C'est fou comme les idées reçues ont la vie dure. Je discutais, lors d'un récent dîner en ville avec ma voisine de table, une charmante octogénaire reconnue ici pour son soutien aux artistes. Nous parlions de Venise, évidemment. Elle me dit soudain, avec beaucoup d'assurance dans la voix, "Venise est un délice mais c'est tellement morbide. Le paradis des déviants et des invertis. Une ville de tuberculeux romantiques"... Je ne répondis rien, bien entendu. Elle ajouta aussitôt "de toute façon elle s'effondre et s'enfonce, c'est délicieux à voir mais ça pue!". Cela fit beaucoup rire nos voisins. Il ne manquait que ces sales pigeons porteurs de maladie, la chaude-pisse de Casanova et Thomas Mann bénissant Adelsward Fersen marié à Barrès...
Non Venise n'est pas une cité de mort, elle est bien mal en point certes mais elle vit. Il suffit de quitter les hauts lieux envahis chaque jour par les hordes de barbares venus d'Asie, d'Amérique ou de chez nous, pour s'en rendre compte. Elle vit, elle tressaille, elle gigote, elle s'amuse. Et sa vitalité est comme un pied de nez à ces clichés rassis. Promenez-vous en hiver du côté de Santa Margherita, non loin des facultés. Vous verrez des centaines de jeunes passer, rire, plaisanter, boire un verre ou un café dans les nombreux bars de l'endroit. Le matin, autour du kiosque à journaux, on discute ferme des gesticulations de l'infâme Berlusconi, on commente les résultats sportifs. Les tavernes enfumées de Cannareggio, celles des fondamente qui entourent l'Anzolo Rafaele, San Sebastiano, sont pleines de monde. Il s'y fait de la très bonne musique. Dans les ateliers, les artistes créent, et les musiciens inventent dans leurs studios les musiques de demain. A l'école d'Architecture les élèves travaillent avec les meilleurs maîtres de toute l'Italie. Les collèges et les lycées sont remplis d'une jeunesse belle et pimpante.
Où est le mouroir décrit par cette néo-intellectuelle prétentieuse ? Voilà trente ans que j'entends ainsi parler de Venise : on l'associe aux amours troubles et délurées, à des sexualités déviantes ou à la mort avec ses cortèges de déliquescences et de corrosions en tout genre. Non, pour moi la Venise que je vois, celle où je vis c'est celle que le Président de Brosses sut décrire, celle que visitèrent Rousseau et Mozart, la cité lumineuse de Goldoni, de Guardi ; une fête joyeuse, un paysage clair et lumineux. Car Venise est toute de lumière et de reflets n'est-ce pas. Depuis quand la lumière rutilante et les reflets qui palpitent sont-ils les décors de la mort et du sordide ?