4 mai 2016. Teatrino Grassi.
Plaisir de retrouver Francesco en arrivant au teatrino. Une autre vision de Venise après celle, alternative, qui rêve de changer les choses et s'y essaie avec beaucoup de lyrisme et d'inventivité. Un monde relativement préservé entre les murs de béton de l'auditorium Pinault dont nous sommes,Francesco comme moi - et beaucoup d'autres - mais en périphérie finalement. Dans un entre deux voulu et choisi, ou parfois aussi imposé par les accidents de la vie et la conscience de l'inanité de certains de nos choix ou le rejet d'un conditionnement qui pèse et aliène plus qu'il ne nous porte... D'un côté la Sérénissime éternelle avec ses élites bien mises, leurs réseaux, une esthétique sans rien qui dépasse, l'assurance que donne l'habitude du pouvoir et de l'aisance partagée. La Venise dans laquelle je vivais il y a trente ans. Et puis cette Venise nouvelle, sans préjugés, née des tentations que l'homme a toujours eu en lui de l'universel, qui a abouti de la révolution bourgeoise de 1789 à la globalisation du XXIe siècle, dont ils profitent mais qu'ils combattent aussi en ce qu'elle porte avec elle d'inégalités, de violences et de formatages. Ces jeunes gens qui réinventent le monde de demain, qui décident un matin de ne plus subir les conformismes et ne sont plus dupes des mirages assénés par les images à la télévision, la publicité, la pensée unique, les formatages et le marché de dupes que sont les mythes du progrès, du travail et de l'argent... Parfois moins soignés que leurs aînés, le plus souvent échevelés et barbus, en rupture toujours, mais le plus souvent fils de la bourgeoisie justement,ou, plus rarement de l'aristocratie, ils sont purs et sans compromission. Comment bâtir des ponts entre ces deux mondes ?
En attendant, nous sommes nombreux à nous sentir dans un entre deux pas toujours confortable. Fossé des générations ? Pas seulement.Une fois encore, Venise joue - pour moi du moins - un rôle d'intermédiation et de transversalisation (pardonnez ce barbarisme, mais je n'ai rien trouvé d'autre au moment où je remplis ce billet). Se promener dans les rues de la cité des doges nourrit cette interrogation. Faut-il après tout s'en prendre aux entrepreneurs et politiques véreux, aux théoriciens de l'économie de marché, de l'obsolescence programmée, du tout financier et de toutes les déréglementations pour laisser la voie libre au profit absolu, aux inégalités qui naissent du démaillage systématique et officiel des acquis sociaux, des garde-fous de la solidarité universelle, de l'amour du prochain quelque soit son niveau de vie et son revenu ? Un immeuble flottant, moche et rempli de pauvres gens qui ne font que passer ici et n'auront presque rien vu ou plutôt n'auront rien vu d'autre que ce qu'il est profitable de leur montrer, y compris les boutiques duty-free qui regorgent de Made in China et servent à blanchir l'argent sale des mafias de Chine et d'ailleurs, faut-il s'en agacer et ne faire que cela ? N'y-a-t-il pas de la poésie aussi dans ces grandes bestioles monstrueuses toutes blanches qui glissent le jour comme la nuit sur l'eau du canal de la Giudecca et du Bacino di San Marco sans faire de bruit, pratiquement sans aucun remous, et finissent par paraître aussi léger que le plumage des oiseaux ? Le tourisme de masse est une évidence et les désagréments qu'il apporte avec lui ne sont-ils pas identiques au flot de visiteurs que la richesse et la renommée de la République faisait débarquer autrefois, du temps des doges, pour tenter l'aventure et forcer la fortune, comme les migrants du XIXe siècle le feront en s'exilant d'Italie, d'Irlande, de Pologne ou du Pays basque pour échapper à la misère et faire fortune ? La traditionnelle foire de la Sensa qui avait lieu chaque année à l'occasion de la cérémonie des Épousailles du Doge avec la Mer, au nom de Venise, attirait parfois autant de visiteurs que la ville comptait d'habitants. Peut-on imaginer la Piazza et la Piazzetta gorgées d'étals en tout genre où des marchands vénitiens mais aussi des camelots du monde entier, où étaient présentés les innovations et les inventions les plus incroyables, des produits fabuleux des quatre coins du monde, à plusieurs centaines de milliers de personnes ?
Belle journée aujourd'hui bien que l'air reste encore très frais pour la saison. Petite promenade matutinale. Peu de monde encore dans les rues. Seuls les vénitiens qui se rendent à leur travail, quelques noctambules attardés, et de rares touristes se retrouvent dans les cafés qui ouvrent dès 6 heures dans certains endroits. Douce odeur de croissant et de café. Le bruit des cloches, les premiers vaporetti, les mouettes. Idéal pour se retrouver avec soi-même. Je relis ces lignes de Maurice Barrès : "Il y a dans Venise cette douce sociabilité, cette atmosphère exquise et simple dont un salon aristocratique enveloppe le plus insignifiant invité au point de lui donner la brève illusion qu'il est de la famille..." en me disant que la même impression s'offre encore aujourd'hui au visiteur.
Nous étions ce matin sur la fondamenta devant la prison des femmes, à la Giudecca, pour le mercatino que les détenues tiennent chaque semaine en compagnie des dames de la Coopérative qui gère avec leur aide le magnifique potager de l'ancien couvent devenu une prison. Peu de monde, rien que des dames, souvent âgées, qui vivent dans les environs. De jolies fraises, plusieurs variétés de salade, des oignons nouveaux, des petits artichauts, des courgettes, des herbes et ces fleurs dont les vénitiens raffolent. Et puis de magnifiques roses. Nous faisons nos emplettes et remplissons un cabs pour moins de dix euros, fraises et fleurs comprises. Antoine est un peu désappointé de n'avoir pas eu encore l'autorisation de visiter le potager et d'interviewer les détenues. Tout est toujours assez long et compliqué en Italie et à Venise en particulier. Nous y retournerons. Les détenues travaillent au potager, mais fabriquent aussi des cosmétiques et des vêtements féminins, tandis que les hommes fabriquent des sacs et des pochettes à partir des kakemonos de toile plastifiée qui servent de panneaux d'information lors des grandes manifestations, à la Biennale ou dans les musées. Après le marché, café et brioche (le mot français utilisé par les plus anciens parmi les vénitiens pour désigner les croissants, mot que les plus jeunes utilisent plus volontiers - les deux toujours délicieusement prononcés !) sur la fondamenta, à la Palanca, en attendant l'heure de nous rendre chez les Rapazzini.
La marquise Vittoria di Rapazzini di Buzzaccarini est d'origine padovano-milanaise, mais elle vit et écrit à Venise depuis de nombreuses années. Elle habitait autrefois avec ses fils le Casino di Baffo, l'un des nombreux lieux de la Giudecca où les patriciens aimaient à se retrouver pour se détendre de la vie officielle et où ils organisaient concerts, spectacles et jeux, et puis parfois bien d'autres choses aussi... C'était une très vieille maison avec des fresques et une mezzanine qui devait servir pour les musiciens. Aujourd'hui, la marquise habite une ravissante maison sur la fondamenta, face aux Zaterre. Un magnifique jardin occupe tout l'arrière de la propriété. C'est là que se tient la rédaction de ses deux revues, très belles et très connues par les spécialistes et amateurs de bibliophilie, Charta et Enlumina. Des chats, des chiens vivent au milieu des livres et des plantes. Une maison typiquement vénitienne, remplie de trésors du passé, meubles, tableaux et livres et ce jardin paisible et très fleuri, avec de grands et beaux arbres. Antoine interviewe Francesco dans le jardin puis sa mère. La cuisinière, après nous avoir servi un café, me propose un verre de vin dans son délicieux dialecte du Veneto. Les chiens vont et viennent entre la cuisine et le jardin. Francesco est ravi de parler de notre amitié, de quand et comment nous nous sommes connus et aussi de son métier d'écrivain, de son choix de vivre à Paris, fait il y a plus de quinze ans maintenant... Nous quittons cette maison à regret.
Sur le pontile, en attendant le vaporetto, nous croisons une vieille dame très élégante au bel accent allemand qui me demande d'où proviennent les belles roses que j'ai acheté au mercatino. Nous échangeons à peine trois chiachierette et elle nous invite dimanche dans son jardin qu'elle ouvre
exceptionnellement pour faire admirer ses roses à elle et elle nous invite dimanche dans son jardin qu'elle ouvre exceptionnellement pour faire admirer ses roses à elle. Charmante invitation imprévue. Comme je les aime et qui arrivent souvent à Venise sans qu'on y ait seulement pensé...Assis dans le bateo qui nous ramène sur les Zaterre, je reste songeur. Et si Francesco avait raison ? S'il était temps que je décide de revenir vivre ici ? Un bateau, un appartement dans un coin tranquille, Mitsou notre vieux chat au soleil d'une terrasse ou d'un simple poggiolo... Rêve ou réalité prochaine ?
La tentation est grande après ces mois difficiles, les évènements assez lourds qu'il m'a été donné de vivre, les deuils à faire... Laisser faire le temps, le hasard des rencontres, le temps... Dieu voulant...En attendant, j'avance dans la lecture de l’œuvre du poète Mario Stefani dont je souhaite éditer une traduction française. Il est parfaitement en adéquation avec la vision que j'ai de la cité des doges et le souvenir des moments passés avec lui, soit dans un des cafés du campo de San Giacomo où il vivait, sur le campo San Fantin aussi, du temps où je travaillais à la galerie Graziussi, ou chez lui aussi, me rend sa poésie encore plus vivante : "A mi me basta esar poeta /no go ambission de oltra sorta" (Come el vento ne la laguna)...
Samedi, nous sommes invités à la Fenice pour la première du Barbiere di Seviglia de Rossini. Grande joie de retrouver ce théâtre où je suis si souvent allé du temps où je vivais à Venise. Bien qu'il ressemble davantage à un restaurant chinois qu'au théâtre décati et patiné que j'ai connu, ce sera certainement une belle soirée.