10 août 2020

De Vita Solitaria (1/3) : La chute des anges

La solitude favorise l'introspection et ce temps retrouvé dont on dispose soudain, il faudrait toujours le saisir comme une chance. L'occasion de laisser librement jaillir celui que nous sommes vraiment en laissant s'exprimer ressentis et idées, tout un fatras que nous nous étions acharnés à enfouir dans les tréfonds de notre esprit... Du cachot qui semblait bien verrouillé et la clé perdue, trop longtemps prisonniers, ces besoins un jour parviennent à s'enfuir et soudain les voilà qui se manifestent. Le plus souvent, nous voulions entendre ce qu'ils ont à nous dire, même si nous le savons déjà et que cela nous fait un peu peur. Prendre conscience soudain des vérités vraies, celles qui un jour vont nous mener là où vraiment nous devons aller. Abandonner soudain et sans attendre les prétextes, les faux-semblants, tout ce qui jusqu'alors nous portait sur une voie que l'on savait contrainte et qui ne nous avait jamais vraiment satisfaits. Chacun à son lot dans ces temps où tout en nous implose. Un passage que certains jamais ne franchiront et qui en seront marqués tout autant. 

J'avais longtemps vécu au jour le jour parmi les miens, confortablement porté par l'atmosphère sereine d'une famille heureuse. Les jours se succédaient, saison après saison,  avec la légèreté de la flûte du berger qui chante les matins d'été, quand les troupeaux s'égayent et s'éparpillent joyeux autour de lui... Rien jamais que joie et bonheur pour le petit garçon tranquille que j'étais. Pourtant depuis ce voyage en Orient que notre père avait voulu faire avec nous, une flamme nouvelle éclairait mon esprit sans que j'y prête vraiment attention. Bientôt, sa chaleur allait me brûler et de cette brûlure celui que je devais être peu à peu venait au monde. Trouble puissant qui m'occupa longtemps. L'enfant innocent fronça les sourcils pour la première fois. La première véritable étape de ce périple initiatique fut Venise, mes lecteurs s'en seront doutés. 

Cette première fois, je l'ai maintes fois racontée. Le long périple depuis la Suisse, une étape à Turin, puis Venise quasiment d'une traite - il y eut une étape à Milan le temps d'un déjeuner et d'une visite au Duomo sur l'insistance de ma mère qui supportait mal les voyages en voiture et que la conduite "sauvage" de mon père terrorisait - l'arrivée soudaine sur le pont, la lumière soudain différente et cette sensation très particulière qui me prend encore à chacun de mes retours ; l'impression d'avancer comme en flottant au milieu de nulle part et en même temps, se sentir parvenu au centre de quelque chose de fondamental, indéfinissable encore mais dont on aurait toujours eu l'intuition...

Tropismes et intuition magique 

La grosse berline allemande qui nous avait porté jusque là devenait un véhicule magique, avec son parfum que j'ai encore en tête, mélange du cuir des sièges, du parfum de ma mère et de l'odeur de la barre chocolatée qui fondait un peu entre mes doigts ; à la fois barque et carrosse ; flottant et roulant. Et puis il y avait la voix chaude et paisible de Nick Drake qui chantait Saturday Sun (1) :

Saturday sun came early one morning
In a sky so clear and blue
Saturday sun came without warning
So no one knew what to do
 

Saturday sun brought people and faces
That didn't seem much in their day
But when I remembered those people and places
They were really too good in their way


Saturday sun won't come and see me today
Think about stories with reason and rhyme
Circling through your brain

And think about people in their season and time
Returning again and again
But Saturday sun has turned to Sunday's rain
La cassette que je venais de ramener d'Angleterre - comme d'autres vestiges de ces années-là, je l'ai toujours, inaudible ou presque, dans ma boîte aux vestiges & autres trésors - alternait dans la voiture des parents avec d'autres types de musique, Dean Martin, Nat King Cole, Beethoven et Vivaldi... Cette musique, je l'associe depuis toujours aux mêmes lieux, aux mêmes images :  l'entrée sur le pont de la Liberté, les derniers kilomètres qui me séparent de la Sérénissime quand on y arrivé par la voie ferrée ou par la route. Une madeleine comme une autre sans tante Léonie. Venise facilite ce genre de réminiscences surtout quand on identifie son énergie vitale à celle qui circule dans les eaux et dans l'air de la lagune. Je ne me sentais pas encore partie prenant des lieux où nous arrivions. La magie de Venise, j'en avais entendu parler comme tout le monde, mon esprit était rempli d'images et d'impressions découvertes au fil de mes nombreuses lectures. Je ne me doutais pas encore que ma vie entière allait être marquée par cette ville d'où les miens sont issus... 

Je n'imaginais pas non plus que Venise aurait cette emprise bénéfique et joyeuse sur ma vie que seule une crise sanitaire certainement artificielle mais jamais vue, allait réussir à rompre. Car pour la première fois, en dépit de périodes de découragement et d'empêchement liés à des circonstances purement factuelles, la vie professionnelle, les passages matériellement difficiles, Venise n'est plus au centre de mon existence. Voilà plus de huit mois qu'elle et moi ne formons plus un même corps physique et mental. Ma relation à la ville m'apparait presque comme un souvenir ; très présent certes, bien vivant, mais quasiment plus comme un possible, une réalité. 

C'est un peu comme si une mauvaise fée avait eu raison de ma joie et de ma détermination à continuer avec la Sérénissime cette histoire d'amour absolu, de passion joyeuse et d'heureuse banalité. L'absence, la mienne, elle n'en a que faire. Combien avant moi sont venus puis sont partis et jamais revenus. Suis-je en train de renoncer ? Autant de questions qui demeurent sans réponse à ce jour. Mon été n'est pas vénitien mais il est tout rempli d'elle, comme une obsession. Mais qu'en est-il en vérité ? Un passage un peu troublé par cette situation "sanitaire" avec laquelle on nous obsède ? Un nouveau paradigme qui s'impose avec l'âge qui vient, le monde qui change, la fatigue de toujours devoir lutter pour que vivent et survivent les plus profondes sources auprès desquelles notre être s'abreuve ?

(à suivre)


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(1) : "Saturday Sun" du disque Five Leaves Left, Nick Drake, 1969-1970

1 commentaire:

  1. La suite sera-t-elle moins triste ? Nous y allions tous les ans mais pas cette année Cette absence de rendez vous avec Elle nous manque même si rien n'est parfait , même si rien n'est fait comme il faut, ces 4 jours annuels nous sont indispensables. Renoncer ? non impossible !
    cordialement

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