30 avril 2018

COUPS DE CŒUR (HORS-SÉRIE 36) : La Venise de Deszö Kosztolányi

J'ai découvert l'année dernière, adressé par un vieil ami et fidèle lecteur de TraMezziniMag, un petit livre agréable et inattendu consacré à Venise écrit par l'écrivain hongrois Deszö Kosztolányi né sous l'empire austro-hongrois et mort en 1936 à Budapest. J'avais l'intention de le citer dans les Coups de Cœur du blog mais l'été est venu et le livre est resté parmi les piles d'ouvrages qui encerclent mon bureau. Je viens de le relire après avoir découvert une note de lecture sur le site Sens Critique dont je recommande ardemment la pratique. Cette critique qui m'aurait donné envie de lire l'ouvrage si je ne le connaissais pas a sa place dans les colonnes de TraMezziniMag. Après avoir sollicité l'assentiment de l'auteur et sans avoir reçu de réponse, je me permets de l'inviter et de transcrire l'intégralité de son texte. Le monsieur est apparemment un lecteur passionné et aussi un libraire dont l'officine se trouve à à Paris, rue du Charolais dans le XIIe. Ce n'est pas un publi-reportage, rassurez-vous, mais si vous êtes intéressé par l'ouvrage, n'hésitez-pas à le commander sur le site de Charybde. autant remercier le libraire pour cette note de lecture gourmande.

Une brève mosaïque d’une Venise au cœur d’un esprit hongrois de 1910 par Hugues, alias Charybde2, libraire et lecteur.

Ils nous firent visiter de bout en bout leur musée, où je vis des fresques représentant des scènes de leur passé, des héros, des saints, des rois, le profil maigre du dernier roi d’Arménie qui, lors d’une bataille, armé d’une sorte de grand cure-dent, embrocha un païen impie. Ils s’entourent de très nombreux souvenirs qui, pour un cerveau étranger, constituent un poids, un triste amphigouri. Leur désespoir est fougueux. Leurs rotatives déversent des imprimés qu’ils expédient à leurs frères par les airs. Dans ce monastère ne vivent que des écrivains et des savants, des poètes anciens et contemporains, des linguistes, des spécialistes de la nature, des astronomes, des mathématiciens, des philosophes, il y a au moins six cent personnes qui travaillent pour la revue arménienne qu’ils impriment sur cette île et qui compte tout au plus trois cents abonnés. Partout où se porte mon regard, je vois des reliques, des plaques et des banderoles commémoratives. Ici, c’est l’île de la mort. Et pourtant, elle bourdonne d’activité comme une baratte. La paresse déprime. J’avance, tête courbée. J’écoute, debout sur la pointe des pieds. Devant moi se dresse le couloir de la mort des nations, le bazar de la peine, la toute dernière station. Que celui qui prend plaisir à goûter les farces de la nature vienne ici.
C’est sans doute à propos du monastère arménien de San Lazzaro degli Armeni que le grand poète et romancier hongrois Dezsö Kosztolányi se fait le plus percutant et incisif, lorsqu’il évoque Venise – dont la préface de cette édition française, publiée en 2017 chez Cambourakis dans une traduction de Cécile A. Holdban, qui en signe aussi l’introduction, nous rappelle la place très particulière qu’occupait la cité des Doges dans un triangle comprenant également Paris et Vienne, dans l’esprit des nombreux intellectuels hongrois souffrant de la domination autrichienne avant 1914. Ce petit ouvrage rassemble ainsi divers textes de fiction ou de poésie et d’hommages (au moyen par exemple de plusieurs longues citations de Byron, de Goethe et de Rilke) consacrés à sa ville italienne d’adoption entre 1910 et 1930. Qu’il évoque une rencontre mystérieuse sur un pont avec un voyageur désormais arrivé, qu’il raconte ses visites à l’île-monastère, qu’il s’amuse d’une pension de famille allemande apportant toute la Bavière ou la Saxe auprès du Rialto, qu’il raconte une illustration de la galanterie hors du commun qu’on pouvait trouver ici, qu’il saisisse certains contrastes aigus entre riches et pauvres, ou qu’il rappelle, à partir de sa fameuse statue, l’importance du dramaturge Goldoni, Dezsö Kosztolányi partage avec nous sa propre communion intime avec Venise, bien loin d’effets spectaculaires, mais comme pour tenter de communiquer ce qui demeure si difficile à analyser de son charme.

Pourquoi est-ce que la mort, à Venise, nous affecte d’une manière si extraordinaire – sans commune mesure – au point d’en avoir la chair de poule ? À présent, alors que la place des reportages dans les journaux se réduit à de minces colonnes, que les enquêtes diffèrent derrière le sensationnel, un écho retentit encore dans la presse européenne. Nos oreilles résonnent encore de la mauvaise nouvelle [NB : un accident de vaporetto ayant fait quatorze victimes en mars 1914].

Je me souviens pourtant que le même jour où la presse hongroise a publié ses premiers articles à ce sujet, dans un entrefilet discret, en tous petits caractères, ce matin-là, on apprenait dans le même temps que l’océan avait englouti les corps de trois mille pêcheurs d’Astrakhan. Ce qui n’avait suscité aucune empathie. Tous tremblaient à l’évocation de la catastrophe vénitienne, alors que le nombre des victimes à déplorer était bien inférieur à l’autre qui, telles de minuscules sardines, furent rejetées sur le rivage par les vagues amères et salées.
Charmant et fringant, le vaporetto blanc est le tramway de Venise, la gondole est son fiacre, le canot à moteur est son automobile. Au fond, il ne s’agissait que d’un tragique accident de tramway.

Pourtant, c’est la catastrophe de la ville des eaux qui m’affecte et me dérange, moi aussi, et lorsque je creuse en moi-même pour en trouver la raison, je sais pourquoi. Il ne s’agit pas que de la proximité géographique ou de son histoire plus ou moins liée à Budapest et à la Hongrie. Ce qui m’a toujours plu inconsidérément, c’est que dans cette ville de carnaval, cette sorte de salle de bal, une forme de vie végétative suit son propre cours ; dans les villas dont la lagune lèche les fondations de ses eaux stagnantes, il y a des ateliers de couture, des fromageries, des hôpitaux, les gens ne vivent pas qu’une existence d’exhibition, de démonstration, de décorum, ils font des affaires, traînent sur des fauteuils trop étroits dans des chambres d’enfants, ils travaillent aussi dans ces châteaux, ces édifices admirables de la Renaissance.
J’ai le sentiment, ici, que tout le monde est de passage, que la vie n’est qu’une pièce de théâtre. Je contemple les verrous, mais je n’ai jamais pensé au fait qu’ils ouvraient des portails.
Telle une divination, l’âme de cette ville s’est révélée à moi lorsque, naviguant en gondole le long du canal, j’ai vu la plaque d’un prothésiste dentaire – avec des yeux d’enfant émerveillé – sur une adorable maison.

Mes lèvres se sont alors crispées en un sourire forcé. Je n’arrivais pas à croire que les Vénitiens pussent avoir mal aux dents.

Depuis, je suis venu ici dix ou quinze fois, et je suis à moitié devenu un autochtone, mais je n’ai jamais pu chasser cette première impression de mon esprit, et je n’arrive toujours pas à croire à l’existence de ces métiers dans cette ville belle, si belle, mille fois belle, tout comme je ne crois pas à l’existence d’un cabinet de poésie. Pour moi, c’est comme la langue italienne : fraîche au palais et à l’oreille, douce comme les dattes, terzina mélodieuse, mais je ne pourrais pas imaginer utiliser cette langue cérémonieuse pour exprimer les choses du quotidien jusqu’à la fin de mes jours.

Si la vie est colorée ici, la mort est tout aussi étrange. J’ai vu leurs cimetières. Ils recouvrent les lampes noires sur les tombes de coquelicots rouge sang. Ici, les acteurs se couchent à la fin de la pièce, après le cinquième acte.

À présent, beaucoup d’hommes meurent sur la scène de la salle de bal, c’est vraiment une foule qui meurt. L’acteur de la commedia dell’arte, le pantaleone, ôte son masque noir et avoue qu’il est le même que celui qui tue dans les hôpitaux. Les funiculaires de Pest, dans les accidents de voitures et dans les guerres, l’indiffèrent, l’effroyable, la barbare moderne : la mort.

L’ouvrage décevra peut-être un peu les amoureuses et amoureux de Venise qui connaîtraient déjà nombre de textes plus amples consacrés à cette ville si singulière. Dezsö Kosztolányi ne révolutionne certainement pas la littérature à ce sujet, mais il lui apporte certainement une petite touche personnelle, hésitant entre une mélancolie bienveillante et une acidité sociale souvent perceptible sous le récit apparent.
Le poète Deszö Kosztolányi dans les années 1910


15 avril 2018

Venise en avril : su et zo i ponti, fleurs de ciment et autres promenades

On peut à Venise se contenter d'errer le nez au vent de San Marco au Rialto, de la pointe de la douane aux confins des Fondamente Nuove et se sentir loin de la vie habituelle, loin du monde courant et oublier tout le reste. C'est agréable certes, et beaucoup s'en satisfont, mais c'est assez réducteur pour cette ville unique au monde. Y vivre est un bonheur qui se paye. 


Aucune allusion aux prix pratiqués par les commerces et restaurants chinois - et s'il n'y avait que dans ces lieux-là... - mais aux difficultés rencontrées pour trouver du pain frais, des lacets de chaussure ou du dentifrice. Capable d'abriter plus de 100.000 habitants, Venise fut jusqu'à récemment dotée de toutes les facilités nécessaires à la vie quotidienne, des commerces de proximité à foison, des écoles, des crèches, des hôpitaux. On y vivait mieux qu'ailleurs car sans le stress du trafic automobile et dans un décor unique au monde, entouré d'eau comme dans une matrice. L'eau est toujours là, elle monte au gré des marées et des vents un peu plus souvent qu'autrefois, la beauté même décatie par l'usure du temps, et la pollution - Venise serait plus polluée que Pékin à certains moments de l'année (c'est sûrement ce qui attire les milliers de chinois qui y viennent vivre ou la visitent), et mêmes nombreux, les moteurs des bateaux sont loin d'atteindre le niveau sonore insupportable des grandes cités modernes. Mais il n'y a pratiquement plus rien qui permette aux vénitiens de vivre facilement. Avec un million de touristes en plus par rapport à l'an passé - ce qui donne plus de 30.000.000 de visiteurs par an ! - on n'est pas comme ailleurs. Dubrovnik ou Corfou vivent le même cauchemar : les habitants s'enfuient, les maisons se vident vite transformées en hôtels ou en chambres d'hôtes pour l'appât du gain et les boucheries, les fleuristes, les boulangers et les épiciers cèdent la place à des marchands de bimbeloterie à trois sous (toujours les chinois) ou des fast-foods... 

Bref, ce n'est pas une sinécure. Pourtant, Dieu comme on y est bien. Surtout aux périodes boudées par les touristes (ou par les voyagistes plutôt) et pendant la saison touristique (qui s'étend quasiment sur toute l'année désormais) dans les moments où les hordes se posent pour se sustenter, reposer leurs pauvres pieds endoloris ou pour dormir. Le vénitien peut alors retrouver ses homologues, promener tranquillement son chien ou faire jouer ses enfants sur les campi vidés du plus gros des troupeaux de visiteurs. Il peut saluer ses voisins sans être la cible de dizaines de photographes, il peut arpenter les rues et traverser les canaux sans faire la queue comme à un feu rouge ni risquer de se faire écraser les pieds par une valise à roulettes. C'est pendant l'enfer un peu moins l'enfer et tout le monde se détend.

C'est dans cet esprit que s'est déroulé pour votre serviteur une bonne partie de la journée d'aujourd'hui. Après avoir traversé le grand canal avec hésitation (passer sur l'autre rive n'est pas une mince affaire depuis quelques temps : le pont de l'Accademia est en rénovation. entouré de palissades, le piéton ne dispose plus que d'un passage étroit en sens unique et il est très fréquenté ) emplettes dans un supermarché bon marché du côté de Sainte Marthe pour des produits d'hygiène ménagère, promenade dans ce quartier éloigné et peu fréquenté par les touristes - il faisait doux et le soleil donnait enfin envie de flâner -  ombra ensuite au bistrot Do Draghi sur le campo Santa Margherita come di solito, servi par la ravissante Angelina de Trévise.

Il y avait ce soir d'étranges flâneurs. En effet, une partie des 11.000 inscrits à la traditionnelle course Su e Zo i ponti, quarantième du nom, arpentaient de nuit les rues et les ponts de la ville pour le prélude à la manifestation, sorte de course de charité au bénéfice de la Mission salésienne de Iaurretê en Amazonie. La foule était donc plus dense encore que d'habitude autour des points névralgiques de la cité des doges mais il faisait beau et la manifestation est sympathique avec une majorité de vénitiens des environs, jeunes et vieux. En tendant l'oreille, on distinguait les participants venus de Trévise, ceux de Mogliano ou de Castelfranco des vénitiens purs. Parmi les inscrits des coureurs venus de plus loin encore mais en majorité de la province.

On en croisait partout du côté des Zattere en fin d'après-midi et la galerie ItinerArte de la très solaire Maria-Novella Papafava dei Carraresi, descendant d'une des plus grandes familles originaire de Padoue inscrite au Livre d'Or de Venise et fille de l'écrivain Novello Papafava qui fut directeur de la RAI, où se déroulait le vernissage d'une intéressante exposition des travaux de Virgilio Patarini et de Maria-Novella elle-même, vit passer des tas de gens bizarrement vêtus pour les lieux. Déjà vêtus des maillots et blousons officiels de la manifestation, ils erraient à la recherche d'une terrasse ou d'un marchand de glaces. Nico n'est pas très loin. Certains, sûrement mal informés, traînaient même avec eux un vélo...

Perifrase veneziane

La découverte du travail de Virgilio Patarini,  un de ces artistes au talent polymorphe comme TraMeZziniMag les aime, est une belle surprise. Ce lombard (il est né à Breno dans la province de Brescia, non loin de Bergame, dans cette contrée splendide qui a tout pour façonner la sensibilité chromatique des peintres et des cinéastes - Comencini, Guadagnino viennent de par là ), a plein de cordes à son arc. Plasticien, scénographe, auteur, commissaire d'expositions, l'homme est passionné. Il communique instantanément sa jovialité avec la faconde des gens réellement inspirés et qui n'ont rien à prouver. La simplicité est souvent la compagne du vrai talent. Il propose dans la jolie petite galerie, pimpante et rénovée de Maria Novella des travaux récents, des paysages urbains réalisés aux pigments sur des plaques de ciment. Images de la Venise connue, skylines de la Sérénissime, conçues sur place mais peintes à Naples, nées du regard acéré du peintre mais interprétées par le biais du medium utilisé comme la traduction d'un ressenti. Il en ressort un travail pictural qu'on pénètre peu à peu et d'où surgissent des réminiscences d'émotions esthétiques personnelles et de sensations vécues au fil des promenades dans ces lieux connus de tous mais qui nous sont uniques. San Giorgio, San Trovaso, Marghera, autant de paysages urbains reconstitués dans des gammes chromatiques chaudes mais de cette chaleur si prégnante qu'ont les métaux quand ils vieillissent, ces tons veloutés de la rouille et de la  mémoire. Certains évoquèrent Zoran Music qui travailla sa vision de Venise dans les mêmes tons mordorés. Une agréable promenade. 


Les travaux de Maria-Novella Papafava présentés dans la deuxième - ou bien est-ce la première, car la galerie est faite de deux lieux mitoyens mais séparés - se marient parfaitement avec les œuvres du sympathique lombard. Elles illustrent avec la délicatesse et la fougue artistique de l'artiste, plasticienne, écrivain, danseuse et chorégraphe, auteur-compositeur, actrice, ces paraphrases vénitiennes - c'est d'ailleurs le (joli) titre de la mostra - mais aussi le talent de la maîtresse des lieux. Toujours avec discrétion et un sourire ensorcelant mais qui semble toujours vouloir s'excuser, elle exprime une sensibilité tellement ciselée qu'elle frise parfois la souffrance. Celle des plus talentueux d'entre nous, ceux que la vie ou la lucidité écorchent mais dont ils se nourrissent et qui offrent au monde une œuvre pleine de poésie. En parcourant ces parafrasi veneziane, j'avais dans la tête la voix de John Wills chantant Love is Swift My Dear qui me revient souvent lorsque je marche seul dans les rues de Venise. 

Parfois l’effet d’un enfant
L'atmosphère toujours conviviale, retenue et pourtant pleine d'empathie qui suintent de ces lieux, les carafes de spritz et les tramezzini de Rosa Salva, le public où se mêlaient amis de la galerie, artistes, philosophes et poètes évoquaient aussi les Kinderszenen, l'opus 15 de Robert Schumann, et plus particulièrement L'enfant qui s'endort (Kind im Einschlummern) qui évoque aussi mes années vénitiennes de jeunesse, quand, comme Clara à Robert, on me disait souvent : "tu me fais parfois l’effet d’un enfant ! " Un des plus beaux compliments qu'on puisse recevoir et que je fais à mon tour aux deux artistes tant la poésie qui émane de leur travail comme de leur approche des beautés de la Sérénissime déborde de pureté, d'amour et de pudeur...


A deux pas de la galerie, sur le campiello, la jolie petite maison rouge était habitée par une famille sympathique. Giusi Gradella et son mari magistrat m'y accueillaient souvent avec leur gentillesse et leur simplicité. Ils logeaient mon amie Anna Neushhafer, jeune allemande à peine mariée à un pasteur avec qui j'écoutais souvent les Scènes d'enfant par Martha Argerich. Leurs deux filles, plus jeunes que nous, rayonnaient dans cette maison d'intellectuels cosmopolites qui me reposaient alors de l'atmosphère dans laquelle j'étais contraint de vivre du côté de Cannaregio. Il régnait chez eux le même esprit que chez mes parents et les dîners auxquels j'étais convié me ramenaient chez moi comme ceux de la duchesse Decazes me transportaient chez mes grands-parents. 


C'est dans cette maison que je découvris vraiment l’œuvre de Robert Schumann avec les disques d'Anna que nous écoutions avec un walkman, merveilleuse invention de Sony... Rien à Venise, aucune sensation, aucun recoin, aucun moment n'est anodin pour mon cœur. Je me suis formé dans ces lieux, j'ai vécu l'essentiel de ma vie intérieure en partant de ce qu'ici j'ai reçu, appris, compris...  

Promenade culturelle 
Cette journée sous le signe de l'art. Visite des galeries du côté de la Fenice. Chiacchierata avec Renato Luce dans sa galerie devant ses magnifiques Cesetti et ses Santomaso. Nous évoquons Graziussi qu'il ne porte pas dans son cœur comme beaucoup de professionnels ici, le Naviglio, et les autres galeries disparues. Visite ensuite à la galerie Bordas où sont exposés des œuvres de Zoran Music. Bonheur de voir ses croquis et quelques livres d'artistes splendides parus chez Fata Morgana ou ailleurs. Quelques petites toiles que je ne connaissais pas et l'ombre d'Ida Barbarigo, de François Mitterrand  et de sa fille Mazarine du temps où les croiser dans la ville était une habitude... Que dirait l'ancien président de ces hordes bruyantes qui dévalent le long des rues sans jamais s'arrêter devant les belles choses exposées mais qui stagnent devant les boutiques des chinois comme subjugués par les horreurs présentées ? Mais il est temps de rentrer dîner. La course nocturne passe sous nos 
fenêtres ou presque. Cela promet de durer un moment. Public bon enfant mais bruyant... 

Crédits photographiques (et remerciements): © Catherine Hédouin, Avril 2018 - Tous Droits Réservés

18 mars 2018

Et si montrer le beau devenait criminel ?

Portrait de Mila Esmeralda née à Venise, le  20/10/2012. © gruppo 25 aprile.

30 millions de touristes par an à Venise, cela fait un peu plus de 558 visiteurs pour un habitant (si nous nous en tenons au chiffre déjà dépassé de 53. 672 habitants rescapés de la grande hémorragie vers la terraferma). Imaginons la scène, cauchemardesque, de 535 personnes qui envahissent le salon de cette vieille dame, le chat effrayé qui se jette par la fenêtre dans l'eau du canal voisin, la pauvre vénitienne qui suffoque et les touristes qui braillent, remuent dans tous les sens, laissent papiers gras et canettes vides sur les napperons en dentelle... Pire encore, pensez à un vaporetto un matin avec seulement quatre passagers et soudain arrivent en se bousculant  2.140 touristes armés de leur sac à dos et de leurs téléphones fixés sur les perches que leur ont vendu les vendeurs clandestins, habiles et souples bengalis qui eux aussi dont tendance à se démultiplier ces dernières années partout dans le centro storico (on en recensait 2379 en 2014 . L'enfer de Dante en pire....

Alors est-ce bien raisonnable de continuer de diffuser des images de Venise ? Est-ce encore légitime de montrer la beauté de la Sérénissime et d'encourager les barbares à poursuivre leur invasion ? La beauté est à tout le monde, et voyager est un droit qu'on ne peut réserver à quelques uns mais peut-on laisser les hordes se démultiplier et emporter sur leur passage toute vie réelle sur les sites qu'elles piétinent chaque jour sans plus jamais de véritable interruption ? C'est un vrai questionnement. Fondamental aussi, car il s'agit désormais de la mise à mort quasi certaine d'une univers de vie, d'un monde qu'on étouffe sans rien faire d'autre que se lamenter ou réunir des colloques et des commissions qui pérorent sans que ne jaillissent les solutions pour éviter cette catastrophe humanitaire que personne ne semble prendre vraiment au sérieux. Jamais dans l'histoire de la Sérénissime, le niveau d'habitants aura été si bas. même après les grandes épidémies de peste. 

Bien sur, on insiste sur la nécessité de considérer la population vénitienne dans son ensemble, c'est à dire celle de l'agglomération entière avec les alentours du mainland. Cela peut leurrer et rassurer de savoir que la métropole vénitienne voit sa population augmenter avec l'apport de nombreux étrangers. Cela revient à réduire le centre historique, Venise elle-même, celle qu'on vient voir de partout, l'ancienne capitale d'une des plus puissantes et riches républiques de l'histoire, vaste empire commercial, démocratie quand partout ailleurs les peuples étaient écrasés par la féodalité et les monarchies absolues, incroyable fourmilière innovante et active, à un quartier périphérique d'un centre urbain qu'on voudrait semblable à toutes les mégalopoles modernes existantes ou en devenir. 

Il y a parmi les édiles, des excités qui rêvent de métro souterrain, de gratte-ciels, d'exposition universelle et aspirent à une croissance exponentielle du tourisme, juteux pourvoyeur de devises pour certaines entreprises internationales, sans retombées sur les petites activités locales et donc sur les habitants. Mais à entendre certains experts, le dernier vénitien aura quitté sa ville, la vraie, la Sérénissime toujours dressée deux mille ans ou presque après sa fondation, en 2059... Il quittera le centro storico avec sa valise et le regard qu'il jettera sur la ville vide de vénitiens sera un regard de colère et de haine. 


La question est donc pertinente : montrer ce qu'il y a de beau devient dangereux à partir du moment où donner à voir un lieu, qu'il soit célèbre ou méconnu, recommander une bonne adresse, fournir des idées d'itinéraires et publier des guides alléchants, répandre des photographies et des vidéos des sites touristiques, tout cela revient à condamner à terme l'authenticité, la vie, l'existence même de ce qu'on donne à voir. Cas de conscience donc. Je ne prétends pas qu'il faille entraîner un corps de mercenaires qu'on munirait de lanternes,  corps moderne de codega dont on dit que parfois, payés au prix fort, ils induisaient en erreur (fatale) leurs clients avec leurs lanternes pour les faire tomber dans les eaux glacées des canaux, pas plus que former le personnel de l'ACTV au kamikaze et leur enseigner à faire sombrer leurs vaporetti, modernes bétaillères aquatiques remplis de veaux hagards, aux heures de pointe avec leur chargement... Ma colère m'égare mais les amoureux de Venise savent de quoi je parle, qui connaissent sa fragilité et répugnent à la voir se transformer jour après jour en parc d'attractions, avec de plus en plus de boutiques pour touristes ne vendant que de la pacotille qui jaillissent à la place des commerces de nécessité et les maisons qui se vident, les volets tirés sur des foyers abandonnés que remplacent peu à peu partout des logements pour touristes, des hôtels de luxe et des B&B. Il n'y a vraiment pas de quoi se réjouir et comment rester indifférents à cette chronique de mort annoncée ?


Les autorités, timidement, se rangent aussi à l'avis des experts du monde entier. Conscients du danger imminent, ils proposent quelques vagues solutions annoncées tambour battant mais bien vite oubliées. Combien de projets enterrés qui pourtant seraient autant d'amorces de solutions. En revanche les modernistes utopistes continuent d'avancer avec leurs projets pharaoniques. Comme par exemple, après le M.O.S.E. qui a permis d'absorber des milliards de capitaux et ne servira certainement pas à grand chose quand la calotte glaciaire aura fini de fondre, l'idée de la sublagunare jamais vraiment abandonnée, aussi folle que l'exposition universelle rêvée par le ministre De Michelis dans les années 80 ou le gratte-ciel phallique d'un Cardin cacochyme mégalo...

On parle de tourisme alternatif en haut lieu, on publie plaquettes et plans avec des itinéraires différents qui partent de Chioggia ou de Caorle, on invoque le soutenable et la décroissance, on propose - sérieusement - des virées à la découverte de l'archéologie industrielle, on dresse des listes de commerçants, restaurants, hôtels et campings affiliés au mouvement Slow Food, on lave vert autant qu'on peut avec  le projet lagunaè, initié en 2014 en vue de l'exposition universelle de Milan (Venice to expo 2015) par l'EBT (Ente Bilaterale Turismo de la Province de Venise, structure créée en 1991 avec pour mission la formation et l'accompagnement des acteurs du tourisme local), une de ces organisations dévoreuses d'argent et de papier glacé qui font grand bruit puis disparaissent aussi vite qu'elles sont apparues comme dans les films prophétiques de Dino Risi ou de Vittorio De Sica... Deux terribles décennies de berlusconisme ont montré toutes les conséquences de la primauté de l’argent et Venise a été très vite contaminée... Alors, que faire ???


24 février 2018

Un adagio pour accompagner la douce lenteur d'un dimanche...

Je ne sais pas vous, mais sauf à de rares occasions, fêtes carillonnées ou retrouvailles familiales, le dimanche reste toujours pour moi un moment privilégié, une pause dans un quotidien dont le rythme ne nous appartient pas toujours. L'Ancien Testament nous rappelle que Dieu, satisfait - et fatigué - par sa Création, se reposa la septième jour. Avec un pareil exemple, comment oser courir, s'exciter, s'éparpiller ce jour-là aussi ? Le jour du Seigneur, quelle jolie formule. Le dimanche est bien un jour spécial. 

Même sans plus aucune obligation professionnelle, sans les contraintes de temps et de résultats d'avant, il m'aura fallu des années pour oublier cette sensation terrible du dimanche soir, ce frisson de dépit et de tristesse à l'idée de devoir reprendre le collier dès le jour suivant. Tous ceux que la retraite - mais non le retrait - a délivré d'un quotidien d'obligations ont savouré ce moment où, enfin, chaque jour pouvait être comme un dimanche. la liberté totale. La disponibilité d'une page blanche... Bref, le dimanche, le vrai, celui qui arrive après le samedi, son antichambre animée, s'impose comme le plus joli jour de la semaine. Je souhaite à tous la douce torpeur qui me prend le dimanche et que j'entretiens avec gourmandise. Une sorte de ralenti sur image, une méditation continue où tout prend une ampleur nouvelle : les cloches qui appellent les fidèles, les oiseaux qui s'égayent dans les tilleuls sous mes fenêtres, le parfum des fleurs sur la table du salon, le chat qui ouvre un œil et s'étire en soupirant... 

Tout prend une autre saveur. Le petit-déjeuner apprêté, petits plats dans les grands - prendre le temps -, les fenêtres grandes ouvertes si le temps le permet, un bon livre entre les mains. le thé fumant... A tout cela, il faut une musique ample et sereine, puissante et harmonieuse. L'adagio pour hautbois, violoncelle et orgue de Domenico Zipoli, pièce composée pour l'offertoire et l'élévation de la messe, traduit à la perfection ce que je parviens bien mal à décrire avec les mots. Si vous l'entendez pour la première fois, un conseil : fermez les yeux, laissez pénétrer les harmonies et vous sentirez votre respiration se caler peu à peu sur le rythme pur et tranquille de la musique. Un morceau de paradis.
Ce prêtre toscan ne le fut jamais en réalité. Il mourut très jeune, loin de l'Italie, n'ayant pu être ordonné faute d'un évêque dans le diocèse. Au vu de ses talents musicaux, le maître de Chapelle du duc de Florence auprès de qui il étudiait la musique, l’envoya à Naples où il se perfectionna avec Alessandro Scarlatti. Il poursuivit sa formation à Rome en 1709  avec Bernardo Pasquini. Son talent et sa jeune renommée lui permirent de devenir et il devint maître de Chapelle du Gesú. C'est apparemment en fréquentant la communauté des jésuites qu'il décida d'entrer en religion. 


Il composa pendant ces années romaines plusieurs œuvres très appréciées. Ainsi en 1712 on joua ses Vespri e Mesa per la festa di San Carlo, et l’année suivante son Oratoire Sant’Antonio di Padova. Puis en 1714, l’Oratoire Santa Caterina, Vergine e Mártire fut acclamé. Sa renommée prenait une ampleur telle qu'on venait l'écouter de toute l'Italie. . Son destin de musicien semble tracé. Pourtant, il en avait décidé de prendre une autre voie en suivant la formaztion théologique auprès de la Compagnie de Jésus. Ainsi quelques mois après la parution en 1716 de ses Sonate d’intavolatura per organo e cimbalo, Domenico Zipoli, âgé seulement de 27 ans par pour Séville où il entre au noviciat de la Compagnie, le 1er juillet.  Répondant à son souhait, le Provincial envoie le jeune novice dans les colonies espagnoles d'Amérique du sud. Un an plus tard, le 13 juillet 1717, il débarque à Buenos Aires en compagnie de 54 jésuites, parmi lesquels se trouve l’historien Pedro Lozano 

En 1724, sa formation religieuse terminée au séminaire de Cordobà, il aurait dû être ordonné prêtre mais aucun évêque n'étant alors disponible, il fut nommé maître de chapelle, chef de chœur et organiste de la cathédrale.  Il continua de composer et très rapidement, ses œuvres furent célèbres dans toutes les Réductions des territoires espagnols, au Paraguay et au Pérou. Atteint de tuberculose, il mourut près de Cordobà, au monastère de Santa Caterina, le 2 janvier 1726, à l'âge de 37 ans.
Son œuvre lui a survécu et demeure l'une des plus belles du genre parmi toutes les compositions nées dans les Amériques espagnoles d'alors. Le baroque d'outre-atlantique reste assez méconnu mais recèle de véritables trésors. Les jésuites, jusqu'à leur Expulsion, bâtirent en même temps que de magnifiques églises, des orgues et des instruments de musique, des écoles de musique s'ouvrirent dans de nombreuses villes, des enfants furent formés au chant, partout des chœurs animaient les offices et illustraient les nombreuses fêtes et processions. Aujourd'hui encore, la musique de Zipoli est souvent interprétée comme cet adagio qu'on joue autant pour les mariages que pour les obsèques partout en Amérique du sud. Son ampleur et sa sérénité en font un outil de méditation qui émeut et nourrit.


L'universitaire et musicienne Evangelina Burchard, spécialiste de la musique des jésuites a consacré au musicien toscan un article publié en 2013. Dans lequel elle explique :

[...] Son œuvre musicale américaine eut un grand retentissement et une très forte reconnaissance dans les réductions, comme le raconte Lozano, où « des heures avant que ne joue Zipoli, l’église de la Compagnie se remplissait, tous désireux d’écouter ces harmonies aussi nouvelles que supérieures ». Comme le confirme également le Père Peramás dans son livre publié en 1793 « De vita et moribus » (se trouvant en Italie suite à l’expulsion des jésuites), « certains prêtres excellents dans l’art de la musique étaient venus d’Europe, enseignèrent aux indiens des villages à chanter et à jouer des instruments. Mais personne ne fut plus illustre ni prolifique que Dominque Zipoli, autre musicien romain, dont la parfaite harmonie des plus douces et des plus travaillées pouvait s’imposer. Les vêpres qui duraient toute l’après-midi étaient particulièrement exquises. Il composait différentes œuvres pour le temple, qu’on lui demandait par courrier jusqu’à la ville même de Lima »…

Dans une lettre du père Jaime Olivier datée de 1767 (année de l’expulsion) on lit : « Tous les villages ont leur musique complète d’au moins 30 musiciens. Les sopranos son très bons, en effet ils sont choisis parmi les meilleurs voix de tout le village, les faisant participer depuis leur plus jeune âge à l’école de musique. Leurs maîtres travaillent avec une grande rigueur et attention, et méritent réellement le titre de maître ; en effet ils connaissent la musique avec perfection et la composent parfaitement ; bien qu’ils n’en aient pas besoin puisqu’ils possèdent des compositions parmi les meilleurs d’Italie et d’Allemagne, mais également des œuvres du frère Zipoli…

Les instruments sont excellents ; il y des orgues, des clavecins, des harpes, des trompes marines et trompes de chasse, beaucoup d’excellents clairons, violons, contrebasses, bassons et chimirias. Dans toutes les fêtes, il y avait dans l’après-midi des avant-vêpres solennelles avec toute la musique divisée en deux chœurs ». L’influence de Zipoli ne se limite pas seulement à Córdoba. Le vice roi du Perou sollicita depuis Lima ses compositions.
En 1959, le musicologue Robert Stevenson trouva une Messe en Fa pour chœur à trois voix, deux violons, orgue et orgue continue de Zipoli dans les Archives Capitulaire de la ville de Sucre en Bolivie. Un autre travail, publié en 1994 par le Docteur Piort Nawrot, présenta une compilation de Musique de Vêpres de Domingo Zipoli et autres maîtres jésuites anonymes correspondant aux Archives épiscopales de Concepción de Chiquitos, Santa Cruz (Bolivie). De même, Nawrot réalisa d’autres travaux de recompilation comme la Messe des Apôtres de Zipoli.

Sa musique fit de nombreux et fervents admirateurs de son vivant comme après sa mort.