07 mai 2006

Grisaille

Pourquoi ce drôle de sentiment ce soir ? Une espèce de dépit, une rage insidieuse. Comme une grande colère. Le temps est orageux ici. Il va pleuvoir. les enfants sont insupportables. Peut-être suis-je trop impatient. Nerveux en tout cas. Le ciel est noir. Il fait si sombre que j'ai dû allumer toutes les lampes. C'est comme si j'entendais la musique que Hans Zimmer a créé pour "Batman Begins", le film de Christopher Nolan sur les débuts de Batman à Gotham... J'enrage de n'être plus vénitien en fait, de supporter la pollution, le bruit, la grisaille de Bordeaux. Pourtant j'aime cette ville, les façades qui blanchissent les unes après les autres, les arbres en fleurs, les oiseaux qui chantent et les rues redevenues propres et agréables, les gens qui se promènent... 

Mais Venise me manque déjà. Le quotidien est lourd. Le tramway tout à l'heure était bourré de lascars sales et bruyants, mal élevés, parlant fort. Hier le Jardin Public débordait des mêmes, vautrés sur les pelouses où ils laissent mille traces de leur passage le soir : bouteilles vides, papiers gras, kleenex ou papier toilette, branches cassées et fleurs arrachées. les barbares sont partout. A Venise aussi me direz-vous, mais quand on veut les oublier, éviter les hordes de veaux déguisés en touristes, il suffit de se perdre dans les dédales et quelques ponts plus loin, on n'entend plus rien que le bruit de nos pas, le chant des oiseaux et le cri des enfants qui jouent dans les cours des maisons, sous le regard des chats endormis sur la margelle d'un puits. Là-bas, même dans un quartier populaire et décati, rien de sordide ne vient vous agresser l’œil. Et si les graffitis et les tags se répandent aussi, ils ne se retrouvent que dans les quartiers du centre. A Bordeaux, les barbares sont partout, autour des Quinconces, sur les marches du Grand Théâtre, sur les quais. Une invasion. et ils saccagent, ils consomment le décor... Saint Michel, hier encore si pittoresque, est devenu un champ de déjections canines arpenté par de jeunes islamistes allumés et agressifs et de babas drogués... Mais bon, voilà, nous en sommes tous là, on ne fait pas toujours et à tout moment ce que l'on veut.. 

Heureusement, il y a des moments de joie et des petits bonheurs même ici, en exil : la messe des artistes ce soir à sainte-Croix, avec le magnifique orgue de Dom Bedos (1750), les voix parfaites du groupe de chanteurs qui anime cette messe mensuelle à la demande des pères dominicains et qui interprétait aujourd'hui une messe de Gabrielli, des motets de Roland de Lassus, le ciel magnifique en sortant et ce matin, mon fils au violoncelle, le chat qui jouait avec le lapin et qui s'arrêtèrent pour l'écouter, l'excellent porc à la napolitaine arrosé d'un Lacrima Cristi rouge 1990 et Nina Simone qui chante divinement "I shall be released" de Bob Dylan. 

Un coup de téléphone à des amis vénitiens m'a remis d'aplomb : Les glycines du jardin sont fanées, il fait beau et l'exposition des œuvres de la collection Pinault au Palais Grassi a beaucoup de succès ; les travaux de rénovation du canal derrière la maison sont terminés ; le questeur s'est plaint du manque d'effectifs dont il dispose alors que les manifestations de prestige attirant des personnalités célèbres sont de plus en plus nombreuses... Une chiaccherata sympathique qui me replonge dans ma vraie vie, la vénitienne. le reste n'est que faux-semblants et trompe-l’œil. En attendant notre prochain séjour. Haut les cœurs ! demain est un jour férié. Au programme : ballade en vélo, cuisine avec les enfants, goûter au salon de thé marocain et cinéma ou lecture dans le jardin. Crosby Still Nash and Young chantent "Our house". Je vais me coucher. Bonne nuit. 

posted by lorenzo at 23:54

05 mai 2006

Le spritz

Quand le beau temps revient et que les terrasses de nouveau fleurissent le long des fondamenta, quand les jupes des femmes se font plus courtes et que les garçons remontent leurs manches, la veste sur l'épaule, il redevient agréable de prendre le temps. Siroter un spritz (prononcez toutes les lettres) au bar de l'horloge, au pied de la maison du vainqueur de Lépante, à Sta Maria Formosa, au Margaret Duchamp de Sta Margherita, au Florian ou au bar de l'Arsenal, près de san Martino, debout parmi les autres clients ou assis à une table sous le soleil de mai, le journal devant soi, c'est boire l'âme de venise. C'est communier au quotidien immuable des vénitiens. Alors, il est naturel que de retour chez soi on souhaite, nostalgie oblige, retrouver les sensations qui ont fait palpiter notre petit coeur émotionné par temps de volupté. En voici donc la recette. Tout est dans le dosage et dans les ingrédients, pas toujours faciles à se procurer de par chez nous.
.
Tout d'abord il faut savoir qu'il existe quatre variétés de Spritz : au Select (Select Pilla), à l'Aperol, au Bitter (avec du Campari) et enfin avec du Cynar (liqueur à base d'artichaut très à la mode dans les années 50). Le barman ne manque jamais de vous demander votre préférence. Pour ma part, je le prend toujours à l'Aperol. C'est un apéritif né à Vérone en 1919, fait à base de rhubarbe, de gentiane et d'oranges amères. Comme les vénitiens, ma préférence va au Select
.
La recette :Dans un verre, mettre deux doigts de vin blanc sec ou de prosecco, un doigt de l'apéritif choisi (Select, Aperol, Campari, ou Cynar), remplir le verre d'eau minerale gazeuse. Une rondelle de citron ou d'orange, une olive sur une pique, parfois un glaçon quand il fait très chaud, et la magie est entre vos mains prête à illuminer votre gosier. Quand vous vous en préparerez un, fermez les yeux en le buvant. Vous retrouverez en un instant toutes les sensations qui furent les vôtres quand vous étiez à Venise : les bruits, les odeurs, la lumière... A la bonne vôtre!tabilité : rien ne va plus

__________

5 commentaires:

Lili a dit…
Voila un sujet d'actualité en ce dimanche matin.... l'heure de l'apéritif approchant....
J'ai découvert le spritz avec un ami vénitien dans un bacaro de Canareggio, debout au comptoir en dégustant quelques cichetti..Hmmmm... J'ai adoré.... Mais une autre fois,on ne m'a rien demandé et celui qu'on m'a servi était beaucoup trop amer à mon goût! Je ne suis pas spécialiste en la matière, alors si je veux un spritz "dolce"....que dois-je acheter, du Campari, de l'Apérol???? Merci Lorenzo et salute...
Guillaume a dit…
caro Lorenzo... lascia che io brinda con te alla primavera.. (io lo prendo al select di solito)
Anonyme a dit…
J'ai trouvé APEROL chez MONOPRIX et NICOLAS!!! SPRITZ TIME!!!
Lorenzo a dit…
Bravo, voilà une bonne nouvelle pour les amateurs de spritz. A Bordeaux, le restaurant italo-newyorkais "Le Vanzetti" rue des Lauriers a mis le spritz à sa carte. fait avec de l'Americano, il n'est pas mauvais ! Avis aux amateurs.

colibri a dit…
Bonjour Lorenzo, je me suis permis de faire un lien vers votre blog pour la recette du spritz, dans un billet que je publie demain, je tenais à vous en informer, par courtoisie. Si vous désirez que je retire le lien, pas de problème !

03 mai 2006

Quelques mots de Bernard Delvaille



Le message de Claude Chambard qui réagissait à la disparition de Bernard Delvaille m'a donné l'envie de me replonger dans les écrits de ce bordelais amoureux de Venise, mais surtout des voyages et des rencontres qu'on y fait qui toutes nous transforment et nous construisent. J'ai retrouvé dans un de mes carnets une phrase notée il y a quelques années et extraite de son journal (La Table Ronde) :
"Venise, ville des êtres solitaires, qui caressent de la main, tel un visage, le parapet des ponts, se donnant l'illusion de suspendre le temps..."
Et puis cet extrait de "Le plaisir solitaire" (Editions Ubacs - 1989) :
"J'aimerais vivre dans les ports verts et silencieux de Carpaccio, où le ciel et la mer ne font qu'un, et où les pavillons flottent à peine au vent humide et chaud de l'Adriatique. Mais ce n'est pas Venise, c'est un paysage de l'âme. Il y a aussi la forêt toute proche, et une petite chapelle au sommet d'un rocher. Et les embarcadères de corail et de soleil couchant de Claude Lorrain !"
Et enfin, cette phrase qui orne plusieurs de mes carnets et qui inaugure toujours mes agendas de La Pléiade :
"Je ne recherche dans la vie que le plaisir de chaque instant, je ne consens à vivre qu'à condition d'être heureux. Mon bonheur ne tient qu'à moi..."

posted by lorenzo at 21:47

02 mai 2006

L'agneau de Pâques


L'agneau de Pâques, que l'on sert avec de la polenta ou des pommes de terre au four le plus réputé de Venise est celui vendu par le boucher 
de Santa Margherita.
 
© Photo Claire Normand - avril 2006 - Tous Droits Réservés 


posted by lorenzo at 12:48

Ils sont tous là !

Curieuse impression ce soir, en pénétrant dans les salles vides de la Querini Stampalia. L’odeur des livres, le silence que perturbe le bruit de mes pas sur le plancher ciré, tout me ramène vers mon passé et soudain, les grandes pièces de cette bibliothèque où j’ai si souvent travaillé la nuit se peuplent des personnages qui ont accompagné ma jeunesse vénitienne..

Ils sont tous là, ces êtres brillants qui me fascinaient quand, jeune étudiant, j’étais reçu au Palais Clari ou chez le Duc Decazes : la vieille Comtesse Marcello avec sa béquille et ses cheveux blancs poudrés, Liselotte Höhs, Regina Reznik, Arbit Blatas, Hundertwasser, Santomaso, le Comte Targhetta d’Audiffret, le jeune Marquis Ivancich Biaggini que nous appelions tous Bobo, Silvana Scarpa, Matteo Lo Greco, Manfred Manera, Francesco Rappazzini, les patrons du Cherubin, ceux du Do Draghi et Antonio le serveur, Stefano et Betti, Parvis et Bijan, mes amis persans, Federico Biasin et Federico Allegri, l’avocat Salvadori, l’architecte Michel Regnault de la Mothe, Alvise Zorzi, Jacopo Foscari et sa grand-mère… Tant d'autres encore... 

Vieux, décatis, ou encore dans la force de l’âge, disparus ou bien vivants, ils ressurgissent après tant d’années comme des fantômes, témoins de ma vie ici, quand j’étais le jeune homme bien élevé et très beau que tout le monde invitait… Me revoilà, père de famille, le visage marqué, les cheveux blanchis par des années de soucis, d’erreurs, de mauvais choix ou de non choix. Que me disent-ils en réapparaissant ainsi ? Que j’ai eu tort ? Que ma vraie place est ici parmi eux ou bien que j’ai bien fait de m’éloigner et de ne garder de mon passé que les belles et bonnes choses ?
.

Ils me confirment surtout combien cette vie vénitienne a été riche et formatrice, combien j'y ai reçu. Mes années d'apprentissage ont à jamais le goût de l'air un peu salé qu'on respire à Venise. Ce sont mes enfants aujourd'hui qui, écouteurs à l'oreille, avec une musique différente, partent la nuit, déambuler dans les ruelles de notre ville. Leur joie d'être ici est la parfaite justification de mes choix. Si j'étais resté, ils n'existeraient pas. Ils valent mieux que tous mes rêves d'autrefois...
.
J’ai terriblement mal aux pieds. Venise me fait souffrir d’une manière triviale ce soir ! Mais quelle joie ineffable. J’ai marché dans les rues toute la nuit, refaisant les trajets qui me portaient les nuits d’autrefois vers ma liberté de jeune homme, vers les découvertes et les triomphes de ma jeunesse… Ce lyrisme fera sourire. Douce nostalgie qui me reporte trente ans en arrière ou presque. Une vie. En passant devant des portes que j’ai bien souvent franchi la nuit, le soir, la journée, je retrouvais à chaque fois un peu de cette jeunesse, avec ses aspirations, ses désirs et ses rêves. En rentrant me coucher, l’air du magnificat de Vivaldi que j’écoutais toujours en marchant la nuit, résonnait clairement dans ma tête et je me suis couché avec la sensation d’avoir de nouveau vingt ans… Qui comprendra cette sensation merveilleuse ?
.
Lorsque j’habitais calle de l’Aseo, à l’entrée du ghetto, je partais souvent la nuit après dîner à la recherche de l’inspiration ou sous le prétexte d’échapper à mes doutes, à mes frayeurs. Je marchais ainsi pendant des heures puis je rentrais, heureux, exténué et en me jetant sur mon lit, je ressentais une joie indescriptible qui pourrait sembler ridicule, avant de sombrer dans un profond sommeil. Mes pas me portaient tout d’abord vers San Alvise. Je remontais ensuite vers les Fondamente Nuove, puis j’arrivais à San Zanipolo, l’Arsenal, les jardins de la Biennale, San Elena, San pietro, puis le retour par les Schiavoni, San Marco, San Moïsé, Santo Stefano, l’Accademia, San Gregorio, la Salute et la Punta della Dogana, les Zattere, la gare maritime, Santa Margherita, San Pantalon, les jardins Papadopoli, la gare, la lista di Spagna et par la Fondamenta di Cannareggio, le ghetto nuovo, et le retour à la maison… Une promenade de plusieurs kilomètres dont je ne ressentais alors que très rarement la fatigue…
.
Écrit le 21/04/2006
posted by lorenzo at 07:58

01 mai 2006

Clin d’œil à Lili, lectrice

Chaque fois que je reviens à Venise, je trouve ma ville plus belle, mille trésors nouveaux m'apparaissent que j'avais perdu l'habitude de voir et cela me rend très heureux...
Carlo Goldoni
posted by Lorenzo at 22:59

Le peintre, par Henri de Régnier

Je sonne une dernière fois, et je lâche le cordon qui pend le long de la porte. J'écoute le carillon de la clochette qui retentit dans le vestibule sonore et dans tout l'appartement vide. Maintenant je suis certain qu'il ne viendra pas m'ouvrir, comme il le fait d'ordinaire, le pouce au trou de sa palette qui ressemble à une mosaïque fondue, tandis que, de l'autre main, il boutonne son gilet. Je n'ai plus qu'à descendre l'escalier sans même demander au concierge où est son locataire, car il me répondrait que "Monsieur est en voyage".

Il a, sans doute, établi son chevalet au coin de quelque calle ou sur les marches de quelque pont, à moins que dans sa gondole presque immobile, à l'ombre d'un mur de palais, il n'en dessine le reflet dans l'eau. Parfois d'autres gondoles frôlent la sienne et la balancent doucement. De grosses péottes pansues passent, chargées de légumes, de fruits, de planches, de plâtre ... Un homme rame seul debout dans un sandolo et tourne la tête pour regarder cet original qui écrase sur le papier son fusain, – qui grésille comme un moustique.

Personne, mieux que lui, n'a peint Venise. Ne lui en demandez pas les aspects célèbres : il ne vous montrera ni le Palais ducal, ni les Procuraties, ni Saint-Marc, ni la Salute, ni le Rialto, mais il saura choisir pour vous émouvoir l'angle d'un petit campo désert, un vieux mur qui découvre à marée basse des coquilles marines incrustées parmi de fines algues, une cour avec un puits où des guenilles sèchent à des ficelles, la Venise secrète et singulière dont le charme fétide et délicieux ne s'oublie plus quand on l'a, une fois, ressenti.

C'est celle-là qu'il a peinte, mais dont il ne parle jamais. Les mois et les mois qu'il y a passés ont-ils donc disparu de son souvenir ? Jamais il ne prononce le nom de la ville quand nous sommes ensemble, quoique nous pensions l'un et l'autre à elle. Nulle part elle n'est plus présente que dans cet atelier. Elle est dans ces toiles retournées et que j'imagine à ma guise, tout en regardant dans une vitrine quelqu'une de ces fioles transparentes rapportées de là-bas et qui semblent toujours contenir de l'eau de la lagune, tandis que, sur le parquet, se roule un chat qui porte au cou un de ces colliers en boules de verre coloré qu'on fabrique à Murano, – un chat trapu, rond et baroque, qui a l'air de ces animaux un peu diaboliques dont Carpaccio animait ses compositions et dont il ornait ses terrains semés de fleurettes délicates, sous les pas de ses San Giorgio et de ses Santa Orsala.


Henri de Régnier
"Esquisses vénitiennes"- 1905.

posted by lorenzo at 22:41

28 avril 2006

Le départ d'un poète




 
Un grand amoureux de la Sérénissime est mort le 18 avril, à Venise. Il avait 75 ans. C'était l'un des meilleurs spécialistes de la poésie française. Longtemps directeur de la collection "poètes d'aujourd'hui" aux Éditions Seghers, ce bordelais a publié de très beaux livres. Né dans un port, il aimait voyager. Bernard Delvaille a su très bien parler de Venise, une de ses destinations favorites: "ville des êtres solitaires, qui caressent de la main, tel un visage, le parapet des ponts, se donnant l'illusion de suspendre le temps..." Nombre de ses écrits ont accompagné mon adolescence et mes errements d'apprenti-écrivain. Il m'a donné le goût de l'édition et du voyage. Comme lui, l'Angleterre, l'Italie mais aussi le Danemark sont mes terres d'élection.
.
© Photo inédite de Claire Normand - Avril 2006. Tous Droits Réservés
 

posted by lorenzo at 19:12

26 avril 2006

Même si carpe diem ne suffit pas...



C'est enfin le printemps donc. Partout les bars ont sorti leurs tables et quel bonheur, le soir, quand le soleil est couché, de boire un verre au bord d'un canal. Pour ce matou de Dorsoduro, c'est vraiment le bonheur !

posted by lorenzo at 23:50

Mamma, li turisti !

Enzo Pedrocco avec cette photo lance une polémique : pour lui les touristes en s'appropriant Venise, la dénature. Sartory répond que les touristes venant des villes envahies et polluées par les voitures sont ravis de se vautrer à même le sol comme d'autres s'assoient dans l'herbe des prés quand ils arrivent à la campagne. Voici une adaptation du texte de Pedrocco. Quel est votre avis, amis lecteurs ?
.
La mentalité hédoniste du vacancier de base sous-entend, presque toujours comme un automatisme, qu'après de longs mois de travail, de soucis et de stress, le repos bien mérité doit forcément s'accompagner d'un laisser-aller total et par conséquent d'un abandon instantané de tout civisme et de toute éducation. Pour dire les choses autrement, ce comportement dénie soudain tout respect de soi-même, d'autrui et de l'endroit où on se trouve. Peu à peu, on voit ainsi l'individu le plus policé, le plus respectueux, le plus citoyen, se relâcher (ne dit-on pas dans le langage courant "il se lâche, je me lâche, lâchez-vous" ?). Et, l'air de rien, cette attitude comportementale a des conséquences énormes sur l'humanité toute entière. (Vous savez, le battement d'aile d'un papillon à l'autre bout du monde qui serait à l'origine d'un ouragan ic i!). Bref, l'ivresse du vacancier se transforme rapidement en un appétit de bien-être qui pourrait avoir notre sympathie si seulement il ne s'accompagnait pas d'exactions et de destructions...

Prenons l'exemple de la très sympathique petite famille de la photo. Je suis convaincu qu'elle serait la première à s'étonner et regretter un comportement aussi désinvolte, inopportun et absolument déplacé si elle n'était pas atteinte par la griserie de l'ivresse du vacancier : se vautrer ainsi au beau milieu d'un lieu de passage très fréquenté, qui ne ressemble en rien à une pelouse de parc anglais ni à une plage de bord de mer, puisqu'il s'agit de la place située devant la gare Santa Lucia. Mais pour se rendre compte de l'inanité d'un tel comportement, il faudrait ne pas être déjà atteint par l'ivresse du vacancier...
.
Sur le même sujet, l'image suivante. Sans commentaire. (photo du même) L'assesseur, Augusto salvadori, a pris des mesures anti-bivouac pour éviter ce genre de spectacle sur la piazza ou sur les Esclavons mais les touristes ne comprennent pas et se plaignent. Je suis presque certain que le même lieu pris en photo une heure après, montrerait les leoncini (la petite place surélevée qui est devant le palais patriarcal, où on déposait autrefois les noyés pour qu'on vienne les reconnaitre) garnis de papiers gras et de bouteilles vides, comme souvent dès que la bonne saison revient... Bien entendu, s'il y avait davantage de lieux adaptés aux touristes peu argentés, des espaces verts avec des bancs et des tables, des toilettes publiques, des corbeilles plus nombreuses et des "stewards" ou des "hôtesses" pour rappeler les usages à tout ce monde, les choses seraient différentes. mais Venise n'est pas Disneyland, ce n'est pas un parc d'attraction, ni un parc tout court, encore moins une réserve. C'est une ville, certes unique et dont la beauté appartient à tous, où des gens vivent, travaillent et doivent se déplacer. Je vous assure qu'on a vite l'impression, quand on vit à Venise, et que le beau temps amène des hordes de visiteurs, que nos rues, nos campi, nos intérieurs aussi, sont autant de cages qui attirent les visiteurs et que d'humains, nous passons à l'état de singes qu'on observe, qu'on photographie... A quand les cacahuètes ? 

On parle d'une charte du visiteur à Venise : comment appréhender la ville, comment se comporter, comment la comprendre et surtout comment ne pas la polluer et mal consommer ce qu'elle a à vous offrir. Les parapluies par exemple. Dans les ruelels étroites, quand un vénitien pressé d’attraper le vaporetto croise un autre vénitien, il n'y a jamais d'accrochages, de baleine dans l’œil. L'homme, ou le plus jeune des passants, lève automatiquement son parapluie, tandis que l'autre le penche sur le côté en le baissant. Ils se croisent ainsi sans ralentir, sans se bousculer. Sans se gêner. Souvent en échangeant un sourire. Prenez au même endroit quelques touristes déguisés dans leur imper sac-plastique-poubelle aux couleurs criardes, vous êtes quasiment certain de vous prendre leur parapluie dans la figure. Le pauvre va hésiter, faire un pas en arrière, un pas en avant. Vous aussi. Et l'embouteillage se profile... Il suffit d'un livreur poussant un chariot et les poils du vénitien se hérisse : "Brutta gente" entend-on souvent murmurer quand ce n'est pas une injure en dialecte. Marcher dans les rues de Venise, cela s'apprend. On peut y flâner sans encombrer l'espace. On peut prendre des photos sans empêcher les livreurs de livrer leur marchandise, les balayeurs de balayer et les passants de passer. 
Heureusement, tous les vénitiens connaissent des raccourcis et des itinéraires-bis. Ceux-là, je ne vous les donnerai pas ! Il y a quelques années, un assesseur très généreux voulait organiser une meilleure répartition du touriste dans la ville... Il était question de mieux répartir les hordes. Comme vous le savez, 98% des visiteurs occupent l'espace, masse par masse, de l'esplanade de la gare avec le pont des Scalzi et la Lista di Spagna, puis on retrouve les agglomérats humains au Rialto, à Saint Marc devant la basilique, la tour de l'horloge et le campanile, la piazzetta, le pont des pailles (celui qui permet de voir le pont de soupirs). Un second agglomérat, moins dense et plus culturel, se retrouve sur le pont de l'Accademia et s'aventure jusqu'à la Salute. quelques autres vont vers les Zattere, mais comme la pointe de la douane est en travaux, ils ne peuvent plus faire le tour mais cela reviendra. Cet assesseur bien intentionné voulait donc créer des terminaux vers l'Arsenal, sur les Zattere, pour mieux répandre la foule. Ce fut un tollé absolu. Car, même en plein été, aux alentours du 15 août, quand 200.000 personnes débarquent chaque jour dans Venise, il y a des dizaines d'endroits paisibles, vides de touristes ( sauf quelques égarés la plupart du temps complétement effarés de se retrouver là). Ces campi tranquilles, ces cortile ensoleillés où dorment des chats bien gras et où jouent les enfants, ces parvis d'églises vides comme dans un village de campagne, ces jardins publics absents des guides sont des lieux merveilleux. Des oasis dans le désert. Je vous en montrerai quelques uns.
A une condition. Ne mangez pas de mauvais sandwiches sur la place Saint Marc ou sur les marches de la Salute, ne rentrez pas dans la basilique San Marco en mâchouillant du chewing-gum, votre canette à la main et le torse nu, ne bousculez pas les vénitiens sur les vaporetti pour mieux voir les palais du grand canal. Achetez vos tramezzini accompagnés d'un verre de vin blanc au bar du coin, prenez votre café debout comme les vénitiens, dehors si vous le souhaitez, pour le pipi, prenez vos précautions à l’hôtel avant de sortir et si vous êtes - comme moi - des grignoteurs, alors regardez sur votre passage, il ya des bars et des pâtisseries partout. Alors, si vous savez vous adapter ainsi, Venise est à vous !
posted by lorenzo at 22:28