17 avril 2022

En musique, le vrai retour du printemps !

Près de l'endroit où je vis à Venise, on croise souvent, installé avec son luth, le musicien hongrois Bence Bók, devenu une figure du quotidien vénitien, comme d'autres le furent avant lui. Il joue de son instrument imperturbablement, des airs de la Renaissance, en toute saisons. J'assimile sa silhouette, le ton toujours tranquille de sa voix, à l'hiver. Cela vient de l'époque où nous habitions quasiment sur le campo Sant'Angelo, à l'entrée de la Calle dei Avvocati. Un jour gris de novembre où je réalisais le vide laissé par Mitsou, notre vieux chat orange, mort quelques semaines auparavant, avant de pouvoir revenir à Venise qu'il affectionnait, je regardais le campo dont on devinait à peine les façades. Comme si à sa place, il y avait un vide et que l'espace n'était qu'un épais nuage gris. Quelques lumières apparaissaient comme des étoiles dans un ciel lointain. Le silence était impressionnant. Tristesse et mélancolie donc que le mordant de l'air renforçait. Soudain, le son du luth. Magique. On ne discernait pas d'où la musique provenait. C'était la fin de l'après-midi. A Venise, la nuit tombe vite et les jours de caigo. La mélopée semblait colorer la brume. 

© Larry Mellman - 2009

En cette veille de Pâques, quand le Triduum Pascal arrive à son terme, le printemps s'amplifie. Après la glycine, le lilas et le mimosa, c'est la joie qui fleurit. Le ciel se fait plus beau et l'air plus doux. Les vestes et les manteaux tombent, les jambes des filles se colorent, les garçons les emmènent sur leurs barques fringantes, les merles lancent leurs trilles joyeuses... C'est à tout cela que me fait penser la vidéo, postée il y a quelques années maintenant du groupe vénitien Rumatera invité aux Indiemood sessions que me fit connaître mon ami Antoine Lalanne Desmet. Une musique joyeuse, une compagnie amicale, au fil de l'eau, un jour de grand beau temps, sur le Rio Marin. Les trois musiciens vénitiens sont à bord de la «Sarsegna» un topetto (une embarcation typique à fonds plat de la lagune de Venise qui peut contenir jusqu'à 6 passagers)  rénové  par l'association Il Caicio.

Bonnes Fêtes de Pâques à tous e buona Colomba a tutti ! 



15 avril 2022

Venise comme délicieux antidote et autres considérations (1/2)

C’est un humaniste comme il n’en existe plus, un homme qui croit en l’Europe et parle presque toutes ses langues, un écrivain curieux de tout, et dont l’érudition donne le tournis. A 87 ans, le Néerlandais Cees Nooteboom est l’auteur inclassable d’une œuvre qui ne l’est pas moins, une quarantaine de livres traduits en français, allant des romans philosophiques aux essais sur l’art, en passant par un volumineux corpus poétique qu'enfin on commence de découvrir en France. Sans oublier de très nombreux récits de voyages, car Cees Nooteboom a toujours eu des fourmis dans les jambes. Du Spitzberg à La Havane, de Minorque au Japon, il a passé sa vie à quadriller la planète, hanté par les grandes questions métaphysiques, toujours en quête d’ailleurs. Lorsqu'on pénètre dans son univers, il est impossible de se lasser de sa vision des lieux et des choses.  
 
Cette fois, c'est en compagnie de la photographe Simone Sassen, sa compagne, qu'il précise pour nous ce qu'en lecteurs attentifs nous subodorions depuis longtemps : en nous entraînant sur les pas de Casanova, d’Henry James, de Thomas Mann ou d’Ernest Hemingway, il déclare officiellement sa passion pour Venise et ses îles. Bien que nomade impénitent, il y retourne sans cesse depuis plus d'un demi-siècle. Qui s'en étonnerait à Tramezzinimag. Ces colonnes ne sont pas vraiment le lieu où la question se pose? tant nous avons depuis longtemps la réponse, mais comme le demande Fabien Ribery dans son blog :
«Pourquoi lui, l’Amstellodamois, l’homme de l’eau et des canaux, est-il aimanté par cette autre cité de « chemins liquides », cette autre « absurde combinaison de puissance, d’argent, de génie et d’art supérieur » ? D’où vient cette allégresse qui s’empare de lui à la vue de « cette eau noire, frottée de mort, polie comme le marbre d’un tombeau » ? Ce mélange de « ravissement et de trouble » qui jamais ne se dissipe ? Ce sont les questions auxquelles il tente de répondre dans «Venise, le lion, la ville et l’eau, pieux hommage à la Sérénissime ».
Nous avions présenté lors de sa parution en français, son recueil Lettres à Poséidon, (ICI) puis (ICI). Il n'y avait aucun doute, Cees Nooteboom remplissait son cœur, ses bronches, ses yeux de l'univers de la Sérénissime. plusieurs textes glanés de ci de là et tous décrivant des images autant que les sentiments de l'auteur à leur souvenir, renforcèrent vite l'idée que l'auteur était vénitien dans son âme comme dans son cœur. Ce que confirme son nouvel opus. Ponctué de photographies de sa compagne, l'ouvrage est un régal. Nombreux sont les livres consacrés à Venise. 
 
Récemment, il y eut l’excellent «Venise à double tour», de Jean-Paul Kauffmann (Les Equateurs, 2019), fine enquête sur les églises fermées de la Sérénissime, et voici donc ce «Venise, le lion, la ville et l’eau» qui rejoint les rayonnages consacrés à la Sérénissime. De nombreux passages auraient pu trouver leur place dans «Venise» l'ouvrage-anthologie des universitaires Delphine Gachet et Alessandro Scarsella paru chez Bouquins en 2016. Bien que beaucoup traduit, l’œuvre de Cees Nooteboom reste encore méconnue en France et c'est dommage.
 
© Catherine Hédouin - 2018

Nous, à Tramezzinimag, nous lisons systématiquement tout ce qu'il publie. Les «Lettres à Poséïdon» d'abord découvertes en anglais puis relues dans l'excellente traduction de Philippe Noble, et mais aussi «Le livre des jours», récit des nombreux séjours de l'auteur dans l'île de Minorque, au milieu de vestiges archéologiques...
 
Lu dans le blog du critique d'art Thierry Guinghut, ces propos très justes : « Le plus difficile à Venise est de retrouver les sensations et impressions intenses de la premières fois. Chaque nouvel ouvrage est ainsi lu dans cet espoir de virginité nouvelle, avant le déflorement, mais aussi comme un approfondissement et une relance de ce qui nous a tant ému. Des ruelles, des points de vue, des égarements, des noms de peintres, d’écrivains, de musiciens, des plats, des parcours, des anecdotes uniques et finalement communes ». Ainsi du livre de Nooteboom où il propose une double lecture de la ville, en mots et en images.

Le néerlandais est poète et ses mots pour qui aime et connait Venise sont réellement un chant d'amour, lucide et joyeux. Une obsession heureuse que nous sommes  nombreux à partager. Ainsi du constat d'apparence anodin qu'il fait en marchant sur la Piazza :

« Sur la place je cherche l’endroit, d’où, la première fois, j’ai aperçu le campanile et la basilique. C’était il y a longtemps, mais l’instant reste inoubliable. Le soleil ricochait sur la place, sur toutes les formes rondes et féminines des arches et des coupoles, le monde basculait d’un quart de tour et la tête me tournait. Ici, des hommes avaient fait une chose impossible, sur ces quelques lambeaux de terre marécageuse ils avaient inventé un antidote, une formule magique contre tout ce qu’il y avait de laid au monde. » 
© Catherine Hédouin - 2016

Mais pourquoi ne pas laisser la parole à Thierry qui exprime parfaitement les particularités de Venise que met en page l'auteur. La citation est longue mais c'est bien de passion dont il s'agit n'est-ce pas et nous ne sommes pas obligés de suivre la mode du digest et du court à tout prix. Prenons donc notre temps : 
« Comment arrive-t-on à Venise ? par le train ? par les airs ? par la mer ? Le choix du mode de transport est capital. Si Venise est une géographie très singulière, sa forme préservant le secret et exaltant l’esprit, elle est aussi un ensemble de noms majeurs et un lexique, que l’on apprend voyage après voyage, que l’on enrichit, que l’on se plaît à retenir, à approfondir, à faire sien. Lisant Nooteboom, je le retrouve, je le note, sans me lasser. Monteverdi, McCarthy, Proust, Brodsky, Wagner, Montaigne, Couperus, Casanova, Goldoni, Da Ponte, James, Montale, Morand, Ruskin, Vivaldi, Haendel, Alejo Carpentier, Rilke, Stravisnky, Diaghilev, Byron, Pound, Goethe, Pétrarque, Taine, Scarpa, Marco Polo, Donna Leon, Hemingway, Kafka, Sollers… Venelle, pont, altana, labyrinthe, lagune, marangona, quai des Esclavons, Giudecca, Arsenale, Zattere, pointe de la Douane, Grand Canal, piazza San Marco, Piazetta, Ca’ Rezzonico, Accademia, Rialto, doge, Pescheria, Fondamenta Nuove, isola San Michele, Burano, Murano, Torcello, traghetto, gondola, vaporetto, Chioggia, Lido, Pellestrina, campanile, espresso, Procuratie Nuove, museo Correr, tramezzino, palazzo, campo, aqua alta, pierre d’Istrie, bora, Ridotto, Castello, Il Gazzettino, Ca’ d’Oro, Palanca, Redentore, Zittele, ghetto, Lunga de San Barnaba… Bellini, Carpaccio, Tintoret, Véronèse, Titien, Palladio, Tiepolo, Guardi, Canaletto, Cima da Conegliano, Palma, Giorgione… Santa Maria dei Miracoli, San Giorgio Maggiore, Ospedalle della Pietà, San Rocco, Scuola di San Giorgio degli Schiavoni, San Zaccaria, Frari, San Pietro, San Giovanni e Paolo, Santa Maria del Giglio, San Samuele, Santa Madonna dell’Orto… »
« On comprend bien que chacun de ces termes, bien connus des amoureux de Venise, contient un monde qui en contient d’autres, et que ce vertige, s’il a lieu sans cesse, partout, se vit au suprême ici, là-haut (Casanova), « dans la ville où les récits n’ont pas de fin » (Cees Nooteboom), et qu’il est très doux de les retrouver, comme une effervescence de mémoire. C’est une Venise hivernale ou à peine printanière que nous révèle ici l’auteur. On y arrive en train, en avion, en voiture. On s’installe avec lui à l’hôtel puis dans des lieux culturels comme dans de modestes appartements à l’écart du centre. Ainsi, depuis son premier voyage en 1964, la vie vénitienne s’égrène au fil de ces cinquante dernières années.» 
« Dès lors s’opère la magie de Nooteboom, ce vagabondage qui le caractérise, littéraire, historique et philosophique, au gré de sa mémoire, de sa culture, de son humeur. Comme toujours ses compagnons de déambulation sont des historiens mais aussi des peintres, Carpaccio, le Tintoret, Tiepolo, Guardi, Véronèse, Giorgione, Canaletto. Et toujours des écrivains, Casanova, Ruskin, Mann, Borges, Pound, Montale, Brodsky et tant d’autres. Mais le charme de ce livre ne s’explique pas seulement par l’érudition généreuse et solaire de l’auteur. Il provient de son extraordinaire capacité à mobiliser sa réflexion et sa créativité à partir de ce que le hasard lui propose. Et de son insatiable curiosité qui l’amène à prendre des chemins de traverse pour explorer l’envers du décor...» 
Tout est dit avec style. Ce qui au passage me permet de vous recommander les billets de Thierry Guinghut, toujours bien pensés et joliment écrits.
 
«Écrire, c’est formuler des réponses à d'impossibles questions. Nooteboom va chercher les siennes dans des lieux connus, qu’il explore comme personne, en entomologiste érudit de la beauté, sans pour autant négliger l’immatérialité des regards et des gestes transmis par des générations d’autochtones. (…) Venise peut remercier cet écrivain venu d’autres canaux : Covid ou pas, la voilà de nouveau terriblement désirable.» a écrit Élisabeth Barillé dans le Figaro Magazine.
 
 
Placé sous l’égide du lion de Saint-Marc, Venise. Le lion, la ville et l’eau est le délicieux complément d'une pléthore de trop froids guides de voyage ; mieux, il a la liberté du flâneur et la méditation d’un écrivain scrupuleux, entre canaux et lagune, entre ruelles et palais, entre chambres désuètes et musées flamboyants, entre iconographie chrétienne et païenne. C'est beaucoup plus qu’un livre de voyage, c’est un livre où une incroyable jeunesse d’esprit s’allie à une totale liberté de forme. La phrase de Nooteboom incarne par son mouvement, ses rebonds, son bercement, sa sonorité, sa plastique, l’essence même de la chose décrite : du grand art. 
 
 
Cees Nooteboom 
Venise Le lion, la ville et l’eau 
photographies de Simone Sassen 
240 pages. Actes Sud 
 
 
 
  

05 avril 2022

Rupè, Concerto galeggiante

 

Concert sur une barque

C'était il y a cinq ans déjà. Avec mon ami Antoine Lalanne Desmet, complice d'alors dans les rues de Venise où nous déambulions dans l'idée de prolonger avec un micro les sensations que j'avais tenté de décrire dans  « Venise, l'hiver et l'été, de près et de loin », petit livre, brouillon pas assez travaillé où, comme dans Tramezzinimag, je tentais de raconter ma jeunesse à Venise...

Inventeur d'images sonores, Antoine a toujours su capter la petite musique du temps qui passe, les petits riens du quotidien qui sont l'essence de bonheurs simples.  Cette année-là, nous en partagions lui et moi les délices à Venise, et le cadet souhaitait faire parler son aîné de tout cela pour en faire un documentaire sonore où j'exprimerai tout ce que la Sérénissime a signifié pour moi à l'âge de tous les possibles, avant que la vie commune m'aspire comme tout le monde.. Pauvre Antoine que j'avais mis à rude épreuve avec mon humeur chagrine. Il faisait tellement beau pourtant et Venise s'offrait dans toute sa splendeur. Mais je ne parvenais pas à me laisser reprendre par son charme. Je pestais, je râlais, toujours ruminant. Je n'avais plus d'appartement, mes séjours s'étaient faits rares La maison de la Toletta et son jardin n'étaient plus qu'un souvenir. Le cataclysme du divorce, en plus de faire imploser notre famille, m'avait laissé sans argent, et le temps - dernières bribes du luxe d'avant - manquait de plus en plus. Avant que de revivre, il me fallait survivre. 

Je traînais les pieds quand Antoine m'entraînait à travers la ville le micro à la main. Répondant à chacune de ses questions en maugréant. Avec une patience remarquable, Antoine revenait à la charge, souriant. Il s'éloignait parfois quand je m'étais rendu odieux, me laissant seul avec mes aigreurs ridicules. Peu à peu, l'amitié reprit l'avantage. Quelques moments ordinaires : un café pris dans un bar éloigné, la jovialité contagieuse d'un vieux pêcheurs, un rayon de lumière sur l'ornement d'un mur, le cri joyeux des mouettes sur les dalles de Santa Margherita, des rires d'enfants sur un campo derrière San Gerolamo, une promenade en barque... Antoine travaillait, profitant de ces éclaircies pour avancer dans les entretiens, en faisant le dos rond. Peu à peu mon humeur se fit moins sombre, ma voix plus enjouée. Le beau temps, la magie des lieux, les verres de Soave et les tramezzini... Venise reprenait l'avantage. Nous nous promenions jour après jour et je parlais, il enregistrait... Ces fragments moins funèbres qu'aux premiers jours aideraient au montage. Antoine aurait enfin un peu de matière pour éviter de faire du documentaire un reportage sur un pauvre type aigri. Ce n'était pas le Lorenzo véritable, celui qui était son ami et dont il avait vendu l'image à la RTS, pas ce jeune vieillard furieux de n'avoir pas su aller jusqu'au bout de ses rêves. 

Ce petit extrait sonore illustre à merveille l'atmosphère paisible d'un jour à Venise, la sérénité retrouvée. Antoine ce jour-là m'avait laissé me reprendre. il avait rendez-vous avec un groupe de jeunes musiciens. Je m'étais installé à une table d'un petit campo derrière l'appartement que nous occupions à sans Marco. J'y passais plusieurs heures à écrire et à lire. L'endroit était désert. Parfois des ménagères passaient avec leur chariot de provisions, un chat dormait sur l'un des puits. dans le bar, la serveuse rangeait les verres, du reggae rythmait et embellissait les bruits... Peu à peu je retrouvais cette paix qui éclaircit les cœur autant que l'esprit...  Que la journée était belle ! Quand Antoine m'a rejoint, j'ai lu dans son regard sa joie de me retrouver ainsi, apaisé et joyeux. Je lui sus gré de pas relever ce changement. Il se contenta de commander deux verres de prosecco. C'était l'heure de l'apéritif.

Je ne le remercierai jamais assez pour sa patience. Conjugués, son talent et sa délicatesse renforcèrent notre amitié et m'aida à tourner les pages sombres. Quelques mois plus tard, ma détermination regonflée, je décidais de revenir pour préparer peu à peu le grand chamboulement, celui qui ferait de moi de nouveau un résident en me réinstallant à Venise. L'idée d'y créer une maison d'édition est née de ce séjour et du reportage d'Antoine diffusé dans Détours et de ses effets collatéraux dont je ne puis que me réjouir... 


 

02 avril 2022

Quand le rossignol chante à Venise

J'avais vu le film de Jane Campion à Venise à sa sortie. Faire revivre John Keats et aller au gré des sentiments du poète, des tensions que l'époque souvent faisait naître quand les usages et les règles étaient balayés par la passion, d'autant plus forte qu'elle ne semblait jamais devoir s'épanouir un jour. Vous savez sans doute l'histoire, brève et trop raide, du poète dont la vie fut trop courte (il est mort à 25 ans), mais son œuvre demeure et c'est celle d'un géant de la poésie... 
 
Est-ce parce que j'ai découvert Keats lorsque ma jeunesse s'épanouissait à Venise, ardente, libre et passionnée, que j'assimile l’œuvre du poète à l'atmosphère de la Sérénissime, aux ciels uniques et au silence de ses rues la nuit, au clapotis des canaux, au bruit que font les barques qui glissent doucement sur l'eau ? C'est pourtant davantage de prairies fleuries et de sombres forêts, de rivières qui serpentent au creux de collines verdoyantes dont l'univers du poète est rempli, et non pas des eaux silencieuses des canaux de la Sérénissime. Les vagues qui s'élancent sur le sable du Lido sont absentes de son imaginaire. Il ne les connait pas... 
 
Pourtant quand un matin, notre barque amarrée à un vieux ponton branlant, nous avons suivi le chemin qui mène à une chapelle en ruine, au beau milieu de la lagune, et que soudain, devant nous, posé sur une branche d'un arbre à presque mort, un rossignol s'était mis à chanter comme en rêve, John Keats était là, quelque part près de nous. Les herbes hautes embaumaient, le ciel était d'un bleu très pur et l'oiseau chantait joyeux...
Mon cœur souffre, une torpeur accablante s’empare
De mes sens comme si j’avais bu de la ciguë,
Ou vidé une coupe de puissant narcotique
À l’instant même et m’étais plongé dans le Léthé :
Ce n’est pas par envie de ton heureux destin,
Mais parce que je suis enivré de ton bonheur,
Toi, qui, Dryade ailée des arbres.
Dans quelque mélodieux entrelacs
De hêtres verts et d’ombrages infinis
Chantes à plein gosier le calme de l’été.

Mais peut-être dois-je arrêter de toujours ramener tout à mon passé vénitien qui a le tort d'être passé et de n'intéresser guère les gens d'aujourd'hui... John Keats n'a jamais mis les pieds à Venise. Phtisique, on lui recommanda plutôt l'air vif et pur de la campagne romaine et contrairement à d'autres parmi ses contemporains, le voyage, l'exil volontaire loin des brumes nordiques, ne fut pour lui qu'une terrible contrainte incapable de le guérir de ses amours malheureuses. 
 
Mais qu'en aurait-il été de l'âme du poète s'il était venu rejoindre la cohorte des britanniques dont le voyage en Italie s'arrêtait à Venise ? Aurait-il écrit d'autres vers immortels, des strophes que le monde associerait à la Sérénissime, à ses eaux, à sa lumière ? Le soleil du Lido, la sérénité de la lagune peut-être en guérissant son âme auraient guéri son corps...
 
John Keats, 
La poésie de la terre ne meurt jamais. 
Édition de Frédéric Brun. 
Trad. de l’anglais par T. Gillybœuf et C. A. Holdban. 
Éditions Poesis, 128 p., 16 €

05 mars 2022

Coups de Cœur N°58

Le printemps n'est plus très loin. Déjà les grues sont revenues. Ne serait l'actualité, toujours lourde et préoccupante, les odeurs de poudre et la peur de beaucoup qui prend une autre dimension. Après la crise sanitaire, la crise ukrainienne. Alors tout est bon pour rasséréner l'atmosphère, les esprits et les cœurs. Un bon moyen pour cela, les livres, la musique et des gourmandises à partager. Tramezzinimag vous livre ses derniers Coups de Cœur, 58e numéro.

Casino Venier, Venise
Ouvrage collectif
Editions serge Safran
avec un Cahier illustré en couleur
2021; 192  pages
ISBN : 979-10-97594-57-2 
22, 90 €
Notre consul, Marie-Christine Jamet, qui enseigne la linguistique à l’université Ca’ Foscari est membre depuis longtemps de l'Alliance Françaiselle dont elle a été la directrice de 2010 à 2018 a eu l'idée géniale de ce livre qu'elle a ardemment défendu jusqu'à ce qu'enfin il voit le jour et c'est un bonheur que de le pouvoir enfin lire et offrir. Le Casino Venier est un lieu unique que la France a permis de sauver en finançant sa restauration. Je me souviens de l'inquiétude d'un assesseur à la culture, était-ce Domenico Crivellari, je ne sais plus vraiment, qui avait parlé à l'époque d'une transformation des locaux en bureau pour le service des eaux ou de l'électricité, à l'étroit dans un immeuble de l'autre côté du rio.  « Dans le sillage de Casanova, les écrivains contemporains Claire Arnot, Philippe Claudel, Lucien d’Azay, Paul Fournel, Stéphane Héaume, Dominique Muller, Dominique Pagnier, Dominique Paravel, Marc Pautrel, Alain Sagault, Gérald Tenenbaum, Michèle Teysseyre et Gabriella Zimmermann consacrent au Casino Venier de Venise un récit inédit lié à ses mystères et beautés» dit le texte de présentation de l'ouvrage. Un petit livre agréable, écrit par des plumes passionnées de Venise que Tramezzinimag recommande à ses lecteurs, ceux qui connaissent bien les lieux et ceux qui n'ont pas encore eu la chance de le visiter. Au Casino Venier, en dépit de l'état, du mobilier moderne (c'est aussi un bureau et une école de langues), on  respire l'air du XVIIIe siècle, surtout le soir, au temps du carnaval quand par les vitres des fenêtres anciennes on voit passer furtivement de jolis masques du temps de Goldoni quand la sérénissime attirait le monde entier pour ses fêtes et ses réjouissances. L'ouvrage a reçu le soutien de l’Alliance française et de la Fondation Bru-Zane. Les auteurs ont tous cédé leurs droits à l'Alliance Française qui a toujours besoin de notre soutien. Vous pouvez le commander en ligne mais aussi dans n'importe quelle librairie.

Paola Mastocola
Una Barca nel bosco 
Guanti editore, 2004 
12 €
Un roman épatant, malheureusement non (encore) traduit en français. Gaspare Torrente, fils de pêcheur et aspirant latiniste,Dès les premières lilgnes, le lecteur est plongé in media res  dans la vie d'un adolescent un peu différent.  Venu d'une petite île du sud de la péninsule, Gaspare Torrente fils de pêcheur, nageur et amateur de plongée sous-marine, débarque à Turin sur les conseils de son mentor,  son  professeur de français, une certaine Madame Pilou, pour rentrer au lycée. Le père reste dans l'île, et Gabriele s'installe avec sa mère chez la  zia Elsa. Un adolescent par tout à fait comme les  autres, qui à trize ans aime traduire Horace et lit Verlaine dans le texte. Au fil des pages, Gaspare évoque ses pérégrinations, ses attentes, ses déboires et son désarroi. La vie qu'il mène et qu'il décrit avec beaucoup d'humour (on rit beaucoup dans le livre et parfois aussi au détour d'une page, l'émotion est très forte) montre combien il se sent décalé, au mauvais endroit au mauvais moment, comme une barque dans la forêt...
Paola Mastrocola est née en 1956 à Turin où elle a fait des études de lettres. Après avoir enseigné pendant quelques années à l’Université d’Uppsala en Suède, elle est professeur dans un lycée de Turin. Elle écrit des essais et des romans pour la jeunesse, puis publie son premier roman en 2000. C’est le succès d' »Una barca nel bosco » (Prix Campiello 2004) qui lui permet de quitter l’enseignement pour se consacrer entièrement à l’écriture pour le plus grand bonheur de ses lecteurs.
 
Robert de Laroche
La Vestale de Venise. Une enquête de Flavio Foscarini
Gallimard
Coll. Folio Policier N°952, 
Parution : février 2022
 
Lucile Boulanger
Solo Bach-Abel
Label Alpha Classics
sorti en janvier 2022
2 CD. 90 mn.
22 €
Lucile Boulanger signe ici son premier récital solo. La gambiste française dont tout le monde loue la justesse et l’émotion du jeu (Le BBC Music Magazine l’a qualifiée de « Jacqueline du Pré de la viole de gambe ») met en parallèle Johan Sebastian Bach et Carl Friedrich Abel, grand maître de la viole et très proche de la famille Bach. Si Johan-Sebastian n’a jamais écrit pour la viole de gambe seule, on sait qu’il transcrivait beaucoup de ses œuvres pour plusieurs instruments. Lucile Boulanger a choisi par exemple de transcrire trois danses de la Sixième Suite,  « car elle sonne particulièrement bien à la viole puisqu’elle est écrite pour violoncelle à cinq cordes (un pas vers les six ou sept cordes de la viole ?), » explique-t-elle. « Elle est en ré, tonalité de la viole par excellence, et son style déjà un peu galant n’est pas sans rappeler celui d’Abel . (…)  Cet album me donne l’occasion de faire entendre la viole comme instrument à la fois mélodique - avec le grain de l’archet, la fragilité du son - mais aussi polyphonique. » Un très bel enregistrement, un son parfait. A écouter en lisant le livre de la Mastrocola !
   
Theotime Langlois de Swarte & Les Ombres
 
Vivaldi, Leclair, Locatelli, Violin Concertos  
Label Harmonia Mundi 
Février 2022    
HMM902649
16,99 €  
La carrière fulgurante de Théotime Langlois de Swarte n'aura pas échappé aux lecteurs de ce blog. Issu du Conservatoire National Supérieur de Paris (dans la classe de Michaël Hentz), il fonde avec le claveciniste Justin Taylor l’ensemble Le Consort (premier prix et Prix du public 2017 du Concours international du Val de Loire). L’ensemble collabore avec des artistes tels que Eva Zaïcik, Véronique Gens ou encore le violoncelliste Victor Julien-Laferrière. Les enregistrements de l’ensemble sont couronnés en 2019 par un Choc Classica (Venez Chère Ombre) et un Diapason d’Or de l’année 2019 (Opus 1). Violoniste passionné et éclectique, dont le répertoire s’étend du XVIIe siècle à la création contemporaine, il est nommé aux Victoires de la musique classique 2020 dans la catégorie Révélation soliste instrumental où il représente pour la première fois le violon baroque. Depuis, il se produit dans le monde entier. Excusez du peu ! 
Le jeune homme continue avec ce disque, son exploration du répertoire violonistique du début du XVIIIe siècle, mettant en lumière les liens qui unissent trois compositeurs-phare de l'épque : Vivaldi, père du concerto pour violon, et ses de ses plus brillants cadets, Locatelli et Leclair. Un disque qui, par-delà les jeux d'échos et de filiations, révèle l'extraordinaire versatilité d'un instrument aussi virtuose que poète.Théotime, lauréat de la Jumpstart Foundation et de la Fondation Banque Populaire,  joue sur un violon de 1665, du luthier autrichien Jakobus Stainer. Il a aussi joué et enregistré après Augustin Dumay et Pierre Amoyal sur le fameux «Davidoff» de Stradivarius du Musée de la Musique.
 
Kowen Ko (柯智棠)
Songs of the Bards (吟遊)
Label 何樂音樂 PQPMusic
CD 2018 
Ce jeune taïwanais qui s'est fait connaître en 2018 en Europe avec une chanson mélancolique «The Joy of Sorrow» est une personnalité en vogue de la scène musicale de Taipeï et ce depuis 2016. C'est un étudiant de Hong Kong qui me l'a fait connaître et je dois dire qu'à la première écoute, je croyais avoir à faire à un de ces jeunes chanteurs pop interchangeables qui ont une belle voix, un physique de jeune premier parfait pour rendre hystérique filles et garçons adolescents. Mais en réécoutant ses chansons, je suis vite revenu sur mon premier jugement, un peu trop à l'emporte-pièce. Le garçon a réellement du talent, les paroles de ses chansons ont du sens, leur poésie élaborée, l'interprétation sensible et comme souvent chez les artistes asiatiques très travaillée sans jamais perdre la sincérité et l'originalité de l’œuvre présentée. Primé en Asie dans différentes manifestations, on l'entend parfois sur les ondes européennes et c'est bien. Une mélodie et un style plus britannique qu'américain ou australien. De la pop cultivée, voilà comment je définis sa musique. Je vous invite à écouter Kowen dans «It was my way», «You are» (une de mes préférées) et bien sûr, «The Joy of Sorrow» qui figure dans un autre album. Une sorte de mélancolie ensoleillée qui accompagne bien ces premiers beaux jours et peut apaiser les coeurs meurtris par les tensions du monde d'aujourd'hui. Au point que je viens de proposer certaines de ses chansons pour un documentaire en préparation dans lequel tramezzinimag est impliqué. Ecoutez, et vous me direz si mon plaisir est partagé (ICI). 
 
C'est bientôt le printemps et déjà le temps se fait plus doux. Pourtant, en plein milieu de l'Europe, il y a le bruit des canons et l'odeur de la poudre. Devant le sillage de ce coup de force épouvantable perpétré par une Russie - pays ami mais qu'on ne reconnait plus - contre un état libre et souverain, il est difficile de rester serein. 
Pourtant il nous faut garder l'espérance. Le mal et la violence ne triomphent jamais et le bien l'emporte toujours. C'est pourquoi, nous avons souhaité ajouter sur la liste des Coups de Cœur de Tramezzinimag, la formidable  détermination des ukrainiens, unis dans la résistance contre l'envahisseur russe, la prise de position des artistes et des écrivains russes contre cette guerre fratricide, la solidarité de tous les peuples d'Europe et d'ailleurs, toutes les aides spontanées, les mains tendues pour accueillir les réfugiés !
хай Бог береже Україну та українців ! (Dieu protège l'Ukraine et les ukrainiens !)
 
Rien de tel pour gonfler nos cœurs  qu'un bon gâteau. Voici la recette de la brioche vénitienne, dite la Veneziana alla crema
 
Ingrédients :
•    Pour la pâte :
80ml de lait / 5g de levure de bière fraîche/280g de farine fine /45g sucre semoule / 2g de sel / 1 œuf moyen / 1cc d’extrait de vanille ou ½ gousse de vanille grattée /40g de beurre ramolli taillé en cubes
•    Pour la crème pâtissière (à peu près 600 ml) :
500ml de lait entier / 70g de sucre semoule / ½ gousse de vanille / 3 jaunes d’œuf / 40g de farine fine
•    Pour la décoration :
Lait entier et perles ou vermicelles de sucre.

Préparation :
Dissoudre la levure dans un bol avec le lait tiède et mettre de côté. Dans un autre bol, mettre la farine, le sucre, le sel et le levain obtenu. Mélanger le tout à la main ou au robot avec le bras épais, puis ajouter les œufs et la vanille. Le tout environ 10 mn puis ajouter le beurre ramolli par petits morceaux.
Continuer à remuer jusqu’à ce que l’appareil forme une pâte compacte.
Laisser lever qui doit doubler de volume.

Pendant ce temps, préparer la crème pâtissière : dans une casserole faire chauffer le lait ( à peu près 80° presque jusqu’à ébullition) avec 35 g de sucre et la vanille.

A part, dasn une autre casserole,, mettre les jaunes et les mélanger au fouet sans les faire monter ouyis ajouter la farine et mélanger le tout.

Quand le lait est chaud, le sortir du feu et le verser peu à peu sur les œufs en mélangeant au fouyet pour bien mélanger la crème. Mettre la casserole sur à feu moyen et continuer de remuer la crème pour éviter la formation de grumeaux.

Remuer sans cesse pendant cinq minutes jusqu’à ce que la crème soit cuite et onctueuse. Verser-là dans une terrine de verre ou d’acier pour la laisser refroidir, la couvrir avec un film alimentaire directement sur la surface de la crème pour éviter que ne se forme la fameuse peau qui gâche tout. Mes enfants détestaient quand il y avait de la peau et cette idée du film alimentaire sur la crème est une invention géniale de leur grand-mère !

Sur un plan de travail légèrement fariné, mettre la pâte gonflée et la diviser en dix parts égales. Façonnez la pâte en boules et disposez-les bien écartées sur deux plaques recouvertes de papier cuisson beurré et fariné légèrement. Recouvrez le tout d'un film alimentaire et laissez lever une heure.

Allumer le four à 180°.

Badigeonnez les brioches bien gonflées et faire une entaille en croix sur le dessus, puis versez la crème dans la découpe obtenue et complétez avec les grains de sucre juste avant d’enfourner. Faites cuire les brioches pendant environ 20 minutes, Lorsque, en tapant sur le fond, cela sonne creux, les veneziane sont cuites. Sortir du four et laisser refroidir complètement avant de servir.

16 février 2022

Petite Promenade comme en rêve... (3eme et dernière partie)

 
 
A un moment où le monde entier commence à réaliser que la pandémie annoncée qui bouscula toutes nos vies n'a pas fait les millions de morts annoncés et que partout la pression s'allège, que les langues se délient et que bon nombre d'entre nous se disent que finalement, on a un peu surjoué le danger planétaire, il est bon d'imaginer le retour à une vie normale. A Venise, cela passera comme en France ou ailleurs, par l'abandon du masque, par l'arrêt des contrôles et de la défiance et à la fin de cet ignoble passe sanitaire ou vaccinal imposé par des gouvernants largement dépassés et parfois ridiculisés par leurs phrases à l'emporte-pièce. Mais surtout, cela passera par le bonheur retrouvé de la passeggiata entre amis, de tous âges, de tous milieux, des tournées de prosecco, spritz et ombre di bianco (o rosso), en se pourléchant devant les plateaux attireants de ciccheti et des tramezzinini pris debout, sans avoir à se défier de son voisin qui éternue ou parle du nez. On pourra reprendre nos périgrinations selon l'inspiration du moment : faire les magasins, aller au théâtre, au concert, au cinéma, dans les musées, sans avoir à brandir d'ausweis. Et puis tant pis si les touristes sont revenus, tant pis si cela redevient comme avant entre les ignorants qui confondent le ponte des Pailles avec le pont de soupirs, la salute avec San Marco et s'affollent du prix d'un chocolat chaud ou d'un capuccino sur la Piazza.

Commençons donc notre nouvelle promenade par un apéritif à une terrasse. Pourquoi pas le Zanzibar, au pied du campanile de santa Maria Formosa, puisque nous sommes dans le quartier. Après une pensée pour le vainquer de la bataille de Lépante dont les appartements étaient au-dessus du café de l'Horloge, la visite du Palazzo Grimani s'imposait.

Il y a si longtemps. Les yeux remplis de toutes les merveilles que ces deux palais contiennent, après un passage par la librairie de la Querini Stampalia qui présente de bien belles choses, le café au pied de l'église est le meilleur endroit pour entamer la passeggiata. Le spritz y est amoureusement prépare et servi avec le sourire, tout le monde se connait ou presque, les enfants jouent autour sans gêner les parents et les autres. Quelques patatine, et beaucoup de choses à se raconter. les vénitiens adorent les potins et les échangent vont bon train. Un régal permanent que d'entendre mêlées les conversations autour de soi, en dialecte ou en italien mais toujours avec cet accent délicieux qui me rappelle toujours combien nous sommes différents en France où Louis XIV, qui rrroulait les rrr pourrrtant nous a privé du délice gourmand de la musique des dialectes, les « langues régionales» comme on disait à Science Po - avec un léger mépris dans la voix - quand ici, quelque soit son origine sociale, on s'exprime dans la langue qu'utilisait Goldoni et Casanova. Nulle condescendance chez les italiens.

 
Cela me remet en mémoire un épisode assez drôle vécu avec mon ami Antoine Lalanne-Desmet qui travaillait alors pour RFI et la RTS. Nous étions sur un tournage consacré à la Venise décrite depuis des années dans Tramezzinimag, celle de mes années de jeunesse, celle qu'évoque aussi un autre ami très cher, Francesco Rapazzini dans un livre paru chez Bartillat en 2018, que je recommande aux lecteurs dont il fera les délices. Ils auront certainement lu dans les chroniques de l'époque mes commentaires sur l'ouvrage de Francesco.
 
J'ai déjà raconté l'anecdote. L'enfant aujourd'hui a grandi. il ne se souviendrait certainement pas de notre échange si je ne lui en parlais pas à chaque fois que je le rencontre. Sa famille n'habite plus la corte del Milion, mais non loin des Schiavoni. L'entreprise familiale de restauration semble florissante et l'adolescent grandit comme tous les vénitiens de sa génération, skate et promenades en barque, la musique à tue-tête avec ses aînés. 
 
Mais retournons dans la fameuse corte. Nous nous promenions le nez au vent, Antoine brandissant son micro chaque fois que je trouvais des choses à dire sur les lieux que nous traversions. Parfois, il s'adressait à des passants. L'idée était de remplir sa machine de sons et de paroles afin de préparer son montage. Près du puits, un groupe d'enfants jouait, sans se péoccuper le moins du monde des passants. Appuyé sur la margelle, je les observais avec délice, pensant à ces vers de Mario Stefani qui s'adaptaient si bien au spectacle que j'avais sous les yeux : 
 
I zoga i fioi nel campo 
no, no i me disturba
go imparà ad amor sto' ciasso
sto' rumor 
fato de amor. * (Mario Stefani)

Le groupe d'enfants s'amusait à un de ces jeux que les enfants des villes ont délaissé partout ailleurs depuis longtemps, chassés par la circulation automobile, la foule toujours pressée et les mirages de la télévision et aujourd'hui des jeux vidéos. A Venise, rien n'a vraiment changé bien que la population des moins de quinze ans ait diminué ces dernières années de plus de 70%. Comme les chats, les enfants ont disparu dans beaucoup d'endroits où on les croisait par nuées, comme des volées de moineaux, au sortir des écoles, sur les campi, les ponts et dans les rues. Venise est un rêve pour les enfants. Aucun danger, même un bain forcé dans l'eau d'un canal sales et boueux mais peu profond, ne comporte pas d'autre risque qu'une crise d'urticaire. Les enfants jouaient donc comme ceux que décrit le poète. Des gamins du quartier. Parmi eux un petit bonhomme au joli visage de pierrot souriant reprenait son souffle à côté de moi en regardant les autres poursuivre leu partie endiablée. Nos regards se croisèrent. Je lui demandais
- Tu habites ici ? 
Après m'avoir observé de haut en bas, il me répondit dans un sourire :  
- Oui, Juste là » en pointant son doigt vers la maison à la façade ornée de vestiges très anciens, la maison - présumée - de Marco Polo. Sa petite voix d'enfant chantait avec l'accent vénitien. Antoine s'était approché et sentant en bon professionnel qu'il fallait enregistrer, il tendit son micro. Cela ne sembla pas impressionner le petit. 
- Cette maison-là ?».
Il haussa les épaules comme pour marquer l'évidence.
- Ben oui, c'est la que je vis avec ma famille et là-bas c'est ma grand-mère». Une vieille femme un peu ronde était assise avec d'autres personnes sur des chaises du café voisin.
- C'est la maison de Marco Polo !»
- Oui» dit-il.
-  Et tu sais qui c'était, Marco Polo ?
- Ben oui ! C'est le monsieur qui a inventé la Chine !»
Je restai bouche bée devant ce magnifique mot d'enfant. Un petit chinois parlant le vénitien qui habite à l'emplacement de la maison et des entrepôts de la famille Polo et a tout cadré dans une présentation de la réalité d'une incroyable efficacité. Cela ne s'invente pas. Antoine me jeta un coup d'oeil entendu. Nous avions envie de rire mais l'enfant n'aurait pas crompris. Nous ne pouvions pas nous moquer de lui. Après tout par le récit de ses voyages et par tout ce qui en a découlé, on peut après tout suivre l'avis péremptoirement annoncé en vénitien par un petit garçon chinois pas plus haut que trois pommes.

Mario Stefani aurait adoré cet échange. Le poète aurait su en faire quelque chose de bien joli. Nous sommes rentrés Antoine et moi, sous le charme de cette rencontre et de ce bon mot que nous nous répétions en chemin. Les enfants, et particulièrement les enfants de Venise  savent les sortilèges qui rendent tout unique sur les bords de la lagune. Hugo Pratt avait raison, il y a quelque chose de plus qu'ailleurs dans l'air de Venise...


* « Les enfants qui jouent sur le campo/ne me dérangent vraiment pas/j'ai appris à aimer ce vacarme/ce bruit/tout rempli de joie. » (traduction Tramezzinimag)

Venise, moi aussi qui suis parti un jour, j'ai si peur de te perdre...

« Venise, peut-être ai-je peur de la perdre toute en une fois, si j’en parle. Ou peut-être, parlant d’autres villes, l’ai-je déjà perdue peu à peu. » 

Ainsi s'exprimait en 1972 Italo Calvino dans les Les villes imaginaires, que je citais en février 2019, il y a deux ans déjà, juste avant mon départ de Venise. Juste avant la grande panique qui a bousculé notre existence et ébranla nos certitudes, suffoqua le bon sens et confisca bien des libertés.Calvino savait de quoi il parlait et ses mots n'étaient pas seulement ceux d'un poète. Deux ans plus tard, l'essence du billet que je publiais ce 6 février 2019 avant que bien des choses ne basculent, demeure d'actualité. Je ne résiste pas à republier la citation prise dans l'ouvrage de mon ami Francesco dont j'ai à mon tour trahi l'amitié comme j'ai trahi Venise, quelques années après l'été dont il parle dans son livre, en ne restant pas, en partant à mon tour pour d'autres horizons. Sans savoir pourquoi cette fuite, cet abandon... Ces lignes sont d'une vérité cruelle mais leur auteur n'est pas désabusé. Son attachement, l'amour qu'il porte à la ville de sa jeunesse, tout cela demeure intact mais, comme il le dit si justement, Venise ne lui appartient plus...

« [...] Trahi. Maintenant. Par elle, par les Murray. Comme par quiconque vient ici à Venise puis repart. Comme par quiconque reste ici une semaine, deux semaines, un mois ou six ou un an. Et puis s’en va, retourne à la maison. Chez lui. Trahit Venise, me trahit. Oui, me trahit parce qu’il m’abandonne comme on abandonne un amoureux qui finit par se trouver invivable parce que sale, parce qu’ennuyeux, parce que dépassé. Un amoureux sans colonne vertébrale parce que prêt – et il le fait à chaque fois, toujours et en tout état de cause – à accueillir avec un sourire aimable chaque retour. Si retour il y a. Il l’espère. Parfois en vain, d’autres fois le débarquement advient à coup sûr. Pour souffrir ensuite encore plus parce que la séparation se répétera encore et encore. Et il le sait. « Mais quand reviens-tu ? » : j’en ai assez de m’entendre répondre « Bientôt ». Parce que « bientôt », c’est quand ? Bientôt ne se mesure pas dans le temps, dans mon temps, sur ma montre. [...]
J’en ai assez d’être cet amoureux parce que je veux, moi, une fois pour toutes abandonner Venise, l’abandonner comme si c’était les Caterina, comme si c’était les Alessandra, comme si c’était les Adriana de mon frère. M’en aller pour revenir parfois, certes, en sachant bien que je ne lui appartiens plus. M’en aller pour ne pas me sentir comme une barque qui coule dans le port avant d’être sortie une seule fois en haute mer. Et je pleure là, comme un imbécile, devant les Murray qui ne comprennent pas. Qui n’ont strictement rien à y voir, en plus, et qui se regardent embarrassés et qui ne savent que faire : demi-tour, ou me pousser de côté pour pouvoir passer la porte et monter chez ma mère. L’angoisse et la nostalgie qui m’avaient saisi après la fête chez Michiko, l’angoisse du silence, la nostalgie après les bilans estivaux culminent dans ces pleurs. Ceux de la séparation. De l’adieu. Qu’après ça on se dise « au revoir », n’a aucune importance. Je m’écarte et laisse passer les Murray. Moi aussi je partirai. Pas demain : demain commence l’année scolaire.[...] »

Francesco rapazzini, Un été vénitien, 2018