13 mai 2019

Notre-Dame : ce que dit la charte de Venise (petit cours à l’usage de Franck Riester)

Franck Riester devant l’Assemblée Nationale le 10 mai 2019 pour la discussion de la loi d’exception pour la restauration de la cathédrale Notre-Dame-de-Paris
Tramezzinimag ne peut résister à présenter à ses lecteurs l'excellent et roboratif article de Didier Rykner paru vendredi 10 mai dernier dans La Tribune de l'Art, le jour même de l'intervention du ministre devant l'Assemblée Nationale. Texte qui donnerait du baume au cœur si les faits qui l'ont inspiré n'étaient pas d'une tristesse profonde. L'inanité mentale de nos dirigeants, leur inculture, voire leur bêtise donne envie de pleurer. Ce ministre qui n'a de rapport à la culture que celui qu'il co-signa avec Alain Chamfort sur la musique et le commerce, ferait un excellent concessionnaire automobile. Son père serait ravi qu'il prenne sa suite. Pourquoi ne le nommerait-on pas ministre des transports plutôt ? Après tout n'est-il pas diplômé d'une école de gestion. Nous sommes vraiment à l'ère des affaires et du pognon. Alors, l'art, la sauvegarde des monuments historiques, là-haut, ils s'en tapent le coquillard. Moi ça me rappelle "House of Cards"...
"Le débat aujourd’hui à l’Assemblée Nationale sur la loi d’exception a souvent été accablant. Entendre le ministre de la Culture expliquer que la charte de Venise dirait « très clairement » que « les restaurations doivent être distinguées de l’original » et que « les gestes architecturaux contemporains sont permis » prouve que celui-ci, une nouvelle fois, raconte n’importe quoi.

Que dit donc la charte de Venise. Il nous faut revenir à ce texte et l’examiner pour bien comprendre qu’il n’y a en réalité aucune ambiguïté. Nous prendrons les phrases qui concernent ce sujet pour les analyser.

On lit dans l’article 9 : « [La restauration] s’arrête là où commence l’hypothèse, sur le plan des reconstitutions conjecturales, tout travail de complément reconnu indispensable pour raisons esthétiques ou techniques relève de la composition architecturale et portera la marque de notre temps. »

La restauration de la flèche, qui est un élément constitutif du monument tel qu’il a été classé monument historique (donc tel qu’il doit être restauré), n’est en aucun cas hypothétique. La flèche est parfaitement documentée par les photographies et relevés récents, ainsi que par les plans de Viollet-le-Duc qui sont entièrement conservés. De plus, cette flèche est encore en partie conservée, dans ses parties d’ailleurs qui auraient été les plus difficiles à refaire, à savoir les sculptures de la base et le coq qui la surplombe.
La seule possibilité d’un élément portant la marque de notre temps (donc d’un « geste contemporain ») pourrait porter sur un « travail de complément » qui serait « indispensable » à cette flèche ou à la cathédrale, « pour raison esthétique » ou « pour raisons techniques ». Ce n’est évidemment pas le cas.

On lit dans l’article 11 : « Les apports valables de toutes les époques à l’édification d’un monument doivent être respectés, l’unité de style n’étant pas un but à atteindre au cours d’une restauration. » Le caractère « valable » de l’apport de la flèche de Viollet-le-Duc a été reconnu de longue date, ne serait-ce que par le classement de la cathédrale avec la flèche.

On y lit également : « Lorsqu’un édifice comporte plusieurs états superposés, le dégagement d’un état sous-jacent ne se justifie qu’exceptionnellement et à condition que les éléments enlevés ne présentent que peu d’intérêt, que la composition mise au jour constitue un témoignage de haute valeur historique, archéologique ou esthétique, et que son état de conservation soit jugé suffisant. Le jugement sur la valeur des éléments en question et la décision sur les éliminations à opérer ne peuvent dépendre du seul auteur du projet. » Il n’y a donc aucune raison d’éliminer la flèche de Viollet-le-Duc qui doit être restaurée. Cet article seul suffit à empêcher la construction d’une nouvelle flèche.

Les articles 12 et 13 ne s’appliquent que :

- s’il faut remplacer une partie manquante, et ce n’est pas le cas car la partie manquante, qui ne manque qu’en partie seulement, doit être restaurée,

- ou si une adjonction était nécessaire, ce qui n’est pas le cas puisque aucune raison esthétique ou technique ne l’impose comme le dit l’article 9.

Voilà exactement ce que dit la charte de Venise, très bien écrite et qui s’applique sans problème au cas de Notre-Dame. Il n’y a pire sourd que celui qui ne veut pas entendre.

Quant à entendre Franck Riester expliquer que le choix d’une restauration à l’identique (nous parlons évidemment de l’aspect extérieur de la cathédrale, tout le monde le comprend ainsi) doit être celui des spécialistes quand il s’obstine à écarter les scientifiques du débat, c’est franchement dérisoire. C’est bien le gouvernement qui a décidé, dès le lendemain de l’incendie, de lancer un concours pour la « reconstruction de la flèche », alors que la restauration d’un monument historique ne peut, dans notre code du patrimoine, donner lieu à un concours. C’est bien le gouvernement donc qui oriente les débats dès le début. Décidément, ce ministre de la Culture ne comprend rien à sa mission ni à la restauration des monuments historiques. "
Didier Rykner

01 mai 2019

Comme un refrain d'autrefois

L'année 1971. Je n'avais pas quinze ans. je revenais d'une année de pension en Angleterre. Premier temps de liberté loin de la famille et discipline parfois ardue à la fois. Mes parents avaient prévu de nous amener sur les routes d'Europe jusqu'en Turquie. Nous devions faire étape à Venise. J'avais ramené du collège, un petit accent très chic et les cheveux longs derrière lesquels l'adolescent renfrogné que j'étais, cachait sa mélancolie et ses rêves.

Un film faisait fureur à Londres cette année-là : Melody (S.W.A.L.K.). La bande sonore était partout, à la radio, dans les magasins, sur nos lèvres. Particulièrement cette chanson de Crosby, Stills, Nash and Young, devenus en quelques minutes mon groupe préféré. Il n'y avait pas encore de walkman mais la grosse berline que conduisait mon père disposait d'un radio-cassette dernier cri avec la stéréo. Les milliers de kilomètres que nous avons avalé pendant ce périple vers l'Asie, l'ont été au son de cette musique qui m'émeut toujours autant, comme le film d'ailleurs. Je ne saurai si mes parents le firent exprès, mais la cassette disparut au retour, quelque part entre Salonique et Zagreb.
You who are on the road
Must have a code that you can live by
And so become yourself
Because the past is just a good-bye.
Teach your children well,
Their father's hell did slowly go by,
And feed them on your dreams
The one they picks, the one you'll know by.
Don't you ever ask them why, if they told you, you will cry,
So just look at them and sigh
And know they love you.
And you, of tender years,
Can't know the fears that your elders grew by,
And so please help them with your youth,
They seek the truth before they can die. 
Teach your parents well...

Il y a quelques jours, alors que nous étions en train de refaire le monde dans un de nos bars préférés, devant une montagne de ciccheti et une bouteille de Prosecco organico, l'air remplit la salle et les souvenirs affluèrent comme l'émotion remplit mes yeux. J'ai eu beaucoup de mal à expliquer en quelques mots le pourquoi de cet état d'âme soudain. Mes amis, surpris, ont dû me prendre pour un de ces vieux que l'âge rend hyper sensible, un vieux sentimental ridicule. Mais Dieu que cette chanson est belle ! Je l'écoutais en boucle le soir, dans ma chambre de l'hôtel Londra (mes parents n'avaient pas fait exprès), pendant les quelques jours passés à Venise avant de reprendre la route pour Istanbul. 

C'est cet été-là que mes parents découvrirent l'emprise heureuse que la Sérénissime avait déjà sur l'adolescent rêveur que j'étais...Mon bonheur de marcher à travers les calle et les campi de la cité des doges, ma joie dans ces lieux, ma bonne humeur... Imaginer cette musique comme le générique de ma venezianità. Plutôt comme l'un des airs de la bande-son de ce film à tiroirs qu'est finalement cette vie-là...

29 avril 2019

Sachez qu'un vénitien ne se retire jamais !

Quand j'écoute les notes pimpantes qui introduisent le premier mouvement du Printemps des Saisons de Vivaldi, pimpantes images de la nature qui renaît, il me semble voir apparaître le lion ailé qui bat des ailes joyeux et fier. Cette image m'est venue une fois encore ce matin, en ce jour où les italiens s'apprêtent à fêter l'anniversaire de la Libération de leur pays, qui était encore un Royaume et où à Venise, c'est Saint Marc qui génère les festivités. 


Un jour idéal pour feuilleter les vieux albums de ma bibliothèque consacrés à la Première Guerre Mondiale. Drôle d'association d'idées pourrait-on penser : Vivaldi, Bella Ciao, la chute du Duce et la fête de l'Apôtre... « Voilà un nouveau délire qui s'empare de cet inexpugnable rêveur ? » s'écriera le lecteur... 

En feuilletant de vieux albums...

"Reprends infiniment l'inaccessible hommage.
Souviens-toi que le héros reste; sa chute même n'était
pour lui qu'un prétexte pour être : suprême naissance."
Rainer Maria Rilke 

C'est une coupure de presse jaunie placée dans un des albums en guise de marque-page qui, par une association d'idées m'a fait penser au lion de San Marco, j'ai senti soudain dans mes cheveux le vent d'avril, parfumé de glycines et de lilas. J'entendais tout à la fois, se mêlant au tintement des cloches, le grondement des bombardements et les cris déchirants des jeunes hommes qu'on sacrifiait dans cette inutile boucherie...

En voyant la carte de la carte de la  bataille de l'Isonzo, l'une des plus plus meurtrières, c'est naturellement que j'ai pensé à  Rilke, amoureux de l'Italie qu'il avait été contraint de combattre jusqu'à ce qu'il soit démobilisé. J'imaginais le donjon de Duino en proie aux flammes... Par une des ces associations d'idée que notre cerveau se plait souvent à concocter, je voyais D'Annunzio aux commande de son avion en même temps que je pensais à Saint-Exupéry et à l'Aéropostale - décalage historique certes -, puis à toutes ces jeunes âmes que la guerre aura empêché de briller, tous ces garçons morts pour rien, à ces familles qui ne quittèrent plus jamais le deuil, ces femmes très vieilles toujours vêtues de noir qu'enfant je croisais souvent.

Parmi ces jeunes héros, celui qui était évoqué dans la coupure de presse, ne m'était pas inconnu. Il se prénommait Achille et il était vénitien. la guerre l'arracha à la vie pendant cette horrible bataille, le 25 mai 1917, quelques jours avent ses 25 ans. Mais quel rapport me direz-vous entre l'aria de Vivaldi, le lion de Saint Marc, Duino, Saint-Exupéry et l'aéropostale ? Les ailes et le ciel justement...

Le fils du photographe 

Achille Dal Mistro était passionné par l'aviation. Né à Venise le 28 mai 1892, il est le seul garçon d'une fratrie de quatre, fils d'Alessandro Dal Mistro, un photographe portraitiste réputé à Venise, qui descendait d'une ancienne famille d'industriels et de négociants originaire de Murano où ils possédèrent une verrerie dans la deuxième partie du XIXe siècle. Les parents d'Achille s'installèrent à Bologne pour leurs affaires. l'enfant, brillant et rêveur, fut très tôt attiré par la science et la technologie. L'aviation en particulier le fascinait. 

A dix-huit ans, Achille vient en France pour y suivre  une formation de pilote à Étampes où des écoles venaient de voir le jour, notamment celle de Louis Blériot. Il revint tellement enthousiaste qu'il commanda d'un aéroplane. Un Déperdussin évidemment, du type de celui sur lequel il avait appris à voler. Le nec plus ultra de cette époque. Il souhaitait participer aux compétitions qui voyaient le jour un peu partout. Notamment celle organisée par le quotidien Il Resto del Carlino, prévue à l'automne 1911.

Premières leçons de pilotage pour Achille

C'est ce qu'il écrit à son ami Henry Faure, qu'il avait connu à Venise chez des amis de ses parents. Ce jeune protestant bordelais qu'il retrouva à Étampes où il suivait une formation militaire, était comme lui féru de poésie et d'aviation. Achille et Émile s'étaient ainsi très vite liés d'amitié, ayant pratiquement le même âge. Tous deux passionnés, les deux adolescents partageaient le même enthousiasme et les mêmes joies. Ces jeunes gens brillants, sains, jolis et bien nés étaient faits pour vivre de grandes choses. Tous deux connurent le même funeste destin : Achille fut mortellement blessé près de Gorizia. Il allait avoir vingt-cinq ans. Henry, brigadier détaché du 28e Régiment d'Artillerie, perdit la vie à l'école de pilotage du Crotoy dans la Somme. Il n'avait que vingt-deux ans. Deux jeunes hommes parmi toute une génération perdue.

La chambre de Henry Faure au second étage de la maison familiale du Pavé des Chartrons, à Bordeaux. Coll. privée © Tramezzinimag - Droits Réservés.

Le premier vol postal italien

Le jeune officier vénitien fut cité pour son courage et sa bravoure et décoré à titre posthume par le roi, comme des milliers d'autres. Mais il s'était rendu célèbre bien avant ses actes de guerre. Un autre évènement, sept ans plus tôt fit parler de lui non seulement en Italie mais dans le monde entier. 

Nous avons vu que le jeune Achille, passionné par l'aviation, est allé suivre les leçons des grands aviateurs de l'époque. L'aviation en est encore à ses balbutiements et les militaires ont compris l'importance de ce nouveau moyen de transport. La technique de fabrication progresse vite et les avions se font de plus en plus rapides, et solides et fiables. C'est lors de cette course organisée par le quotidien de Bologne que tout avait commencé.


La course devait se dérouler du 17 au 20 septembre, sur le parcours Bologne - Venise - Rimini - Bologne. Une dizaine d'aviateurs étaient inscrits-  - six étrangers et huit italiens dont le jeune Achille Dal Mistro, à peine breveté, parmi lesquels devait être tiré au sort celui qui acheminerait pour la première fois dans l'histoire de l'Italie, le courrier postal. Pour participer à la course, il lui avait fallu commander son propre engin auprès du fabricant parisien. 

L'avion n'arriva que le jour du départ et en pièces détachées. Il manquait en outre une pièce de l'arbre à hélice qui permettait d'accélérer la propulsion de l'engin rendant tout vol impossible. Impossible de retarder le départ de la course. Les autres participants décollèrent comme prévu de l'aéroport Zappolli de Bologne dès l'aube. La journée passa sans que le jeune Achille put décoller. Il écrivit ce soir-là d'une écriture nerveuse à son ami Henry : « J'enrage mais ce n'est que partie remise. Je vais participer à cette course, je te le jure, mon cher Émile. Dussé-je fabriquer la pièce avec mes mains...»

La pièce, démontée par ordre du constructeur sur un modèle exposé à Turin, finit par arriver le 18 septembre. En quelques heures, l'avion était enfin prêt à voler. Très excité, Dal Mistro entendait partir le lendemain pour rattraper les autres coureurs. Le Comité essaye de dissuader le jeune pilote. Il n'y aurait plus ni assistance ni secours sur le trajet. De plus l'avion n'avait encore jamais volé, et le moteur jamais essayé. «Pas question de vous laisser partir» lui assénèrent d'une même voix l'officier en charge et le directeur du journal, «vous devez renoncer». Le ton monta. «Votre impétuosité vous aveugle. Vous ne savez  pas ce que vous risquez». Appelés à la rescousse, ses parents aussi essayèrent de le dissuader.  Mais, le jeune Achille, du haut de ses dix-neuf ans, tient tête aux officiels. Avec l'aide d'un officier haut gradé, vénitien comme lui, il parvint à décider le Comité. Ces messieurs déclinèrent alors toute responsabilité en cas de panne ou d'accident. Il pouvait voler puisque c'était son souhait, les organisateurs s'en lavaient les mains... On lui fit remplir une décharge dans laquelle il acceptait le retrait des autorités et où il reconnaissait prendre la route à ses seuls risques et périls. Il signa de bonne grâce. «La fin justifie les moyens, n'est-ce pas» écrira-t-il à son ami.

Le départ de Bologne       

Dal Mistro en tenue d'aviateur

Sorti de l'entrevue avec les culs-de-plombs bolognais dont la frilosité de petits bourgeois lui avait donné la nausée, Achille retrouvant ses amis, expliqua qu'il comptait faire les deux étapes Bologne-Venise et Venise-Rimini en un jour, de façon à tenter de retrouver ses collègues. C'était une véritable aventure puisqu'il ne pouvait compter sur aucun relais en route, pas l'ombre d'une assistance. De plus il allait prendre les commandes d'un avion sans jamais l'avoir encore  essayé. Un autre que lui aurait renoncé tant la réussite semblait douteuse. Le jeune La course devait se dérouler du 17 au 20 septembre, sur le parcours Bologne - Venise - Rimini - Bologne. Le garçon n'a que dix-neuf ans mais à aucun moment il ne montrera la moindre hésitation. Pas l'ombre d'un doute dans son regard. «Messieurs, je suis vénitien ! Sachez qu'un vénitien ne renonce jamais et jamais ne se retire !» lança-t-il aux membres du Comité. «Le courrier doit être acheminé et j'en suis responsable !»  Caractère d'acier, incroyable détermination, formidable volonté... Cet exubérant jeune homme impressionna tout son entourage, comme il le fera avec ses supérieurs en menant ses hommes quelques années plus tard dans la terrible bataille d'Isonzo qui lui coûta la vie.

A trois heures de l'après-midi, ce mardi 19 septembre 1911, devant un public assez réduit, un petit groupe de curieux et quelques journalistes, Dal Mistro poussa son monoplan hors du hangar. Il récupéra le sac de courrier des mains du maître de poste de Bologne, le Cavaliere Bottarina. Les administrations militaires et des postes, informées de la mise en place du premier service de courrier aérien réalisé en Angleterre quelques jours auparavant, avaient décidé, à titre d'essai, de faire acheminer le courrier par avion. Il s'agissait de cartes postales postées le jour du meeting depuis l'aéroport. Ils désignèrent le plus jeune des participants pour cette mission.

Mais rien ne s'étant passé comme prévu, il fallut beaucoup insister auprès de l'administration postale pour que le courrier soit remis au jeune Achille. Finalement le jeune homme installa le sac dans l'avion et monta à bord. Il y avait beaucoup de monde maintenant, le bruit s'était vite  répandu qu'on allait finalement acheminer comme prévu le courrier par voie aérienne.

Après un rapide essai du moteur, le jeune aviateur vénitien fit un geste du bras pour faire s'éloigner la foule et saluer. L'avion décolla à 15h24. Il passa au-dessus de Ferrare à 15h50 à une altitude de 800 mètres. A 16h52, il passa Polesella et fut aperçu au-dessus de Rovigo à 17 heures. Vingt minutes plus tard il dépassa Adria et à 17h38 il approcha Venise, sa ville, qu'il survola en faisant plusieurs passages au-dessus de la Piazza, qui furent applaudis par le public, très nombreux à San Marco à cette heure-là. il se dirigea en planant vers le Lido et la plage de l'Hôtel Excelsior où devait avoir lieu l'atterrissage. De nombreuses personnes s'étaient massées sur les terrasses de l'hôtel et autour de la piste. Dal Mistro débuta la manœuvre d'atterrissage. Il avait parcouru les 145 kilomètres en 88 minutes.

L'avion planait élégamment au-dessus des plaisanciers. Il amorça sa descente. Le vent était favorable. La grande horloge de l'Excelsior marquait 17h40. Le public, admiratif, retenait son souffle. La voie était libre, l'avion glissait vers la zone d'atterrissage quand soudain, le pilote réalisa qu'il risquait de percuter deux personnes qui venaient de surgir juste devant lui. Il tenta de redresser l'avion pour reprendre de la hauteur mais l'engin ne répondit pas assez vite et la queue du Déperdussin heurta une barrière. Pour éviter de s'écraser corps et biens, il parvint à vire vers la plage et réussit à sauter de l'avion juste avant que celui-ci se renverse dans la mer, devant la foule tétanisée. Déjà les militaires couraient vers l'endroit où l'avion était tombé. 
 
Miraculeusement il se releva sans une seule égratignure, plus choqué moralement que physiquement. En un instant la foule qui avait assisté à l'accident, courut vers lui en applaudissant et en criant des «bravo», «Hourra», «Viva». Sonné, certainement énervé et un peu vexé de ce qui venait de se passer, il ne laissa rien paraître de ses émotions et se précipita vers l'avion qui flottait à quelques mètres pour récupérer le sac postal et, suivi par la foule et les militaires, il se dirigea trempé et dégoulinant, vers l'Excelsior, pour remettre le courrier à l'inspecteur Ostedich, fonctionnaire des Postes qui l'attendait sur la terrasse de l'hôtel en fumant une cigarette. Nouveaux applaudissements de la foule. Les photographies de l'évènement sont malheureusement perdues. Il faudrait se plonger dans les archives des journaux de l'époque. Henry Faure en possédait quelques unes que lui avait envoyé notre jeune héros. Elles doivent croupir au fond d'une malle quelque part dans le grenier de la maison. Il y a si longtemps...

La correspondance délivrée par le jeune aviateur ne comportait ni timbre spécial ni aucune marque particulière pour commémorer l'évènement et signifier qu'il s'agissait d'un envoi PAR AVION. Seule l'oblitération marquée «Bologna Campo d'Aviazione, 19 Sett. 11» apparaissait sur des timbres ordinaires de 40 centimes, mais cela suffisait pour faire de ces envois des raretés philatéliques. Une seule est à ce jour répertoriée, elle est exposée au Metropolitan de New York ou au British Museum de Londres, je ne sais plus très bien. 

Quelques semaines plus tard, le 29 octobre, naîtra le lancement régulier de la poste aérienne italienne avec une mention obligatoire spéciale. Le ministère ordonna un essai Milan -  Turin - Milan, avant de déployer ce nouveau service dans tout le royaume, entre 1912 et 1918. Le jeune et tonitruant avait ouvert la route.

Les NH Grimani et Foscari, maire et député de Venise en 1911
Il fut reçut en grande pompe à la mairie de Venise par le Sindaco de l'époque, NH Filippo Grimani et le député NH Piero Foscari, président du Touring Club d'Italie qui lui remit une médaille d'or en souvenir de ce premier transport de courrier par voie aérienne. La notice publiée par les journaux de l'époque mentionne qu'un parchemin magnifiquement orné accompagnait la fameuse médaille...
«Les anges (dit-on), eux, ne savent souvent point
s'ils vont parmi des vivants ou des morts. Le courant éternel
entraîne tous les âges par les deux empires.
Ici et là, sa rumeur les domine.
À tout prendre, ils n'ont plus besoin de nous, les élus de la mort précoce;
on se sèvre des choses terrestres, doucement, comme du sein
maternel on se détache en grandissant. Mais nous
qui avons besoin de mystères si grands,
pour qui l'heureux progrès si souvent naît du deuil,
sans eux pourrions-nous être?
Est-ce en vain que jadis la première musique
pour pleurer Linos osa forcer la dureté de la matière inerte?
Si bien qu'alors, dans l'espace effrayé,
que,  jeune et presque dieu, il quittait pour toujours,
le vide, ébranlé, connut soudain la vibration
qui nous devint extase, réconfort, secours.»

Rainer Maria Rilke

15 avril 2019

Si, ré, sirena : Venise et le chant des sirènes... par Ilona Gault

par Ilona Gault *


Si en Italie, votre téléphone sonne à la réception d'un SMS, oui je dis bien d’un SMS (une sonnerie bien distincte du message Whatsapp - désormais la norme absolue de communication dans la péninsule), c’est soit que votre banque vous informe du hacking de votre carte bancaire, soit le Centro Previsioni e Segnalazioni Maree (Centre des Prévisions et Signalements de Marées) de Venise qui vous annonce une prochaine acqua alta. Dans le mille ! Le 4 avril dernier, je reçois mon premier texto depuis des lustres : une acqua alta de 120 cm (au-dessus du niveau de la mer) est annoncée à 23h30.
La mairie de Venise a également prévu un dispositif d’avertissement sonore dans le centro storico et les îles, afin de prévenir les habitants et visiteurs de ce phénomène propre à la ville lagunaire : L’acqua alta.
Le site de la Mairie nous donne quelques clés pour comprendre ce signal d'alarme  :
Malgré les explications de texte, pas si facile de décrypter le chant des sirènes vénitien.

Un peu d’harmonie vénitienne.

Une première sirène a pour but d’attirer votre attention, puis, un autre son a pour fonction d’indiquer le niveau de la marée attendu. Chaque son correspond à 10 cm au dessus d’une marée de 100 cm. Donc pour 110 cm : un son (il s’agit de la note SI), pour 120 cm : deux sons (les notes SI et RÉ). Vous noterez le génie vénitien d’avoir inventé une sirène qui commence par les notes SI et RÉ (comme dans si-rè-ne !).

Sur cette page (ICI), vous pouvez même télécharger les 4 sirènes, les écouter et former votre oreille à cette musique modale bien vénitienne… Avis aux amateurs de dictée musicale !
Pour une marée de 140 cm : la sirène nous délivre une mélodie de quatre notes. Une échelle ascendante composée de SI, RÉ, MI, SOL.
Le dispositif n’a malheureusement pas prévu plus que ces 4 sons. En effet une acqua alta de 156 cm s'est produite le 29 octobre 2018, elle aurait bien mérité une sirène à 5 sons, sans parler de l'acqua granda de 1966, qui a atteint 194 cm au dessus du niveau de la mer ! Certes une marée très exceptionnelle et dont on n'espère pas le retour (...) mais pour laquelle une sirène devrait pouvoir différencier un niveau de 140cm d'un niveau véritablement inaccoutumé comme ce fut le cas cette année-là.

Ilona Gault



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* Ilona Gault est musicienne. 
Née en France, elle vit depuis de nombreuses années à Venise où elle enseigne le piano.
Photo : © Venetians/La Nuova, Venezia 2019.

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Capsule, la nouvelle rubrique carte blanche de Tramezzinimag


A maintes reprises des contributeurs, célèbres ou inconnus, sont venus enrichir le contenu de TraMeZziniMag. A chaque fois, c'est une sensibilité nouvelle, une vision différente. Des mots, des sons  ou des images toujours souvent différents, apportent un regard rafraîchissant et original qui contribue à rappeler que Venise n'appartient à personne en particulier et que "si chacun en a sa part, tous nous l'avons en entier"...

C'est ainsi que nous sommes heureux de vous proposer une nouvelle rubrique, simplement baptisée Capsule.

Le terme nous arrive du Québec où il désigne toute “production écrite, orale ou audiovisuelle qui traite, de manière condensée, d’un sujet ou d’un thème donné”.  

Dans notre idée, il s'agit de laisser carte blanche à nos invités. Pour inaugurer cette rubrique, c'est Ilona Gault, jeune musicienne d'origine française qui vit depuis plusieurs années à Venise - qu'elle connait comme sa poche - où elle enseigne le piano à Piano piano a Venezia, l'école qu'elle a créée et à l’Accademia di Musica Giuseppe Verdi

Dans cette première capsule, notre invitée évoque un sujet typiquement vénitien : l'acqua alta et la manière dont les vénitiens en sont avertis. A la différence du discours habituel passablement mortifère, elle a choisi d'aborder la montée des eaux en musicienne, au travers d’une sorte de "petit prélude sonore"  au spectacle visuel qui suit et que tout le monde connait. 

Ce spectacle pour les touristes - le bonheur des photographes - mais véritable calamité pour la cité des doges et ses habitants, Ilona Gault nous propose de le penser autrement. Une petite leçon d'harmonie...

06 avril 2019

Ce qu'était Tramezzinimag en 2009 : pages retrouvées


Un lecteur très fidèle vient d'avoir la gentillesse de m'adresser un lien qu'il avait conservé et qui présente le Tramezzinimag des origines. Il est consultable en cliquant ICI. Certains articles ont été repris sur le nouveau blog mais d'autres manquaient à l'appel.  Grande fierté devant le travail accompli, le nombre d'abonnés et le chiffre des visiteurs quotidiens qui firent de Tramezzinimag le plus célèbre blog consacré à Venise. c'était aussi le plus ancien (né en 2005). 

Il permit de belles rencontres, facilita des voyages, des reportages et des documentaires, fut souvent utilisé par les enseignants et me valut de nombreuses interventions dans des émissions de radio. Une belle aventure, un peu ralentie par la disparition dans les limbes du site, assassiné par un robot Google sans qu'à ce jour on en connaisse la raison. crime gratuit ou prémédité ? Le commissaire Brunetti s'est vu retirer l'enquête. Hmmm ! cela est louche. 

Trêve de plaisanterie, ce clin d’œil est pour moi l'occasion de vous remercier une fois encore, mes chers lecteurs, pour votre fidélité, votre soutien, vos commentaires et vos conseils. Vous m'avez permis de poursuivre le chemin avec détermination et dans la joie. Sans vous, rien de ce qui a été accompli n'aurait pu voir le jour. Dieu voulant, souhaitons que Tramezzinimag continue de satisfaire ses lecteurs !


Estamos de mudanza... un air de déjà vu

Je me souviens d'une rédaction en classe d'espagnol dans les années 70. Notre professeur, Madame Aix était une femme assez extraordinaire qui parvint à m'intéresser à une langue que je n'aimais pas et à sa littérature. J'avais dû choisir le castillan parce que le la classe d'italien avait été supprimée, faute d'amateurs...  Il y avait bien le russe mais mes déboires avec le professeur de grec qui m'aimait peu et l'idée de devoir me plonger dans l'alphabet cyrillique m'avaient fait pencher par prudence pour la langue de Cervantès. En maugréant car je n'ai jamais aimé le castillan. 

La dissertation devait porter sur un événement récent que nous avions vécu. J'avais 15 ans et nous déménagions pour nous installer dans une vieille maison de famille que je trouvais gigantesque et qui allait changer ma vie. L'enthousiasme qui me prend depuis toujours quand il s'agit d'écrire s'était vite emparé de moi. J'avais écrit quatre feuillets qui me valurent une très bonne note et les compliments du professeur. Cette dame en général assez sévère,  me fit même l'honneur de lire ma prose à toute la classe ! Tout cela m'est revenu en mémoire aujourd'hui, au milieu des cartons, les fenêtres du salon grandes ouvertes sur le campo Sant'Angelo. J'aime tellement l'animation et les bruits de ce campo...


Laissez-moi expliquer à mes lecteurs le pourquoi de cette remontée de souvenirs anciens. Depuis plusieurs années, je bénéficiais de la gentillesse d'une amie qui louant un appartement que je connaissais bien pour y avoir logé quelques années auparavant, en compagnie un jeune élève, devenu un ami et qui sortait d'une longue maladie. Il désirait voir Venise avec moi. Ses parents nous y logèrent pendant une dizaine de jours, le temps pour lui de se remettre d'une chimiothérapie qui avait laissé ses vingt ans exsangues. 

Avec sa vue merveilleuse sur l'un des plus charmants campi de Venise, l'appartement que je vais quitter est situé dans un très vieux palazzetto rénové à la fin du XIXe siècle à l'usage de fonctionnaires du nouveau royaume lombard-vénitien des Habsbourg. Remanié certes mais ayant gardé son âme, en dépit d'un mobilier Ikea assez déprimant, les huisseries, les murs et les plafonds peints d'un blanc clinique uniforme, il possédait un charme fou.

L'immeuble aussi possède une âme. Les trois appartements sont de bonne taille, une pièce à usage de lingerie au quatrième étage qui faisait parfois office de chambre d'appoint, une terrasse attenante pour prendre l'apéritif ou bouquiner en prenant le soleil. Au  rez-de-chaussée, tout une série de magazzini dont quelques uns occupés par un menuisier esclavon, ce qui rime en l'espèce avec bougon, mais talentueux, brave et serviable. Jusqu'à ces derniers mois l'immeuble appartenait à la comtesse douairière dont le mari, ancien directeur de la RAI descendait d'une vieille famille noble de Padoue inscrite depuis des siècles au patriciat vénitien, une de ces Case fatte per soldo. La charmante vieille dame a laissé en mourant de nombreux biens immobiliers à ses filles, dont l'immeuble de la calle dei Avvocati. Malheureusement pour ses occupants, elle n'avait rien établi au moment de sa mort et selon un ami notaire, mais aussi la rumeur en ville, les partages et la dévolution de ces palais et villas en ont été fort difficiles. 

La sympathique et solaire Maria Novella, auteur-compositeur, écrivain, peintre et galeriste qui gérait la maison pour le compte de sa mère, n'ayant pas reçu le palazetto dans les partages, elle se retrouva dans l'impossibilité de nous garantir le maintien dans les lieux. Pendant des semaines, il fut impossible de savoir à quelle sauce nous serions mangés... Appartements mis en vente ? Rachat de l'ensemble par une société pour en faire un hôtel de plus ou des bureaux ? Transformation par les sœurs des lieux en pension de luxe ou location à la semaine en Airbnb ?... Ce fut pendant plusieurs mois le flou le plus complet. Finalement, le couperet est tombé, l'immeuble sera conservé par les deux autres sœurs, dont l'une vit en Angleterre et l'autre en Toscane. Il sera restauré puis loué de nouveau. Soit à l'année en bail transitorio (temporaire) ou en bail touristique par le biais d'une agence spécialisée. A moins que ces dames changent encore d'avis. Même leur notaire ne sait rien et dans les cafés alentours, tout se dit, les rumeurs courent comme toujours ici... 

Un à un, les locataires ont donc fait leurs malles. Nicolà quittera son atelier au rez-de-chaussée dans quelques semaines. Employé pour rénover les ouvertures et autres travaux de menuiserie, sa présence reste tolérée.La première à partir fut Sophie de K., artiste bien connue dans les milieux parisiens. La dame, assez âgée, est partie très en colère, après des années d'occupation du premier étage, où elle venait chaque année pendant plusieurs mois. En quelques heures, tout fut mis dans des caisses et rapidement enlevé. Puis vint le tour de notre appartement, l'étage noble ou ce qu'il en restait. Ce fut relativement vite fait, l'appartement était loué meublé - si peu, seuls deux jolis fauteuils recouvert de damas vert de chez Rubelli, quelques chaises rondouillardes très louis-philippardes et quelques gravures anciennes évitaient la fadeur. 


Catherine, mon amie photographe, passant ses journées vénitiennes à capter la lumière et les atmosphères de la Sérénissime, ne faisant pas grand cas de la décoration, l'appartement pouvait paraître froid comme un logement de fonction dans une petite sous-préfecture. J'ai besoin pour écrire d'être dans une atmosphère cosy, chaleureuse, avec des livres et des fleurs. J'y avais peu à peu amené des photos, des livres et la cuisine avait pris un petit air de maison de campagne grâce à des cuivres anciens dénichés dans une brocante du côté des Carmini que m'avaient offert une amie qui s'installa au troisième étage et qui partira la dernière. Mais ce qui faisait le charme de l'appartement c'était sa vue. Les fenêtres du salon et la chambre principale (la mienne), ouvraient sur le campo. Un délice. J'avais installé près des fenêtres une table avec une lampe, pour écrire. La bibliothèque s'enrichissait à chacun de mes séjours de nouveaux livres. J'avais le projet d'y amener quelques meubles de famille, des tableaux, histoire de redonner aux lieux, un style moins neutre. 

© Sophioe Westerlind
J'y avais même exposé les grandes et magnifiques toiles d'une amie suédoise et le Faune joueur de flûte, joli bronze de Mürer qui fut ma première acquisition d'art contemporain quand j'étais étudiant, a trôné un été sur une table basse à côté du canapé, en même temps que Mitsou, mon vieux chat roux se régalait des heures passées sur le poggiolo à l'angle d'où il avait une vue complète sur le campo. J'avais dû déplacer un énorme cactus en pot qui y siégeait depuis des années... Il aurait fallu quelques efforts encore pour faire de cet appartement un lieu habité, chaleureux et confortable. J'avais prépare plusieurs tapis anciens pour recouvrir le terrazzo datant du XIXe, sans intérêt et fort laid... Les plinthes méritaient un glacis en faux marbre et les portes badigeonnées de blanc auraient retrouvées la couleur naturelle des bois dont elles sont faites... Hélas, les propriétaires ayant d'autres projets, rien de cela ne put aboutir.


Le dernier étage est encore occupé par une autre Sophie, installée à Venise pour mener à bien l'élaboration du catalogue-inventaire d'un artiste contemporain peu connu, proche d'Hemingway et qui fut un touche-à-tout de génie, comme il en a existé plusieurs sur la lagune au XXe siècle. Parisienne, douée d'un goût très fin, historienne d'art formée auprès des meilleurs spécialistes, elle a amené l'essentiel de son appartement de l'Ile Saint-Louis pour faire de son appartement un refuge plein de charme. Un cocon très parisien, très féminin. Très accueillant. 

Quelques marches plus haut, la petite pièce où un jeune factotum venait parfois repasser draps et serviettes, s'apprêtait à devenir une petite chambre d'appoint, charmante soupente oubliée. Puis la terrasse que nous avions tous décidé d'aménager, en remplaçant les horribles meubles en plastique par du teck, avec des plantes odoriférantes, de la verdure, etc. Un de mes vieux amis du temps de Sciences Po, Jean d'A. m'avait écrit un jour, apprenant que je m'étais installé à Venise après la mort de mon père, m'avait écrit trente ans plus tôt : "Je nous vois bientôt, le soir, entre amis, sirotant un délicieux whisky et fumant les Cedros de Davidoff, sur la terrasse de ta maison vénitienne!" Sa prophétie allait enfin se réaliser... Il n'y est jamais venu, mais mes enfants oui, et bon nombre d'amis : Antoine bien sûr, Giulia, d'autres encore. Je souhaitais y fêter Noël, reprendre peu à peu une vraie vie vénitienne jusqu'à ce que je puisse ad vitam, m'installer de nouveau à Venise et renouer avec ma vie d'avant, avec celles des miens qui vécurent ici pendant des siècles...

Bref, le palazetto aurait pu très vite devenir une sorte de phalanstère joyeux dont les occupants, ayant en commun l'amour de l'art, de la beauté et de la Sérénissime, allaient faire un lieu agréable à vivre, ouverts aux amis. J'y envisageais des expositions privées pour présenter le travail des artistes  que j'aime, des petits concerts - je réfléchissais au moyen de faire venir notre vieux Pleyel qui s'ennuie dans une grange quelque part en Dordogne  -, des dîners gourmands et bien sûr, la maison d'édition qui tarde à voir le jour y aurait présentée sa production. Rien de prétentieux, ni d'affairiste. juste un lieu de vie agréable et accueillant. Il était écrit, hélas, que cela ne serait pas. Passée la déception - et un peu la colère devant l'iconoclaste - et tellement, tellement, vénitiennement prévisible ! - attitude des propriétaires légitimes, qui se sont emparées aussitôt les clés en main, de la logique mercantile locale. Ah "i schei", c'est quelque chose pour certains vénitiens, "autrefois peuple de marchands, aujourd'hui peuple de boutiquiers" comme l'écrivait déjà avant la guerre de 14, Barrès ou bien est-ce Lorrain...  "L'avenir l'avenir / Ouvre ses jambes bleues / Faudra-t-il en mourir / Ou bien n'est-ce qu'un jeu ?" chante Jean Ferrat Une page tournée et de nouveau, la disponibilité d'une page blanche. Dieu voulant...

Venise, 22 mars 2019 - Bordeaux, 6 avril 2019


29 mars 2019

Venise, un état d'esprit


"Je me tenais sur le pont et je regardais les fenêtres très éclairées des palazzi qui défilaient. Parfois, je pouvais voir les heureux occupants se déplacer. J’étais l’étranger envieux qui regarde avec des yeux plein de désir." (James Ivory)
Écrire sur Venise... Tout ceux qui s'y décident gardent la même prévention : peut-on encore noircir de l'encre sur l'effet qu'elle produit, le décor qu'elle offre, la richesse qu'elle apporte à notre imaginaire ? On se jure d'y résister. On craint de refaire moins bien ce que d'autres avant nous ont si bien réussi... Et pourtant, les mots sont les plus forts, un désir ineffable nous pousse à l'acte. Est-ce un crime ? Certainement parfois, mais qu'importe. C'est aussi un remède. Le meilleur moyen de soigner la nostalgie, le regret de ne pas y être encore. De ne pas y être toujours. De ne plus pouvoir y être... 
Les malades sont nombreux. La maladie incurable, hélas. Nous continuerions d'écrire Venise, avec nos larmes, remplis de l'amour ou de la haine que ceux qui font profession d'écrire gardent pour elle en leur cœur, même en la voyant s'enfoncer inexorablement dans les eaux vertes de la lagune affolée. Son effondrement n'y changerait rien. "Venise  est plus qu’une ville, c’est un état d’esprit, une  merveilleuse idée  humaine. Une invention géniale. Elle est le refuge parfait du solitaire" [comme celui des véritables grandes affections, celles totalement partagées]... Elle sait s’en emparer et le prend dans ses  tentacules. On ne rencontre jamais mieux Venise que seul et sans but. Le cafard, la  malinconia serait un art vénitien.... Cet état atroce et  merveilleux, le solitaire s’y accroche car il y trouve un délicieux bonheur, une  richesse unique. Non pas parce qu'il se complaît dans cet état romanesque et futile. Mais parce que la beauté qui l'entoure partout est un remède merveilleux. Comme l'enfant qui simule un malaise et pose le thermomètre sur le radiateur pour qu'on s'occupe de lui et que les suppléments d'affection qu'il s'apprête à recevoir le rassurent apaisant son angoisse. Profonde...
"Triste et joyeux presque simultanément, le  malade de  Venise s’enrichit d’heures en heures de sensations  spécifiques. Il  repartira – s’il repart – en paix avec lui-même, harmonisé, rédimé, apaisé et riche d’une richesse intérieure très  enviable de nos jours." (Eric Ollivier)

Vraie et fausse l'assertion qui attribue à l'amoureux de Venise, ou plutôt à son amour pour la vie qu'il mène à Venise, obligatoirement, ce penchant pour la mélancolie qui court au fil de tant de pages depuis le XIXe siècle. Ceux qui viendraient et reviendraient à Venise seraient seulement attirés par son décor propice à justifier autant qu'à magnifier leur mélancolie. Remugles d'un romantisme dévoyé par trop d'écrivains neurasthéniques, tous pris au piège de la sensualité présumée de la Sérénissime, comme l'écrit Lucien d'Azay en introduction de son Dictionnaire Insolite de Venise :  Éditions Cosmopole, 2012).
"Hors du monde, hors du temps, et pourtant universelle, si sensuelle et si humaine, Venise sé refuse à toutes les modes ; elle persiste, fidèle à elle-même,en dépit de la menace touristique et écologique. Elle est le symbole le plus puissant et le plus vulnérable de notre civilisation."
Non, je le répète, Venise en dépit de tout ce qu'on en dit, porte au contraire à l'équilibre, à la maîtrise des sens, à une parfaite connaissance du moi qui partout ailleurs empoisonne et encombre. Un peu à l'image du novice dont l'âme peu à  peu se dénoue et qui en entraperçoit sa véritable essence après plusieurs mois, voire plusieurs années passées dans sa cellule solitaire. 

Nulle déconvenue n'a jamais présidée à mon désir de Venise. Bien au contraire. C'est la joie de cette lumière dont on ne peut plus se passer dès qu'on la découvre, le bonheur d'une atmosphère unique, cet esprit qui jaillit de partout : être dans ce milieu terriblement  humain et pourtant totalement De Natura, presque sauvage finalement n'est-il pas ce qu'il peut arriver de mieux à celui qui cherche autre chose que la vie courante et cherche à fuir le monde qui ne le satisfait pas sans pour autant vouloir vraiment le quitter ? Vieux débat métaphysique qui oppose la nature à l'intervention de l'homme. 
Je me souviens d'une conférence de méthode, à Sciences Po où notre professeur, le charmant et distingué Monsieur Laborde, nous fit travailler sur le thème de la nature justement. Je n'ai jamais su pourquoi il me confia ce matin-là le commentaire d'un texte dont j'ai perdu la trace et qui présentait Venise comme le parangon du dilemme Nature-Anti-nature. Nature parce que milieu unique embelli et défendu bien plus qu'asservi par l'homme, émanation d'un écosystème très particulier dont l'équilibre précaire s'avère fondamental pour la survie de toutes les espèces qui y prolifèrent (on parlait peu alors d'écologie) ; Anti-nature parce que milieu urbain artificiellement créé par l'homme à son seul bénéfice et gagné au prix d'ingéniosité et d'inventions sur le monde brut de la création divine et donc forcémentau détriment de celui-ci... 
Mais Venise, plus que tout autre lieu édifié par l'homme dans le monde, est la démonstration qu'un équilibre entre les deux peut exister et d'avérer viable, et ce depuis plus de mille cinq cents ans. A Venise, au milieu de la nature, la cité reste une des composantes de la nature ; en empiétant sur elle,  en se servant d'elle, mais toujours en la respectant. Les milliers de troncs d'arbres qui soutiennent les constructions millénaires, ces véritables forêts à l'envers, en sont le meilleur exemple. L'utilisation de ces arbres est par essence anti-nature puisqu'on les a détourné de leur vocation première comme on l'a fait des ruisseaux canalisés et des courants lagunaires détournés pour faciliter la circulation des navires... L'adaptation des techniques à l'environnement pratiquée par les vénitiens a fait rêver de nombreux architectes comme Le Corbusier, qui voyaient en elle la Cité idéale, née d'une nécessité (survivre et se protéger des assauts de l'ennemi). L'usage de l'écosystème pour y perpétuer la vie des hommes et leur activité n'était en rien contre-nature à l'inverse de la création du pôle industriel de Marghera du baron Volpi.
Bref au milieu de cet ensemble Nature/Anti-Nature qu'est Venise, comme tant d'autres avant moi, j'ai trouvé ma vraie nature, faite de paix, de recueillement, d'émerveillement, de joie autant que de couleurs, de senteurs et de sons.  
"L’idée de nature apparaît comme un des écrans majeurs qui isolent l’homme par rapport au réel, en substituant à la simplicité chaotique de l’existence la complication ordonnée d’un monde."
écrit le philosophe Clément Rosset. La vue qui s'offre au visiteur, lorsqu'il découvre Venise pour la première fois, depuis le pont d'un navire en entrant dans le Bacino di San Marco ou en sortant de la gare Santa Lucia, ne fait pas sauter à ses yeux émerveillés - le plus souvent - une quelconque imposture de l'homme vis-à-vis de la nature. Au contraire, n'a-t-on pas l'impression devant le spectacle qui nous est donné soudain, d'être en face de la perfection, nature et artifice ensemble qui produisent un décor jamais égalé depuis. La preuve que la main de l'homme quand elle est inspirée, sait façonner la beauté à partir de la nature. 

L'universalité de la Sérénissime et des mythes qu'elle a ainsi suscitée me permet - comme à des millions d'autres adeptes (on se croit toujours seul et unique amoureux, meilleur connaisseur et spécialiste, et donc, de facto, consommateur privilégié de Venise) de la retrouver partout, presque instantanément et même sans le vouloir : sur les écrans, aux vitrines des librairies, dans les musées, les conversations... Un reflet, un son particulier, une odeur, et depuis n'importe où me voilà transporté à Venise et dans mes souvenirs aussi. Les allemands ont un substantif pour cela : sehnsucht. Proust a joliment su décrire cette sensation particulière. 

Le sehnsucht, toujours ressenti à Venise, du moins par les âmes sensibles qui savent s'abandonner parfois à la faiblesse (combien d'entre nous prétendent toujours dominer leurs états d'âme et rester maître absolu de leurs sentiments), nous prend cependant au dépourvu en effet. C'est le plus souvent au moment où on s'y attend le moins, qu'il surgit, d'abord de manière diffuse avant que de nous prendre tout entier... Mais ce vague-à-l'âme consiste bien plus en une soudaine vision de notre faiblesse face à la grandeur des choses qu'on trouve ici qu'à un débordement de tristesse ou de regrets. Comment ne pas prendre conscience au pied de cet extraordinaire monument dressé, élaboré, remanié durant des générations pour magnifier la puissance de l'homme et de son créateur, et célébrer de grandes actions humaines, que notre pauvre vie passe vite et que nous serons depuis longtemps oubliés que. les maisons, les églises et les palais se reflèteront encore noblement dans l'eau des canaux...

Jamais dans l'histoire de l'humanité, il n'y eut une telle volonté, un tel désir de maintenir, de préserver un espace urbain tel que Venise. Même Jérusalem, Athènes, Rome ou Byzance n'ont jamais suscité un tel engouement au cours des siècles... C'est bien la preuve, n'est-ce pas, que Venise représente un lien unique avec nous-même. Ce côté matriciel rapproche tous les hommes. On y retrouve, inconsciemment peut-être - ce que d'autres ont su développer bien mieux que moi - la même sensation que celle qui fut la nôtre à l'état fœtal... Et puis, il nous y est donné de pouvoir vivre comme partout ailleurs - ou presque - mais sans les inconvénients des autres lieux urbains (l'absence du bruit et des mauvaises odeurs de la circulation automobile par exemple) et de s'y sentir aussi au large et délicieusement en paix qu'en pleine mer ou au sommet d'une montagne (toujours l'idée nature/anti-nature !), sans les inconvénients de l'isolement, du chemin trop long à faire pour acheter son pain ou le journal...  
Les amours aussi à Venise prennent une couleur particulière. Dans un décor semblable, avec son labyrinthe et ses dédales, on se perd délicieusement dans des pensées romanesques et la passion s'y déploie bien plus librement qu'ailleurs. L'outrance y est fréquente qui emporte les cœurs les plus solides et menacent de folie les âmes les plus tranquilles. Tout est possible à Venise et les poètes, les écrivains comme les cinéastes ne s'y sont pas trompés. Ville-imaginaire, ville de l'imaginaire Venise a tellement été écrite et décrite, littéralement vampirisée par des millions d'objectifs, qu'on la croirait n'avoir plus aucun secret à dévoiler.
"Venise est une des villes les plus regardées et les plus reproduites au monde, à tel point que l'on peut se demander si elle peut encore être l'objet de nouvelles formes de représentations, où si ell est vouée au déjà vu. Alors que le nombre de ses habitants ne cesse de diminuer et que celui de ses visiteurs ne cesse d'augmenter,Venise ressemble de moins en moins à une ville, mais plutôt à un imaginaire commun replié sur soi-même" (J.Lingelser)

Parmi les milliers de films qui ont Venise pour décor, le très beau Dieci Inverni de Valerio Mieli offre un exemple de cette alchimie particulière entre le décor, la lumière, l'ambiance de la cité des doges et les sentiments extrêmes qui s'emparent soudain des êtres et bouleversent à tout jamais leur assurance, leurs certitudes voire même leur entendement... Il arrive, dans les romans comme aussi dans la vie véritable qu'on devienne fou d'amour. On le devient toujours quand on aime à Venise. Douce fatalité, malédiction ou délicieux enchantement, si on ne finit pas à chaque fois comme le professeur Aschenbach sur la plage du Lido. 

Mais sortons des clichés. Il y a une chose qu'on apprend vite en vivant à Venise. Dieci Inverni le démontre : il ne sert à rien de vouloir aller vite, d'être pressé. Les sentiments se construisent patiemment. Le fait de montrer qu'il existe une autre Venise, vide et très belle, éloignée des lieux du tourisme riche comme du tourisme pauvre, qui se livre et qu'on peut explorer au même titre que les mille strates d'une relation amoureuse. C'est la trame du film, l'histoire de deux êtres qui avancent hiver après hiver dans la connaissance de l'autre en même temps que dans la découverte, l'apprivoisement de la ville... 

Cette histoire d'étudiants, sorte de Boy meets girl à la vénitienne, fait évoluer un garçon et une fille venus à Venise pour poursuivre leurs études, qui se rencontrent par hasard dans les transports en commun et vont bâtir à travers mille hésitations,  une relation amoureuse cahotique qui constituera la trame de leur existence d'adulte. De Venise leur relation elle en possèdera la toponymie, leurs sentiments seront comme le temps et l'atmosphère des lieux où ils se développent. Venise non seulement se sera emparée d'eux en les fascinant mais, en les imbibant de son délicieux poison, elle va les lier peu à peu pendant de nombreuses années, jusqu'à ne plus faire qu'un dans l'esprit du spectateur avec leur amour...

Loin des clichés et des lieux touristiques, on y découvre Venise en hiver, la Venise cachée, immuable en dépit du temps qui passe et du monde qui change ; la Venise que connaissent et fréquentent les vrais Vénitiens. C’était cet aspect authentique de la ville que le réalisateur Valerio Mieli fait partager au spectateur fasciné. De magnifiques paysages de Venise en hiver côtoient ceux de Moscou et en sont magnifiés. Ils cadencent le film en lui donnant une véritable résonnance poétique.