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26 septembre 2022

Venise comme délicieux antidote et autres considérations (2/2)

Chronique du 2 juillet 2022, entre San Marco et Milano centrale...

 
Fin de ces quelques jours de juin à Venise. Bientôt les retrouvailles avec le quotidien bordelais et sa grisaille, les tensions et les incompréhensions au quotidien dans un univers dont je me sens désormais si peu solidaire... Après de belles rencontres et de jolis moments de partage, il faut rentrer et reprendre tout où je l'avais laissé. Hélas. Mais quelque chose a changé. Deux ans de crise sanitaire et la preuve irréfutable au quotidien de l'incohérence, de la bêtise généralisée et médiatisée, de l'incompétence aussi de la plupart de ceux qui dirigent le monde - ou s'imaginent le faire - ce monde qu'ils contribuent, par leur médiocrité et leur inculture, à enfoncer dans le chaos ; et puis la certitude renforcée, évidente qu'en dépit des changements qu'on sent aussi en Italie libérale et matérialiste, le peuple de la péninsule demeure un peuple heureux, joyeux, accueillant et bienveillant. C'est une évidence : on vit et continuera de vivre mieux en Italie.
 
Mes lectures, autant que mes rencontres avec des êtres charmants, brillants, aux idées claires et aux opinions salutaires, ont fait de ces quelques jours volés à la routine et aux préoccupations de mon quotidien en France, un moment précieux, revigorant, roboratif... le dernier article de Thierry Guinhut , sur son blog consacré aux « peintures et paysages sublimes» cite l'excellent texte sorti en 2009 de Alain Mérot (« Du paysage en peinture dans l'Occident moderne ») déjà cité dans Tramezzinimag mais avalé lors de la suppression du premier blog par Google. et l'intellectuel de pointe...
 
 
Évoquer Nico Naldini avant que j'oublie. Un lecteur discret et fidèle de Tramezzinimag, jeune universitaire rencontré par hasard (?) l'autre jour à la Querini évoquait dans notre conversation la personnalité du parent de P.P.Pasolini, disparu il y a deux ans à l'âge de 91 ans. Notre échange qui devenait trop animé pour ne pas perturber les autres lecteurs de la salle où nous étions installés, nous le poursuivîmes dans le jardin, ou plutôt sur la partie de la jardin dévolue à la brasserie du musée. Le café y est bon marché, les pâtisseries agréables. Nous avons abordé le sujet difficile de l'engagement des artistes dans la société et plus particulièrement des poètes. En référence à Pasolini bien entendu et Naldini en suivant dont on connait moins le travail. Notamment au service de la langue frioulane.
 
Que le sage ou le poète intervienne dans les affaires politiques est une vieille histoire qui débute bien avant l’invention du mot « intellectuel ». Terme qui n'est pas très vieux finalement puisqu'il apparait seulement à la fin du XIXe siècle, dans le triste contexte de l’Affaire Dreyfus... Cette fin de siècle a décidément embourbé la pensée avec des mots nouveaux, des pensers (joli mot au masculin apparu la première fois chez des écrivains esthètes de la toute fin du siècle) tout sauf progressistes et innovants pour l'Humain... Tout ce qui complique la réflexion et finit par nécessiter une préparation, une formation spécifique, éloigne de la spontanéité d'où jaillissent parfois des idées neuves, vraiment inédites et vraies...
 
L'intellectuel donc, en Italie comme en France, ne cessera pas d’être l’enjeu de luttes de classement : organique ou universel, chien de garde ou garant de l'idéal démocratique, animal médiatique ou expert. L’élaboration par Michel Foucault de la notion d’intellectuel spécifique entre bien sûr dans ce jeu. On peut s'en servir de référent, de base pour la réflexion. Mais, à condition de ne pas la prendre trop au sérieux. Ne convient-il pas de la reprendre à une époque de forte démonétisation/désacralisation de la posture ? En la liant à une politique de la subjectivité, Foucault nous invitait à ne pas renoncer à l’exercice d’une véritable fonction critique pour toujours exprimer un rapport au vrai, medium nécessaire à la vie démocratique...
 
 
En ces temps d'élection où l'avenir d'un pays dépend de l'humeur et de l'énergie de son peuple, l'intellectuel de pointe comme disent les italiens est plus que jamais une figure nécessaire face aux politiciens à l'esprit alourdi par leur ego et les poches remplies par des influenceurs en tout genres, faussement préoccupés de leurs administrés qui les dérangent, démagogues patentés bien éloignés du quotidien des « gens ». Phénomène universel et de toujours ? Il suffit de relire Les Annales de Tacite pour se rendre compte que déjà dans sa décadence, le monde romain avait ses profiteurs habiles démagogues, menteurs patentés, profiteurs et complètement détachés du Bien Public... à Athènes avant eux... Ils n'avaient pas les écoles de commerce où se précipitent aujourd'hui toute la jeunesse aveuglée par la rutilance magnifiée du veau d'or... 

 
Combien la jeunesse est belle. J'observais de la fenêtre de la cuisine deux garçons qui jouaient au ballon dans le cortile de la maison d'en face. Un panier de basket et les deux à tour de rôle tentaient de marquer. Mais assez vite, le plus jeune des deux se mit à dribbler avec un ballon de foot avec acharnement. Sa musculature déjà puissante - il devait avoir quinze ou seize ans - le vieillissait. Je pensais à la beauté de la jeunesse, à son côté éphémère dont on n'est conscient que bien longtemps après l'avoir perdue. Ce jeune vénitien, brun, bronzé, à l'aise dans son corps, je ne l'avais jamais vu. Dans le quartier, même en n'y vivant plus à l'année je connais la plupart des gens. J'ai vu souvent une dame d'un certain âge franchir le portail,  une jeune maman aussi avec un bébé et une fillette d'une dizaine d'années. Mais jamais je n'avais croisé ces deux adolescents. J'ai su pourquoi ils m'étaient inconnus quand je les croisais quelques heures plus tard dans la ruelle... 
 
 
Je revenais de la plage. Le joueur de foot sortait de la cour avec sa mère. Je les saluais en italien. ils me répondirent courtoisement, en anglais... Le garçon n'est donc pas vénitien, c'est un américain et ses parents ont loué un appartement dans l'immeuble. Celui avec la terrasse et l'énorme climatiseur qui surplombe d'une des fenêtres. Les vénitiens sont souvent musclés et à l'aise dans leurs mouvements parce que la marche et le canotage, mais aussi la proximité de la mer les aident à dessiner leur corps très tôt. Cette vigueur, ce bronzage, cette aisance dans les mouvements, tout cela pouvait laisser croire que je voyais s'égayer sous mes yeux un vrai fanciullo d'ici, V.O.C. (Vénitien d'Origine Contrôlée) pas un de ces jeunes américains protéinés au beurre de cacahuètes et entraînés. Quant au bronzage, le nombre de jours d'ensoleillement sous le soleil vénitien, fabrique à tous un hâle parfait dès la fin du mois de mai.Pas besoin de vivre en Floride ou à San Francisco.
 

A Venise, mais ailleurs aussi, presque tout est sali par l'appât du gain. « Ce n'est pas nouveau » me rappelle une amie, fille et petite-fille de marchands. « Venise était au Moyen-Âge déjà était ce que New York est depuis le début du XXe siècle, la capitale du business où on venait du monde entier pour tenter de s'enrichir». Là encore, la Sérénissime a été un modèle, un exemple. Je suis tenté de souligner que cela ne devrait pas être un modèle et un exemple à suivre.  Et si sa chute, l'effondrement de sa civilisation offrait l'avant-goût de ce qui attend le système économique mondial actuel, basé sur le profit, la croissance et l'exploitation ? 
 
Schei, schei, e schei ancora... Hors le pognon point de salut ! Shakespeare a vu juste et universel quand il dépeint le juif Shylock qui ose dénoncer l'hypocrite morale chrétienne de l'époque. L'argent faisait son bonheur mais l'humain demeurait. C'est là qu'il nous faut prendre peur pour l'avenir de notre civilisation : toutes ces guerres qu'on ne pensait imaginer revenir à quelques encâblures de nos terrasses de café, depuis ce XXe siècle meurtrier, la montée des terrorismes, d’État ou religieux, la fuite en avant du toujours plus et l'ensevelissement des repères éternels, spirituels, philosophiques... L'arrivée au pouvoir de milliardaires avides, l'enrichissement de plus en plus colossale de certains et l'appauvrissement de tous les autres. L'Inquisition pourchassait le diable sans jamais l'avoir. Aujourd'hui, le diable est toujours et encore à l’œuvre.
 

Dans le train qui me ramène en France, un jeune moine copte égyptien, sourit en regardant deux petites filles qui jouent, adorablement spontanées mais en même temps attentives aux autres et ne dérangeant personne. Certains travaillent, d'autres dorment ou lisent. Et dans mes oreilles le Beata viscera de Perotin dit Perotinus Magnus, « discantor  optimus » dans un enregistrement découvert récemment à Venise par l'ensemble Tonus Peregrinus... Un heureux mélange de genres pour effacer la tristesse d'avoir dû quitter une fois encore Venise mais aussi le regret, une fois encore, de laisser derrière moi cette atmosphère joyeuse et apaisée qu'on ressent partout en Italie - même au milieu de la foule de l'immense gare de Milano Centrale. Est-ce seulement une histoire de climat comme le suggérait Montesquieu ? 
 
Ici aussi pourtant, la montée - qui semble irrémédiable - des partis fascistes comme un peu partout en Europe, la peur des gens, la haine de l'autre, la méfiance vis à vis de l'étranger qui reprend de la vigueur et se généralise... Mais il y a autre chose, un truc dans l'ADN de l'Italie qui dans toutes les aventures de ce peuple transforme à la fin les tragédies en comédie, les larmes en rire !
 
Bien plus que tout cela, bien au-delà d'une histoire de journées ensoleillées, de rires et de danse, il y a un peuple qui a du coeur, de la sagesse et beaucoup d'esprit. Ce sont les paroles de cette merveilleuse chanson de Gianmaria Testa écoutée en boucle ces derniers jours, délicieux remède sans effets secondaires et qui guérit de toutes les nostalgies et apaise toutes les tensions...
Dentro la tasca di un qualunque mattino
Dentro la tasca ti porterei
Nel fazzoletto di cotone e profumo
Nel fazzoletto ti nasconderei
 
Dentro la tasca di un qualunque mattino
Dentro la tasca ti nasconderei
E con la mano, che non vede nessuno
E con la mano ti accarezzerei
Salirà il sole del mezzogiorno
Passerà alto sopra di noi
Fino alla tasca del pomeriggio
Ti porto ancora
Se ancora mi vuoi
Salirà il sole del mezzogiorno
E passerà alto, molto sopra di noi
Fino alla tasca del pomeriggio
Dall'altra tasca ti porto
Se vuoi
 
Dentro la tasca di un qualunque mattino
Dentro la tasca ti porterei
Nel fazzoletto di cotone e profumo
Nel fazzoletto ti nasconderei
Dentro la tasca di un qualunque mattino
Dentro la tasca ti nasconderei
E con la mano, che non vede nessuno
E con la mano ti accarezzerei
 
E con la mano, che non vede nessuno
Con questa mano ti saluterei

10 août 2022

La magie de Venise ce sont aussi ses montagnes


Ayant assez de temps cette fois pour ressortir de mes cartons certaines de mes affaires oubliées depuis février 2020, j'ai retrouvé une clé USB dans laquelle j'avais l'intention de collationner toutes les images concernant l'apparition magique des Dolomites depuis le Centro Storico. Malheureusement cette année-là, je n'avais pas eu le temps de tous transposer sur la clé et je m'étais promis de la ramener en France pour y ajouter les centaines de clichés sur le même thème que j'avais sur le disque dur de mon vieux PC. J'avais évidemment oublié la clé à Venise et le premier confinement nous est tombé dessus... Le retour prévu pour lancer la maison d'édition et décider d'un local, était fixé au...15 mars... Il aura fallu plus deux dans avant que de rouvrir cette clé et, entre autres retrouvailles, retrouver ces images de l'ami Claudio Baoretto et celles de Marco Contessa notamment !
 






La célèbre vue de Venise et de sa lagune publiée en 1493 par Hartmann Schedel dans son magnifique ouvrage  Le Cronache di Norimberga montre la cité lacustre comme elle apparaissait aux visiteurs à la fin du XVe siècle, dans ce Moyen-Âge finissant qui s'apprêtait à laisser la place à la somptueuse Renaissance. 
 

Hartmann Schedel. Vue de Venise Die Schedelsche Weltchronik, 1493

On y voit en arrière plan des collines et des monts. Ce sont les Dolomites. Un regard distrait pensera aussitôt aux limites de la connaissance à l'époque de l'allemand. Défaut de perspectives,naïveté des artistes de cette période somme toute considérée comme assez primitive encore. Le touriste lambda qui arrive par le Pont della Libertà édifié au XIXe siècle par l'occupant autrichien et dont on dit ici qu'il a rattaché le monde continental à la république permettant au reste de l'univers d'être enfin - les bienheureux - reliés à Venise, et non le contraire, ce touriste ébahi par la lumière, les campaniles et les immeubles surgis de l'eau, tout à son extase, n'imagine pas qu'on puisse pénétrer certains jours dans la vue de Venise publiée en couleurs un an après la découverte des Nouvelles Indes, qui deviendront bientôt l'Amérique, source de tant de rêves et de cauchemars depuis...
 
 
 
Pourtant ce 'est pas une fantaisie que ces montagnes qui surgissent comme le décor de fond d'un palcoscenico dessiné par le Créateur. Voici quelques photos qui en apportent la preuve. On ne peut que souhaiter aux visiteurs d'être face à ce spectacle incroyable et merveilleux qu'il faudrait applaudir à la façon des japonais (et de ma grand-mère qui ne l'était pas) quand ils assistent à l'éclosion de la première fleur de magnolia ou à un sublime coucher de soleil !
 
 
Imaginez la scène un instant : les touristes comme les vénitiens, alignés sur les Fondamente Nove, aux balcons de certains palais bien orientés, en haut des campaniles et des altane ou sur les quais du Lido qui soudain se mettent à applaudir ensemble devant le spectacle, cette apparition magique des montagnes, parfois enneigées - de moins en moins hélas - qui semblent à portée de nos mains, nettes à les toucher... 
 
Ce serait un grand moment à chaque fois, je puis vous le garantir !



16 juin 2022

Initialement prévue pour juin 2020, la France fêtée par Proloco Lido est enfin une réalité !

Il aura fallu beaucoup de patience et de détermination à tous les organisateurs pour mener à bien cette manifestation longuement concoctée dès 2019 et qui aurait dû se dérouler du printemps à l'automne 2020 si la crise sanitaire n'était pas venue tout bouleverser. Deux ans plus tard, le projet voit le jour et c'est, ce samedi, le moment le plus attendu : la dégustation de vins et de fromages français dans un des plus jolis hôtels du Lido, la Villa Mabapa où règne le fringant Antonio Vianello, dynamique directeur de l'établissement, à la tête d'un personnel sympathique et attentif à rendre aux visiteurs leur séjour le plus agréable possible et à l'avocat Luca Serafini, membres très actifs du mouvement Proloco Lido di Venezia-Pellestrina

Samedi, dès 20 heures une soixantaine de chanceux - ceux qui ont pris soin de prendre assez tôt leur réservation et quelques invités pourront goûter des vins bordelais issus de l'agriculture biologique et des fromages artisanaux amenés par les producteurs qui les feront déguster. Un groupe de musiciens accompagnera la soirée qui se déroulera dans les jardins de la Villa Mabapa, cet hôtel de belle renommée pour son accueil son style et la qualité de sa table. A ce propos, les hôtes ne se contenteront pas de vins et de fromages, mais ils se régaleront de plats traditionnels des provinces de France réinterprétés par le cusuinier et son équipe.

Pour ceux qui sont à Venise ce jour-là, venez ! Il reste encore quelques places.


17 avril 2022

En musique, le vrai retour du printemps !

Près de l'endroit où je vis à Venise, on croise souvent, installé avec son luth, le musicien hongrois Bence Bók, devenu une figure du quotidien vénitien, comme d'autres le furent avant lui. Il joue de son instrument imperturbablement, des airs de la Renaissance, en toute saisons. J'assimile sa silhouette, le ton toujours tranquille de sa voix, à l'hiver. Cela vient de l'époque où nous habitions quasiment sur le campo Sant'Angelo, à l'entrée de la Calle dei Avvocati. Un jour gris de novembre où je réalisais le vide laissé par Mitsou, notre vieux chat orange, mort quelques semaines auparavant, avant de pouvoir revenir à Venise qu'il affectionnait, je regardais le campo dont on devinait à peine les façades. Comme si à sa place, il y avait un vide et que l'espace n'était qu'un épais nuage gris. Quelques lumières apparaissaient comme des étoiles dans un ciel lointain. Le silence était impressionnant. Tristesse et mélancolie donc que le mordant de l'air renforçait. Soudain, le son du luth. Magique. On ne discernait pas d'où la musique provenait. C'était la fin de l'après-midi. A Venise, la nuit tombe vite et les jours de caigo. La mélopée semblait colorer la brume. 

© Larry Mellman - 2009

En cette veille de Pâques, quand le Triduum Pascal arrive à son terme, le printemps s'amplifie. Après la glycine, le lilas et le mimosa, c'est la joie qui fleurit. Le ciel se fait plus beau et l'air plus doux. Les vestes et les manteaux tombent, les jambes des filles se colorent, les garçons les emmènent sur leurs barques fringantes, les merles lancent leurs trilles joyeuses... C'est à tout cela que me fait penser la vidéo, postée il y a quelques années maintenant du groupe vénitien Rumatera invité aux Indiemood sessions que me fit connaître mon ami Antoine Lalanne Desmet. Une musique joyeuse, une compagnie amicale, au fil de l'eau, un jour de grand beau temps, sur le Rio Marin. Les trois musiciens vénitiens sont à bord de la «Sarsegna» un topetto (une embarcation typique à fonds plat de la lagune de Venise qui peut contenir jusqu'à 6 passagers)  rénové  par l'association Il Caicio.

Bonnes Fêtes de Pâques à tous e buona Colomba a tutti ! 



22 mars 2021

Un dimanche comme les autres mais en plus doux

Depuis toujours pour beaucoup d'entre nous, ceux qui ont la chance de vivre dans un monde paisible, où les enfants peuvent jouer dans les jardins loin des guerres et des malheurs, ceux pour qui le dimanche est le premier jour de la semaine en même temps que le huitième. celui que Dieu choisit pour se reposer Un jour différent des autres, avec une lumière particulière, un rythme nouveau, plus lent, plus fluide. Parfois aussi un jour d'ennui et de silence. La voix d'Andreas Scholl qui reprend la belle berceuse que Billy Joël composa pour sa petite fille. Cette idée qu'il faut :
« Rassurer les enfants en leur disant qu'ils ne sont pas seuls et qu'on ne les abandonnera jamais est tellement important pour leur bien-être et leur développement future »... 

J'y pensais en me rendant au milieu du jour chez la mère de mes enfants que je n'avais pas vu depuis Noël. La seconde de mes filles arrivée de Nantes, son mari et leurs deux petits y déjeunaient avant de repartir en Bretagne. J'avais des invités moi aussi, et pris dans la préparation du repas, les courses ce matin tôt, me dépêchant pour que tout soit prêt, les plats au four, les vins ouverts, la table mise et l'appartement rafraîchi et dépoussiéré, je n'avais pas eu le temps de prévenir que je ne resterai que le temps de saluer mon gendre et mes adorables petits-enfants. En quelques minutes, le tram m'avait déposé à deux pas de la maison. Un arrêt chez le pâtissier pour ne pas arriver les mains vides et trouver une gourmandise qui plairait à tous, et j'étais en bas de la maison. La place était inondée de soleil. 

Les lieux sont chargés d'histoire. Ils occupent le centre du colisée datant de la gallo-romaine Burdigala, appelé par les bordelais Palais Gallien. Il n'en reste plus grand chose, mais les ruines, très romantiques, sont imbriquées comme à Rome dans les immeubles alentour. On a planté des palmiers sur la petite place . Les lettres dorées d'une citation d'Ausone, le poète bordelais qui fut le précepteur de l'empereur Gratien, gravées à l'antique sur le contrefort des marches de pierre, brillaient. Le soleil éclatant semblait vouloir marquer ce premier jour du printemps nouveau... Tout concourait à créer une ambiance méridionale et hors du temps. Soudain, le regret de Venise surgit en moi. Loin de me rendre triste, il stimula mon plaisir. Un jour, bientôt ou plus tard, ce sera, de nouveau dans la cité des doges, mon quotidien retrouvé et cette douce sensation d'être là où je sais que je dois être, là où je me sens vraiment « arrivé à destination »... Mais les aléas entravent depuis tellement longtemps maintenant aspirations et projets, que plus rien ne semble assuré et prévisible, n'est-ce pas ?

Les lecteurs de Tramezzinimag doivent se demander quel rapport il y a dans cette narration d'un dimanche bordelais et les sujets qui nous préoccupent, généralement en rapport avec la vie vénitienne... Je ne sais si cela procède de l'usage des voyages qui sont à chaque fois la promesse d'expériences nouvelles dans un monde nouveau ou la vie recluse dans un univers qu'on pourrait croire de clôture, à la discrétion du père abbé, notre bon Dom Emmanuel Macron. Mais je me gausse, le pauvre homme n'a pas non plus la vie facile depuis son accession à la charge suprême...

Vivre à Venise en ces temps bizarroïdes n'est pas plus facile que pour nous, à Paris, Lyon, Bordeaux, Malaga ou Montréal. Seulement, les vénitiens ont la chance de vivre dans la plus belle ville du monde, un paradis d'harmonie, de lumière et de beauté. Un lieu où le silence est rempli du murmure des siècles jamais étouffé (encore) par la modernité et ses bruits, ses puanteurs. De plus, les hordes de barbares se sont totalement évaporées. Campi et calle appartiennent de nouveau aux vénitiens. Enfants, chiens, mouettes, les chats aussi, tout le monde semble bien plus épanoui que les citadins d'ailleurs, en dépit des masques, des cafés et restaurants fermés. Bientôt Venise sortira de la zone rouge. La vie reprendra le cours presque normal de ces dernières semaines. 

Mais nombreux sommes-nous à ne pouvoir rentrer, maugréant devant cette injustice. Imaginez : avoir eu la chance, depuis un an maintenant, de découvrir Venise comme jamais personne n'avait pu la voir : les eaux limpides et impollues comme au premier jour, les canards, les pigeons, les mouettes errant comme surpris du silence et les habitants eux-mêmes abasourdis par les parfums dans l'air, les sons purifiés autant qu'amplifiés. Beaucoup de mes amis me disent avoir eu cette impression très forte, celle d'être environné d'un vrai silence, comme en montagne ou dans le désert : aucun bruit mécanique, aucun moteur. Les sons de la vie urbaine sans la folie des temps modernes. Le bruit des pas sur les dalles des rues, les cloches qui se répondent, les cris des enfants, les rires, la musique qui surgit d'une fenêtre entrouverte, le chant des oiseaux, le clapotis des eaux... Oui, en gravissant les quelques marches qui mènent jusqu'à la porte de la maison où je suis attendu, je réalise combien ce dimanche ordinaire déjà si doux et heureux, doit l'être encore davantage à Venise, du côté de San Samuele, de San Zanipolo ou dans Dorsoduro...

08 mars 2021

La joie revient et la vie à Venise reprend couleur...

© Catherine Hédouin - février 2021
 
24/02/2021
Le printemps n'est plus très loin. Il approche. Déjà les mimosas répandent leur senteur joyeuse et éclairent de milliers de petits soleils le regard des passants. Celui qui irrigue de lumière et de joie la Fondamenta de  la Toletta dont l'image envoyée par mon amie Catherine nourrit ma nostalgie autant que l'espoir de pouvoir rentrer bientôt. Voilà un an et un mois que je me suis éloigné. A quelques jours près, j'aurai connu moi aussi la délirante situation imposée par la pandémie et goûté au bonheur de découvrir Venise vide à chaque heure du jour comme elle l'est en pleine nuit. Le silence qui se répandait partout, laissant aux oiseaux et aux cloches le soin de rythmer les jours. 
 
Jamais un homme vivant n'avait été ainsi confronté à cette vacuité imposée par la crainte d'un virus venu d'on ne sait où et qui se répandit partout, se faufilant dans les calle et les campi mais aussi dans les esprits, en y déposant des peurs et des croyances toxiques comme un parfum mauvais, comme un regret ou une trahison. Le bonheur d'être débarrassé de la foule des touristes, ces hordes devenues insupportables qui souvent nous gâchaient l'ordinaire des jours, s'infiltrant dans tous les interstices du quotidien des vénitiens, les forçant à faire de tous les lieux secrets et charmants envahis plusieurs fois par jour et chaque jour de la semaine des clôtures jalousement préservées pour l'usage de leurs habitants. Combien de  et courettes (corte e cortile) sont désormais protégées par une grille voire un portail de fer empêchant de rien voir des trésors qu'elles recèlent. Est-ce un bien ? Est-ce regrettable ? Y répondre est un autre sujet. Faut-il s'en réjouir ou s'en attrister ? J'avoue ne pas vraiment savoir de quel côté penche mon cœur... 
 
 
Comme tout le monde, j'ai tellement souvent pesté contre cette invasion permanente, ces flux de barbares assoiffés de pittoresque et trop souvent incultes, pressés et dévastateurs...Plus d'un an a passé. La crise est derrière nous pour le plus grave, derrière nous les hésitations et les prises de position déroutantes, les pas en avant, les pas en arrière des gouvernants, les inepties déversées à la chaîne par les médias, la peur et l'angoisse de beaucoup, la colère de quelques uns ; la sidération devenue une sorte de précipité général répandu à la vitesse de l'air qu'on ne respire plus qu'à travers un bout de chiffon qui n'a pas l'élégance des masques de la tradition... Tout cela bouleverse l'entendement. Mais Venise, vide ou presque, autant que lorsqu'elle était trop pleine d'admirateurs, a repris sa respiration. jamais elle n'a été aussi vide sauf peut-être dans les jours qui suivirent la fin de la grande peste, partie comme elle était arrivée... Coup de vent re-créateur de vie et de joie. Jamais elle n'aura été aussi belle et jamais elle ne se sera donnée, offerte, à ses enfants émus par tant de beauté de nouveau remarquée. Et c'est bien. On parle de réappropriation après la confiscation. Jeux de mots et d'idées, mélange qui sied si bien à la Sérénissime, brouille les pistes et entrouvre mille possibles. Si seulement... "Hope and pray" disait ma grand-mère.
 
 
 
Déjà la junte au pouvoir régurgite ses sempiternels démons et montre qu'elle n'a rien compris, rien retenu de la crise sanitaire. Les édiles aux manettes ne peuvent plus cacher leur objectif, obsessif : refaire venir les touristes en masse, accentuer la disneylandisation de Venise, attirer les hordes à nouveau pour que jaillissent à nouveau les devises qui serviront à acheter les voix des électeurs de la Terraferma, de Mestre et de Marghera, bien plus nombreux que les vénitiens véritables, ceux de la cité des doges et bien plus souples et compréhensifs. Ceux qui veulent des services et des prestations urbaines identiques à celles proposées partout ailleurs, dans les centres urbains «normaux», les satisfaire c'est s'assurer des années au pouvoir et les prébendes qui vont avec. Tant pis si la Venise historique meure, ses ruines rapporteront peut-être davantage que ces sestiere bourrés de trésors et de charme mais tellement compliqués à maintenir et à adapter au (mauvais) goût des hordes...


Mais nous nous préoccupons depuis trop longtemps - plus d'un an maintenant - de cette situation délirante qui nous a pris par surprise, traitreusement, et que les petits maîtres qui prétendent savoir et gouvernent le monde cherchent désespérément à maîtriser sans y parvenir vraiment. Arrêtons d'avoir peur, de douter et de croire n'importe quel beau parleur dont La vie, le beau et le bon finissent toujours par reprendre la main et les dieux, leur colère apaisée, retournent à leur bienveillance et l'homme à sa vie sociale. 
 
Hélas, rien n'est gagné. Tout peut recommencer, se poursuivre, se prolonger. Ce temps de carême n'est-il pas propice à la méditation, à l'introspection. Une sorte de confinement intérieur pour chasser les toxines qui empoisonnent notre mental, apprivoisent notre ego pour nous rendre imperméable à l'autre, préoccupé de nous-même. Pire encore, elles drainent en nous la peur. Peur de la maladie, peur de la mort, peur d'être rejeté, pestiféré... Peur de l'autre... Il nous faut résister au désespoir, au découragement. Venise est l'endroit idéal pour nous battre avec nos démons intérieurs. Sa beauté, sa lumière, son silence, tout est mis à notre disposition pour nous imprégner de pensées positives et recouvrer ainsi la paix intérieure et espérer...




 7 mars.
J'apprends que Venise passera lundi prochain en zone orange. Régression. Plus de glacier, de cafés, de bars ni de restaurants ouverts. Plus de musées non plus. « Cela pourrait être pire » me disait une amie vénitienne. Oui, mais cela pourrait aussi être mieux. Quand retrouverons-nous nos libertés et le rythme d'avant ? Quand oserons-nous défier cette épidémie qui tue peu à peu notre enthousiasme et nos joies ? 

Espérons qu'avec l'été, tout reprendra les couleurs d'avant... Dieu voulant.



 

06 novembre 2020

De Vita Solitaria (3/3) : Être mort au tumulte du monde


20 octobre.
La Circle Song interprétée par le bassiste Misha Mullov-Abbado (le fils de Claudio Abbado et de Viktoria Mullova) avec son ensemble, rythme mes pensées. Les rencontres et les conversations téléphoniques - les textos aussi qui tendent à remplacer ces longs appels des amis qu'on ne voit plus guère, surtout les plus jeunes - m'empêchent de me sentir totalement en exil. Est-ce mon attachement à Venise ou ma passion qui jaillit toujours de mes pensées et s'insinue dans la plupart de mes conversations, comme un geste obsessionnel ? N'est-ce pas pathologique ? Une forme de folie qui peut fatiguer, voire effrayer... Surtout les tièdes, ceux qui n'ont jamais été confrontés à ce délicieux poison qui s'empare de nous qui sommes pris depuis toujours par l'Ensorcelante. 
 
Loin de Venise depuis si longtemps maintenant, l'ai-je perdue ? Suis-je dépossédé désormais  de cette légitimité que le sang qui coule en moi ne suffit plus à garantir ? Aurai-je encore ma part d'amour et de joie quand je reviendrai. Y ai-je encore ma place ? Suis-je légitime encore pour écrire sur elle comme je le fais ?
 
  
 
22 octobre.
Il y aura trente-cinq ans dans quelques jours, le 25 octobre exactement, sous les voûtes de la Pierre qui Vit, ce bar bordelais où ma bande avait ses habitudes, nous fêtions la dernière soirée de cette Semaine de Venise à Bordeaux.Je pensais rentrer bientôt chez moi, à Venise, une fois les invités repartis. Il n'en fut rien. La manifestation avait été une réussite médiatique, le public qui d'abord avait boudé les concerts s'était très vite pressé et nous affichions complet à chaque fois mais tout cela nous avait coûté cher, il fallait créer de nouveaux évènements, obtenir des subventions. Je pensais revenir Calle Navarro, retrouver Rosa mon délicieux petit  chat  gris, mes livres, la galerie de Bobo et toutes mes habitudes. Au moins jusqu'à Noël. 
 
Je ne suis plus jamais revenu. Du moins pendant un an. Jusqu'à la Mostra de 1986 où Pierre Veilletet m'envoya comme correspondant de presse, avec un photographe cette fois, mon ami Christophe Airaud. J'étais une fois de plus écartelé. Je me retrouvais fiancé, engagé dans des activités culturelles certes passionnantes mais tellement éloignées de mes désirs profonds. Bien sûr il y avait Marido qui m'aimait et avec qui j'étais décidé de me marier, ma mère heureuse de m'avoir de nouveau auprès d'elle, notre vieux chat Jules qui ne me quittait plus, ravi lui aussi de m'avoir retrouvé. Dès janvier, Bobo m'avait remplacé par Alessandro, un ami de son fils qui rêvait depuis longtemps de prendre ma place. Christian Calvy, le consul essaya une fois ou deux de me faire rentrer avec des propositions d'embauche à l'université et à l'Alliance Française. J'avais retrouvé les rites anciens dans le nouvel appartement qu'occupait ma mère. Ce n'était plus la splendeur de la grande maison, mais l'essentiel avait été préservé. Je revis les amis de toujours et ma vie vénitienne redevint un souvenir de plus en plus brumeux... J'étais heureux de ma jeune notoriété, des journalistes qui se persuadaient de mon prochain engagement en politique, de ma vie avec Marido et de la perspective de notre mariage. Etais-je vraiment conscient de cette réalité nouvelle qui se profilait à l'horizon ? Parfois, des bribes de nostalgie me prenaient à l'improviste, comme un hoquet encombrant. Drôle de sensation qui me prenait en traître et que je repoussais rageusement. J'écoutais en boucle Maureen Forrester chanter "Ich bin der Welt abhanden gekommen", le poème de Friedrich Rückert mis en musique par Gustav Mahler,  cette lamentation si poignante :
« Je suis coupé du monde / Dans lequel je n'ai que trop perdu mon temps / Depuis longtemps, il n'a plus rien entendu de moi / Il peut bien penser que je suis mort !»

Je me répétais souvent les derniers mots du lied sans pouvoir retenir mes larmes...

 « Je suis mort au tumulte du monde / Et repose dans mon tranquille domaine / Je vis seul dans mon ciel, dans mon amour / Dans mon chant.»

En fait, je ne comprenais pas ou je refusais de comprendre qu'une part de moi-même s'étiolait. L'air de Venise, le rythme de ma vie là-bas, ceux que j'y avais laissé, tout me manquait et pourtant ma vie bordelaise était agréable et facile. Je venais de reprendre le cabinet de relations publiques qui s'était chargé de gérer la communication du festival, je déjeunais souvent avec des élus, j'étais souvent sollicité et l'avenir s'annonçait sous les meilleures augures. Autour de moi, famille, fiancée, amis, tous étaient rassurés. L'aventure était terminée, je m'apprêtais à rentrer dans le rang et cela se faisait apparemment sans grincement de dents. Ils ne savaient pas. Je mentais à moi-même pourtant et avançais comme un aveugle sur le chemin de la vie. 

Tout ensuite alla très vite et le temps passa. Inexorable évidence. Ce sont mes enfants qui m'ont sauvé. Leur arrivée dans ma vie, cette joie totale, permanente effaça toute autre joie, ou plutôt le besoin d'autres joies. Ce bonheur absolu d'être le père de ces quatre merveilleux petits êtres, devenus quatre jeunes adultes incroyablement beaux, bons et brillants, m'a gardé en vie, psychiquement, physiquement, spirituellement. Rien de ce que j'ai entrepris - et qui surgissait de ce que je suis vraiment - n'avait d'autre inspiration que tout l'amour que je recevais d'eux. J'ai souvent cherché mes muses. Je les avais tout près de moi, ces enfants qui justifient tout ce que je suis aujourd'hui. Le destin a voulu que le décor s'écroula un jour et que se brisent illusions et faux-semblants. Le divorce est tout sauf une petite mort. Il a tout dévasté et se relever n'a pas été évident. Il reste tellement de séquelles, ce goût amer dans la bouche, des remugles puants des combats et des enfermements, les abandons et les trahisons des proches... Se reconstruire pour effacer nos souffrances. Ne pas haïr, ne pas fuir, ne pas tomber ou si l'on tombe, se vite relever. Ne pas se mépriser, avaler sa culpabilité et sourire à la vie parce qu'il y a les enfants, qu'il y a leur vie et qu'elle doit demeurer radieuse in spite of. Je ne sais toujours pas si nous nous en sommes sortis. le serons-nous un jour ? Le saurons-nous aussi ? Autant de réflexions que la crise actuelle qui englobe l'univers fait rejaillir et relativise en même temps...

La résilience... Il nous faut rebondir et accepter que tout n'aille pas dans le sens imaginé, désiré. Rappel de l'impermanence... Les mots de Thich Nhat Hanh 
"...De nouveau le jour tire à sa fin, Ta vie s'enfuit. Regarde profondément! Qu'as-tu fait ? A qui as-tu parlé tout ce temps?  Consacre toi à la méditation, Mets-y tout ton cœur.Vis pleinement chaque instant, Libre de tous souci, de toute anxiété. Conscient de l'impermanence, Ne laisse pas filer tes jours dans l'inutile..." 
Depuis quelques mois, nous sommes tous plongés dans l’incertitude.
Nous avions pensé l’avenir, mobilisé nos forces pour préparer et structurer cet avenir. Nous avions donné une ossature à nos projets, avec l’élan et la joie de vivre des rencontres, des fêtes, des partages. Il y avait une réelle espérance qui nous portait. Puis il a fallu renoncer. Est-ce seulement partie remise ? Mais pour quand et dans quelles conditions ? 
 
Peut-être alors faut-il changer notre angle de vue. Peut-être nous est-il donné avec la crise sanitaire, l'opportunité de pensers nouveaux, d'idées plus généreuses, moins centrées sur notre unique satisfaction. Notre égotisme aussi... Peut-être, en révélant nos fragilités, cette tempête universelle va-t-elle nous révéler des vérités que nous ne savions entendre, et en orientant nos choix différemment, nous amener aux véritables priorités. Du métaphorique récit des ossements desséchées du prophète Ezéchiel à l'expression populaire sur le verre à moitié plein, c'est après tout un choix qui nous est donné. Se lamenter, avoir peur, désespérer ou bien prendre à bras le corps cette situation nouvelle, reconsidérer nos projets, et sourire des opportunités nouvelles. Résister aussi.

Je pense à ce trésor archéologique récemment découvert dans l'eau d'un rio de Venise. L'une des conséquences heureuses du confinement a été le retour pour un temps à la pureté de l'air et des eaux. Devenue translucide et d'une clarté digne des sources de montagne, l'eau du petit canal révéla aux riverains ébahis une nécropole antérieure à la construction de la ville. De la nuit dans laquelle les vénitiens étaient plongés surgissait soudain une lumière... 
« Oui, les villes belles, exquises, ne sont pas faites pour être habitées. On finit par s'y sentir aussi irréel qu'elles et par vivre dans l'anticipation d'un désastre imminent. »
 Photographie ©Thierry Guinhut. 2020 
Cette phrase me revient en mémoire. Je ne sais plus de qui est-elle exactement... Je pense à Oscar Wilde... Bien sûr, Venise est exquise, sa beauté est unique et peu résistent à l'ensorcellement - il y a quelques irréductibles - mais à trop s'identifier à sa magie, à s'imprégner jour après jour, année après année de ses charmes, on ne sait plus trop où on en est. Cet amour fou, (passion parfois violente et douloureuse), nous emprisonne et rend impossible toute relation qui n'impliquerait pas la cité lagunaire. On devient l'amant de Venise et les êtres que nous aimons doivent se confondre dans notre amour pour elle. Malheur à eux, car la ville nous possède tout entier. Nous lui appartenons corps et âme... Notre amour, notre tendresse, voire même notre désir de l'autre ne sont souvent qu'une pose. Parfois, souvent même, celles et ceux que nous aimons pourtant sincèrement, ne résistent pas à cette présence permanente qui fait briller notre regard. Tous finissent par prendre peur et s'enfuient. Nous restons alors tristement, face à l'ineffable beauté de la la lagune, sous l'emprise de ses reflets, de sa lumière, de son silence rempli de notre amour. Mais il ne s'agit peut-être qu'un simple décor de théâtre, une fantaisie rêvée... Alors, vivants en apparence, on se laisse porter, rejoignant la troupe innombrable de ceux qui sont morts à la réalité et avancent dans les rues de la ville et sur ses eaux, prêts à rejoindre Charon pour aller vers d'autres rives. Le désastre imminent dont parle l'auteur.
 
Les notes du "Guten abent, gute nacht" de Brahms glissent sur la scène où, sous un halo de lumière, Pierrot semble dormir tandis que sur l'horizon, défilent les dernières images de Mort à Venise, quand le professeur se dresse avant de s'affaisser, son univers, ses espérances, son amour s'écroulant soudain en même temps que son cœur explose dans sa poitrine, et ce pauvre Tadzio qui lentement montre l'horizon de son bras tendu... 
 
J'ai toujours imaginé que jouer ce rôle a dû être un enfer pour Bjorn Andresen. Son regard innocent, sa candeur et sa pureté auront été abimés par les regards concupiscents qui l'entouraient et l'idée de devenir une icône de la beauté adorée. Visconti n'avait-il pas cru nécessaire d'avertir son équipe : « On ne touche à l'enfant». Mon esprit dérive vers une paraphrase concernant ces lignes : « On ne touche pas à Venise » mais - esprit d'escalier, ceci est une toute autre histoire...

 
Je n'ai jamais aimé - ou bien alors seulement très peu de temps - quand mon adolescence s'était faite languissante, ce romanesque morbide et trop appuyé. Non, cela ne dura pas. Cela ne pouvait pas durer. Heureusement, une force plus éclatante que la mélancolie des pulmonaires qui adoraient venir mourir à Venise, dans une cité qu'on peut n'imaginer qu'en noir et blanc, me reprit au vol. J'étais né pour la Joie et la Joie a toujours paré Venise d'un éclat multicolore, un joyau rutilant de perles de bonheur et de diamants de lumière. Cela m'aura sauvé je pense, bien que certains adeptes de ce dieu nécrophage qui les appelle à se sacrifier à l'"Étoile morte", ceux dont le « luth constellé porte le Soleil noir de la Mélancolie »  croient que la rédemption passe par cet abandon mortifère.  
 
Mais s'il n'y avait pas eu ces mois de distance obligée, cet exil douloureux et tout ce temps passé à se réhabituer à l'autre monde, celui qui commence de l'autre côté du pont, aurai-je dépassé mes rêves ? Serai-je enfin parvenu à construire une autre réalité, celle qui accompagnera les derniers moments, l'ultime chemin ? Oui, finalement, c’est peut-être une opportunité. Cet exil forcé m'aura éloigné des quelques mauvais acteurs qui encombraient la scène, des êtres toxiques et sans consistance, bouffis d'orgueil, de prétentions et d'orgueil, des depuis-peu seulement snobs mais vulgaires surtout, impressionnante kyrielle de décadents, tristes personnages des deux sexes, âmes malpropres dont je n'osais m'éloigner - ils pullulent à Venise, comme ils pullulent à Capri, à Marrakech et dans d'autres lieux encore que la littérature a façonnés. J'en ai tellement croisé du temps de ma jeunesse et aujourd'hui encore...
 
 
Envisager avec du recul, par l’absence et la distance, mon rapport véritable à Venise... Tout  sauf une contrainte. Encore moins un chagrin. L’éloignement m’a fait comprendre qu’il m’est peut-être impossible d’y vivre vraiment. N’est-elle pas seulement peuplée des fantômes de ma jeunesse ? Peut-être n’y ai-je jamais cherché que ces senteurs doucereuses du passé que la distance dans le temps avait rendues idylliques ? Continuer de proclamer que Venise est un laboratoire, que toutes les facettes de l'avenir humain y est projeté depuis toujours et maintenant plus que jamais. Dire à qui veut bien m'entendre que Venise ne cesse de se construire et de se régénérer, que Venise est bien vivante et qu'elle survivra à notre bêtise et à notre inconstance. Nous les Fous de Venise, il nous faut désormais faire un choix : s'attacher au mât du navire comme Ulysse le fit, résister aux immondes sirènes et croire que les éléments seront domptés une fois encore, ou bien laisser la tempête tout emporter, nos vies, notre joie, nos rêves et nous laisser couler avec le navire.
 
Reconnaître que le naufrage est celui de la Sérénissime, comme aussi celui de la civilisation. Le faire comprendre à l'Humanité entière, n'est-ce pas le seul message ailé pour pouvoir, peut-être, sauver enfin Venise ?