anciens. Depuis plusieurs années, je bénéficiais de la gentillesse d'une amie qui louant un appartement que je connaissais bien pour y avoir logé quelques années auparavant, en compagnie un jeune élève, devenu un ami et qui sortait d'une longue maladie. Il désirait voir Venise avec moi. Ses parents nous y logèrent pendant une dizaine de jours, le temps pour lui de se remettre d'une chimiothérapie qui avait laissé ses vingt ans exsangues. 

Avec sa vue merveilleuse sur l'un des plus charmants campi de Venise, l'appartement que je vais quitter est situé dans un très vieux palazzetto rénové à la fin du XIXe siècle à l'usage de fonctionnaires du nouveau royaume lombard-vénitien des Habsbourg. Remanié certes mais ayant gardé son âme, en dépit d'un mobilier Ikea assez déprimant, les huisseries, les murs et les plafonds peints d'un blanc clinique uniforme, il possédait un charme fou.

L'immeuble aussi possède une âme. Les trois appartements sont de bonne taille, une pièce à usage de lingerie au quatrième étage qui faisait parfois office de chambre d'appoint, une terrasse attenante pour prendre l'apéritif ou bouquiner en prenant le soleil. Au  rez-de-chaussée, tout une série de magazzini dont quelques uns occupés par un menuisier esclavon, ce qui rime en l'espèce avec bougon, mais talentueux, brave et serviable. Jusqu'à ces derniers mois l'immeuble appartenait à la comtesse douairière dont le mari, ancien directeur de la RAI descendait d'une vieille famille noble de Padoue inscrite depuis des siècles au patriciat vénitien, une de ces Case fatte per soldo. La charmante vieille dame a laissé en mourant de nombreux biens immobiliers à ses filles, dont l'immeuble de la calle dei Avvocati. Malheureusement pour ses occupants, elle n'avait rien établi au moment de sa mort et selon un ami notaire, mais aussi la rumeur en ville, les partages et la dévolution de ces palais et villas en ont été fort difficiles. 

La sympathique et solaire Maria Novella, auteur-compositeur, écrivain, peintre et galeriste qui gérait la maison pour le compte de sa mère, n'ayant pas reçu le palazetto dans les partages, elle se retrouva dans l'impossibilité de nous garantir le maintien dans les lieux. Pendant des semaines, il fut impossible de savoir à quelle sauce nous serions mangés... Appartements mis en vente ? Rachat de l'ensemble par une société pour en faire un hôtel de plus ou des bureaux ? Transformation par les sœurs des lieux en pension de luxe ou location à la semaine en Airbnb ?... Ce fut pendant plusieurs mois le flou le plus complet. Finalement, le couperet est tombé, l'immeuble sera conservé par les deux autres sœurs, dont l'une vit en Angleterre et l'autre en Toscane. Il sera restauré puis loué de nouveau. Soit à l'année en bail transitorio (temporaire) ou en bail touristique par le biais d'une agence spécialisée. A moins que ces dames changent encore d'avis. Même leur notaire ne sait rien et dans les cafés alentours, tout se dit, les rumeurs courent comme toujours ici... 

Un à un, les locataires ont donc fait leurs malles. Nicolà quittera son atelier au rez-de-chaussée dans quelques semaines. Employé pour rénover les ouvertures et autres travaux de menuiserie, sa présence reste tolérée.La première à partir fut Sophie de K., artiste bien connue dans les milieux parisiens. La dame, assez âgée, est partie très en colère, après des années d'occupation du premier étage, où elle venait chaque année pendant plusieurs mois. En quelques heures, tout fut mis dans des caisses et rapidement enlevé. Puis vint le tour de notre appartement, l'étage noble ou ce qu'il en restait. Ce fut relativement vite fait, l'appartement était loué meublé - si peu, seuls deux jolis fauteuils recouvert de damas vert de chez Rubelli, quelques chaises rondouillardes très louis-philippardes et quelques gravures anciennes évitaient la fadeur. 


Catherine, mon amie photographe, passant ses journées vénitiennes à capter la lumière et les atmosphères de la Sérénissime, ne faisant pas grand cas de la décoration, l'appartement pouvait paraître froid comme un logement de fonction dans une petite sous-préfecture. J'ai besoin pour écrire d'être dans une atmosphère cosy, chaleureuse, avec des livres et des fleurs. J'y avais peu à peu amené des photos, des livres et la cuisine avait pris un petit air de maison de campagne grâce à des cuivres anciens dénichés dans une brocante du côté des Carmini que m'avaient offert une amie qui s'installa au troisième étage et qui partira la dernière. Mais ce qui faisait le charme de l'appartement c'était sa vue. Les fenêtres du salon et la chambre principale (la mienne), ouvraient sur le campo. Un délice. J'avais installé près des fenêtres une table avec une lampe, pour écrire. La bibliothèque s'enrichissait à chacun de mes séjours de nouveaux livres. J'avais le projet d'y amener quelques meubles de famille, des tableaux, histoire de redonner aux lieux, un style moins neutre. 

© Sophioe Westerlind
J'y avais même exposé les grandes et magnifiques toiles d'une amie suédoise et le Faune joueur de flûte, joli bronze de Mürer qui fut ma première acquisition d'art contemporain quand j'étais étudiant, a trôné un été sur une table basse à côté du canapé, en même temps que Mitsou, mon vieux chat roux se régalait des heures passées sur le poggiolo à l'angle d'où il avait une vue complète sur le campo. J'avais dû déplacer un énorme cactus en pot qui y siégeait depuis des années... Il aurait fallu quelques efforts encore pour faire de cet appartement un lieu habité, chaleureux et confortable. J'avais prépare plusieurs tapis anciens pour recouvrir le terrazzo datant du XIXe, sans intérêt et fort laid... Les plinthes méritaient un glacis en faux marbre et les portes badigeonnées de blanc auraient retrouvées la couleur naturelle des bois dont elles sont faites... Hélas, les propriétaires ayant d'autres projets, rien de cela ne put aboutir.


Le dernier étage est encore occupé par une autre Sophie, installée à Venise pour mener à bien l'élaboration du catalogue-inventaire d'un artiste contemporain peu connu, proche d'Hemingway et qui fut un touche-à-tout de génie, comme il en a existé plusieurs sur la lagune au XXe siècle. Parisienne, douée d'un goût très fin, historienne d'art formée auprès des meilleurs spécialistes, elle a amené l'essentiel de son appartement de l'Ile Saint-Louis pour faire de son appartement un refuge plein de charme. Un cocon très parisien, très féminin. Très accueillant. 

Quelques marches plus haut, la petite pièce où un jeune factotum venait parfois repasser draps et serviettes, s'apprêtait à devenir une petite chambre d'appoint, charmante soupente oubliée. Puis la terrasse que nous avions tous décidé d'aménager, en remplaçant les horribles meubles en plastique par du teck, avec des plantes odoriférantes, de la verdure, etc. Un de mes vieux amis du temps de Sciences Po, Jean d'A. m'avait écrit un jour, apprenant que je m'étais installé à Venise après la mort de mon père, m'avait écrit trente ans plus tôt : "Je nous vois bientôt, le soir, entre amis, sirotant un délicieux whisky et fumant les Cedros de Davidoff, sur la terrasse de ta maison vénitienne!" Sa prophétie allait enfin se réaliser... Il n'y est jamais venu, mais mes enfants oui, et bon nombre d'amis : Antoine bien sûr, Giulia, d'autres encore. Je souhaitais y fêter Noël, reprendre peu à peu une vraie vie vénitienne jusqu'à ce que je puisse ad vitam, m'installer de nouveau à Venise et renouer avec ma vie d'avant, avec celles des miens qui vécurent ici pendant des siècles...

Bref, le palazetto aurait pu très vite devenir une sorte de phalanstère joyeux dont les occupants, ayant en commun l'amour de l'art, de la beauté et de la Sérénissime, allaient faire un lieu agréable à vivre, ouverts aux amis. J'y envisageais des expositions privées pour présenter le travail des artistes  que j'aime, des petits concerts - je réfléchissais au moyen de faire venir notre vieux Pleyel qui s'ennuie dans une grange quelque part en Dordogne  -, des dîners gourmands et bien sûr, la maison d'édition qui tarde à voir le jour y aurait présentée sa production. Rien de prétentieux, ni d'affairiste. juste un lieu de vie agréable et accueillant. Il était écrit, hélas, que cela ne serait pas. Passée la déception - et un peu la colère devant l'iconoclaste - et tellement, tellement, vénitiennement prévisible ! - attitude des propriétaires légitimes, qui se sont emparées aussitôt les clés en main, de la logique mercantile locale. Ah "i schei", c'est quelque chose pour certains vénitiens, "autrefois peuple de marchands, aujourd'hui peuple de boutiquiers" comme l'écrivait déjà avant la guerre de 14, Barrès ou bien est-ce Lorrain...  "L'avenir l'avenir / Ouvre ses jambes bleues / Faudra-t-il en mourir / Ou bien n'est-ce qu'un jeu ?" chante Jean Ferrat Une page tournée et de nouveau, la disponibilité d'une page blanche. Dieu voulant...

Venise, 22 mars 2019 - Bordeaux, 6 avril 2019


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