24 août 2006

Dachine Rainer, poète et anarchiste

"La pierre sous l’orme / prend forme maintenant / la pierre se courbe sur son bord / la pierre qui dans l’air prend forme... "

"L’arbre a pénétré dans mes mains, / la sève est montée le long de mes bras / l’arbre dans ma poitrine est devenu grand, / vers le bas, / les branches sont sorties de moi comme des bras / tu es arbre, / tu es mousse, / tu es violette que caresse le vent... / les arbres meurent et le rêve reste. "
Ezra Pound
Canto XC

En 1984, j'ai rencontré entrée par le plus grand des hasards à la galerie Graziussi où je travaillais, une vieille dame anglaise qui se prit pour moi d'amitié. Je me souviens de son allure, petite, un peu ronde, elle portait ces inénarrables jupes de tweed qui font invariablement penser à la Miss Marple des romans d'Agatha Christie. Ses cheveux étaient blancs et assez courts. Elle ne marchait pas mais courrait. 


Un air décidé et sévère tempéré par un sourire moqueur, elle m'expliqua son passé anarchiste, ses déboires en Amérique et au Royaume-Uni avant et pendant la guerre (elle fut emprisonnée aux Etats Unis pour propagande pacifiste). J'étais fasciné par ses aventures. Nous discutions autour d'une tasse de thé dans ce salon de thé aujourd'hui disparu qui était aussi à l'époque le seul restaurant végétarien de Venise, Calle della Mandorla. Je lui faisais visiter les recoins méconnus de la Sétrénissime. Je lui plus et elle fit du jeune homme que j'étais son compagnon de promenade, sorte de secrétaire particulier et de drogman on demand.
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Elle avait loué un tout petit appartement à deux pas de l'église Santa Maria del Giglio, près du Gritti. Cette maisonnée me fascinait. Située au rez de chaussée d'une vieille maison, on y pénétrait par une porte peinte en vert. A gauche du couloir, une salle de bain en marbre rose, puis la cuisine et le living, vaste pièce éclairée par une grande fenêtre ornée d'un rideau de cretonne fleuri, tout cela respirait une atmosphère de campagne anglaise. Toujours Miss Marple... Bien meublé, cet appartement m'attirait. Il était tellement à l'opposé de mon appartement. Puis quelques mois plus tard, elle s'installait à Dorsoduro, dans une maison jouxtant la Guggenheim, tout près de la galerie de Ferruzzi où j'allais travailler les deux dernières années de mon séjour vénitien (devenue aujourd'hui la boutique de la Guggenheim)... Vaste appartement à l'étage, avec deux ou trois chambres dont les fenêtres donnaient sur les jardins du palais. Une merveille. La décoration, les meubles, les tableaux au mur, tout respirait une atmosphère de paix et de raffinement. Je me souviens d'une chambre avec deux lits jumeaux très année 50. La lumière y était très belle. Le calme absolu. 
Je rêvais de m'y installer pour écrire et lire. Je lui proposais à demi-mots d'entrer à son service comme factotum : j'aurai fait les courses, le ménage, la dactylographie de ses travaux et en échange, elle me permettait d'occuper cette chambre, à l'autre bout de la maison, en haut de ces quatre marches de bois qui craquaient délicieusement et sentaient l'encaustique. Elle refusa, prétextant qu'elle avait besoin d'être seule et qu'elle trouvait
"scandaleux de m'employer comme un vulgaire laquais alors que je méritais mieux et qu'il me fallait toujours rester libre et ne pas me vendre pour un lit et un bol de soupe"...
Elle avait certes raison, mais mes vingt ans affamés ne comprirent pas tout de suite ce refus. J'avais déjà lu trop de romans...
 
Dachine s'intéressait aux chats du quartier et aimait m'entendre lui raconter les péripéties de Rosa, ma petite chatte grise. Elle prenait beaucoup de notes et lorsque, après le déjeuner, l'inspiration lui venait elle me chassait, me priant de la laisser vite travailler. Elle venait me chercher à la galerie pour une promenade ou une démarche administrative et souvent, me racontait en s'appuyant sur mon bras, ses péripéties pendant la guerre, quand elle fut internée pour ses opinions libertaires et son opposition violente à la guerre. Lorsqu'elle quitta Venise, elle laissa une assez grosse somme d'argent à la vieille dame de la calle Navarro, tout près de ma nouvelle demeure, qui abritait dans sa grande maison des dizaines de chats. Elle m'écrivit une ou deux fois, m'envoya des extraits de son Giornale di Venezia et d'un texte sur Ezra Pound (elle l'avait bien connu et le considérait - à juste titre - comme un des plus grands auteurs modernes) et Olga Rudge qu'elle rencontra à plusieurs reprises à Venise avec moi.
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Je crois qu'elle se méfiait un peu de moi : j'avais faim, j'étais désargenté et j'étais jeune,
"trop beau et trop jeune, pas assez pauvre et pas assez affamé"
me disait-elle. Elle l'écrivit aussi dans un de ses textes... Elle ne concevait pas que je puisse être autre chose qu'un idéaliste révolutionnaire, anarchiste ou nihiliste... Peut-être craignait-elle que je m'intéresse à elle uniquement parce que j'étais fauché et elle fortunée... C'était une romancière... Elle avait tellement de choses à raconter. Nos journées étaient passionnantes.
Elle aussi avait lu beaucoup de romans et elle s'en faisait un aussi dans sa tête... Quelques années plus tard, retourné en France et jeune marié – elle était repartie dans son manoir écossais – je l'avais invitée à Bordeaux pour faire la connaissance de ma femme et de notre fille qui venait de naitre. Elle hésitait, m'écrivant qu'elle avait besoin d'un lieu paisible pour terminer je ne sais quel ouvrage, qu'elle se sentait toujours poursuivie, harcelée par ses ennemis de toujours... 
Je lui proposais de venir s'installer dans notre chambre d'amis tapissée de livres, tout au fond de notre appartement, éclairée par le plafond comme un atelier d'artiste. Elle y serait vraiment au calme pour écrire. Devenue un tantinet paranoïaque, elle se croyait épiée et menacée par les Services Secrets anglo-saxons, l'idée d'un refuge bordelais lui plût. Ravie de mon invitation, elle hésita cependant. Nous avions convenu d'une date et après quelques arrangements, elle devait prendre l'avion pour Bordeaux sous quelques semaines. Elle ne vint jamais.
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Elle mourut deux ans après, en 2000. Je ne l'ai plus jamais revu. Elle m'a dédicacé un exemplaire du Giornale di Venezia où elle parle quelque part de nos journées, de nos promenades et des lieux que je lui ai fait découvrir, mais je n'ai jamais reçu le colis... Il m'a été adressé par sa fille quelques mois après sa disparition. Je le conserve précieusement avec ses lettres et les pages du tapuscrit qu'elle m'avait envoyée qui concerne nos promenades ainsi qu'un texte où elle parle du jeune érudiant fou que j'étais alors.
Sur sa tombe à Londres, au cimetière de Highgate, non loin de celle de Karl Marx et de Rossetti, il y a pour seule inscription :
"poète et anarchiste"
posted by lorenzo at 21:44