28 juillet 2006

Il marchait seul dans la nuit.

Il marchait seul dans la nuit. Depuis toujours, il aimait arpenter Venise après le coucher du soleil. Un écouteur sur les oreilles, c’était chaque fois la même musique qui l’accompagnait : Vivaldi, le Magnificat et le Gloria. Un enregistrement sublime qu’il ne peut plus entendre sans que résonne dans sa tête le bruit de ses pas sur les dalles des ruelles, sans être pénétré de l’envoûtante odeur de la Cité endormie, ce mélange unique d’air marin, de salpêtre et de bois pourri. Il marchait seul dans la nuit en compagnie de ses rêves. Dans cette ville unique au monde, il savait qu’on ne risque pas de mauvaises rencontres.

Il avait ainsi appris d'instinct à connaître chaque recoin de la ville. Sa première promenade, il l’avait faite, seul déjà, un soir d’août alors qu’il n’avait pa quinze ans. Il demeurait avec ses parents et ses sœurs au Londra, sur la Riva dei Schiavoni, courte étape avant de se rendre en Turquie. Il n’avait pas voulu accompagner sa famille à un concert. Il préférait se promener. Sorti en même temps qu’eux, il choisit d’aller dans l’autre direction, vers les Giardini Reali, derrière la Piazza, le long de cette promenade qui borde le bassin de San Marco, avec les gondoles et les taxis bien alignés devant les balustres en pierre blanche. Le soir toute une foule cosmopolite et élégante s’y rencontre. De mauvais peintres y proposent des portraits à trois sous, des camelots se mêlent aux touristes sous le regard indifférent des nombreux chats qui vivent là depuis toujours. Il avait toujours aimé les chats et surtout ceux de Venise, tantôt faméliques, tantôt plantureux. Ses sœurs se moquaient de lui : il voulait un chaton vénitien comme à Rhodes il voudra un chaton grec. Ce n’était plus un enfant mais ce jeune adolescent restait très jeune dans sa tête. Poète, il rêvait chaque instant de sa vie et sa rencontre avec Venise fut un miracle, une révélation. Il ne devait plus s’en guérir. Jamais. 

La nuit allait être belle. Le soir tombait peu à peu recouvrant d’un voile rose les toits et les façades. Les colonnes de la Piazzetta se dressaient devant lui quand éclatait l'exultavit du Magnificat dans son casque. Il se rêva condottiere dans son retour triomphant d’Orient. Tour à tour prince d’Asie ou riche marchand, il avançait à travers les rues, hors du temps. Fasciné, il marcha plusieurs heures et ne revint dans sa chambre que fort tard dans la nuit. Il s’endormit, rompu, les yeux remplis de toute la beauté dont il s’était imprégné dans cette nuit magique.

Ce plaisir ne l’a jamais plus quitté. Il a grandi, Devenu homme, il a beaucoup voyagé. Nombreux de ses rêves d’enfants ont été trahis, perdus, abandonnés. La vie ne lui a pas toujours été facile, mais il n’a jamais cessé de revenir marcher dans la nuit, à Venise. Et toujours, depuis plus de trente ans, il écoute le même enregistrement (celui de Riccardo Mutti qu'il préfère à toutes les éditions plus récentes ) en errant sur les ponts, dans les rues et les campi de sa ville. Aujourd'hui, lorsqu'il revient à Venise, il se coiffe de ses écouteurs et repart à la conquête de sa ville. A la conquête de ses rêves. Il n'a plus la même énergie qu'autrefois et la fatigue vient plus vite, mais le plaisir demeure comme au premier jour quand, la nuit venue, il se faufile dans le dédale des raccourcis autour du Rialto, derrière le ghetto, derrière l'arsenal ou près de la cathédrale San Pietro avec le cum sancto spiritu. Il termine souvent par le campo San Fantin, sur ce magnifique palcoscenico où, avec le fronton de la Fenice, la tonnelle de la Taverne, les deux puits et les deux églises très noires, on a vite la sensation, surtout tard dans la nuit, quand il n'y a plus personne, d'être sur la scène d'un théatre abandonné. Assis sur les marches du théatre reconstruit, il écoute le hautbois de Gordon Hunt accompagner le merveilleux Domine Deus du Gloria.

posted by lorenzo at 18:03