25 septembre 2006

Palais et ses Fantômes à vendre

Lord Byron y vécut, il étire son orgueilleuse façade parmi les plus belles constructions du Grand Canal : le Palais Mocenigo est à vendre, Mesdames, Messieurs.
 
Enfin pas tout le palais, juste le piano nobile, celui-là même qu'occupait l'écrivain anglais lorsqu'il habitait Venise. Le prix n'a pas été communiqué mais on peut imaginer que 750 m² en façade sur le grand canal avec une entrée monumentale ouvrant sur un beau jardin clos de murs, vendu avec tout son mobilier, ses miroirs, ses tableaux, ses lustres et ses tapis, n'en fauit pas une résidence secondaire à la portée de toutes les bourses... Construit en 1579 pour la famille d'Alvise Mocenigo, il devient en 1929 la propriété de la famille Foscari. La comtesse douairière occupait l'étage mis en vente, ses enfants le reste du palais.
 "Quand les Athéniens voyaient passer sur les places publiques un jeune garçon chargé de beauté et de sublimes dons, ils craignaient pour lui la jalousie des dieux.
Leur sagesse mythique savait que l'homme ne doit pas avoir un front trop resplendissant et que le destin aime à frapper ce qui s'élève trop vite et fleurit avec trop de magnificence..."
Joseph Kessel
C'est là que j'ai connu N.H. Jacopo Foscari, alors élève à la Domus Cavanis, le collège huppé de Dorsoduro aujourd"hui transformé en hôtel de luxe (le collège existe encore mais il a déménagé dans des locaux plus exigus et moins prestigieux de l'autre côté du rio Terrà). Il avait besoin d'un répétiteur de français. Je fus celui-là. Jacopo était un beau garçon, brillant bien qu'un peu paresseux. Un tantinet snob, ce qu'il faut pour plaire aux vieilles dames et juste assez pour ne pas être fat. 
Il apprenait vite mais son esprit s'évadait souvent. Normal à dix huit ans : les filles, les fêtes, le sport, la musique occupaient ses pensées. Il portait un nom rendu célèbre par Lord Byron justement et par un opéra de Giuseppe Verdi. Ce beau jeune homme plein de promesses s'est tué un soir d'hiver en voiture sur la route de Castelfranco Veneto. Il revenait d'une fête avec son meilleur ami, fils du Comte Marcello. Il pleuvait beaucoup, il était très tard, il roulait trop vite. La voiture a percuté un arbre. Ils sont morts brûlés vifs. 
Je me souviens du jour qui suivit l'accident. Les gens partout ne parlaient que de ça. Il y avait une pleine page dans le Gazzettino consacrée aux témoignages des amis et des relations de la famille Foscari. A San Luca, lieu de rassemblement des jeunes vénitiens de l'âge de Jacopo, l'atmosphère était incroyablement lourde. Au lieu du charmant babillage que l'on entend d'habitude dès qu'on approche du campo, c'était un silence de plomb, entrecoupé de chuchotement et parfois même de sanglots, qui assaillait le passant. La ville entière était en état de choc. Il y eut foule aux obsèques à Santo Stefano. Ce jeune prince de dix huit ans était vraiment très aimé. C'était en 1984. 
En revoyant les photos du Palais, je me souviens des cours que je lui avais donné, de nos discussions, du thé servi dans la sala rossa chez sa grand-mère, des promenades en barque. J'entends encore son rire et je revois ce visage très pur encore, celui d'un enfant. 
"... Un visage net, fin, un charme timide, réticent et, dans tous les gestes, cet élan contenu, cette noblesse un peu rigide qu'ont, seuls, les hommes très jeunes et très beaux" (Joseph Kessel)
Mystère insondable du destin qui choisit ses proies et ôte parfois la vie à des êtres qui semblaient pourtant faits pour vivre toujours. 
Mais ce qui est mystérieux aussi, c'est cette "anecdote" que j'ai souvent raconté et qui me fait toujours un peu frissonner. Lecteur, par avance, je vous prie d'excuser ma maladresse : Je ne sais comment raconter cette mystérieuse aventure dont rien n'est inventé... 
La veille de l'accident, j'avais vu Jacopo, nous avions prévu de réviser une partie du programme, en prévision d'une composition. C'était un jeudi soir. Il voulait que j'aille avec lui et ses parents à la campagne pour pouvoir travailler et en même temps jouer au tennis si le temps s'améliorait. Je ne voulais pas quitter Venise car j'attendais des nouvelles de France où ma mère venait de subir une lourde opération. J'avais donc renoncé à partir avec lui. Nous ne nous sommes pas revus. Un peu vexé, il avait changé son programme et choisit au dernier moment de se rendre à cette fameuse soirée qui lui coûta la vie. 
Le soir, après avoir écrit deux ou trois lettres et rangé mon appartement - je vivais depuis peu sur la Fondamenta delle Capucine, à San Alvise - , je m'étais mis au lit avec un verre de lait et un bon livre. Je m'endormis vite. Vers deux heures du matin, je me réveillais en sursaut. Je crus que mon chat venait de sauter sur le lit. Il dormait paisiblement sur un fauteuil. J'étais en sueur. Une angoisse terrible m'étreignait. Une image bizarre m'obsédait qui avait jailli de mon rêve : je voyais des flammes, des arbres, la pluie et au milieu de ces hautes flammes, de ces branches tordues, de cette pluie très dense, le visage de Jacopo, effaré et qui me semblait hurler, m'apparut distinctement. 
Ce n'est que le lendemain, en voulant raconter mon rêve à Agnès Calvy, la fille du consul, que celle-ci m'apprit la triste nouvelle ! Ainsi, il m'était apparu au moment même où l'accident se déroulait ! Etrange apparition que ce visage très réel perçu dans le noir de ma chambre comme éclairé par un feu de cheminée. Illusion, cauchemar mal interprété, vision extra-lucide ? Une vieille vénitienne à qui j'en parlais me dit calmement : "...à Venise, tout est possible. L'eau des canaux transporte bien des secrets et bien des images. On est tous un peu voyants ici... Il est simplement venu vous dire au-revoir"... Une légende vénitienne de plus dont le souvenir me trouble encore. 
posted by lorenzo at 23:15