28 mai 2016

Sur la route en revenant de Venise

14/05/2016. Suite et fin de Chronique de ma Venise en mai (6)

"Le soleil brillait ce matin quand j'ai ouvert les volets pour la dernière fois." Une phrase ordinaire retrouvée en cherchant autre chose dans un de mes nombreux carnets. Quelques lignes oubliées, des notes griffonnées et raturées écrites dans le train entre Venise et Milan il y a presque deux ans, et surgit le souvenir d'un moment vénitien comme nous en vivons tous, quand vivre à Venise n'est pas ou plus possible. Depuis, bien des choses ont changé. Ce qui n'était encore qu'un projet un peu flou devient chaque jour plus palpable, mes séjours de nouveau se font plus régulièrement, plus longs et j'ai peu à peu renoué avec ma vie vénitienne. Certes la ville n'est plus tout à fait la même et on sent bien que tout peut s'effondrer d'un moment à l'autre, certes beaucoup de ceux que j'ai côtoyé sont morts ou ont quitté la ville, mais je m'y suis retrouvé instantanément. C'est bien là d'où je suis. 

Le soleil brillait ce matin quand j'ai ouvert les volets pour la dernière fois
Le soleil brillait déjà ce matin quand j'ai ouvert les volets pour la dernière fois. Dans un peu plus de quatre heures je serai dans la Frecciarossa, ce train rapide et ultra-confortable qui m'amènera loin d'ici vers Milan... Puis ce sera un autre train pour Lyon où m'attendra ma fille Constance. Antoine est parti hier soir avec des heures d'enregistrement qu'il va devoir trier et monter. Un travail de Titan, vu le peu de temps dont il dispose pour produire deux heures d'émission, alors que je suis de nouveau en vacances. Vacances studieuses cependant, outre les échanges que nous aurons pour rendre le reportage le plus complet possible, je dois terminer la préparation des deux prochains titres que les éditions Tramezzinimag proposeront à la rentrée. Mon manuscrit entamé ici l'an dernier, n'a pas tellement avancé... J'ai beaucoup arpenté les rues de Venise, rencontré de nombreuses personnes, certaines pour la première fois, d'autres revues avec beaucoup d'émotion après de longues années de silence, des rencontres loupées ou remises au dernier moment... Cette fois encore, je n'ai pu voir tout le monde, le reportage nous ayant obligé à caler tellement de rendez-vous, tous plus passionnants les uns que les autres certes, mais tellement peu en adéquation avec le rythme particulier de cette ville. Avec mon rythme... 

Les bagages sont prêts. Ils attendent, sagement alignés dans l'entrée. L'appartement est propre et rangé, les plantes arrosées, les volets tirés. Je sors une dernière fois. J'allais oublier de ramener aux enfants des provisions de parmesan, de riz et de Nocciolata demandées... Un petit tour au bar d'en face pour un ultime macchiato matutinal et deux petits croissants fourrés à la marmellata, mes préférés... Catherine H., fidèle lectrice enfin rencontrée, doit passer prendre draps, couvertures et serviettes qui restent ici. Elle remettra aussi les clés aux propriétaires des lieux. Joyeuse rencontre que celle-ci, un peu liée au hasard et dont finalement nous n'avons pas pu beaucoup profiter tellement mon emploi du temps et le rythme qui allait avec, m'ont peu laisser souffler. A la gare, je dois retrouver la jolie et très solaire Sophie W. ,jeune artiste-peintre suédoise qu'a connue Antoine à PuntoCroce, ce lieu alternatif dévolu à l'art contemporain, à la convivialité et à l'entraide, du côté du campo San Naranzio Mauro, (cette petite place que personne ne connaît vraiment, même les vénitiens). un lieu dans le genre de ceux que fréquentait Corto Maltese. Sophie me fera sûrement cadeau de la belle affichette de sa dernière exposition et sera un peu triste. Peut-être aurons-nous le temps de prendre un café au buffet de la gare ? Cette fille du Nord est solaire et rayonnante. Elle a un vrai talent que j'admire et son travail me touche.

Dimanche c'est la Vogalonga. Déjà près de 1.700 étrangers se sont inscrits. Le succès que remporte cet évènement traditionnel, qu'on a pu considérer avec sympathie les premières années, attise désormais l'ire de nombreux vénitiens qui réclament aujourd'hui deux régates séparées, l'une traditionnelle pour les embarcations vénitiennes et les vénitiens, et l'autre ouverte à tous, avec un point de départ et un parcours différent pour les deux courses. Il y a donc encore plus de monde que d'habitude sur la Riva et les vaporetti vont bientôt être pris d'assaut par les hordes, au grand dam des habitants. Il va falloir que je parte plus tôt, à moins d'aller à pied jusqu'à la gare... Autrefois j'aurai demandé à un ami de venir me chercher en barque. Il y avait aussi le canot du consulat. Mais ce canot et ce consulat, c'était avant la chute du Mur, dans l'autre siècle...

Les cornes de brume des bateaux qui embarquent les touristes font s'envoler les mouettes qui poussent des cris indignés, les cloches sonnent la neuvième heure du jour. Il fera chaud encore aujourd'hui. Les éboueurs commencent leur tournée. Veritas ramasse les encombrants. Un chat - rareté de nos jours - se promène et traverse un pont devant moi sans daigner regarder les humains qui l'entourent. Le custode de la Scuola San Giorgio dei Schiavoni ouvre les portes de son musée. Combien seront-ils aujourd'hui à venir contempler les Carpaccio ? Une dame change la vitrine de la boutique de vêtements de la Salizzada San Antonin. J'aime son nom, Banco Lotto N°10, qui rappelle le passé de Venise. C'est depuis quelques années une adresse précieuse où on trouve des robes de haute-couture réalisées par les femmes de la prison de Venise, les mêmes qui cultivent des fruits et des légumes bios à la Giudecca. 

Le chat semble se rendre au même endroit que moi, sous les arcades où se trouve l'entrée du supermarché. Je ne saurai pas s'il y a ses habitudes, mais le matou semble très déterminé. Il sait où il va. Le temps passe vite. Je dois me hâter si je ne veux pas rater le train de 10h50. Il y avait du monde au Simply. J'aurai préféré me rendre au petit épicier du coin qui a du très bon parmesan, mais il n'ouvre pas assez tôt. Le distrait que je suis a fait des courses hier soir mais oublié le fromage. Il faut prendre un ticket, comme dans les administrations, chose détestable. Le nombre incroyable de touristes qui passe par ici oblige à ce genre de mesures qui déshumanisent ces petits moments de vie sociale que j'adore. Combien ces moments deviennent rares de nos jours : attendre chez le crémier ou le boucher, en profiter pour parler avec son voisin - propos le plus souvent sans aucune profondeur mais échangés toujours avec bonté et empathie. Important cette bonne humeur du matin pour bien commencer la journée. 

Pour ma part, je pourrais être maussade, voire grognon après tout. Je dois quitter Venise, sa lumière, son silence, sa beauté et la sérénité que j'y puise et dont je me nourris, pour retrouver un quotidien parfois pesant. Reprendre contact avec un univers fatigant et tellement éloigné de mes aspirations et de mes goûts... Mais à quoi bon s'embrumer le cœur et noircir les dernières heures à passer ici ? La radio diffuse "What part of forever" de Cee Lo Green. Un peu triste de partir comme toujours. Mais on part toujours de Venise après tout. Pour y revenir, le plus souvent. Pour moi, ce sera dans six semaines. Dieu voulant. Francesco disait l'autre jour à Antoine que c'est ce qui l'a fait quitter Venise à son tour. Voir repartir ceux qu'il aimait et qui finalement ne faisaient jamais que passer, était une réelle souffrance pour lui. J'ai fait partie du lot de ceux qui sont partis... 

Le fromage a rejoint les pots de confiture données par une vieille amie et les autres provisions que je ramène à chaque fois en France. Un petit mot de remerciements pour mes gentils hôtes qui arrivent ce week-end. La porte bien fermée, je rejoins Catherine et nous partons. Impossible de prendre le bateau. Trop de monde. Ce sera à pied donc, par les raccourcis pour éviter la foule, en passant par Santi Apostoli, puis en longeant la Strada Nova et en contournant la Lista di Spagna, qui doit être complètement engorgée, par le jardin Savorgnan qui permet de rejoindre la gare sans se perdre dans la foule des touristes. Il fait déjà bien chaud.

10h40... Nous avons mis 20 minutes. Avec le vaporetto, nous serions certainement encore au Rialto, au milieu des touristes affolés autant qu'émerveillés. Quai 3, diretto Venezia-Milano. Carrozza 7, siège 7D. En route ! Mes compagnons de voyage semblent agréables : Une vieille dame de Belluno qui se rend chez sa sœur à côté de Milan, un jeune couple souriant, lui visiblement d'origine sicilienne qui me rappelle Pippo que je n'ai pas pu voir cette fois-ci. Elle milanaise, bien jolie et très élégante. Ils jouent au tarot. Dans la voiture-bar, le serveur vénitien, me sert un délicieux macchiato. Autre chose que la pisse de chat des trains français. En plus, il me propose des journaux et m'offre le Gazzettino. Nous discutons un moment. Il y a peu de gens. Un jeune type est assis non loin de moi. Nous parlons un long moment de tout et de rien. Étudiant à Padoue, il rentre chez lui pour quelques jours de vacances avant ses examens. Échange d'adresses, comme quand j'étais étudiant, car le garçon pense faire son Erasmus en France. Le temps passe vite en bonne compagnie, voilà Milano, Stazione Centrale, impressionnant et somptueux bâtiment mussolinien. 

Métro jusqu'à Porta Garibaldi, puis le TGV qui m'emporte vers Lyon. Voitures sales et vieillies, la SNCF est bien en retard face aux magnifiques wagons de Trenitalia : dans ce train, moins d'espace, des toilettes douteuses, le bar hors de prix et sans rien de bon, les contrôleurs suspicieux et moroses... A l'image du pays et de nos gouvernants, gris et désavoués. Le paysage défile. Montagnes aux sommets encore enneigés, troupeaux dans des pâturages très verts. Magnifique ciel bleu peuplé de petits nuages joufflus comme des putti, blancs et roses. J'apprends que le gouvernement italien a donné son feu vert pour que soit organisé un référendum sur l'autonomie du Veneto... L'Europe des régions... nous avions beaucoup travaillé sur le sujet quand j'étais à Sciences Po... Quelle solution pour sortir de ce cercle infernal dominé par les allemands et casser la logique de la croissance et de la déréglementation qui ne tient pas compte des besoins et des aspirations des peuples ? Redonner espoir et enthousiasme aux gens, favoriser les initiatives et défendre les acquis sociaux, chasser la misère et la précarité, enlever leur pouvoir aux marchés et rendre la démocratie de nouveau joyeuse et fraternelle... 

Il nous faut accepter de changer de paradigme, ne garder du passé que le meilleur et résister coûte que coûte aux sirènes du progrès et du profit. Les gens rencontrés à Venise travaillent dans ce sens, parfois avec des méthodes innovantes, peu orthodoxes mais qui fonctionnent, toujours dans le respect de l'humain, dans une logique soutenable et responsable. Les étudiants qui occupent le jardin de la Ca'Bembo, les dames de la Coopérative des Carcere de Venise, les associations Grane di Senape, Awai, le groupe Re-biennale, le collectif des Caselle, les artistes de Punto Croce, comme les gens de Dona Gnora, ceux des Laboratori di Restauro à la Misericordia avec qui nous avons longuement discuté... Tous ont à cœur de préserver, d'inventer, de construire pour la collectivité, dans la solidarité et l'entraide. Ils élaborent chaque jour des alternatives et sont remplis d'espoir et d'enthousiasme ! Leçon d'espoir et d'énergie. pour un avenir plus ensoleillé et paisible...

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