18 février 2006

Comme un souvenir qui me revient en mémoire

En retrouvant, parmi les vieux papiers de ma malle aux souvenirs, une invitation vieille de 24 ans, j'ai eu un brusque flash-back, inattendu, et les détails d'une journée très particulière me sont revenus avec une incroyable précision...
 
Le Centro Tedesco (Centre culturel allemand) de Venise donnait une réception au palazzo Barbarigo della Terrazza, à l'occasion d'une conférence sur l'architecture et la restauration de Venise. Je m'y étais rendu avec Luisa, cette jeune espagnole magnifique dont j'étais doucement en train de tomber amoureux. Cette joie enfantine qui me prit lorsque je me préparais pour la soirée. Luisa qui logeait chez Biasin et que j'avais connu un jour où j'étais de garde à l'hôtel. elle arrivait de Malaga, avec son sac à dos. Plus que tout, ce dont je me souviens, c'est sa voix, sa douce voix avec ce petit accent espagnol, tellement délicieux dans la bouche des femmes de ce pays. Ce soir là, en nouant ma cravate, j'avais envie de pleurer tant cette atmosphère heureuse, cette plénitude que grâce à Luisa je ressentais depuis quelques jours, remontait de loin... Il y avait eu la maladie de mon père puis sa mort, le départ de la vieille grande maison où mon adolescence s'était sentie tellement en sécurité. Il m'avait fallu affronter le monde, les difficultés, les problèmes d'argent. Puis vint la maladie de ma mère... J'avais envie de prendre tous nos ennuis à bras le corps et je voulais tout résoudre. J'avais aussi envie de fuir, de suivre ma voie, cet appel qui m'a poussé durant cinq longues années à tout quitter pour écrire. A Venise. Luisa m'aidait sans s'en rendre compte à renouer avec mon passé, mon milieu, mes goûts. Avant elle, Anna et Annette, mes deux amies allemandes rencontrées au cours d'italien de la Dante Alighieri à l'Arsenal, avaient secoué ma paresse. Elles me conduisaient à l'église vaudoise, le dimanche entendre le sermon. Elles me poussaient dans les musées et me firent pénétrer dans cette délicieuse Casa Gradella où Annette, la petite nièce de Reynaldo Hähn, habitait.
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J'attendais Luisa. Je me sentais fort, j'étais beau, tout propre, bien habillé. Je m'étais défait avec peine de cette odeur terrible, si caractéristique de la misère qui me collait à la peau lorsque j'allais faire le ménage des chambres réquisitionnées dans les pensions et les petits hotels par la Commune, pour loger les "sfrattati", ces vieillards sans famille mis dehors par les propriétaires préférant des appartements vides à des loyers trop bas et bloqués. Elle sonna. J'allais la chercher. Dans la rue étroite, cette silhouette si distinguée faisait un contraste tel au milieu de la grisaille du quartier, que les gens se retournaient. Aucune affectation dans sa tenue. Elle était mince. Elle portait une jupe écossaise en taffetas et une veste jaune. En repensant à elle ce soir, j'entends la chanson de Chet baker "the wind", la trompette évoque le sourire de ma belle espagnole. Le xylophone, le piano, puis le saxo et les cordes posent le décor de ce moment où mon destin aurait pu basculer. Il faisait presque nuit je crois. La calle de l'Aseo était comme un trait de lumière entre les deux falaises des immeubles du ghetto. Luisa était debout devant moi, me souriant. Immobile. J'ai eu envie de la prendre dans mes bras et de ne plus jamais la quitter. Prendre sa main, l'embrasser. Je pensais pleurer. elle ne comprit pas mon visage crispé, mon hésitation. Elle aussi ne savait plus très bien. Elle repartait le lendemain pour Rome. Je n'ai pas su... Il y avait si longtemps.
Palazzo Barbarigo. Après la conférence, le cocktail, sur la terrase, la plus belle de tout Venise, donnant sur le grand canal. La nuit était pleine d'étoiles comme il se doit. Un ciel d'encre couvert de petits points lumineux au-dessus de nous...Un bassin au milieu. Partout de jolies femmes élégantes, charmantes, couvertes de bijoux scintillant comme les étoiles du ciel... De beaux jeunes hommes bien vêtus aux antiques manières. Je titubais un peu. Était-ce le champagne, mon attirance pour Luisa où toute cette ambiance qui me manquait tellement au-dessous de nous, le Grand canal avec ses bateaux qui glissaient doucement ? Et la lune et les étoiles. Notre petit groupe resta un long moment assis près de la balustrade. Il y avait-là Giusi Gradella, qui a tant de classe et un charme fou, son mari magistrat, Anna ravie (elle avait participé à l'organisation de la fête) et Annette Hähn, joyeuse. 


Après je ne me souviens que d'une chose... La chanson de Nat King Cole entendue ou rêvée ? "unforgettable" et Luisa marchant vers moi, dans le chuintement du taffetas de sa jupe... Unforgettable... Sa veste jaune, courte, (comme celle de Julie Andrews dans la "Mélodie du bonheur") mettait en valeur ses hanches rondes et fines. Je crois qu'elle portait aussi des collants et des chaussures jaunes. Elle arriva en me tendant la main. Nous nous sommes promenés dans les salons ainsi, nous tenant par la main.  
Elle partait le lendemain pour Rome. Elle attendait un mot, un geste. En vain. Nous étions sortis ensemble ces derniers jours bien sur, mais rien qui put présager cette tension, ce désir devenu tellement fort... En regardant le carton, je me souviens encore de notre conversation. Presque une dispute. Elle s'entêtait à résumer Veronèse en une sorte d'hédoniste voluptueux et lui préférait Giorgione qu'elle décrivait comme un contemplatif effrayé par la beauté. J'ai su bien plus tard qu'elle avait raison. Son regard sur l'art était incisif, naturel, spontané. Qu'il s'agisse du Greco, de De Chirico, Velasquez ou Bellini, elle allait droit à l'essentiel. 
Ce fut pareil à son retour. Elle vint me rejoindre dans ma petite chambre et me laissa exprimer mon désir jusqu’où la décence et la morale de notre éducation le permirent. Elle m'aimait. Je crois que moi aussi je l'aimais. J'avais tellement peur de ce sentiment depuis une rupture que je portais en moi comme une plaie inguérissable.
Il y avait eu depuis ce cataclysme plusieurs aventures. Marie de L., blessure récente encore béante et qui me faisait trembler. Y penser des années après me fait toujours tressaillir. Je brûlais d'amour pour cette belle fille qui n'avait pas vingt ans. Mais le destin m'avait fait déjà croiser les pas de celle qui allait devenir ma femme six ans plus tard... Au moment de me déclarer, un dimanche après-midi, dans le salon de cette vieille maison de campagne où un ami nous avait convié. L'atmosphère était électrique. Marie attendait. Il fallait que je me décide.  La journée passait. La maison était remplie de bruits. Puis soudain le silence, tout le monde avait disparu. Nous étions seuls, elle et moi... J'avais déjà rencontré celle qui deviendra ma femme. J'hésitais. Je ne dis rien que des banalités sur le jardin, les amis qui nous recevaient... Marie épousa l'année d'après un garçon bien tranquille, notre aîné de dix ans... Voilà ce que j'avais en mémoire quand j'accompagnais Luisa à la gare. Nous avons échangé quelques lettres que j'ai retrouvé au fond de ma malle... 

Et puis un matin, elle est revenue. C'était l'été, j'étais parti me promener avec Agnès, la fille du consul. Ma logeuse croyant bien faire expliqua à Luisa que j'étais sorti avec ma fiancée... Je n'ai plus jamais revu Luisa. Je ne sais même pas ce qu'elle est devenue. Est-elle retournée à Venise avec un mari, des enfants... Aime-t-elle toujours autant s'asseoir comme elle le faisait, rejetant sa tête en arrière pour contempler le ciel et les étoiles, laissant ses beaux cheveux flotter dans l'air dans un geste si pur, si parfait ? Là c'est "change partners" de Bing Crosby qui me vient à l'esprit... Comme si le couple que nous formions dansait et tournoyait sur la terrasse du palais Barbarigo, sous un ciel étoilé, par une nuit de pleine lune, il y a plus de vingt ans... Peut-être après tout n'était-ce qu'un rêve ?

posted by lorenzo at 12:50