06 novembre 2020

De Vita Solitaria (3/3) : Être mort au tumulte du monde


20 octobre.
La Circle Song interprétée par le bassiste Misha Mullov-Abbado (le fils de Claudio Abbado et de Viktoria Mullova) avec son ensemble, rythme mes pensées. Les rencontres et les conversations téléphoniques - les textos aussi qui tendent à remplacer ces longs appels des amis qu'on ne voit plus guère, surtout les plus jeunes - m'empêchent de me sentir totalement en exil. Est-ce mon attachement à Venise ou ma passion qui jaillit toujours de mes pensées et s'insinue dans la plupart de mes conversations, comme un geste obsessionnel ? N'est-ce pas pathologique ? Une forme de folie qui peut fatiguer, voire effrayer... Surtout les tièdes, ceux qui n'ont jamais été confrontés à ce délicieux poison qui s'empare de nous qui sommes pris depuis toujours par l'Ensorcelante. 
 
Loin de Venise depuis si longtemps maintenant, l'ai-je perdue ? Suis-je dépossédé désormais  de cette légitimité que le sang qui coule en moi ne suffit plus à garantir ? Aurai-je encore ma part d'amour et de joie quand je reviendrai. Y ai-je encore ma place ? Suis-je légitime encore pour écrire sur elle comme je le fais ?
 
  
 
22 octobre.
Il y aura trente-cinq ans dans quelques jours, le 25 octobre exactement, sous les voûtes de la Pierre qui Vit, ce bar bordelais où ma bande avait ses habitudes, nous fêtions la dernière soirée de cette Semaine de Venise à Bordeaux.Je pensais rentrer bientôt chez moi, à Venise, une fois les invités repartis. Il n'en fut rien. La manifestation avait été une réussite médiatique, le public qui d'abord avait boudé les concerts s'était très vite pressé et nous affichions complet à chaque fois mais tout cela nous avait coûté cher, il fallait créer de nouveaux évènements, obtenir des subventions. Je pensais revenir Calle Navarro, retrouver Rosa mon délicieux petit  chat  gris, mes livres, la galerie de Bobo et toutes mes habitudes. Au moins jusqu'à Noël. 
 
Je ne suis plus jamais revenu. Du moins pendant un an. Jusqu'à la Mostra de 1986 où Pierre Veilletet m'envoya comme correspondant de presse, avec un photographe cette fois, mon ami Christophe Airaud. J'étais une fois de plus écartelé. Je me retrouvais fiancé, engagé dans des activités culturelles certes passionnantes mais tellement éloignées de mes désirs profonds. Bien sûr il y avait Marido qui m'aimait et avec qui j'étais décidé de me marier, ma mère heureuse de m'avoir de nouveau auprès d'elle, notre vieux chat Jules qui ne me quittait plus, ravi lui aussi de m'avoir retrouvé. Dès janvier, Bobo m'avait remplacé par Alessandro, un ami de son fils qui rêvait depuis longtemps de prendre ma place. Christian Calvy, le consul essaya une fois ou deux de me faire rentrer avec des propositions d'embauche à l'université et à l'Alliance Française. J'avais retrouvé les rites anciens dans le nouvel appartement qu'occupait ma mère. Ce n'était plus la splendeur de la grande maison, mais l'essentiel avait été préservé. Je revis les amis de toujours et ma vie vénitienne redevint un souvenir de plus en plus brumeux... J'étais heureux de ma jeune notoriété, des journalistes qui se persuadaient de mon prochain engagement en politique, de ma vie avec Marido et de la perspective de notre mariage. Etais-je vraiment conscient de cette réalité nouvelle qui se profilait à l'horizon ? Parfois, des bribes de nostalgie me prenaient à l'improviste, comme un hoquet encombrant. Drôle de sensation qui me prenait en traître et que je repoussais rageusement. J'écoutais en boucle Maureen Forrester chanter "Ich bin der Welt abhanden gekommen", le poème de Friedrich Rückert mis en musique par Gustav Mahler,  cette lamentation si poignante :
« Je suis coupé du monde / Dans lequel je n'ai que trop perdu mon temps / Depuis longtemps, il n'a plus rien entendu de moi / Il peut bien penser que je suis mort !»

Je me répétais souvent les derniers mots du lied sans pouvoir retenir mes larmes...

 « Je suis mort au tumulte du monde / Et repose dans mon tranquille domaine / Je vis seul dans mon ciel, dans mon amour / Dans mon chant.»

En fait, je ne comprenais pas ou je refusais de comprendre qu'une part de moi-même s'étiolait. L'air de Venise, le rythme de ma vie là-bas, ceux que j'y avais laissé, tout me manquait et pourtant ma vie bordelaise était agréable et facile. Je venais de reprendre le cabinet de relations publiques qui s'était chargé de gérer la communication du festival, je déjeunais souvent avec des élus, j'étais souvent sollicité et l'avenir s'annonçait sous les meilleures augures. Autour de moi, famille, fiancée, amis, tous étaient rassurés. L'aventure était terminée, je m'apprêtais à rentrer dans le rang et cela se faisait apparemment sans grincement de dents. Ils ne savaient pas. Je mentais à moi-même pourtant et avançais comme un aveugle sur le chemin de la vie. 

Tout ensuite alla très vite et le temps passa. Inexorable évidence. Ce sont mes enfants qui m'ont sauvé. Leur arrivée dans ma vie, cette joie totale, permanente effaça toute autre joie, ou plutôt le besoin d'autres joies. Ce bonheur absolu d'être le père de ces quatre merveilleux petits êtres, devenus quatre jeunes adultes incroyablement beaux, bons et brillants, m'a gardé en vie, psychiquement, physiquement, spirituellement. Rien de ce que j'ai entrepris - et qui surgissait de ce que je suis vraiment - n'avait d'autre inspiration que tout l'amour que je recevais d'eux. J'ai souvent cherché mes muses. Je les avais tout près de moi, ces enfants qui justifient tout ce que je suis aujourd'hui. Le destin a voulu que le décor s'écroula un jour et que se brisent illusions et faux-semblants. Le divorce est tout sauf une petite mort. Il a tout dévasté et se relever n'a pas été évident. Il reste tellement de séquelles, ce goût amer dans la bouche, des remugles puants des combats et des enfermements, les abandons et les trahisons des proches... Se reconstruire pour effacer nos souffrances. Ne pas haïr, ne pas fuir, ne pas tomber ou si l'on tombe, se vite relever. Ne pas se mépriser, avaler sa culpabilité et sourire à la vie parce qu'il y a les enfants, qu'il y a leur vie et qu'elle doit demeurer radieuse in spite of. Je ne sais toujours pas si nous nous en sommes sortis. le serons-nous un jour ? Le saurons-nous aussi ? Autant de réflexions que la crise actuelle qui englobe l'univers fait rejaillir et relativise en même temps...

La résilience... Il nous faut rebondir et accepter que tout n'aille pas dans le sens imaginé, désiré. Rappel de l'impermanence... Les mots de Thich Nhat Hanh 
"...De nouveau le jour tire à sa fin, Ta vie s'enfuit. Regarde profondément! Qu'as-tu fait ? A qui as-tu parlé tout ce temps?  Consacre toi à la méditation, Mets-y tout ton cœur.Vis pleinement chaque instant, Libre de tous souci, de toute anxiété. Conscient de l'impermanence, Ne laisse pas filer tes jours dans l'inutile..." 
Depuis quelques mois, nous sommes tous plongés dans l’incertitude.
Nous avions pensé l’avenir, mobilisé nos forces pour préparer et structurer cet avenir. Nous avions donné une ossature à nos projets, avec l’élan et la joie de vivre des rencontres, des fêtes, des partages. Il y avait une réelle espérance qui nous portait. Puis il a fallu renoncer. Est-ce seulement partie remise ? Mais pour quand et dans quelles conditions ? 
 
Peut-être alors faut-il changer notre angle de vue. Peut-être nous est-il donné avec la crise sanitaire, l'opportunité de pensers nouveaux, d'idées plus généreuses, moins centrées sur notre unique satisfaction. Notre égotisme aussi... Peut-être, en révélant nos fragilités, cette tempête universelle va-t-elle nous révéler des vérités que nous ne savions entendre, et en orientant nos choix différemment, nous amener aux véritables priorités. Du métaphorique récit des ossements desséchées du prophète Ezéchiel à l'expression populaire sur le verre à moitié plein, c'est après tout un choix qui nous est donné. Se lamenter, avoir peur, désespérer ou bien prendre à bras le corps cette situation nouvelle, reconsidérer nos projets, et sourire des opportunités nouvelles. Résister aussi.

Je pense à ce trésor archéologique récemment découvert dans l'eau d'un rio de Venise. L'une des conséquences heureuses du confinement a été le retour pour un temps à la pureté de l'air et des eaux. Devenue translucide et d'une clarté digne des sources de montagne, l'eau du petit canal révéla aux riverains ébahis une nécropole antérieure à la construction de la ville. De la nuit dans laquelle les vénitiens étaient plongés surgissait soudain une lumière... 
« Oui, les villes belles, exquises, ne sont pas faites pour être habitées. On finit par s'y sentir aussi irréel qu'elles et par vivre dans l'anticipation d'un désastre imminent. »
 Photographie ©Thierry Guinhut. 2020 
Cette phrase me revient en mémoire. Je ne sais plus de qui est-elle exactement... Je pense à Oscar Wilde... Bien sûr, Venise est exquise, sa beauté est unique et peu résistent à l'ensorcellement - il y a quelques irréductibles - mais à trop s'identifier à sa magie, à s'imprégner jour après jour, année après année de ses charmes, on ne sait plus trop où on en est. Cet amour fou, (passion parfois violente et douloureuse), nous emprisonne et rend impossible toute relation qui n'impliquerait pas la cité lagunaire. On devient l'amant de Venise et les êtres que nous aimons doivent se confondre dans notre amour pour elle. Malheur à eux, car la ville nous possède tout entier. Nous lui appartenons corps et âme... Notre amour, notre tendresse, voire même notre désir de l'autre ne sont souvent qu'une pose. Parfois, souvent même, celles et ceux que nous aimons pourtant sincèrement, ne résistent pas à cette présence permanente qui fait briller notre regard. Tous finissent par prendre peur et s'enfuient. Nous restons alors tristement, face à l'ineffable beauté de la la lagune, sous l'emprise de ses reflets, de sa lumière, de son silence rempli de notre amour. Mais il ne s'agit peut-être qu'un simple décor de théâtre, une fantaisie rêvée... Alors, vivants en apparence, on se laisse porter, rejoignant la troupe innombrable de ceux qui sont morts à la réalité et avancent dans les rues de la ville et sur ses eaux, prêts à rejoindre Charon pour aller vers d'autres rives. Le désastre imminent dont parle l'auteur.
 
Les notes du "Guten abent, gute nacht" de Brahms glissent sur la scène où, sous un halo de lumière, Pierrot semble dormir tandis que sur l'horizon, défilent les dernières images de Mort à Venise, quand le professeur se dresse avant de s'affaisser, son univers, ses espérances, son amour s'écroulant soudain en même temps que son cœur explose dans sa poitrine, et ce pauvre Tadzio qui lentement montre l'horizon de son bras tendu... 
 
J'ai toujours imaginé que jouer ce rôle a dû être un enfer pour Bjorn Andresen. Son regard innocent, sa candeur et sa pureté auront été abimés par les regards concupiscents qui l'entouraient et l'idée de devenir une icône de la beauté adorée. Visconti n'avait-il pas cru nécessaire d'avertir son équipe : « On ne touche à l'enfant». Mon esprit dérive vers une paraphrase concernant ces lignes : « On ne touche pas à Venise » mais - esprit d'escalier, ceci est une toute autre histoire...

 
Je n'ai jamais aimé - ou bien alors seulement très peu de temps - quand mon adolescence s'était faite languissante, ce romanesque morbide et trop appuyé. Non, cela ne dura pas. Cela ne pouvait pas durer. Heureusement, une force plus éclatante que la mélancolie des pulmonaires qui adoraient venir mourir à Venise, dans une cité qu'on peut n'imaginer qu'en noir et blanc, me reprit au vol. J'étais né pour la Joie et la Joie a toujours paré Venise d'un éclat multicolore, un joyau rutilant de perles de bonheur et de diamants de lumière. Cela m'aura sauvé je pense, bien que certains adeptes de ce dieu nécrophage qui les appelle à se sacrifier à l'"Étoile morte", ceux dont le « luth constellé porte le Soleil noir de la Mélancolie »  croient que la rédemption passe par cet abandon mortifère.  
 
Mais s'il n'y avait pas eu ces mois de distance obligée, cet exil douloureux et tout ce temps passé à se réhabituer à l'autre monde, celui qui commence de l'autre côté du pont, aurai-je dépassé mes rêves ? Serai-je enfin parvenu à construire une autre réalité, celle qui accompagnera les derniers moments, l'ultime chemin ? Oui, finalement, c’est peut-être une opportunité. Cet exil forcé m'aura éloigné des quelques mauvais acteurs qui encombraient la scène, des êtres toxiques et sans consistance, bouffis d'orgueil, de prétentions et d'orgueil, des depuis-peu seulement snobs mais vulgaires surtout, impressionnante kyrielle de décadents, tristes personnages des deux sexes, âmes malpropres dont je n'osais m'éloigner - ils pullulent à Venise, comme ils pullulent à Capri, à Marrakech et dans d'autres lieux encore que la littérature a façonnés. J'en ai tellement croisé du temps de ma jeunesse et aujourd'hui encore...
 
 
Envisager avec du recul, par l’absence et la distance, mon rapport véritable à Venise... Tout  sauf une contrainte. Encore moins un chagrin. L’éloignement m’a fait comprendre qu’il m’est peut-être impossible d’y vivre vraiment. N’est-elle pas seulement peuplée des fantômes de ma jeunesse ? Peut-être n’y ai-je jamais cherché que ces senteurs doucereuses du passé que la distance dans le temps avait rendues idylliques ? Continuer de proclamer que Venise est un laboratoire, que toutes les facettes de l'avenir humain y est projeté depuis toujours et maintenant plus que jamais. Dire à qui veut bien m'entendre que Venise ne cesse de se construire et de se régénérer, que Venise est bien vivante et qu'elle survivra à notre bêtise et à notre inconstance. Nous les Fous de Venise, il nous faut désormais faire un choix : s'attacher au mât du navire comme Ulysse le fit, résister aux immondes sirènes et croire que les éléments seront domptés une fois encore, ou bien laisser la tempête tout emporter, nos vies, notre joie, nos rêves et nous laisser couler avec le navire.
 
Reconnaître que le naufrage est celui de la Sérénissime, comme aussi celui de la civilisation. Le faire comprendre à l'Humanité entière, n'est-ce pas le seul message ailé pour pouvoir, peut-être, sauver enfin Venise ? 
 



 

05 novembre 2020

De Vita Solitaria (2/3) : Un automne singulier

9 Octobre. 
Pluie et vent froid. C'est vraiment l'automne. The Fall*. La saison attendue qui d'habitude comble mon besoin de solitude. Après la langueur tiépide des soirs d'été, quand les plages du Lido peu à peu se vident et que vient l'heure de la passeggiata, il est bon de retrouver ce besoin qui remonte des tréfonds de la mémoire ; le feu dans l'âtre et le thé brûlant qui fume devant le livre ouvert... L'automne et ses sortilèges. Mais rien n'est pareil aujourd'hui. La "crise sanitaire", véritable ou inventée, a tout bousculé. Depuis des années, ce passage de la liberté des jours de plage au repli  sous les premiers frimas et leurs ciels bas, se déroulait toujours pour moi sur le même palcoscenico**, Venise et avec le même état d'esprit. C'était à chaque foi une joie ineffable...
 
La mascarade planétaire qui en se propageant partout, a rapidement balayé sans que nous en ayons toujours conscience notre vie d'avant, me tient éloigné de Venise depuis neuf mois... Plus d'avions ou à des prix indécents, plus aucun train de nuit et des règles liberticides auxquelles, d'instinct, je refuse de me soumettre. Je suis donc bloqué en France, reclus dans ma tanière bordelaise avec quelques échappées belles vers cette campagne des hauteurs de la Garonne, moins emportée par l'hystérie que les grandes ville, où les gens qui gouvernent ne valent pas mieux que ceux de la péninsule (en Italie au moins, les populations ne sont pas dupes et l’État n'ose pas se transformer en disciple des tristes régimes qui empoisonnèrent l'Humanité au XXe siècle...). Partout, s'instaure peu à peu une ambiance délétère et anxiogène.
 
Pour ne pas y succomber, comme beaucoup d'autres, j'ai éteint la radio, j'ai arrêté de suivre les « informations » et méticuleusement, je cultive - au propre comme au figuré - mon jardin. Je profite de la compagnie d'amis aussi éloignés que moi de cette folie universelle. Les chevaux et les vaches ne portent pas de masque et nul besoin avec eux de respecter une quelconque distanciation sociale, concept barbare dont l'évocation me hérisse. Les gens (ceux qui doutent comme le dit la chanson) vont bien finir par ouvrir les yeux et réagir. Mais en attendant, la terreur, la désinformation, la langue de bois et ceux qui tremblent... Jusques à quand ? 
 
Mais, ai-je le droit de me plaindre quand je vois autour de moi des gens gagnés par la terreur, largement attisée par les médias et les discours officiels. Des gens meurent - mais il en meurt à peine davantage que les années précédentes. Oubliés le cancer, les accidents vasculaires cérébraux, le sida, la grippe, l'infarctus, les accidents de la route. On ne meurt plus que du coronavirus désormais ! 
 
Terminé la traduction du petit livre de Nico Naldini, encore jamais publié en français. Regret de n'avoir pu lui adresser. Il est mort il y a un mois, chez lui à Trévise. J'aurai aimé mieux parler - et plus longuement - avec lui de Venise, de son cousin Pasolini, et continuer cet échange né spontanément à Venise, il y a six ans, chez des amis communs. Trop peu parlé avec lui.  La dernière fois, Quelques semaines avant Noël, je l'avais eu au téléphone. Je voulais traduire ce texte qu'un ami libraire venait de me faire découvrir. J'ai tellement été emballé par ces pages pleines de drôlerie mais aussi de la nostalgie dont il est imprégné. Non pas comme trop d'écrits dégoulinant d'auto-compassion, de regrets. Juste la remontée de souvenirs en anodins pour la plupart mais seulement pour les lecteurs distraits. Ce que le narrateur raconte, on sent combien c'était important pour lui. Au fil des pages, dans des proportions bien entendu différentes, je revisitais la Venise de ma jeunesse. Les personnages que Naldini y évoque ont existé et j'en ai bien connu certains. L'air que respire le héros du livre, je l'ai respiré aussi et personne après nous ne pourra décrire cette Venise-là, ces moments rares, déjà hors du temps, hors du monde d'ailleurs.
 
Je voulais lui dire mon enthousiasme, lui demander la permission de faire un commentaire de son texte, je voulais aussi que Francesco m'écrive une préface. Il y a tant de parallèles entre la vie d'un jeune homme à Venise dans les années d'après-guerre et celle qui était la nôtre dans les années 70 et 80. Mais, le savoir au bout du fil, entendre sa respiration, sentir son attention que je savais bienveillante, me paralysa. 
 
J'étais soudain comme un enfant, intimidé et hésitant. J'avais pourtant tellement de choses à lui dire. Il m'avait parlé de textes encore inédits sur Venise et je rêvais de les publier. En raccrochant, après quelques banalités, furieux de ma bêtise, je m'étais promis de lui écrire et de lui détailler mes projets. Je ne l'ai jamais fait. il restait pour moi comme une sorte d'aîné, davantage comme un grand frère ou un cousin. Toujours mon rapport au temps, décalé et invraisemblable. Pathologique sûrement. Je n'ai réalisé qu'il était si âgé (il est né en 1929) qu'à l'annonce de son décès. Une coupure de presse envoyée par un ami... 
  
« Ne jamais remettre au lendemain...» 
 
Une fois encore, le temps perdu à déterminer si mes envies sont légitimes et acceptables, m'a empêché à tout jamais d'obtenir ce qui pourtant m'était offert. C'est peut-être à cause de mes éternels atermoiements qu'on me considère comme un doux rêveur... Seulement comme un rêveur...
 
 
Un autre projet de livre me tenait à cœur avec Michel Butor. C'était il y a quatre ans. Bien arrêté, maquette et couverture réalisées, il ne restait qu'à ajouter quelques textes qu'il m'avait promis. Je n'avais qu'à recontacter, comme nous en avions convenu lors de son séjour à Bordeaux. Les semaines passèrent. N'osant pas l'appeler, je m'étais décidé à lui écrire. 
 
Mon courriel était prêt à partir. J'avais hésité avant d'appuyer sur la touche "envoi", voulant peut-être peaufiner encore ma demande... Les semaines passèrent. Antoine qui était allé seul passer quelques jours à Lucinges pour faire des prises de son, m'avait prévenu : la santé très précaire de l'auteur s'était beaucoup détériorée. "- N'attends pas, contacte-le vite. Il attend de tes nouvelles !" Je ne l'ai pas fait...
 
Il est mort très vite ensuite, la veille de ses 90 ans. Les textes qu'il voulait me confier pour la maison d'édition ne m'ont jamais été adressés, pas plus que son autorisation formelle pour transcrire cette conversation impromptue où il évoquait Venise et l'esprit du voyage*** qui a donné son nom à une des collections de la petite maison d'édition qui n'en finit pas de se préparer à naître... Acte manqué par excellence...

Ne pas rester sur ces impressions négatives. Reprendre pied et aller de l'avant dirait un coach à son équipe ! Haut les cœurs ! Reviendra bientôt le temps de Venise. "Tutto andrà bene !"

Délice de cette mélodie finlandaise, "Tröstevisa" (chanson de Solace) interprétée au piano par Benny Andersson. Je l'avais entendu l'été dernier, imaginant en l'écoutant quelles images se grefferaient à la perfection sur ses notes paisibles et faussement naïves... Le réconfort ne vient-il pas de ces petits riens sans prétention ? Cela m'a inspiré en tout cas, un petit conte pour enfants, à retravailler encore.

 
17 octobre. 
Le climat atlantique a du bon l'été quand il est lui-même et que ses caprices nous rafraîchissent... Hélas, ces jours-ci, la météo est tout sauf clémente. Pluie et tempêtes se succèdent. Ciel bas et vents froids sont notre lot depuis quelques jours. Un ouragan chasse une tempête... Comment nommer ces brusqueries que la nature impose désormais, qui nous font passer de l'été le plus chaud à l'hiver le plus rigoureux presque dans une même journée. Cela ne peut que faire chavirer les plus sereins. D'autant qu'il est impossible de nier que ces changements sont en fait de vraies mutations qui finissent pas agir sur (contre ?) la physiologie de tout ce qui est vivant. J'ai creoisé ce matin un chien qui avait vraiment l'air triste et préoccupé...
 
Forcément l'angoisse s'instille, et avec elle le doute et ce sont de plus en plus de regards inquiets que nous croisons dans les rues. A la campagne, en première ligne pour assister à ce bazar climatique, on reste encore relativement serein. C'est dans les paroles échangées, cette routine sociale du quotidien, au marché, à la coopérative, à la sortie de l'église ou au café du commerce, que l'on sent poindre le doute. On est passé du "quel temps pourri" et du "décidément, il n'y a plus de saison", à l'affirmatif "ils ont fini par le bousiller, le climat" ou un terrible "Si ça continue, ils vont tout faire sauter", entendu hier matin devant l'étal d'un marchand de raisins à Monségur... Ce "il" sentencieux bouffi de menaces... La vieille dame qui disait cela, avec son accent chantant, n'avait rien d'une pythie déchaînée. Elle avait le regard défait des gens résignés. 
 
19 octobre. 
A entendre et à lire les commentaires que font mes amis vénitiens, la crise sanitaire n'a finalement créé que quelques désagréments dont les gens se sont vite libérés. Et si la peur ne résistait pas à la jovialité de l'air qu'on respire sur la lagune ?  Depuis le confinement, il y est plus pur. Les hordes ne sont pas vraiment revenues, il y a moins de tensions. Pour ceux qui n'ont pas à quitter Venise (ceux que le compteur de la Pharmacie de San Bartolomeo comptabilise****), il est évidemment impossible de vivre comme on vit ailleurs. 
 
Ceux qui restent, ceux "qui en sont", ces quelques dizaines de milliers habitant à demeure au milieu de la Lagune, loin du reste de l'Europe qui pour eux n'est qu'une île, ceux qui disent - en faisant croire qu'il s'agit d'humour et s'en excusent presque - que le pont de la Liberté ne relie le continent à Venise que par une noble bienveillance et une vraie grandeur d'âme, ceux-là connaissent leur chance et goûtent en permanence leur privilège. Les vénitiens connaissent le prix du bonheur. C'est le "Qui Viviamo Bene" de cette amie pianiste et philosophe, la radieuse Ilona.
 
Pour les exilés contraints, c'est autre chose. La douleur se fait aigüe depuis ce temps du confinement qui nous a tenu éloigné de San Marco. Les images que par charité les "Confinés à Venise" (le privilège du siècle !) leur envoyaient, n'ont fait qu'attiser la souffrance d'être exclus de ce miracle quotidien : l'absence des barbares, le silence de la lagune,l'incroyable limpidité de l'eau jamais vue en vrai par aucun vénitien encore de ce monde, et le bonheur de se retrouver entre soi, comme famille, sans plus être bousculé dans le vaporetto, sans plus être interpelé dix fois par jour pour indiquer le chemin de la Piazza ou de la Stazione, sans plus buter sur des canettes et des papiers gras abandonnés ou sur des corps avachis au milieu des ponts... "Le bonheur !" me criait une vieille amie vénitienne de toujours. Rien ne pourra donc plus être comme avant. Le spectacle a vraiment marqué ceux qui y ont assisté. Il a rendu jaloux tous les autres.
à suivre... 
 
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Notes

*       The Fall (Littéralement la Chute), joli nom donné à l'automne qui évoque New York ou la campagne anglaise pour ceux qui aiment la littérature anglo-saxonne.

**     Palcoscenico = scène de théâtre, (fam. : les planches).
 
***   Lo Spirito del Viaggiatore, l'une des cinq collections à paraître des Editions Deltae, la casa editrice vénéto-française en gestation (retardée par les blocages liés à la crise sanitaire) qui succèdera aux éditions Tramezzinimag. A suivre dans ces colonnes...

**** Un moniteur d'un genre particulier est installé depuis quelques années dans une des vitrines de la pharmacie Morelli qui donne le nombre des habitants de Venise. Il s'agit des résidents vénitiens déclarés. Le chiffre ne tient pas compte des résidents réguliers étrangers ni des étudiants logés dans Venise. Cela étant, le compteur montre bien une baisse régulière et inéluctables de la population du centre historique.

18 octobre 2020

Quelques nouvelles de Tramezzinimag

 

Travail de Titan en ce moment sur Tramezzinimag qui empêche - vous êtes nombreux à vous en plaindre - de nouveaux billets. Pourtant il y a beaucoup à écrire en ce moment, et pas seulement en raison de la crise sanitaire et de ses conséquences sur l'esprit du voyage, sur nos modes et nos comportements d'êtres sociaux. Depuis une semaine, je travaille à restituer dans leur forme originelle les billets parus entre 2006 et 2015 consacrés aux coups de cœur, rubrique qui fut longtemps très lue et visiblement appréciée. Il a fallu quelques années pour parvenir à reconstituer, par bribes, l'essentiel des billets du blog. 

C'est loin d'être terminé. Les Coups de Cœur de l'époque parfois ne sont plus d'actualité, parce que les établissements dont je parlais à l'époque ont disparu ou se sont transformés en horribles gargotes attrape-mouches, (pardon je voulais écrire attrape-touristes), et bien sûr les avis de spectacles ou d'expositions des années passées ne permettront pas d'y retourner. De s'en souvenir cependant. Mais les livres recommandés, les disques, les films etc, font partie du patrimoine de Tramezzinimag et ce n'est pas une perte de temps que de les remettre à la disposition des lecteurs. 

Parmi les Coups de Cœur "Hors Séries", il y avait quelques trouvailles qui, sans être toujours en lien direct avec Venise, méritaient selon notre petite équipe d'être portés à la connaissance de tous. Le propre de la communication par internet est son côté éphémère, l'information s'apparente aux étoiles filantes. Elles brillent quelques instants et s'évanouissent, aussitôt oubliées. L'une des principales raisons qui me poussent à tenir la barre contre vents et marées, est de maintenir les informations, les idées et les réflexions qui maintiennent ce blog en vie. Proposer aux lecteurs de feuilleter Tramezzinimag comme un magazine, mais aussi de savoir pouvoir y venir quand on recherche une information, un avis ou des idées d'itinéraire, de repas entre amis, de livre à offrir. Et puis, au détour des pages, on découvre des bijoux que nous avions découvert nous-mêmes - et adoré - comme ce court-métrage d'animation réalisé par des élèves de l'ESMA (École Supérieure des Métiers Artistiques) de Montpellier, baptisé "Get Out" (sors de là) plusieurs fois primé depuis. 

Pour accéder au billet, c'est : ICI. Lors de sa publication, cet article avait suscité une dizaine de commentaires. Combien réagiront aujourd'hui ? Comparer les avis et les réactions sera intéressant. N'hésitez-pas.



 

21 septembre 2020

COUPS DE CŒUR (HORS-SÉRIE 39) : La Venise au fil des jours : les "scènes ordinaires" de Marantegram


Les vénitiens sont presque toujours un peu poètes. La promiscuité avec autant de beauté, la luminothérapie naturelle et le rythme obligé qui fait l'allure des passants bien plus belle qu'ailleurs, l'absence d'automobiles et de deux roues, tout concourt à créer chez eux une conscience des images du quotidien toujours très pertinente. 
 
Cela a donné depuis l'invention de cet art, de grands photographes professionnels. mais aussi parmi les amateurs, vrais vénitiens de Venise ou vénitiens d'adoption et de cœur, de véritables artistes au regard acéré. Marantegram dispense depuis quelques mois sur Instagram des instantanés du quotidien qui sont un régal. Du baume au cœur des absents. 
 
Tramezzinimag souhaitait rendre à ce photographe dont ne connaissant ni le sexe ni le patronyme, nous souhaitons préserver l'anonymat sauf à ce que nous soyons autorisés à en dire plus, un hommage chaleureux en présentant quelques uns des images publiées sur Instagram. 
 
© Marantegram Venezia 2020


© Marantegram Venezia 2020
 
 
© Marantegram Venezia 2020




20 septembre 2020

La Barcheta chantée par la grande Joyce di Donato

 

Je viens de retrouver sur une clé USB, un enregistrement terriblement émouvant, d'une grâce et d'une splendeur ineffables. Commovente comme on dit en italien, vraiment. La voix de cette grande cantatrice américaine se prête joliment à cette musique dédiée à Venise par Reynaldo Hahn. Penser à ces arias en vénitien que le compositeur composa sur les rives de la lagune, me renvoie à mes années vénitiennes, mes années de jeunesse. 
 
A la Dante Alighieri, en 1980 ou 81, je ne sais plus très bien, j'avais rencontré la petite nièce de Reynamdo Hahn, Annette, jeune et jolie juive rayonnante et très libre avec son amie Anna Neushafer, jeune épouse d'un pasteur luthérien. Leur italien était binen plus académique que le mien, encore truffé de gallicisme et... d'anglicismes. Nos cours dans les bâtiments dont les fenêtres ouvrent sur le rio qui longe la façade principale de l'Arsenal, les longues discussions à la terrasse du café d'en face, nos dîners chez les Gradella, dans leur ravissante maison derrière l'Accademia ou au Centro Tedesco, sur la terrasse du Barbarigo... Je ne sais pas ce qu'elles sont devenues. Nous avons correspondu quelques temps puis les liens se sont distendus et la vie nous a pris dans sa spirale infernale...
 

Et comme un souvenir ne revient jamais seul, mon amie Violaine m'a envoyé hier ce croquis retrouvé en rangeant son bureau. Réalisé en 84, à Malamocco où elle résidait alors. Nous avons évoqué nos balades à pied le long du Lido pour retourner à Venise, ou aller lire et dessiner dans le vieux cimetière juif du Lido, auquel on accédait facilement à l'époque, avant les barbares qui le saccagèrent. Un jour, en longeant une friche un peu avant l'Excelsior, qui servait plus ou moins de décharge sauvage, nous avions trouvé plusieurs malles-cabines, certainement abandonnées là par le personnel de l'un des grands hôtels du Lido. elles étaient très abîmées, mais avaient encore belle figure, avec leurs cintres et leurs tiroirs. Nous avions projeté d'en ramener une à la maison...

10 août 2020

De Vita Solitaria (1/3) : La chute des anges

La solitude favorise l'introspection et ce temps retrouvé dont on dispose soudain, il faudrait toujours le saisir comme une chance. L'occasion de laisser librement jaillir celui que nous sommes vraiment en laissant s'exprimer ressentis et idées, tout un fatras que nous nous étions acharnés à enfouir dans les tréfonds de notre esprit... Du cachot qui semblait bien verrouillé et la clé perdue, trop longtemps prisonniers, ces besoins un jour parviennent à s'enfuir et soudain les voilà qui se manifestent. Le plus souvent, nous voulions entendre ce qu'ils ont à nous dire, même si nous le savons déjà et que cela nous fait un peu peur. Prendre conscience soudain des vérités vraies, celles qui un jour vont nous mener là où vraiment nous devons aller. Abandonner soudain et sans attendre les prétextes, les faux-semblants, tout ce qui jusqu'alors nous portait sur une voie que l'on savait contrainte et qui ne nous avait jamais vraiment satisfaits. Chacun à son lot dans ces temps où tout en nous implose. Un passage que certains jamais ne franchiront et qui en seront marqués tout autant. 

J'avais longtemps vécu au jour le jour parmi les miens, confortablement porté par l'atmosphère sereine d'une famille heureuse. Les jours se succédaient, saison après saison,  avec la légèreté de la flûte du berger qui chante les matins d'été, quand les troupeaux s'égayent et s'éparpillent joyeux autour de lui... Rien jamais que joie et bonheur pour le petit garçon tranquille que j'étais. Pourtant depuis ce voyage en Orient que notre père avait voulu faire avec nous, une flamme nouvelle éclairait mon esprit sans que j'y prête vraiment attention. Bientôt, sa chaleur allait me brûler et de cette brûlure celui que je devais être peu à peu venait au monde. Trouble puissant qui m'occupa longtemps. L'enfant innocent fronça les sourcils pour la première fois. La première véritable étape de ce périple initiatique fut Venise, mes lecteurs s'en seront doutés. 

Cette première fois, je l'ai maintes fois racontée. Le long périple depuis la Suisse, une étape à Turin, puis Venise quasiment d'une traite - il y eut une étape à Milan le temps d'un déjeuner et d'une visite au Duomo sur l'insistance de ma mère qui supportait mal les voyages en voiture et que la conduite "sauvage" de mon père terrorisait - l'arrivée soudaine sur le pont, la lumière soudain différente et cette sensation très particulière qui me prend encore à chacun de mes retours ; l'impression d'avancer comme en flottant au milieu de nulle part et en même temps, se sentir parvenu au centre de quelque chose de fondamental, indéfinissable encore mais dont on aurait toujours eu l'intuition...

Tropismes et intuition magique 

La grosse berline allemande qui nous avait porté jusque là devenait un véhicule magique, avec son parfum que j'ai encore en tête, mélange du cuir des sièges, du parfum de ma mère et de l'odeur de la barre chocolatée qui fondait un peu entre mes doigts ; à la fois barque et carrosse ; flottant et roulant. Et puis il y avait la voix chaude et paisible de Nick Drake qui chantait Saturday Sun (1) :

Saturday sun came early one morning
In a sky so clear and blue
Saturday sun came without warning
So no one knew what to do
 

Saturday sun brought people and faces
That didn't seem much in their day
But when I remembered those people and places
They were really too good in their way


Saturday sun won't come and see me today
Think about stories with reason and rhyme
Circling through your brain

And think about people in their season and time
Returning again and again
But Saturday sun has turned to Sunday's rain
La cassette que je venais de ramener d'Angleterre - comme d'autres vestiges de ces années-là, je l'ai toujours, inaudible ou presque, dans ma boîte aux vestiges & autres trésors - alternait dans la voiture des parents avec d'autres types de musique, Dean Martin, Nat King Cole, Beethoven et Vivaldi... Cette musique, je l'associe depuis toujours aux mêmes lieux, aux mêmes images :  l'entrée sur le pont de la Liberté, les derniers kilomètres qui me séparent de la Sérénissime quand on y arrivé par la voie ferrée ou par la route. Une madeleine comme une autre sans tante Léonie. Venise facilite ce genre de réminiscences surtout quand on identifie son énergie vitale à celle qui circule dans les eaux et dans l'air de la lagune. Je ne me sentais pas encore partie prenant des lieux où nous arrivions. La magie de Venise, j'en avais entendu parler comme tout le monde, mon esprit était rempli d'images et d'impressions découvertes au fil de mes nombreuses lectures. Je ne me doutais pas encore que ma vie entière allait être marquée par cette ville d'où les miens sont issus... 

Je n'imaginais pas non plus que Venise aurait cette emprise bénéfique et joyeuse sur ma vie que seule une crise sanitaire certainement artificielle mais jamais vue, allait réussir à rompre. Car pour la première fois, en dépit de périodes de découragement et d'empêchement liés à des circonstances purement factuelles, la vie professionnelle, les passages matériellement difficiles, Venise n'est plus au centre de mon existence. Voilà plus de huit mois qu'elle et moi ne formons plus un même corps physique et mental. Ma relation à la ville m'apparait presque comme un souvenir ; très présent certes, bien vivant, mais quasiment plus comme un possible, une réalité. 

C'est un peu comme si une mauvaise fée avait eu raison de ma joie et de ma détermination à continuer avec la Sérénissime cette histoire d'amour absolu, de passion joyeuse et d'heureuse banalité. L'absence, la mienne, elle n'en a que faire. Combien avant moi sont venus puis sont partis et jamais revenus. Suis-je en train de renoncer ? Autant de questions qui demeurent sans réponse à ce jour. Mon été n'est pas vénitien mais il est tout rempli d'elle, comme une obsession. Mais qu'en est-il en vérité ? Un passage un peu troublé par cette situation "sanitaire" avec laquelle on nous obsède ? Un nouveau paradigme qui s'impose avec l'âge qui vient, le monde qui change, la fatigue de toujours devoir lutter pour que vivent et survivent les plus profondes sources auprès desquelles notre être s'abreuve ?

(à suivre)


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(1) : "Saturday Sun" du disque Five Leaves Left, Nick Drake, 1969-1970

09 août 2020

Nostalgie, quand tu nous prends


Cette petite cour ouverte devant laquelle à Venise je passe chaque jour avec son pavement très ancien, son puits ouvragé et ce mur aux couleurs changeantes selon l'heure et la saison, mais aussi selon mon humeur du moment... Combien ce sont de telles images qui tout en me réjouissant, m'attristent profondément. Être éloigné, pour la première fois depuis de nombreuses années, et contraint à cet éloignement par des contingences qui sont loin d'être mon fait, regrettant de n'avoir pas pu être à Venise quand ces contraintes imposées par ceux qui décident de tout à notre place imposèrent le confinement et de n'avoir pas vécu par conséquent ce miracle que fut Venise rendue à elle-même pour la première fois de son histoire, splendidement isolée et offerte dans sa magnificence et la sérénité de son silence, à ses habitants émerveillés. Mais aussi comprendre que la tentation de Venise qui bouillait en moi s'avère de moins en moins du domaine de la raison parce que de moins en moins du possible autant que du raisonnable. C'est davantage la tentation de l'abandon de ce rêve presque devenu réalité ces dernières années qui monte en moi et occupe mon esprit désormais. 

Faire avec ce qui m'est donné et avoir le courage de renoncer. Tout devient trop compliqué, tout change trop vite et dans le mauvais sens. Déjà, des mois avant la "crise sanitaire" et l'ignoble usage qu'en font les gouvernants acculés depuis longtemps,d ans le secret de leurs officines à la faillite du système et des valeurs qu'ils ne cessent de dévoyer par leur veulerie et leur bêtise, je sentais combien les fondamentaux qui caractérisent depuis toujours la Sérénissime peu à peu se lézardaient. L'ineptie des politiques mises en place, le déploiement de la bêtise et de l'inculture, la croissance exponentielle de ce tourisme de merde qui enlaidit et détériore et qu'on laisse tout détruire au nom du saint pognon, ces maisons toujours vides où nous pourrions tous vivre heureux que des propriétaires sans imagination transforment en auberges de luxe ou en dortoirs pour gogos qui les louent à prix d'or, tellement excités de se pouvoir immortaliser par perches et smartphone interposés devant l'un des plus beaux décors du monde... 

Il faudrait se joindre au combat des derniers habitants qui s'acharnent à reculer l'échéance où la ville-République deviendra une réserve d'indiens dociles payés pour coiffer des plumes et chanter en cœur Santa Lucia sur les dernières gondoles qu'on finira bien par fabriquer en plastique, un parc d'attractions pour demeurés incultes et un Vegas flamboyant pour nouveaux riches tout autant incultes et vulgaires. Nous sommes tous complices de cette situation. Nous assistons, médusés ou plutôt sidérés, à l'arrivée des barbares que depuis fort longtemps des esprits avisés, des intelligences distinguées annonçaient Pire, maintenant que les barbares sont là, un nouveau poison de Venise s'est répandu dans le monde, la bêtise règne, avec ses sœurs la médiocrité et la vulgarité. L'ignorance recouvre tout et il n'y a plus guère à Venise de ces sources impollues où les esprits purs et ardents trouvaient à étancher leur soif de beauté et de connaissance. Tout est prémâché, formaté, organisé et la ville donc, chaque jour davantage s'artificialise. 

Comment avec ce constat que la distance et l'absence rendent encore plus évident, se battre pour revenir et, comme tous mes sens le réclament depuis toujours, continuer à vouloir retisser le lien entre la Sérénissime et le sang de mes veines, l'âme des miens, qui depuis les premiers jours ont contribué, modestement le plus souvent, à faire de ces eaux et de ces ilots la plus magnifique, la plus splendide, l'unique et merveilleuse cité des doges, la grande et potente république des castors enviée, copiée et souvent haïe sans qui le monde ne serait pas tout à fait ce qu'il est... Ne vaut-il pas mieux cultiver les bons et beaux souvenirs d'un passé que nous ne revivrons jamais, contribuer humblement à la faire connaître dans ce qu'elle est vraiment, un modèle, un laboratoire, un morceau de paradis, un trésor chéri des dieux, par des mots et des images ? 

Cette petite cour ouverte devant laquelle à Venise je passe chaque jour...

07 août 2020

Le problème récurrent de la modernité

Quinze ans. Chez l'homme, ces 5475 jours forment un temps d'adaptation et de croissance, où toute la machine humaine s'amplifie et prépare son déploiement, où les fondamentaux s'acquièrent et s'intensifient. La plupart du temps, pas de ratées, c'est d'une construction qu'il s'agit, et elle est faite pour durer. Avec la technique et particulièrement l'informatique, outil désormais obligé, on se rend compte qu'il n'en est pas ainsi. Hélas. Ma génération, née dans une période de prospérité retrouvée et appréciée, n'était entourée que d'outils solides et bien pensés, conçus pour durer, pour servir longtemps et jouer ainsi vraiment leur rôle d' “outil”. 

Quinze ans c'est aussi l'âge de ce blog, un terme qui sent déjà le démodé, le “has been”. 5475 jours plus tôt, le lecteur aimait découvrir de longs textes remplis d'informations originales, de réflexions et les commentaires sur les billets rédigés à la va-vite ou trop succincts se faisaient toujours critiques. C'est le contraire aujourd'hui, où il faut que tout aille vite et encore plus vite, l'homme n'a plus de temps à perdre (c'est surement pour ça qu'on remplace les hommes et les femmes par humains ou les individu-e-s (!!!!) de l'insupportable écriture que les modernes essaient d'imposer (c'est vrai que la discrimination homme/femme est une souffrance fondamentale voire vitale, l'horreur absolue, vous rendez-vous compte : montrer qu'on est homme et pas femme ou le contraire, berk ! Mais je me gausse et vais encore m'attirer des ennemi-e-s, dans cette période palpitante où l'on déboulonne des statues pour un rien...).

Mais revenons à notre propos. Tout s'accélère et en corollaire, rien de dure. Pire encore, rien de doit durer. Profit oblige. On modernise à tout va, on transforme, on prétend avancer et on sème le trouble dans nos cerveaux, pas du tout formatés pour cette précipitation et cette hystérie du changement 5.0. Cela pour dire ma colère devant une nouvelle attaque aux traces que toute création doit pouvoir laisser dans le temps. A une époque où on envoie dans l'espace des documents enregistrés dans un format que plus personne déjà ne peut lire faute des lecteurs adéquats - mais les extra-terrestres ont certainement des ouvre-boîtes plus perfectionnés que nous pauvres humains pas assez inventifs encore, on supprime sans vergogne des outils. pas un message pour nous prévenir. Du jour au lendemain, un outil disparaît et on n'a rien à dire. Aucun recours non plus. Il n'y a pas de respect de l'autre ni de démocratie avec internet. Cet outils qui devait être totalement gratuit et au service de tous est vite devenu un moyen supplémentaire de faire du fric tout en déployant une hypocrisie mortifère qui nous vient de la pudibonderie écœurante des américains et des fondamentalistes de tous poils, pour une fois alliés dans un même combat contre nos libertés. (Je vais encore me faire taper - virtuellement - sur les doigts, haha !).
 
Clin d’œil : Le Lion de saint Marc en temps de guerre : Livre fermé et épée brandie...
Cette fois, c'est le Livre d'Or, ajouté au menu de ce blog à la demande de lecteurs, en 2006. Il contenait des milliers de messages, la plupart du temps signés avec un lien vers l'adresse de leur auteur. Cela permettait à Tramezzinimag de rester en contact, de suivre les besoins et les demandes des gens, de connaître leur opinion et de se sentir soutenu. Une lectrice vient de m'informer par courriel (rappelons l'adresse la plus directe : tramezzinimag@yahoo.it et celle liée à Blogger : buderi@hotmail.com) que le site qui hébergeait notre livre d'or avait purement et simplement disparu Ont sombré avec lui ces milliers d'adresse et de messages, autant de souvenirs sympathiques engloutis. Cela fiche un coup au moral, ne trouvez-vous pas ? Nous cherchons donc un nouveau fournisseur. Blogger interrogé ne répond pas... 

En attendant, je vous invite, chers amis lecteurs qui m'avaient lu jusqu'à cette ligne, à prendre votre plume, par mail ou ci-dessous dans les commentaires, pour nous aider par vos amis, vos critiques, vos idées, vos demandes et vos besoins. D'avance merci et aussi, pardon pour vos messages engloutis avec notre cher livre d'or disparu !