« J’ai acheté une immense carte de la lagune de Venise pour essayer de ramener la ville à sa juste proportion. Curieux exercice. Je sais que j’arriverai par avion demain mais, cette fois, c’est par la mer que j’aborderai cette ville que j’ai si souvent visitée. Sur la carte, le rapport entre l’eau et la ville est de l’ordre de mille pour un et, dans ce bleu infini, la ville est devenue village, petit poing serré posé sur un grand drap, si bien que tout ce vide semble avoir engendré, dans un moment de colère, la ville qui plus tard allait le dominer. L’auteure mexicaine Valeria Luiselli voit au lieu de mon poing une rotule brisée et, à mieux y regarder, je crois qu’elle a raison. Depuis les hauteurs de Google Earth, l’analogie est encore plus évidente, le Grand Canal est la fracture du genou ; le labyrinthe granuleux désagrégé tout autour représente l’os de la ville où je vais me perdre demain comme tous ceux qui viennent de l’extérieur doivent s’y perdre : c’est la seule manière d’apprendre à la connaître.»
« J’ai séjourné à plusieurs adresses en ce lieu, parfois dans de vieux hôtels, la plupart du temps dans d’étroites ruelles obscures, dans des parties de palais qui n’évoquaient jamais un palais, des cages d’escaliers en piteux état, des petites chambres sordides avec tout juste une fenêtre donnant sur l’arrière d’une maison qui paraissait inhabitée, alors que dehors étaient pourtant suspendues à un fil à linge précaire deux culottes gelées, dans le froid glacial et silencieux. Parfois aussi une vue sur l’eau d’un canal latéral inconnu où, tous les jours à la même heure, un bateau passait, chargé de fruits et de légumes. Cette fois, ce n’est pas l’hiver, nous sommes en septembre, et tout rêve d’une ville déserte s’est volatilisé dès mon arrivée : Venise appartient au monde entier, et le monde entier est au rendez-vous. S’il y a un Proust ou un Thomas Mann, un Brodsky ou un Hippolyte Taine parmi eux, ils se cachent bien. Des armées entières montent en ligne à cette époque de l’année, l’armée chinoise, l’armée japonaise, l’armée russe. Pour découvrir sa Venise, il va falloir faire preuve d’obstination et d’esprit de décision, revêtir une cuirasse invisible, et se dire humblement que pour tous les autres, on fait tout simplement partie de ceux qui se mettent en travers de leur chemin et se serrent désagréablement contre eux dans la partie ouverte du vaporetto où il n’y a rien pour se tenir... »
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Pensieri e riflessione. |
10/09/2018
C'est dans un avion justement que je reprends cet extrait d'un ouvrage de Cees Nooteboom, qui est resté pendant des semaines un de mes livres de chevet. Pour le commenter, pour comparer le sentiment de l'auteur à mon propre ressenti.
Arriver à Venise, s'y rendre, n'est pas une mince chose en réalité. Elle demeure pour beaucoup d'entre nous un lieu mythique, un objectif intérieur. Pour ma part, elle est mon Ithaque et pourtant jamais je ne suis parvenu à y rester pour vraiment bâtir quelque chose. Mes enfants qui l'aiment aussi, n'y sont pas nés. Contre toutes mes attentes, mes rêves et mes aspirations, en plus de trente ans, je n'y ai rien construit. J'y ai abandonné (trahi donc) bien du monde, des projets et des idées, quand j'ai choisi de ne pas lutter et que je suis parti. Je pense surtout à Francesco, à ce qui s'annonçait, se bâtissait. Je ne suis pas responsable de son entrée en écriture, mais je sais que l'avoir laissé a modifié son chemin. Comme le mien aussi... Mais je ne saurai regretter mes années d'homme marié. Elles furent joyeuses. Le mariage m'attendait et les perspectives joyeuses qu'il annonçait.
Ce fut joyeux en effet, tant de nouveautés. Ce bonheur de construire avec la femme que j'aimais, une vie nouvelle, avec l'espérance de bâtir une famille en même temps que d'élaborer une œuvre dans la paix d'un mariage que j'espérais heureux. Mais les années montrèrent combien difficile était le chemin, combien cette union devenait lourde à porter. Les crises se succédaient. Les enfants grandissaient, leur mère et moi aurions dû être à l'unisson, comblés par la naissance de notre première fille, puis de la seconde. Mais déjà parfois je songeais à fuir avec les petites. Je rêvais d'un avenir de joie et de rire, de beauté et de plénitude tous ensemble, mais le rêve n'était pas partagé par leur mère. Elle n'était jamais qu'insatisfaction et mépris pour les valeurs qui depuis toujours présidaient à ma vie... Je la pensais folle, elle était seulement malade d'une enfance tronquée, de parents incapables de bâtir cette chape de couleurs et de joies qui fait les adultes heureux et confiants, et qui épanouit les enfants. Je n'ai pas su l'aimer comme elle le méritait, comme elle en avait besoin.
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Marido et Lorenzo, Galleria Ferruzzi, San Vio, 1985. Violaine Laveaux, 1985. pastel et crayon. - Coll. Part. |
Pourtant combien je l'ai aimée... Au lieu de ça, crises et angoisses se succédaient, des mots toujours plus hauts, souvent des larmes et des grincements. Puis la hargne et le silence rageur. "Votre mère est folle" disais-je trop souvent aux enfants. j'étais convaincu de cela. Après la paix et la sérénité qui caractérisa mon enfance, je découvrais l'enfer d'un couple quand il ne parvient pas à se cimenter ; quand son quotidien n'est plus que l'affrontement de deux mondes inconciliables. J'aurai dû me taire et faire comme si de rien n'était. J'ai essayé mais bien trop tard en réalité...
Et puis je suis retourné à Venise. Sans illusion, conscient que rien ni personne là-bas n'avait dû m'attendre. Pourtant, secrètement, je gardais l'espoir de retrouver ma vie comme je l'avais laissée trente ans plus tôt. Bien sûr il n'en fut rien ou presque. Mes anciens colocataires avaient depuis longtemps la place à une autre génération d'étudiants. Ma bibliothèque avait été pillée depuis longtemps, Rosa ma jolie petite chatte grise avait été adoptée par une gattara quelque part du côté de Cannaregio... Lors de mon premier "vrai" retour, j'avais rendez-vous avec mon ami Roger au Cucciolò - je l'ai raconté ailleurs. J'étais en avance, très excité à l'idée de revoir cet ami très cher que j'avais laissé lui aussi. Étudiant, ce café avec sa terrasse sur l'eau du canal de la Giudecca, était notre quartier général. Les serveurs nous connaissaient bien. Il y en avait un en particulier, plus très jeune, avec qui j'avais sympathisé. Nous bavardions souvent et il connaissait parfaitement mes goûts et savait à l'avance selon la période du mois où nous étions qu'elle serait ma commande. Plus de cinq ans nous séparaient de ma dernière venue sur les Zattere. À peine étais-je installé qu'il arriva pour prendre la commande en me gratifiant d'un surprenant : - Bondi, Sior Lorenzo, come sta oggi ? (Bonjour, Monsieur Laurent, comment allez-vous aujourd'hui ?), avant d'ajouter le visage plein de cette jovialité qui m'était si familière et que je retrouvais soudain : - Un macchiato come di solito ?" ("une noisette, comme d'habitude ?"). Interloqué, j'acquiessais en rougissant. Je revois les lieux, le canal de la Giudecca aux eaux vertes, un vaporetto au loin qui quittait la fermata de Santa Eufemia, les silhouettes des passants sur la fondamenta de la Giudecca, les mouettes dans le ciel et les Zattere, silencieux, encore vides. Il était tôt encore et Venise n'était pas encore beaucoup fréquentée en dehors de la période estivale et du carnaval.Comme un rêve, comme si je n'étais jamais parti. Tellement à l'image de Venise où tout change sans que rien vraiment ne change. des années plus tard, évoquer cela m'émeut toujours autant...
Aborder Venise m'apparaît donc à nouveau depuis ce que nous avions appelé avec les enfants "La Catastrophe", comme Ulysse exilé aborda enfin les rivages d'Ithaque : Un retour à tous les possibles... Mais à part ce bel épisode sur les Zattere et les gentils mots de mon ami Roger à qui je racontais l'anecdote et qui me gratifia en suivant d'un "tu n'as pas changé", avec son regard aiguisé de peintre et de coloriste, rien dans la lagune ne m'a attendu. Aucun flash-back durable n'est possible hormis par l'écriture. Je ne verrai jamais jouer mes enfants sur les campi, puisqu'ils sont grands désormais, je n'irai jamais le matin rejoindre mon bureau, le Gazzettino sous le bras, croisant les mêmes visages familiers, échangeant à chaque fois quelques paroles insignifiantes sur le temps comme le font les gens heureux, ceux qui sont là où ils doivent être et qui le savent...
Des regrets ? Évidemment mais bien peu finalement. Vieillir rend le chemin plus court qui nous porte à ne garder que l'essentiel, à regarder le chemin qu'il reste à parcourir sans perdre du temps dans les regrets, les remords et le ressentiment. Passer au-dessus des Alpes à 16.000 pieds d'altitude avec une lumière radieuse et se sentir tout petit, heureux d'être une infime partie de cet univers, joyeux de participer humblement à cette merveilleuse aventure qu'est la vie. C'est ainsi que, revenant une fois encore de la Sérénissime, toujours un peu triste certes, je me sens apaisé. De nouveaux projets, Dieu voulant, sont en parturience : A Venise, la maison d'édition s'apprête et tout se précise un peu davantage chaque jour, à Bordeaux, aussi, tout ce que j'ai contribué à mettre en place prend forme et s'affirme peu à peu.
Ce n'est pas de résilience dont il s'agit ou pas seulement. Bien plus de la conjonction de rencontres, de rêves étudiés et parfois partagés et de la magie que la beauté de Venise distille en ceux qui lui étant restés fidèles, ne l'ont finalement jamais abandonnée. Venise est dans mon sang et mes gènes. Elle nourrit mon âme et je lui dois beaucoup de ce que je suis devenu. Il en est ainsi pour beaucoup d'autres dont je perçois la familiarité qui nous lie à elle.
Corrigé et complété dans l'avion qui me ramène de Venise. 26/04/2019.