28 novembre 2016

Venise, l'oiseau du songe que l'Italie a lâché sur l'Europe (1)

Ces mots d'André Malraux figuraient en exergue des premières pages de Tramezzinimag en 2005. Elles venaient faire le lien entre mon engagement de l'époque en faveur du Non au référendum sur la constitution européenne et mon amour pour Venise qui a toujours représenté le parangon de l'idée que je me fais de ce que devrait être l'Europe. Je les retrouve ce matin dans une note oubliée dans Les Voix du Silence que je n'avais pas ouvert depuis des années. L'idée m'est venue de rassembler les idées et les sentiments de Malraux sur Venise...

L'allegro du concerto pour deux violoncelles d'Antonio Vivaldi magnifiquement interprété par Julian et Jiaxin Lloyd-Webber résonne dans la maison. Il sonne parfaitement bien avec les réflexions que je me fais depuis hier sur les propos de Malraux au sujet de Venise et des arts que la République a savamment mis en scène, avec le sérieux et la précision d'un communiquant moderne - je ne veux pas dire propagandiste - ou mieux encore d'un cinéaste. car, si on y regarde de près, toute la mythologie vénitienne et les rites qui l'accompagnèrent mille ans durant, l'omniprésence active et forte d'un ensemble culturel et social cohérent, la part belle donnée à la forme et aux couleurs qui prennent le pas sur la représentation pure et simple. Tout est mise en scène et le décor est incroyablement fort. La cinégénie  de Venise fait s'apparenter les grandes fêtes et leur représentation physique à des scènes de cinéma. Là encore, la sérénissime est innovation. est-ce la raison inavouée de l'acharnement du caporal corse à détruire une république millénaire

N'est-ce pas aussi une explication logique à la violence de la suzeraineté autrichienne qui dura presque soixante-dix ans. La puissance du mythe, les racines populaires autant qu'aristocratiques de ce qui fonda et perpétua jusqu'à ce malheureux matin du vendredi 12 mai 1797 où le Sénat mit fin à la République en dépit de la volonté populaire, un des systèmes les plus originaux et les plus extraordinaires de l'Histoire, tout fut balayé par la médiocrité d'idées mal dégrossies qui, comme le plus souvent dans les révolutions, ne faisaient que cacher le ressentiment d'ambitieux et de jaloux qui s'empressent toujours, parvenus au pouvoir (et parvenus du pouvoir - je ne résiste pas au jeu de mot et à l'association d'idée). Ceux qui euthanasièrent la Sérénissime, les vénitiens comme les français, ne pensèrent qu'à leurs intérêts personnels : la renommée et la fortune pour Buonaparte et son armée de pilleurs et de voyous, la sauvegarde de leurs biens et de leur vie pour les patriciens dont l'attitude pleutre et mesquine - cela durait depuis plus de quinze ans et les derniers doges n'ont jamais pu enrayer la chute inévitable. 

S'entêtant à vouloir rester toujours et systématiquement neutre, le gouvernement de la République ne sut pas utiliser cet état pour réformer son fonctionnement et entretenir ses réserves monétaires. La décadence de l'idéal politique, du sens de l’État, contraste terriblement avec l'enthousiasme et la dévotion du peuple pour la bannière de San Marco. Les richissimes détenteurs du pouvoir ne surveillaient plus que leur or, défendant leurs prébendes et s'éloignant de plus en plus des réalités du monde. D'autres l'ont analysé bien mieux que nous le faisons ici. Venise alliée des idées nouvelles auraient pu tempérer les ardeurs révolutionnaires des peuples voisins, proche de la France nouvelle elle aurait contribué à éviter les guerres qui s'apprêtaient et sa diplomatie aurait certainement pu avec patience, ruse  et détermination - capacités légendaires - en satisfaisant le parti de la révolution, contenir la colère et l'ambition des Habsbourg, éviter l'humiliation du pape et la mort de millions d'innocents. Mais l'uchronie est une science qui nécessite des arguments précis et chiffrés sinon nous flottons dans une douce rêverie qui porte à sourire... 

Giorgione
Entendre André Malraux s'exprimer sur tout cela sur le ton de L'Irréel aurait été passionnant. Au chapitre VII de L’Irréel, il assimile la peinture vénitienne à un poème et complète sa pensée par une des belles phrases dont il est coutumier :
"Titien nomme poèmes les mythologies qu’il envoie à Philippe II, et pour les maîtres de Venise, que leurs tableaux soient profanes ou religieux, le successeur du cosmos médicéen […], c’est le monde du poème."
(L’Irréel, Écrits sur l’art, II, 2004, p. 602.)
Pour lui, Venise, en dépit des siècles qui passent et éloignent de sa réalité de puissance politique et économique, et de son rôle culturel de premier plan, la présence active d'un ensemble (culturel) cohérent et dynamique souvent utilisé comme outil politique, admiré par tous et souvent jalousé, demeure très forte à notre époque. Cette ville qui fut l'une des métropoles les plus peuplées d'Europe, un lieu permanent d'innovation et de mode demeure semblable à ce qu'elle fut. Le monde moderne, s'il a contribué à ternir son aura, n'a jamais eu raison de son essence. La modernité n'a pas pu saccager Venise. l'absence d'automobiles ( et longtemps du moteur à explosion en général puisque les bateaux étaient mus uniquement à la force des rames ou à la voile). 


André Malraux est souvent revenu sur la forme et les couleurs de la Sérénissime, qui depuis toujours prennent leur sens en prenant le pas sur la représentation, autre porte d'une évolution, autre lien. Cela évoque le cinéma par la mise en scène de la lumière, des couleurs et des reflets...Il a parlé aussi du rapport à l'obscurité qui ne peut pas ne pas être perçu par le visiteur. Il donne à cela une explication poétique autant que philosophique que les théoriciens de l'esthétique de la ville moderne semblent avoir oublié. La prise de conscience environnementale ramène peu à peu nos espaces urbains à cette poétique de la ville. L'obscurité, le silence, la pureté de l'air, les jeux de lumière... tout concourt à préserver un cadre de vie supportable. Soutenable. C'était déjà cela dans la Venezia Dominante e Serenissima. Sans théorie ni parti-pris. Lire son analyse des peintres de l'école vénitienne, du Giorgione à Guardi est une véritable gourmandise. 
à suivre.

27 novembre 2016

Vacances à Venise (1955)

Après un weekend dévolu aux documentaires avec la découverte de l'extraordinaire Trilogy of Solitude réalisé par Glenn Gould et Journal de Voyage avec André Malraux, qui feront l'objet chacun d'un billet prochainement sur Tramezzinimag), détente avec Summertime de David Lean, film de 1955 qui est un de mes films favoris que j'aime beaucoup revisionner pour me détendre et retrouver l'idée de la Venise qui existait encore lorsque j'étais un tout petit enfant mais que je ne connais que par ce qu'ion m'en a raconté. Si j'y avais vécu alors m'en serai-je souvenu ? 

Vacances à Venise c'est aussi pour moi l'affiche de Venezia Città del Cinema, l'exposition de photographies créée en 1985 par Roberto Ellero, alors  Directeur des Activités cinématographiques à l'Assessorat à la culture, (actuel responsable démissionnaire du Circuito Cinema), dont le catalogue, L'immagine e il mito di Venezia nel cinema (L'image et le mythe de Venise au cinéma) que j'ai eu le plaisir de traduire en français, reste à ce jour le répertoire le plus complet de tout ce qui a été tourné à et sur Venise depuis le film daté de 1896 réalisé par Albert Promio, l'opérateur des Frères Lumière (un billet de Tramezzinimag aujourd'hui irrémédiablement perdu dans les limbes par la mauvaise foi de Google et de ses sbires était consacré à cet ouvrage). Sur cela aussi, Tramezzinimag reviendra dans un prochain billet. Bonne fin de dimanche et bon lundi à vous.

Venise chantée par Nietzsche


Friedrich Nietzsche rédige son poème 'Venise" en 1888. Il le recopie dans Ecce homo, en notant cette phrase devenue célèbre : "Quand je cherche un autre mot pour musique, je ne trouve jamais que Venise"(1) Il avait séjourné dans la cité des doges quelques années auparavant. En 1880, puis en 1884 et aussi en 1886. C'est à Venise qu'il écrivit Aurore, sous-titré Réflexions sur les préjugés moraux, avec en exergue cette belle citation du Rig Veda  "Il y a tant d'aurores qui n'ont pas encore lui". dont il dicta les aphorismes sous le titre L'Ombra di Venezia, au musicien Frierich Köselitz (que Nietzsche avait rebaptisé Peter Gast). Philippe Sollers souligne, dans son Dictionnaire amoureux, combien les termes musique et silence reviennent souvent lorsque le philosophe parle de ses séjours à Venise, notamment dans ses lettres à l'ami Köselitz-Gast, "...Un seul endroit sur terre, Venise". (2) 
An der Brücke stand 
jüngst ich in brauner Nacht.
Fernher kam Gesang : 
goldener Tropfen quoll’s 
über die zitternde Fläche weg. 
Gondeln, Lichter, Musik - 
trunken schwamm’s in die Dämmrung hinaus… 

Meine Selle, ein Saitenspiel, 
sang sich, unsichtbar berührt, 
heimlich ein Gondellied dazu, 
zitternd vor bunter Seligkeit. 
- Hörte Jemand ihr zu ?…
Accoudé au pont,
j’étais debout dans la nuit brune
De loin, un chant venait jusqu’à moi.
Des gouttes d’or ruisselaient
sur la face tremblante de l’eau.
Des gondoles, des lumières, de la musique.
Tout cela voguait vers le crépuscule.     

Mon âme, l’accord d’une harpe,
se chantait à elle-même,
invisiblement touchée,
un chant de gondolier,
tremblante d’une béatitude diaprée.
- Quelqu’un l’écoute-t-il ?

(Traduction de Guy de Pourtalès)       
__________

1 - :  "Wenn ich ein andres Wort für Musik suche, so finde ich immer nur das Wort Venedig".
2 - : In- Philippe Sollers, Dictionnaire amoureux de Venise, Plon éditeur, 2004., pp. 343-352.

25 novembre 2016

Comme un musée imaginaire... (1)



Il est des œuvres d'art qui s'imposent à nous un jour et ne quittent plus notre panthéon intérieur. André Malraux qui inventa, ou du moins détaillera le concept du musée imaginaire disait : "Il n'est pas vain de savoir à quel appel profond de notre être répond une œuvre, ni de savoir que ce n'est pas toujours au même..." Dans un musée réel, l’objet d'art qu'on peut y admirer est détaché du contexte dans lequel l'artiste en son temps avait composé sa peinture ou sa sculpture. Il n'y a plus cette liaison fondamentale entre le monde réel et l’œuvre. Et une dimension nous manque donc. L'avantage du musée imaginaire est cette possibilité - démultipliée avec bonheur par les moyens techniques modernes - non seulement de constituer pour soi, au gré de nos trouvailles, de notre cheminement personnel, de nos attirances et de nos besoins, des objets d'art que nous pourrons contempler à loisirs, n'importe quand, n'importe où.

Mais cette joie pour moi a ses limites quand on ne peut que se résigner à l'idée que l’œuvre tant aimée est totalement détachée du monde où elle a vu le jour et pour qui elle a été créée. C'est un peu comme avoir dans une vitrine une belle vaisselle ancienne, des couverts d'autrefois et ne pas les utiliser pour ce qu'ils sont, de la vaisselle et des couverts...). C'est simplement pour cette raison que je me suis pris d'affection très jeune pour l'art vénitien, avant et bien plus que tous les autres. Même largement appauvri par les pillages et les dispersions liées aux aléas de l'Histoire, il existe toujours en grande partie à l'endroit même où il est né. Certes on peut dire cela de l'art gothique resté sur l'emplacement même de sa création, à la façade des églises, l'art de la Renaissance est toujours visible dans les palais de Rome ou de Florence et les flamands en Flandre. Mais, quelque chose a changé. Pas seulement l'état de l’œuvre elle-même, forcément modifié par le temps. Malraux l'a dit bien mieux que je ne saurai le faire quand il souligne que "Toute œuvre d'art survivante est amputée, et d'abord de son temps. Sculpture où était-elle ? Dans un temple, une rue, un salon. Elle a perdu temple, rue ou salon. Si le salon est reconstitué au musée, si la statue est encore au portail de sa cathédrale, la ville qui entourait le salon ou la cathédrale a changé." (1) 


Rien de cela avec l'art vénitien, car finalement, les siècles s'ils ont porté leur lot d'outrage à la cité des doges, l'essentiel demeure. On peut sans être moqué ni taxé de doux rêveur prétendre haut et fort que Venise demeure ce qu'elle était aux temps des Bellini, Giorgione ou Tintoret. C'est d'ailleurs étourdissant de se dire que les siècles et les modes artistiques se sont succédé sans que soit détruits les témoignages des époques précédentes... C'est aussi pour cela que Venise n'est pas encore prête de devenir un musée et un musée seulement : la vie est toujours là. Les personnages qui peuplent les tableaux de Carpaccio sont toujours dans la rue, des siècles après, comme le sont aussi ceux de Guardi ou du Canaletto. Ce sont leurs descendants qui vivent et respirent dans la Venise d'aujourd'hui. Ne vous est-il jamais arrivé de croiser au détour d'une calle un des jeunes écuyers de la suite de la princesse-martyre Ursule, ou bien parmi les jeunes rameurs d'une régate les gondoliers du miracle de la croix ? 


Sans cette Sagra conversazione de Bellini (2), le personnage agenouillé  aux pieds de la Vierge et de l'enfant, serait depuis longtemps disparu des mémoires, mais son visage demeure, comme une photo d'identité. Il s'agit de N.H. Giacomo Dolfin, qui fut duc de Candie (3) aisant que l'homme existe encore aujourd'hui en quelque sorte... On ne peut pas dire la même chose des autres protagonistes du tableau. 

 Marie elle-même n'a rien d'un visage sorti de l'imagination du peintre. L'humilité de son attitude avec son regard gracieusement baissé vers le gentilhomme agenouillé, avec un je ne sais quoi de bouderie naturelle, cela ne s'invente pas. La jeune fille qui a posé était un être de chair et d'os. J'ai toujours pensé que l'adolescent qui posa pour figurer Saint Sébastien était son frère. Le même nez, le même menton, quelque chose de semblable dans le regard. Il y a de fortes chances pour que leurs descendants vivent encore dans les parages. Et puis, en dépit de Buonaparte et des autrichiens ensuite, la majorité des œuvres conservées à Venise, est restée le plus souvent in primo loco suo. Quand on marche dans les rues adjacentes à l'atelier du Titien, on respire le même air que le maître, la lumière est semblable et le silence qui englobe tout porte en lui les silences qui entouraient la méditation de l'artiste. De là à penser qu'ils sont tous encore là autour de nous, peintres et modèles, commanditaires et voisins, mêlés à la population d'aujourd'hui, il n'y a qu'un pas que mon imagination d'enfant m'a souvent fait franchir quand j'allais seul me promener dans la ville. Cela souligne à mes yeux l'importance du silence dans la ville car si de mémoire d'homme, elles ont toujours été bruyantes (Relisons dans ses Satires, ce qu'éructe Boileau victime des Embarras de Paris. (4)



 _________________________ 

(1)Et j'aime qu'il rajoute presqu'aussitôt "Si nous parvenions à éprouver les sentiments qu'éprouvaient les premiers spectateurs d'une statue égyptienne, d'un crucifix roman, nous ne pourrions plus laisser ceux-ci au Louvre..." 

 
(2)-  Peinture de Giovanni Bellini conservée dans la Capella Sacra de San Francesco del Deserto, un des lieux les plus paisibles de Venise. Longtemps attribuée à un élève de Bellini, Girolamo Mocetti. Selon Vasari, elle remplacerait un magnifique Christ mort qui avait été commandé au maître mais qui fut offert au roi Louis XI par le Sénat sous le dogat de Vendramin, mais dont on ne sait rien.. Serait-ce le superbe panneau conservé au Musée Correr ? A ma connaissance, il n'y a aucun tableau de Bellini dans les collections de France...


(3)-  Il est vrai qu'une autre image de lui subsiste. Il s'agit d'un grand portrait du Titien réalisé en 1532, année où le patricien fut nommé gouverneur de Trévise. Il est conservé au Los Angeles County Museum of Art.

(4)-  Pour le texte intégral de la Satire, voir la page ICI.

Les citations d'André Malraux sont extraites se son ouvrage Les Voix du Silence ( NRF Gallimard, Collection La Galerie de la Pléiade, édition de 1952).

24 novembre 2016

Journal. Eté 2016. Extraits


Mardi 19. 
9 heures. Il fait doux dans le jardin des chats, petit lieu secret ou j'aime venir depuis mon retour ici. Chaque jour ou presque, j'y viens passer un moment. Les chats commencent à me connaître et sont moins méfiants. Un jeune félin presque noir s'est installé sur le même banc que moi, sans aucune crainte. Il se lèche avant de commencer sa sieste. Toujours le chant des grillons qui semble vouloir se mesurer à la soufflerie de la climatisation. J'aime cet endroit loin des touristes et de l'animation du monde. Il y a certes des visiteurs mais, ils ne font jamais que passer et rares sont les gens qui s'attardent. Je peux y lire et écrire dans la plus grande tranquillité et même y somnoler. Comme mes amis chats qui eux aussi somnolent. 


Parmi eux, il y a un vieux matou que j'aime beaucoup. Il a dû été particulièrement beau avec son pelage écaille de tortue. Pas assez long pour être un persan, un angora dirions-nous. Il est vieux et malade. Ce matin, bien qu'il soit toujours à l'écart des autres, le poil sale et emmêlé, qu'il ne lèche plus depuis longtemps. Mais il a l'air un peu mieux ce matin. Accroupi plutôt que couché à l'ombre près de la barricade de pierres de l'ancien bâtiment, il m'a honoré d'un regard quand je suis arrivé. Avant, il se serait enfui. Il fait ainsi provision, encore davantage que ses congénères en parfaite santé, d'énergie et de force pour lutter contre le mal... Les chats malades ont cet air particulier du patient résigné qui attend la prochaine piqure. Il souffre c'est visible, mais davantage d'un dérangement général du corps que d'un mal-être, d'une angoisse qui malheureusement s'emparent le plus souvent des humains gravement malades. Lui sent qu'il approche de la fin. Pourtant, tout en lui semble vouloir résister. Le regard qu'il a levé sur moi n'était en rien implorant. Plutôt déterminé. 


Ne dit-on pas que les chats ont plusieurs vies ? En voilà bien la preuve : il sent que ça ne va pas mais il continue, fatigué mais toujours déterminé. Je ne crois pas une seconde que il ne s'agisse que d'instinct. La bête est diminuée, plus ou moins bannie de la colonie des bien-portants mais sans subir aucune hostilité. Les plus jeunes parmi les chats s'approchent même de lui et tentent de jouer avec lui. Il ne réagit pas. Ni violence, ni indifférence. Il n'a pas mal physiquement, plutôt une difficulté à été parmi les autres. Tous les grands malades sont ainsi, leur souffrance les éloigne du reste des humains même de ceux qui leur sont proches et qu'ils aiment. Le vieux chat observe, il aspire tout ce qui est la vie comme si tout ce qui vit et existe autour de lui lui était un supplément d'existence. 



Quand la vie s'échappe peu à peu, un simple rayon de soleil, le rire d'un enfant ou le chant d'un oiseau nourrissent bien mieux qu'un bouillon de viande. C'est ce qui se passe pour ce pauvre vieux chat. Et puis, il doit revoir les moments joyeux de son existence. On sent bien à le regarder qu'il n'a pas eu une vie toujours très facile. Ni heureuse. Mais il y a dans son regard autre chose que la fièvre. Une lumière qui laisse présager la fin imminente et la résignation qui l'accompagne, ou alors la manifestation de la vie qui aura le dernier mot une fois encore, qui reste plus forte que tout et anime encore ce vieux corps. 


Le chat qui dort à côté de moi vient de changer de banc pour se mettre au soleil. Une jolie petite chatte blanche et grise passe devant moi, tête et queue bien droites. Elle court après un papillon. Les grillons se sont tus. Il est presque dix heures, je continue ma promenade. 

22 novembre 2016

Venise inconnue : Le Punk Museum, un musée unique au monde !

On croit tout connaître de Venise, son histoire, ses monuments, ses légendes, ses habitants et tout ce qui a fait son histoire au cours des siècles. Pourtant, derrière les façades somptueuses ou misérables, derrière la communication parfaitement rodée et orchestrée de l'office du tourisme et les informations proposées dans les guides du monde entier, il existe des lieux inconnus, plus faciles à visiter que le monde parallèle de Corto maltese que Hugo Pratt n'a eut de cesse de vouloir nous faire découvrir mais que peu ont su trouver en réalité. Depuis longtemps, Tramezzinimag voulait vous parler d'un musée unique au monde, un lieu confidentiel et privé mais qui s'ouvre parfois pour notre plus grand plaisir. Un lieu étonnant. Détonant aurai-je envie d'écrire : le Venice Punk Museum. Et en plus, ce musée se paie le luxe d'être le plus grand du monde à ce jour ! 


Mais, pour être totalement honnête, vous ne verrez jamais de file d'attente devant l'entrée de ce musée. Pas de réservations individuelles ou de visites guidées pour les groupes. Si la collection existe bien et fait de ce musée le plus important existant à ce jour sur la thématique punk, s'il rayonne dans le monde entier, c'est qu'il rassemble la plus vaste collection de disques, d'affiches, d'ouvrages, de photographies et autres témoignages de cette culture underground devenue une part importante des arts et de la culture du XXe siècle. 

Cette culture, je n'en suis pas un adepte et donc encore moins connaisseur. Le monde du rock et ses succédanés m'est absolument inconnu et cette musique représente seulement un rythme et des sons sur lesquels j'ai aimé danser frénétiquement dans ma jeunesse. Rock around the clock et autres titres plus swing que rock. Rien à voir avec tout ce qui est conservé dans ce musée vénitien et qui s'avère former une véritable culture. En avril dernier, Rock.it envoyait à Venise, Giulia Callino, pour découvrir ce lieu extraordinaire. Un jeune lecteur, étudiant vénitien francophile, à qui je dois plusieurs découvertes dont j'ai pu faire profiter les lecteurs de TraMezziniMag (*) m'informa de la parution de son article. Cet excellent rabatteur ne savait pas à l'époque que ce musée unique au monde ne pouvait accepter de visiteurs puisqu'il s'agit d'une collection privée installée dans l'appartement du collectionneur et directeur du musée. Seuls des musiciens et quelques chanceux sont admis à l'intérieur et cela semble normal. Pour rendre la visite virtuelle du musée, plus vivante et agréable aux lecteurs, je vous propose la journaliste vénitienne Giulia Callino comme guide, via son excellent article. Suivons-là :
 "Les Pistols sont tous ici. ceci est la version anglaise de “Anarchy in the U.K.”, ici la française, ici l'allemande, là l'italienne. Là, la version nigériane et la thaïlandaise. Toutes les versions existantes sont là. Toutes. Où trouver quelque chose de plus exotique ?" 
Ce sont les propos du directeur de cet étonnant musée, en guise d'introduction. Un appartement bourgeois situé en plein Venise, quelque part non loin de la Piazza, avec le lion de San Marco veillant sur la porte d'entrée. Chaque paroi de chaque pièce, du corridor au salon en passant par placards et remises abrite l'immense collection : 75.000 disques (parmi eux des pièces uniques, matrices de disques de groupes célèbres jamais édités, des essais mais des trésors rarissimes), des tas de revues et de fanzines, près de 10.000 posters et affiches, des centaines de photographies et de livres, et des tas d'autres objets de la culture punk, avec notamment la collection complète des t shirts de Vivienne Westwood le tout parfaitement classé et catalogué qui forment un fabuleux trésor à la Ali Baba. Il a fallu près de quarante ans au maître des lieux pour réunir cette fabuleuse collection d'archives qui racontent, comme l'exprime le directeur :
"Toutes les racines du punk, son fil rouge des années soixante jusqu'à nos jours, toutes ses ramifications”...


Visiter le musée, c'est aussi pénétrer un état d'esprit, et apprendre ce que veut dire l'esprit punk. " Se poser la question et uniquement celle-là : qui suis-je ?". Mais il serait trop long de rentrer dans ces détails. La jeune journaliste poursuit :
C'est le plus grand musée du mouvement punk au monde, la plus grande collection existante sur cette terre. Il n'est ni à Berlin, ni à Londres, ni à Los angelès. Au-dessus d'une des portes du corridor siège le lion doré de San Marco, garde silencieux de l'extraordinaire patrimoine conservé en ces lieux, dans cet appartement de Venise. Une lueur brille dans les yeux du directeur quand il parle de son musée : " Ce que vous voez est l'affiche réalisée à la main pour le premier concert de Joy Division. Il a été peint par une étudiante des beaux-arts, qui s'est servie d'une grande feuille de carton où elle était ébauché auparavant l'esquisse d'une paysage. C'est une pièce unique." 
Des trésors donc sont conservés dans cet incroyable musée. Les amateurs seront bluffés d'apprendre que les rushes et la maquette originale de la couverture de Rocket in Russia des Ramones avec le logo d'Arturo Vega, comme la collection 1976 des t-shirts de Vivienne Westwood et ces matrices rarissimes de disques jamais publiés et que l'on ne peut entendre qu'à travers ces échantillons. Le directeur du musée explique :  
"Un collectionneur célèbre dit que même en réunissant l'ensemble des reliques punk conservées partout dans le monde, on n'arriverait pas à un ensemble aussi complet que celui conservé à ici !  Nous avons eu de la chance car au fil des années nous avons pu acquérir des lots complets d'archives. Beaucoup d'artistes ou les familles de certains artistes ont vendu aux enchères toutes leurs archives et nous avons tout récupéré. Cela nous a vraiment aidé à compléter en un temps record des pans entiers de l'histoire du mouvement punk. mais, je vous assure que ce fut une folie."
Que l'on se trouve ici devant quelque chose de fou est indéniable. Tout le confirme quand on parcourt cet appartement rempli jusqu'aux plafonds d'objets dévolus à la musique punk, une quantité impressionnante de memorabilia de ce mouvement musical, quand on découvre les silhouettes en cartons des Sex Pistols entreposées dans la baignoire entourés par des œuvres incroyables, artworks et posters totalement avant-gardistes pour l'époque.
Les premières productions où apparaissent des couleurs fluo, où pour la première fois le nom des groupes masculins étaient en lettres roses, travail de bénédictin de découpage et de collage . Ici, nous avons X3, ici le graphisme des Twilight Zoners...
Mais cette folie est magnifique. née d'une volonté sincère des créateurs du musée : mettre à disposition des curieux et des passionnés un travail de très haut niveau, offrir une documentation unique au monde :
Il y a tout sur chaque période, chaque courant, même les plus infimes et souvent oubliés, mais qui ont compté et ont été à leur niveau constitutifs du mouvement. L'idée est que quiconque voudrait écrire une thèse ou approfondir certains arguments, soit d'un point de vue iconographique que d'une point de vue musical ou historique, puisse trouver ici tout ce qui existe et sur tout ce qui y est rattaché."

Vous l'aurez compris, cette collection si elle est disponible, reste privée et normalement elle ne se visite pas. Elle s'adresse avant tout aux musiciens, aux chercheurs et aux collectionneurs. En dépit de sa richesse, la collection n'est pas exhaustive, aussi le musée continue d'agrandir son fonds, par le biais des grandes ventes de Sotheby’s et Christie’s entre autres... La collection est née par le biais de clubs londoniens rejoints depuis Venise par de longs trajets en train (plus de vingt cinq heures de voyage à l'époque !), les bourses d'échange et les marchés, en fréquentant assidument ceux qui ont fait l'épopée du punk ou y ont contribué...
Tout est né d'un simple petit pas en avant.Même les Sex Pistols et es Ramones, qui semblent la révolution, ne sont que des détails de cette histoire... Il est important de relier entre eux tous ces groupes, tous ces degrés pour comprendre l'importance du mouvement. C'est passionnant. Il faut savoir qu'en 76, le punk n'existe pas et qu'un an plus tard, tout le monde en parle...


Remerciements à Rock.it et à Giuliano Callino.
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(*) : ...Je lui dois notamment la découverte du feuilleton totalement vénitien Ruga Giuffa, du blog de l'étudiante vénitienne qui m'a accusé de plagiat suite à une distraction - la seule en 15 ans d'existence mais cette génération est sans pitié et je la comprends - des lieux que je n'aurai pas forcément découvert seul..., etc.
(**) : ..Lien vers le site de la revue en ligne : ICI 
(***) :.Lien pour le site du musée : ICI

21 novembre 2016

Venise hier et Venise aujourd'hui : combien les choses ont changé !


Si Ambroise Tardieu, archéologue et généalogiste, qui fit de son long séjour à Venise un récit parue dans la revue de Lyon en 1884, puis dans un ouvrage regroupant le récit de tous ses voyages en Italie et Afrique, pourrait dire encore aujourd'hui que "A Venise la belle société parle français" et que "Les artistes, les hommes de lettres, les savants sont recherchés, fêtés." 

Il ne reconnaitrait plus rien de la ville qu'il a fréquenté et aimé durant sa vie vénitienne ; "tout est d'un bon marché sans égal. A Venise, la vie coûte moitié comme en France"...
  
Enthousiaste, il semble n'avoir pas connu la venise aux remugles nauséabonds qui incommodèrent tant Thomas Mann et son professeur Ashenbach : "On se figure généralement que l'air de Venise est malsain ; qu'il doit y avoir une atmosphère humide  aux personnes atteintes de phtisie ; on le recommande spécialement aux anémiques ; à ces derniers, le calme de la ville convient à merveille car on n'entend aucun bruit de voiture". Que dirait-il aujourd'hui du bruit des moteurs de bateau qui pétaradent sur le grand canal ?

"On ne rencontre aucun chien dans les rues de Venise. Cela tient, dit-on, à la taxe élevée qui leur est appliquée." je me suis pris à rêver en lisant cela, que remettre une taxe et revenir à l'obligation de la muselière comme il y a encore trente ans pourrait faire cesser cette invasion. Surtout quand peu à peu le chat, animal souverain à Venise, grand allié de sa salubrité, disparait des rues de la Sérénissime.

19 novembre 2016

Pasolini à Venise

Pasolini et son acteur fétiche à San Barnaba, non loin du siège du PC de Dorsoduro.

Ecrire toujours et sans cesse ! Journal d'automne (extraits)

Vendredi 4 novembre. 
Écrire. En dépit de tout, du doute, de la peur. Écrire pour vivre. Comme un cri lancé au monde, un chant, une prière. Écrire comme on respire. Dire au monde ce qu'on a sur le cœur, ce qui nous fait vibrer, trembler ; ce qui nous pousse à nous lever le matin ; Hurler sa foi, son désespoir ou sa joie. Aligner les mots qui jaillissent du fonds de notre être et se répandent presque malgré nous,s ans retenue parfois, comme pour échapper à notre vigilance, à notre censure. Ils sont libres ces mots et rusés. Ils s'emparent de l'idée qui germe timidement dans notre tête et éclatent au grand jour. Parfois maladroits, déplacés ou obscurs. Je crois que je pourrais tout accepter sauf l'interdiction d'écrire. J'en mourrai. Pourtant je n'écris que pour mon plaisir. Certes la joie d'être lu et apprécié compte beaucoup dans ce bonheur-là. Mais l'écriture est le seul moyen que j'ai trouvé en moi pour rendre grâce, pour répandre ce que mon âme contient de joie. C'est tout ce que je puis donner. Tout ce que je sais donner. 

[...] Venise est un élément important de ce qui me permet de fonctionner ainsi. Sa beauté, ses mystères, la relation que j'ai avec la ville depuis toujours, ce qu'elle signifie pour moi, ce qu'elle me communique et qui se répand dans mon sang et s'y répandait déjà bien avant moi, tout cela est unique. Je m'en nourris pour en nourrir mes mots. Bien pauvre est le résultat bien que beaucoup de lecteurs semblent y trouver du plaisir.Ils sont bien indulgents. J"ai toujours été sans complaisance avec ce que j'écris. Combien de pages brûlées, déchirées. Combien de larmes et de grincements de dents avant que de me satisfaire de quelques lignes. Souvent, pressé par le temps, je m'efforce de ne pas relire. Je jette en pâture ce que mon cerveau a éructé. De toute manière cela ne me plait pas ou rarement... Cette incapacité parfois - souvent ? - à exprimer vraiment ce qu'on a à dire. Ces mots qui se dérobent, ces expressions qui sonnent faux comme un mauvais jeu. Mais écrire et écrire encore...


6 novembre. 
Il y a trente six ans aujourd'hui mon père quittait ce monde. Je suis plus vieux que lui aujourd'hui mais il me manque comme au premier jour. 

Commencé le magnifique opuscule de C.S. Lewis, (l'auteur de Narnia et de Surpris par la Joie), Diario di un dolore (A grief observed) que j'ai longtemps cherché en français sans le trouver. Écrit après la mort de sa femme, j'y retrouve des sentiments vécus avec la mort de mon père, puis celle de ma mère. 

Je devrais être à Venise mais des impondérables ont eu raison de ma détermination. Ma valise n'est pas défaite pourtant et le chat semblait s'être fait à l'idée de repartir.Je me demande en fait si j'ai envie de repartir ; si j'ai vraiment besoin désormais d'être physiquement à Venise. la ville a tellement changé. Rien finalement n'est plus vraiment pareil. "Un nouveau Pompéi" comme le clamaient il y a quelques jours les vénitiens et dont Libération se fait aujourd'hui l'écho. 

Mes deux derniers séjours, en mai et en juillet m'ont glacé le sang. Une ville livrée aux barbares, à un tourisme de masse qui devient impossible à supporter. La Venise virtuelle que je côtoie chaque jour à distance avec mes études et mes lectures n'est-elle pas plus authentique finalement ? La vrai est écartelée entre des visiteurs low-cost qui saccagent, polluent et encombrent et des snobs étrangers méprisants et prétentieux qui se croient vénitiens plus vrais que les vrais vénitiens, ne sortent qu'entre eux et de plus en plus de parvenus de la jet-set mondialisée qui consomment du luxe à haut niveau et n'apportent rien à la ville. Quelle place pour les vénitiens au milieu de tout cela ? 

18 novembre.
Loupé la Table-ronde organisée sur le thème Venise : fascination à l'Institut Bernard Magrez, un des mécènes de l'ouvrage commenté sur ce site où ont écrit mes amis Francisco Rappazzini, Alain Vircondelet, et d'autres sous la direction de delphine Gachet ( Venise, chez laffont, collection Bouquins). Heureux d'y avoir été invité alors que, pensant être à Venise à cette période, j'avais laissé l'information de côté. Finalement  une toux infernale et la migraine qui suivit m'ont fait rester chez moi avec le chat sur mes genoux et Diario di un dolore de CS. Lewis que je n'avais jamais trouvé et que j'ai découvert cet été à la librairie de la Toletta. en tout cas, quel joli travail de promotion (et l'ouvrage mérite qu'on parle de lui tellement il est excellent, bien fait, agréable et complet) : après la première présentation au teatrino du Palazzo Grassi en mai, où j'ai fait la connaissance de Delphine Gachet, il y a eu la rencontre avec les bordelaisà la librairie Mollat, puis de nouveau à Venise, à l'alliance Française en octobre, et jeudi chez Magrez, dans son merveilleux petit château Labottière dont je rêvais enfant. Planté dans un joli parc quasiment en plein centre de Bordeaux, il était alors presque à l'abandon et mon père songeait à l'acquérir au grand dam de ma mère que l'ampleur des travaux et la taille du palais effrayait. Jolis souvenirs d'enfance. J'y retourne toujours avec beaucoup de plaisir et puis le vin qu'on y déguste est très bon. Ce fut la demeure de fameux libraires et typographes bordelais au XVIIIe siècle. Déjà le livre et ses lieux m'attiraient... Mais comme dirait un libraire de Venise qui me connait peu, " il est curieux ce Lorenzo !"...
 

Bon Anniversaire mon fils !


Jean, tu as vingt-trois ans aujourd'hui  ! Combien le temps a passé vite depuis ces premières heures où je t'ai tenu pour la première fois dans mes bras. Tu n'avais pas une heure. Mon émotion, ma joie, le bonheur de ta mère, celui de tes sœurs. Je te revois dans le berceau de verre, entouré de peluches plus grandes que toi. Ce nounours bleu qui ne te quittera pas pendant des années faisait presque figure de géant ce premier jour ? 
Joyeux Anniversaire mon fils.

18 novembre 2016

La Venise d'avant


L'église de la Pietà que l'on peut voir aujourd'hui sur le quai des Esclavons n'est pas celle où Antonio Vivaldi dirigeait les jeunes musiciennes du couvent. L'église qu'il connut et où eurent lieu les nombreux concerts qu'on venait écouter de toute l'Europe a été démolie et reconstruite entre 1745 et 1760, donc après sa mort (survenue en 1741 à Vienne. L'Ospedale où vivaient les jeunes filles que faisait travailler le prêtre roux a été remplacé par un palais aujourd'hui transformé en hôtel, l'Albergo Metropole. La gravure ci-dessus montre l'entrée de la chapelle de l'Ospedale della Pietà telle que Vivaldi et ses jeunes musiciennes l'ont connue et la première église démolie. Entre l'église d'alors et le bâtiment de l'hôtel, la calle della Pietà existe encore, peu ou prou telle que Vivaldi l'aura connue. Jusque dans les années 1740, deux passages communiquaient entre l'Ospedale où vivaient les enfants et l'église exactement au niveau de la tribune des choristes. L'ancien passage au fond de la ruelle, qui liait les bâtiments de l'institution sert toujours. 

L'oratoire qu'on voit sur la gravure, à droite de cette ruelle donnait sur le parloir. La porte-tambour qui contenait un berceau (à l'origine une sorte de lavabo) existe encore. Appelée la ruota dgli Innocenti. Cylindre de bois tournant sur des rails qui permettait de déposer un bébé sans être vu mais aussi de enfants un peu plus grands. On peut la voir ouvrant sur le mur de l'hôtel qui est celui de l'ancien orphelinat. Placée à l'origine directement sur la Riva degli Schiavoni, puis près du ponte dei Bechi, endroit plus discret mais surtout adjacent à la salle des nourrices où on allaitait les nouveaux-nés. Autres vestiges visibles désormais par le public : la cour du couvent avec son puits et le magnifique escalier hélicoïdal avec sa rampe ancienne qu'empruntaient les jeunes filles pour rejoindre leurs dortoirs. Cour et escalier font partie de l’hôtel depuis les années 90, quand il a été agrandi. 


On peut encore voir aussi deux simples colonnes de pierre, vestiges de l'ancien oratoire, dans le hall de l'hôtel. Est-ce l'esprit du prêtre roux qui fit décider Pierluigi et Elisabeth Beggiatole, propriétaires de l'hôtel depuis la fin des années 50, d'organiser régulièrement des concerts de musique de chambre ou des récitals de chant dans un salon à côté du hall ? Certainement. D'autant que l'esprit de la musique y vibre en permanence puisque la salle se trouve à l'emplacement exact de l'ancien oratoire où Vivaldi retrouvait ses élèves. Mais ce fut surtout à la mémoire de leur fils, jeune musicien au talent prometteur, mort dans un accident de voitures.


Il y aurait mille autres choses à dire sur l'Ospedale. Expliquer comment ces orphelins vivaient, comment tout était organisé. Des trois institutions similaires de la République intra-muros, seule la Pietà accueillait les enfants abandonnés. Il fallut en 1548 le rappel d'une bulle du pape Paul III, gravée dans la pierre près de l'entrée, pour rappeler à l'ordre les gens tentés d'abandonner en toute discrétion leur enfant alors qu'ils avaient les moyens d'assurer leur subsistance. Loger et nourrir, élever, soigner, éduquer, tout cela coûtait fort cher et la république, bienveillante, ne pouvait tolérer qu'on profite des œuvres charitables quand on pouvait soi-même faire face aux besoins des autres. 

Lorsqu'il m'arrive de faire visiter à des amis cette partie de Venise, je constate que mes hôtes ont toujours la même réaction dans ces lieux. Est-ce la personnalité du musicien et le fait que ses compositions soient si populaires ? Est-ce l'émotion que provoque l'idée de ces abandons systématique d'enfants pauvres ou illégitimes ? Mais tous mes visiteurs ressortent assez émus de leur passage dans ces lieux. Plus que ça, ils en repartent avec la sensation que les lieux sont peuplés, vivants et qu'il ne serait pas surprenant, par une de ces failles spatio-temporelles dont rêvent les romanciers et les enfants, de croiser un jour de jeunes orphelines dans leur uniforme rouge de l'époque,dont le rire diaphane contrasterait avec la tristesse de leur condition ou, bien plus triste, une femme cachée par sa bauta qui actionnerait la porte-tambour pour y déposer furtivement un tout petit être avec comme seul bien la moitié d'une image sainte ou d'une carte à jouer (seul signe permettant si besoin était un jour de rompre l'anonymat de l'enfant et lui rendre son nom et son état légitime)...