15 novembre 2011

L'abat-jour était rose. Récit. (Work in Progress)

,,Il ne voulait pas être là. Tout en lui l'avait poussé à renoncer. Le temps qui venait de se mettre au froid, la lumière qui baissait et la nuit qui trop vite recouvrait tout d'un manteau de mystère. Encore un pont, puis la fondamenta, le passage étroit avec la jolie figure de la vierge dans son petit autel toujours fleuri. Il avançait machinalement, serrant nerveusement les poings dans ses poches. Il aurait dû mettre un autre pull. Il marchait en regardant ses pieds. Peu de monde dans les rues. Le silence de Venise soudain lui pesait. Pourquoi accepter ce rendez-vous ? Il savait bien que la silhouette jaune qui irradiait les couloirs du musée quand il l'avait vu pour la première fois, son rire chatoyant, la blancheur de ses dents, rien jamais plus d'elle ne pourrait être à lui. Il y a longtemps... Elle s'était abandonnée, prête et soumise à leur destin. D'un geste il avait balayé toutes les promesses de bonheur qui soudain s'offraient à lui. Trop imprégné encore de chimères bien trop lourdes pour son jeune cœur, il resta fermé à tout ce qu'elle s'apprêtait à représenter pour lui. L'autre, devenant chaque jour une vision un peu floue, attendait quelque part, loin d'ici. Il s'en persuadait, désirant avec force qu'il n'en soit rien. Il croyait être pur et agir comme un saint en ne cédant pas à celle qui déjà lui cédait. Peut-être préférait-il souffrir ? 
,,Elle était revenue. Son rire à l'autre bout du fil avait ranimé en un instant mille sensations qu'il croyait oubliées : - 19 heures 30, au Vapore. Les abats-jours sont-ils toujours aussi délicieusement roses ? Sois-bien à l'heure. Je t'embrasse. Le petit accent traînant, les roulades qu'il ne pouvait plus entendre depuis sa rencontre avec Luisa, sans voir sa chevelure brune, ses yeux verts, sa peau délicate et tremblante, tout resurgit et le troubla comme avant. Quel était ce mystère qui le renvoyait en quelques secondes à une vie qu'il croyait disparue, comme un rêve envolé ? Deux jours étaient passés. Maintenant, il fallait se décider. Luisa serait au restaurant, dans la petite salle du fond, près des grands miroirs. Sur la table damassée, la lampe avec l'abat-jour un peu mièvre répandrait sur son visage une douce lumière. 

,,Quelques années plus tôt, au même endroit, ils avaient prononcé la même phrase, avec la même intensité et le même désir. Son "que tu es belle" avait résonné en même temps que son joli "qué tou es beau". Il avaient ri tellement fort que tout le monde un court instant avait cessé de parler. La soirée fut merveilleuse. Elle le suivit chez lui. Quand elle s'étendit sur le lit étroit, il pensa à l'autre, l'élue, celle qui l'attendait dans sa vie d'avant. Il prit la main de Luisa, l'embrassa avec fougue puis, hésitant, les yeux dans le vague, il se détacha d'elle et lui proposa de la raccompagner à son hôtel. Elle eut un sourire incroyablement bon. Elle se leva. Il crut apercevoir dans l'ombre de la chambre mal éclairée, une larme sur son visage qu'elle essuya du revers de la main. Discrètement... Ils marchèrent main dans la main jusqu'au petit hôtel, près du traghetto. Elle devait partir pour Malaga le lendemain... Il ne la revit plus. Les années passèrent. Leurs vies... 

,,Et ce soir, elle était revenue. Enfin. Hélas. Qu'allaient-ils se dire ? Qu'avaient-ils à se dire ? Il ne voulait pas être là. Le quartier lui semblait laid. La ville, le ciel bas, le froid, il avait tout en horreur. Pourtant, il poussa la porte du restaurant, accueilli par Carlo, le serveur, qui ne semblait pas surpris de le voir surgir là après tant d'années : - La signorina vous attend, Monsieur, la table sous le miroir. Celle qui a l'abat-jour rose...


Work in Progress : 
Inédit extrait d'un récit à paraître, 
déjà initié sur Tramezzinimag en 2009.