En 1754, l'éditeur vénitien Giambattista Albrizzi publia un important ouvrage consacré à l'histoire moderne des peuples du monde. Écrit par Thomas Salmon, dit l'Écossais, il fait une part très large aux évènements qui se sont succédés pendant plusieurs siècles dans le Levant. L'histoire de la République de Venise y est détaillée notamment à travers sa politique extérieure et ses conquêtes.
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On a du mal à se rendre compte aujourd'hui que Venise, bien que restée un des lieux les plus célèbres de l'univers, a dominé une grande partie du monde et a eu une influence politique et économique sur le reste de la planète. Souvent comparée par les historiens à l'Amérique du XXe siècle ou à l'Empire de la reine Victoria, la Sérénissime faisait et défaisait gouvernements et alliances, imposait sa volonté partout dans le Levant et sa marine comme ses armées étaient redoutées de tous. Sa puissance économique, ses réserves financières et son gigantesque réseau commercial lui assuraient une prééminence que personne ne put contrarier ni concurrencer jusqu'à la découverte d'une nouvelle route commerciale qui mena des nefs espagnoles et génoises sur les côtes américaines. Puis l'Empire ottoman s'organisa et, faisant fi des règles de la diplomatie internationale, s'empara de toute l'Europe centrale, des îles du Levant et s'avança jusqu'aux marches de l'Occident chrétien.
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Venise manqua alors de génie. Enfermée dans son raisonnement de comptable, elle ne sut pas faire face et abandonna les rêves d'un nouvel empire placé sous la protection de Saint Marc et de son lion ailé. Et ce fut la longue agonie qui eut au moins le mérite, en détournant les passions et les haines de la cité des doges ruinée, de permettre que soit préservée cet ensemble architectural et artistique unique au monde et situé au-delà des modes et du temps qui passe. Venise meurt d'être ainsi figée mais cette mort a engendré une forme d'éternité dont nous nous repaissons tous.
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Un de mes ancêtres fit sa fortune en participant à la conquête de Naxos avec Sanudo. A moins qu'il s'agisse de la conquête de Astipaléaia, devenue Stampalia et qui fut près de trois cents ans durant le fief des Querini, quasiment leur royaume. Cet aïeul n'était pas vénitien mais venait des Grisons. Sa fortune faite il s'installa à Venise et développa une maison de négoce qui existait encore au moment de l'invasion des français. Il s'allia à la famille de mon grand-père, marchands vénitiens installés à Constantinople et qui restèrent sur les bords du Bosphore en dépit de l'invasion turque. Ils firent partie de la colonie vénitienne, puis italienne de Galata et ne quittèrent la Turquie - comme tous les occidentaux installés depuis toujours sur la Corne d'or - que dans les années 20 du siècle dernier, chassés par Mustapha Kemal.
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Nombreux sont les vénitiens qui ont gardé le souvenir des apanages vénitiens dans les anciens territoires de la République. L'arrière grand-père Buzzacarini de mon ami Francesco Rapazzini recevait encore avant la guerre de 14, et chaque année, un panier de fraises provenant d'une terre de Corfou qui avait appartenu à sa famille.
Les Querini se prirent longtemps pour les rois de Stampalia, petite île en forme de papillons recouverte de pierraille où ils bâtirent un château dont on visite encore les restes. Les aînés de la famille ajoutèrent pendant trois siècles un chiffre à leur prénom comme chez les princes régnants.
De Catherine Cornaro à la reine Aspasie (femme du roi Alexandre Ier, mais jamais titrée reine en raison de son origine), qui mourut en 1972 dans son magnifique jardin de la Giudecca et qui est enterrée à San Michele, les grecs ont toujours été très proches des vénitiens. Plusieurs familles patriciennes sont d'origine grecques comme les Papadopoli ou les Téotochi. Après tout, n'avait-on pas baptisé Venise la moderne Athènes et son gouvernement n'a-t-il pas régné sur Byzance, la ville de Constantin l'empereur grec ?
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Le boeuf à la grecque
Dans son excellent petit livre consacré à la cuisine vénitienne, Jean Clausel donne la recette du bœuf à la grecque, plat traditionnel qu'on trouve déjà dans des ouvrages du XIVe siècle. Je ne résiste pas au plaisir de la retranscrire.
Il faut 2 kilos d'épaule de boeuf, 3 gousses d'ail, un bouquet de romarin, un de persil, 300 grammes de raisins de Corinthe, 1 verre d'huile d'olive, 1/2 litre de bouillon de boeuf (ou 3 grands verres), un verre de vin, le jus d'un citron, sel et poivre.
Tailler en morceaux l'épaule de boeuf et les placer dans une cocotte assez profonde, en couches, mêlées du mélange grossièrement haché d'ail, romarin, persil, raisins, sel et poivre. Couvrir complètement la viande avec un verre d'huile et trois verres de bouillon. Couvrir. Laisser cuire à four moyen pendant 2 heures ou à four très doux pendant 4 heures. En milieu de cuisson, on peut ajouter un verre de bouillon ou le jus d'un citron ou un verre de vin, selon les goûts. Pour ma part, je préfère le vin qui donne un fumet très agréable. En fin de cuisson, vérifier l'assaisonnement.
Jean Clausel recommande des pommes de terre avec ce plat. Chez nous, nous le servons avec de la polenta ou des tagliatelles, arrosées du jus de cuisson épaissis avec un jaune d'oeuf. C'est un bon plat d'hiver.
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1 Commentaire(s) : (archivé par Google, Tramezzinimag I)
Nathalie a dit…
Ah, quelle coïncidence! Mon grand-père aussi, juif d'origine espagnole, vient d'Istanbul où il était bijoutier du dernier sultan.Il en a été effectivement chassé à l'arrivée d'Ataturk. Quel dommage tout de même que le nationalisme ait transformé à tout jamais ces cités cosmopolites, comme l'étaient aussi Alexandrie et Le Caire, qui restent pour moi des villes mythiques.
04 mai, 2010